Article body
Jeanne Lapointe (1915-2006) a été professeure de littérature à l’Université Laval, et la première femme embauchée à la faculté des lettres (en 1940). Elle est bien connue pour son exceptionnelle contribution à la modernisation des études littéraires et pour son influence sur des générations de chercheurs, de critiques littéraires et d’écrivains. Femme engagée, sa participation à deux grandes commissions d’enquête des années 1960, la commission Parent (sur l’éducation au Québec) et la commission Bird (sur la situation de la femme au Canada), de même que son rôle dans l’émergence des études féministes en milieu universitaire ont été marquants.
La publication de cette anthologie s’ajoute aux récents travaux qui font découvrir cette intellectuelle de haut niveau. Chantal Théry a dirigé l’ouvrage Jeanne Lapointe. Artisane de la Révolution tranquille (2013), recueil de témoignages-hommages signés entre autres par les écrivaines Marie-Claire Blais et Louky Bersianik et par le sociologue Guy Rocher. Plus récemment, en 2020, la revue Études littéraires publiait un numéro intitulé L’héritage intellectuel et littéraire de Jeanne Lapointe réalisé sous la direction de Marie-Andrée Beaudet et Mylène Bédard.
Rebelle et volontaire se propose de tirer de l’oubli l’oeuvre dispersée de Lapointe. Les auteures ont voulu la donner à lire afin, écrivent-elles, d’éviter « qu’elle ne devienne la chasse-gardée d’un cercle restreint de spécialistes » (p. 8). Elles ont sélectionné 23 des écrits les plus révélateurs de la pensée et du cheminent de cette intellectuelle hors-norme rompue aux analyses multidisciplinaires. Chaque texte est précédé d’une utile mise en contexte et de notes biographiques. La substantielle préface des auteures et l’analyse de Lori Saint-Martin en postface complètent cette anthologie qui se veut en même temps une première monographie de Jeanne Lapointe.
Dès le début de sa carrière, la professeure Lapointe rayonne bien au-delà des salles de cours. Elle est critique littéraire à Radio-Canada de 1952 à 1955 et y lit 25 chroniques dont quatre sont retenues dans cet ouvrage. Elle est aussi la première universitaire — et la deuxième femme — à publier des critiques littéraires dans Cité libre. Son étude sur le roman canadien-français en 1954 entraîne une Dissidence de son doyen, l’écrivain Félix-Antoine Savard, et pour cause, car le texte de Jeanne Lapointe est de nature à heurter nombre de ses contemporains. Caustique, elle demande si « un nationalisme centré sur des valeurs de défense et d’immobilisme ne contribuerait pas à nous garder dans un certain infantilisme et une certaine peur collective des valeurs d’extériorisation et de création » (p. 32).
En 1955, lorsqu’elle publie dans Le Devoir « Pour une morale de l’intelligence », elle est de ceux et celles qui se révoltent contre l’immobilisme ambiant : « Notre évolution historique locale, crispée dans sa volonté de survivance et par son jansénisme théocentrique, nous a peu à peu vidés du goût de la vie » (p. 83). En 1958, dans son mémoire « Humanisme et humanités », présenté à la commission du programme de la faculté des arts de son université, elle livre ses réflexions sur l’éducation. Sa conception de la pédagogie est axée sur la raison et le respect de l’intelligence des enfants. « Nous avons à choisir entre la liberté et les dogmatismes … À force d’un peuple patient, tenace et silencieux, on risque de se montrer patient même devant l’ignoble. La parole libère », écrit-elle (p. 106). Produite la même année, sa conférence La langue de l’élite est une analyse sociologique de la langue parlée au Québec selon les classes sociales. Au coeur de son propos : « Donner une langue aux Canadiens français … Car un langage véritable est vraiment la résonance même de l’âme » (p. 130). Elle y va de propositions avant-gardistes telles la création d’un « office provincial de la linguistique » et l’élaboration d’une politique linguistique.
Étant donné ses prises de positions sur l’éducation et la langue, ce n’est pas un hasard qu’elle soit nommée à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (commission Parent). La majeure partie du rapport Parent a été écrite par les commissaires et principalement par Jeanne Lapointe et Guy Rocher. Ce dernier n’hésite pas à reconnaître que, parmi les commissaires, c’est Jeanne Lapointe qui avance les idées les plus progressistes et que sous son influence considérable la commission en vient à recommander l’abolition des collèges classiques. Afin d’éclairer sa contribution à cette commission, les auteures de l’anthologie ont choisi de reproduire l’entrevue réalisée par Gosselin et Lessard[1] avec Lapointe à la fin de sa vie.
Sitôt la commission Parent terminée, Jeanne Lapointe est nommée membre d’une autre commission, tout aussi déterminante pour nos destinées collectives, à savoir la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (rapport Bird, 1970). Sa participation concrète aux débats de cette commission n’a pas été étudiée, mais Lapointe elle-même reconnaît qu’elle devient alors féministe. La dernière partie de l’anthologie est consacrée à des écrits qui vont de la critique des schèmes sexistes de la pensée freudienne aux perspectives féministes en littérature. Les textes de la dernière période de sa vie participent d’une entreprise de déconstruction des savoirs androcentriques où il faut « tout reprendre à zéro ... contester souvent des postulats fondamentaux du savoir » (p. 168).
Cette anthologie permet de découvrir une penseuse d’envergure dont les travaux et l’influence ont largement dépassé la discipline littéraire. Lapointe, intellectuelle avant-gardiste, n’avait jamais jugé bon de rassembler ses écrits. C’est que, précisent les auteures de cette édition, elle est une femme de parole, une pédagogue, une personne qui agit au sein de groupes et qui ne prend la plume que pour faire avancer les choses. C’est pourquoi la publication de ces textes était nécessaire pour nous donner à lire l’une des artisanes du Québec moderne.
Appendices
Note
-
[1]
« Jeanne Lapointe : entretien du 10 octobre 1995 sur le rapport Parent », dans Gabriel Gosselin et Claude Lessard (dir.), Les deux principales réformes de l’éducation du Québec moderne. Témoignages de ceux et celles qui les ont initiées (Québec, Presses de l’Université Laval, 2008), p. 51-66.