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Ouvrage réputé classique de l’historiographie québécoise, nouvellement réédité chez Fides pour souligner le soixante-dixième anniversaire de sa parution en 1944, La Civilisation de la Nouvelle-France de Guy Frégault méritait bien les honneurs d’une réimpression. L’occasion nous est donnée dans ces pages de rappeler l’originalité et l’importance de ce livre sur le plan historiographique, mais aussi de voir en quoi son contenu interpelle toujours notre présent.

En ouverture, les éditeurs ont fait le choix de reproduire la préface rétrospective de l’auteur, brève mais plutôt efficace, parue dans la première réédition de 1969. On regrette toutefois l’absence d’une préface inédite d’un spécialiste, ou d’un texte d’introduction dans cette nouvelle édition qui aurait offert un autre regard analytique sur l’oeuvre, fruit d’un contexte particulier mais surtout, des convictions d’une jeunesse encore effervescente (l’historien n’avait pas vingt-cinq ans au moment d’en entreprendre l’écriture). Car il faut savoir qu’entre le Frégault de la Civilisation et celui de La Guerre de la Conquête, il y a maturation de la perspective et de la méthode, sous la double influence de l’expérience acquise au fil de ses propres recherches, mais aussi des analyses historiques de son collègue Maurice Séguin. Le jeune homme qui a écrit ce livre est encore proche de l’historiographie traditionnelle et, surtout, habité d’un sentiment de profonde inquiétude devant la rapidité des transformations sociales qui accompagnent la Seconde Guerre. Confronté à la réalité d’une modernité urbaine et industrielle triomphante, au mouvement de centralisation fédéral qui accompagne l’économie de guerre et à la vive polarisation entre Canadiens français et Canadiens anglais qui en découle, il souhaite que le Canada français réapprivoise sa singularité et retrouve un sentiment d’unanimité, de grandeur et de vitalité nationale. C’est par l’histoire, rehaussée des garanties d’objectivité qu’offre sa méthode scientifique, et plus particulièrement l’histoire de la Nouvelle-France, lieu par excellence où s’« édifie l’armature du pays » (p. 16), que Frégault estime pouvoir faire sens de la présence au monde du Canada français et lui insuffler la force et la confiance nécessaires à son épanouissement.

L’ouvrage a pour but de dresser le portrait d’une « civilisation » de la Nouvelle-France et d’en définir les tendances essentielles ainsi que la particularité des logiques internes. Pour Frégault, il existe des réalités historiques spécifiquement civilisatrices qui auraient modelé le visage de la Nouvelle-France et permis à sa population de se former une personnalité distincte. Ne pouvant compter que sur leurs seules ressources et une puissante dose de volonté, les Canadiens sous le Régime français auraient conquis une patrie et développé, au fil du temps, une conscience nationale propre. L’auteur choisit de concentrer son analyse sur la « paix de trente ans », période comprise entre la signature du traité d’Utrecht (1713) et les débuts de la Guerre de succession d’Autriche (1744) au cours de laquelle la Nouvelle-France eut à se relever de plusieurs années de conflits pour rétablir la sécurité de ses frontières, sa puissance militaire, réorganiser son peuplement et reconstruire sa vie économique. La chronologie revêt une importance fondamentale ici. Car, écrit l’auteur, c’est « dans la paix, [qu’]une société apparaît sous son vrai jour » alors que le fonctionnement de ses institutions reprend son cours normal et que l’énergie de son peuple peut se déployer « vers l’accomplissement de travaux féconds et s’intégrer dans un effort de volonté créatrice » (p. 15). Ainsi, comme pour en accentuer le destin tragique, Frégault fait de cette Nouvelle-France « une oeuvre de force et de grandeur » (p. 34), un « acte de volonté » (p. 48) à travers lesquels la vie d’un peuple se réinsère dans la ligne de son destin : celui de se tailler une place distincte parmi les nations.

Disciple du chanoine Lionel Groulx, qui en avait fait l’un de ses principaux héritiers, le jeune historien inscrit son propos dans le sillage intellectuel du maître, laissant déjà entrevoir les perspectives de ce qui deviendra l’École historique de Montréal. Reprenant le fil – et parfois aussi le style éloquent et ampoulé – du métarécit nationaliste, il présente la Nouvelle-France comme une entreprise grandiose, génératrice d’une nation nouvelle où s’enracinent les traditions du Canada français. Idéalisée, la Nouvelle-France de Frégault n’en retrouve pas moins sa taille humaine et, rompant en cela avec Groulx et ses prédécesseurs, sa mise en intrigue est exempte de tout déterminisme providentiel. Cette tension entre la grandeur sublimée du passé et sa restitution plus réaliste et humaine se découpe sur l’horizon plus vaste d’une discipline en pleine mutation dans son rapport à elle-même ; et aussi de l’émergence d’une génération qui, sans rejeter tout d’un bloc le traditionalisme de ses prédécesseurs, estime néanmoins nécessaire de séparer le bon grain des héritages de l’ivraie des traditions mythifiantes (Lamarre, 1993, p. 245).

