Comptes rendus

Le Glaunec, Jean-Pierre, L’armée indigène : la défaite de Napoléon en Haïti, Montréal, Lux Éditeur, 2014, 288 pages[Record]

  • Nathalie Batraville

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  • Nathalie Batraville
    Chercheure postdoctorale, Dartmouth College

Blessure inattendue, parfois lente, parfois subite, le traumatisme marque le corps ou l’esprit indéfiniment. Dans son ouvrage L’armée indigène : la défaite de Napoléon en Haïti, Jean-Pierre Le Glaunec accorde une place centrale au choc que représenta la bataille de Vertières pour la France, le 18 novembre 1803. Ce face-à-face scella la victoire des anciens esclaves de Saint-Domingue et força la capitulation de l’armée française, ouvrant la porte à l’indépendance d’Haïti et à la perte de la colonie la plus lucrative de l’empire français de l’époque. Plutôt que d’écrire une histoire militaire qui retracerait chacun des moments de cet affrontement, l’auteur propose d’étudier la place qu’il occupe dans les mémoires collectives, en France comme en Haïti. C’est le silence assourdissant de la France sur cette bataille qui pousse l’auteur à remonter à la blessure originelle, au traumatisme. Il mène cette enquête sur deux fronts : il épluche les archives de ce dernier épisode de la guerre d’indépendance, insistant notamment sur le « fantasme » génocidaire de l’armée française en Haïti, et s’attarde ensuite à la vaste étendue d’ouvrages, de documents et d’objets culturels et sociaux où s’inscrit et surtout où s’efface l’histoire. L’objet de l’ouvrage ayant été établi au premier chapitre, les deuxième et troisième chapitres concernent les enjeux principaux et les moments clés de la Révolution haïtienne. D’emblée, l’auteur situe cette lutte dans le sillage de la Révolution française, la caractérisant de « Révolution “française” transplantée » (p. 38). Il rappelle en même temps, dans ce survol du paysage social, économique et politique de Saint-Domingue en 1789, l’importance, au sein du commerce triangulaire, des centaines de plantations de sucre et des milliers de plantations de café de la colonie, et surtout des dizaines de milliers d’esclaves enlevés chaque année au continent africain (p. 37). Enfin, il reconstitue la bataille de Vertières, qui tient son nom du poste que défendait le général Rochambeau et que les troupes indigènes dirigées par le général François Capois attaquèrent le matin du 18 novembre 1803. Au chapitre quatre, Le Glaunec change de registre et sonde les dictionnaires, manuels et programmes scolaires, livres d’histoire, Mémoires, monuments et autres archives afin de retracer la disparition d’un mot : Vertières. Selon l’auteur, la France aurait occulté cette bataille d’abord afin de masquer les velléités génocidaires que ses troupes manifestèrent (p. 100) et ensuite parce qu’elle représentait un « face-à-face radical, effroyable et soudain avec l’envers de la relation coloniale – […] la possibilité que le Code noir soit un jour remplacé par le Code blanc » (p. 101). Après avoir débattu de la justesse de la notion de génocide au chapitre cinq, l’auteur examine en détail au chapitre suivant la « descente aux enfers génocidaires française » (p. 114), s’appuyant sur les correspondances de militaires français tel l’officier Pierre Thouvenot. Il montre comment déjà sous Leclerc, puis sous Rochambeau, l’armée napoléonienne passe d’une attitude paternaliste qui envisageait les rebelles noirs comme des brebis égarées, à une frustration grandissante devant leur insoumission, frustration qui devint assez rapidement « une volonté d’annihilation.  » (p. 123) L’histoire culturelle se double à ce moment d’une analyse de la construction du racisme anti-Noir. Le Glaunec maintient que : « l’enjeu se résume à la nécessité de pouvoir contrôler, de nouveau, in fine, le corps des Noirs. Le fouetter, le mutiler, le désirer, le violer, le faire travailler. […] Et devant l’impossibilité de contrôler le corps des Noirs et d’effacer les mémoires, l’extermination apparaît comme la seule solution. » (p. 114) Étant donné le désir de suprématie totale des autorités françaises, la liberté et l’autodétermination du corps noir en elles-mêmes suscitèrent …