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En couverture, un beau portrait peint par l’artiste montréalais Edwin Holgate : c’est celui de George M. Brewer, organiste et maître de choeur, principalement pour l’église unitarienne du Messiah de 1912 à 1947 et le temple Emanu-El de 1914 à 1939, deux institutions religieuses, l’une protestante et l’autre juive, comptant parmi les plus progressistes à Montréal. Brewer fut aussi concertiste, notamment avec le Quatuor Dubois. Homme de théâtre aussi (scénographie, musique, texte et jeu), professeur, à l’invitation de Wilfrid Pelletier, au Conservatoire de musique du Québec dans les années 1940, franc-maçon, conférencier, animateur d’émissions radiophoniques sur la musique, grand voyageur et j’en passe. L’ouvrage de Lorne Huston et Marie-Thérèse Lefebvre brosse le portrait de cet homme qui aura été « un véritable et infatigable animateur du milieu culturel et musical montréalais » (p. 105).

On peut se demander si son autodidactisme ne fut pas une bénédiction. En effet, il aura permis à Brewer d’échapper à une formation académique « profondément ancrée dans les stéréotypes de la musique tonale et ignorant les avancées du langage musical de la fin du XIXe siècle », pour citer l’opinion même de Brewer sur le conservatoire de McGill (p. 124). Sans compter qu’il a acquis, grâce à son insatiable curiosité, un capital culturel, musical et intellectuel étonnant.

Compte tenu de l’abondante documentation du fonds George M. Brewer conservé à Bibliothèque et Archives Canada — compositions manuscrites, collection de partitions musicales, correspondance, journaux intimes, carnets de notes, carnets de voyages, agendas, textes de conférences, programmes de concerts, etc. —, le défi de la biographie était de taille. Les auteurs ont dû faire preuve d’un grand esprit de synthèse pour rendre compte du parcours professionnel de Brewer, de ses positions sur la création musicale comme sur la spiritualité, la tradition, la modernité et autres, et pour fournir au surplus de multiples informations sur les milieux religieux, éducatifs et culturels anglo-montréalais de l’époque.

L’ouvrage nous fait entre autres découvrir l’importance des institutions religieuses protestantes dans la diffusion de la culture (concerts, productions théâtrales amateures, programmes de conférences), tout comme il nous rappelle que, parmi les cercles que Brewer a fréquentés, dont le Pen & Pencil Club, le Arts Club et Le Nigog, il s’en trouve qui réunissaient anglophones et francophones.

À l’instar de plusieurs artistes, écrivains et penseurs occidentaux, Brewer s’intéresse aux philosophies spiritualistes et aux religions orientales. Il partage aussi avec nombre de ses contemporains un engouement pour le Moyen Âge, engouement qui a traversé le 19e siècle et inspiré tout particulièrement les productions littéraires, théâtrales, musicales et artistiques des courants romantiques et symbolistes en Europe comme dans les Amériques. Dans cet idéal médiéval revisité, ainsi que dans les réinterprétations occidentales des philosophies orientales, les hommes des 19e et 20e siècles ont puisé des modèles de valeurs spirituelles qu’ils opposaient à la « décadence morale » du monde contemporain.

Par ailleurs, l’intérêt de Brewer pour le folklore nous semble participer de cette fascination qu’éprouvent plusieurs « modernes » pour « l’authenticité », la « sincérité » des arts premiers, des arts naïfs ou populaires. Comme musicien, Brewer ne fut pas le seul à s’investir du côté du folklore. Dans cet ordre d’idée, il n’est peut-être pas inutile de mentionner qu’au Québec comme au Canada, dès les premières décennies du 20e siècle, se rencontrent sur ce terrain des arts populaires et autochtones à la fois l’ethnologie, l’industrie touristique (J. Murray Gibbon, dont il est fait mention dans l’ouvrage, est l’agent général de la publicité au Canadian Pacific Railway), le commerce, les collectionneurs, les artisans et enfin les artistes de divers horizons linguistiques qui associent les qualités de la création populaire à leur propre quête d’une authenticité artistique libre des conventions académiques.

L’ouvrage de Huston et Lefebvre permet de penser que, bien qu’un peu plus âgé, Brewer partage en outre quelques traits caractéristiques avec plusieurs des acteurs associés à la modernité en art avant la Seconde Guerre mondiale. Notamment par son approche plus « formaliste » des compositions musicales, son attention à la construction, à la structure de l’oeuvre. En ce sens, la position de Brewer s’apparente à celle des critiques et des artistes montréalais associés à la modernité d’avant l’abstraction pour lesquels les dimensions formelles et expressives de l’oeuvre d’art priment le sujet représenté (et l’anecdote sentimentale ou nationale). Certes, Huston et Lefebvre font allusion à une certaine tension ou contradiction entre tradition et modernité chez Brewer. Mais une telle évaluation ne tiendrait-elle pas du fait que l’on associe trop souvent la modernité aux seules ruptures des avant-gardes ? Or, la modernité telle qu’elle se pense en Europe au 19e siècle et au Québec avant l’avènement de la logique discursive avant-gardiste des années 1940 se pense la plupart du temps en regard d’une inscription dans une continuité historique. De ce point de vue, Brewer participerait bel et bien de cette modernité propre à la scène montréalaise.

En terminant, il faut saluer un autre des mérites du livre de Huston et Lefebvre : celui de s’attaquer à cette image prétendument « fondatrice », entretenue par certains, de la « rivalité historique entre Canadiens français et Canadiens anglais » dans « l’espace culturel montréalais » (p. 11). En effet, quand on quitte les terrains minés du « conservatisme religieux et nationaliste » canadien-français et celui d’une « culture coloniale calquées sur les traditions britanniques » d’une certaine élite anglo-montréalaise, on découvre que les liens et les collaborations entre francophones et anglophones, particulièrement dans des domaines comme les arts visuels, la danse et la musique où la création ne repose pas sur la langue, étaient peut-être plus nombreux qu’on ne le pense. Il serait souhaitable de mieux connaître la dynamique de ces réseaux qui réunissaient parfois anglophones et francophones dans une commune opposition à leur culture dominante respective. L’ouvrage de Huston et Lefebvre ajoute donc de précieuses informations à cette autre histoire culturelle montréalaise qu’il faudra bien un jour constituer.

En guise de post-scriptum, signalons que George M. Brewer et le milieu culturel anglophone montréalais a été élu « livre de l’année » au 25e gala des prix Opus du Conseil québécois de la musique (2022).