Découpé en cinq chapitres, l’ouvrage s’attache d’abord à dégager les grandes perspectives historiques qui enserrent la période et s’intéresse aux événements et aux principales oeuvres qui ont ponctué ses premières années (rétablissement des lignes de défense ; fortification des frontières ; redressement de la milice coloniale ; guerre des Renards, etc.). Le second chapitre est consacré à l’analyse de la structure économique du Régime français, un choix éditorial évocateur de l’emprise croissante qu’exercent le matérialisme et le déterminisme structurel dans la pratique des jeunes historiens laïques des années quarante. Pour autant, la conquête du sol apparaît toujours comme le principal support de l’économie canadienne, auquel Frégault ajoute la conquête de frontières lointaines, de la vallée laurentienne jusqu’à l’Ouest en passant par la Louisiane et la tentative des Antilles.

Le troisième chapitre, consacré aux cadres et aux idées politiques, est peut-être le plus intéressant d’un point de vue historiographique. Frégault s’emploie notamment à déconstruire le mythe d’une Nouvelle-France oppressée sous le poids de l’absolutisme et immobile dans sa servitude, mythe en partie forgé, selon lui, par l’historien américain Francis Parkman, dont la formation puritaine et l’orgueil racial auraient empêché d’apprécier la valeur du groupe catholique et français. « Théorie vivante, organique et bien définie » (p. 120), l’absolutisme n’a rien d’un régime tyrannique et ferait plutôt l’objet d’une vaste adhésion intellectuelle chez ses sujets. Absolutiste en théorie, la monarchie française sous Louis XIV et Louis XV aurait surtout été paternaliste en fait, soucieuse du bien-être de son peuple et de maintenir un lien de confiance avec celui-ci. Point du tout mécanique, rarement impulsive et produit d’une véritable « intelligence en action » (p. 149), l’autorité métropolitaine s’incarne dans un ensemble de juridictions et d’institutions coloniales à l’intérieur duquel le peuple a peu de part sur un plan collectif mais plusieurs recours sur le plan individuel. 

Le regard empathique et la neutralité bienveillante de Frégault sont reconduits dans les quatrième et cinquième chapitres, où l’auteur expose le caractère social de la Nouvelle-France à travers l’étude de son régime seigneurial et la complexité de ses « énergies spirituelles ». Il discute entre autres des nécessaires distinctions à opérer entre la féodalité canadienne et la féodalité européenne, distinction attribuable à un brassage de classes plus marqué de ce côté-ci de l’Atlantique. Autre vue hâtive et superficielle sur le Régime français à laquelle s’attaque l’auteur : celle de la pauvreté de son enseignement scolaire. Malgré les indéniable carences dont souffre la vie intellectuelle de la colonie, l’auteur relève l’effort « aussi sérieux qu’émouvant » (p. 235) qu’il y eut pour répandre l’instruction depuis l’enseignement des Ursulines, en passant par les Soeurs de la Congrégation Notre-Dame, l’Institut des Frères Charon, les classes de campagnes ; jusqu’aux études supérieures, dont le Collège des Jésuites de Québec, le Petit Séminaire et les deux écoles latines à Montréal forment un surprenant embryon.

Dans sa conclusion, Frégault prend de nouveau une vue d’ensemble sur son sujet, réitérant, dans une prose aux accents très volontaristes, sa thèse d’une prétention civilisationnelle retracée dans le passé de l’Amérique française, puissance irréductible qui laissera en héritage à son peuple les ressorts de la survivance. Plus qu’une simple nostalgie des origines, la Civilisation de Frégault dit une vérité sur notre histoire qu’un présent scientifique, tout gagné à l’épistémologie constructiviste, arrive difficilement à apprivoiser. Cette vérité n’est nulle autre que celle de notre grandeur passée, grandeur sans doute trop chantée par nos historiens-clercs mais, inversement, malmenée par le dernier demi-siècle d’historiographie. Ne devrait-il pas nous être permis de la redécouvrir, sans pour autant céder aux écueils de l’histoire emphatique ? C’est la tâche à laquelle l’historien Éric Bédard nous enjoignait dans un texte récent au titre opportunément évocateur : « Retrouver la Nouvelle-France ». Le lecteur qui souhaite s’enquérir de ce noble projet trouvera dans la Civilisation une riche source d’inspiration.