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Perçus depuis la Révolution tranquille comme un vestige folklorique du passé, les zouaves sombrent aujourd’hui dans l’oubli presque total. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, toute une mystique s’était créée au Québec et dans certains milieux catholiques français autour de ces quelque 500 jeunes hommes qui s’enrôlèrent dans les années 1860 pour aller défendre les États pontificaux contre les troupes du Risorgimento italien. Une trentaine d’années après la parution de l’oeuvre marquante de René Hardy, Les soldats du Pape, fruit d’un colloque célébrant le 125e anniversaire de la fondation du Collège canadien à Rome, offre des perspectives nouvelles sur un sujet qui est loin d’être épuisé.

D’abord, insistent à juste titre Bruno Dumons et Jean-Philippe Warren, ce mouvement est transnational, les recrues québécoises s’intégrant à un corps militaire de près de 11 000 hommes provenant, sur une période de dix ans, des quatre coins du monde. Malgré ce que prétendent certains écrits de l’époque qui mettent l’accent sur l’héroïsme et le désintéressement de ces soldats, il n’en reste pas moins, comme le rappellent Matteo Sanfilippo et Caterina Giannottu, qu’on a affaire essentiellement à des mercenaires. Bien qu’étant à la solde des États pontificaux, rares, toutefois, sont les Canadiens français qui, par la suite, se mettront au service d’autres armées. La très grande majorité regagnera le pays et se lancera dans les professions ou en agriculture.

Les Canadiens français se démarquent aussi de leurs compagnons d’armes par leur conduite qui, sans être irréprochable, ne donne pas lieu aux déboires qu’on associe aux armées en temps de guerre. Ces jeunes sont effectivement bien encadrés tant par la rigoureuse routine des casernes, que par les aumôniers qui leur imposent une kyrielle d’exercices religieux. Les cas exceptionnels d’inconduite sont punis par l’expulsion de l’armée et le renvoi au pays aux frais du transgresseur.

L’origine sociale est un autre facteur qui distingue les Canadiens français, la plupart étant soit de condition modeste contrairement aux Français, soit de petits bourgeois cultivés par contraste aux Belges et aux Hollandais. En effet, un tiers des recrues sortent des collèges du Québec. À ce sujet, Ollivier Hubert trace un fascinant portrait de la culture militaire et du culte de la virilité que véhiculent ces établissements dirigés par le clergé, notamment les jésuites et les sulpiciens. Qualifier, toutefois, comme le fait l’historien, le mouvement zouave d’impérialiste au même titre que l’expédition militaire envoyée à la même époque au Nord-Ouest afin de réprimer la première insurrection menée par Louis Riel est pour le moins contestable, le Canada français n’ayant pas d’intérêts nationaux à défendre en Italie. Aussi problématique est l’expression « radicalisme catholique » (on pense spontanément au radicalisme islamique) qu’emploie Hubert pour désigner ce que d’autres avant lui ont appelé ultramontanisme. Même si, avec le temps, ce dernier terme s’avère inadéquat, le phénomène qu’il désigne est trop ample et complexe pour qu’on le renferme dans la formule proposée.

Quel héritage finalement les zouaves laissent-ils derrière eux ? Warren et Éric Desautels les représentent comme des ambassadeurs culturels du Canada français au cours de leur escale en France. Nul doute que la présence dans l’Hexagone de centaines de compatriotes à un moment précis de l’histoire a contribué à éveiller la conscience des cousins d’outre-Atlantique à l’existence du Canada. Selon Warren, la situation serait tout autre dans les États pontificaux où l’arrivée des zouaves provoque d’abord l’indifférence de la population et, après la chute de Rome, son hostilité ouverte. Il faut toutefois convenir que, en France, ce sont les personnes d’une certaine culture, et encore une culture catholique conservatrice, qui livrent un témoignage de ces Canadiens, les représentant pour des raisons idéologiques évidentes, comme les dignes rejetons d’un rameau familial resté fidèle à ses racines. On ne sait pas ce que pense, par ailleurs, le reste de la population. Par ailleurs, dans les États pontificaux, c’est le peuple qui réagit à la présence de troupes étrangères sur son sol et l’on ignore quelle appréciation a l’élite bien-pensante des Canadiens français dont plusieurs résident pendant deux ans dans la Ville éternelle. La question en est donc une de classe sociale, plus que de différences linguistiques et culturelles qui séparent les deux groupes en présence.

Dans les Cantons de l’Est, le petit village de Piopolis constitue une modeste attestation de l’action des zouaves. Devant les difficultés de réinsertion socio-économique qu’ils éprouvent, un certain nombre d’anciens combattants acceptent les terres près du lac Mégantic que leur offre une société de colonisation. La localité prend le nom du pape qui vient d’être spolié de son royaume terrestre. Ces colons affrontent alors les mêmes difficultés qui entravent leurs homologues ailleurs dans la province : terres rocailleuses, pénurie de moyens de transport, spéculation foncière et droits de préemption. De plus, ils doivent contrer l’hostilité des colons écossais gaélophones et protestants établis à proximité vingt ans plus tôt qui regardent les Canadiens français comme des envahisseurs et des parvenus. Faut-il se surprendre si, quatre ans après sa fondation, Piopolis perd la moitié de ses zouaves.

Par contre, comme le démontre Diane Audy, l’Association des zouaves du Québec connaît un meilleur succès. Fondée en 1891 pour permettre aux fils de perpétuer la tradition de leurs pères, l’Association s’éteint en 1993 après avoir connu des moments de gloire dans l’immédiat après-guerre, perpétuant une culture militaire avec ses uniformes, exercices, fanfares et défilés. Cette réussite est sans doute liée à sa capacité d’insertion dans les différentes localités du Canada français (Québec et Ontario), fonctionnant à la fois comme société d’entraide et de loisir pour ses membres, tout en offrant des services appréciés de la population locale.

En somme, l’histoire des zouaves n’est ni folklorique ni farfelue. Elle témoigne d’un peuple qui se cherche sur le plan international, n’ayant pas les repères qu’offre aux Canadiens anglais la mère patrie britannique. Les zouaves se sont certes trouvés du côté des perdants et c’est peut-être pour cela qu’on les a oubliés. Toutefois, ce livre éclaire un épisode mal connu et indique quelques pistes intéressantes de recherche.