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Quel lien y-a-t-il entre des petites annonces de ventes de meubles, de rencontres coquines ou sexuelles, de détenus ou de passionnés de motos et des bulletins météorologiques, des relevés sismiques, des comptes-rendus sur l’état de l’économie française ou encore un inventaire des évènements violents et catastrophiques survenus à travers le monde ? Apparemment rien. Pourtant, ce sont ces matériaux, tout à la fois surprenants et ordinaires, que l’historien français Philippe Artières a choisis comme source, ou plus exactement comme contenu, pour son dernier ouvrage. Intitulé Miettes, ce nouvel opus propose en effet la reproduction d’une sélection de petites annonces parues dans Sandwich—éphémère supplément du journal français Libération—entre fin 1979 et début 1981, entrecoupée par des extraits d’autres types de relevés couvrant la même période. Le tout forme un étrange catalogue, une sorte de compilation d’extraits de textes qui auraient été dénichés un dimanche matin dans une brocante de quartier ou une vente de garage. Les informations sont multiples, apparemment anecdotiques et sans aucun lien direct les unes avec les autres, si ce n’est d’appartenir à une même époque et d’avoir été publiées une même année. Tous ces documents, a priori sans importance, participent à l’histoire de cette année 1980. Ils donnent tous à voir une série d’évènements d’importance variables qui ont tous contribué, à leur échelle, à la singularité de cette année, ou du moins à son déroulement.
En les réexposant, tel quel, à la vue du lecteur d’aujourd’hui, Philippe Artières entend à la fois, comme il le précise dans une courte introduction, redorer le blason de la petite annonce comme source historique d’importance pour la seconde moitié du XXe siècle, interroger la possibilité et le sens d’une histoire qui serait fonder sur les « évènements de faible intensité » (p. 10) que ces archives ont enregistrés, et enfin tenter ainsi une description du présent qui, à la manière de celle que produisit Pérec, relèverait de l’infra-ordinaire. Le choix des annonces présentées par Artières, issues pour beaucoup de prisonniers ou de membres de la communauté homosexuelle, laisse en outre entendre une volonté, toujours présente chez cet historien marqué par la figure foucaldienne, de donner la parole à ces hommes et ces femmes aux vies infâmes dont le philosophe s’était lui aussi fait le porte-voix.
Ainsi, loin du traité, de l’essai, ou même de l’étude historique, « Miettes invite à une expérience de lecture anachronique de ces archives sans qualité, écritures fragmentaires contemporaines d’une année du XXe siècle » (p. 11). Expérience immersive dans un temps aussi proche chronologiquement qu’il semble lointain en comparaison avec notre vie actuelle, et au contact de sensibilités qui interpellent à la fois par leur similarité et leur distance. Expérience ethnologique également qui consiste, comme l’avait déjà expérimenté Foucault, à se plonger dans une culture autre historiquement et non plus géographiquement, pour mieux interroger notre culture, pour mieux participer à l’écriture de notre propre anthropologie. Une chose est sûre—Philippe Artières nous le confirme dans sa postface—, cet ouvrage entend proposer l’expérience d’une autre histoire. Une histoire sans personnages centraux, si ce n’est des anonymes. Une histoire sans intrigue, mais composée d’une multitude de faits isolés composant davantage une chronique d’une trame dramatique. Une histoire sans narrateur surplombant et tout puissant, mais composée d’une multitude de voix. Bref, une histoire « ouverte » (p. 128) que l’historien qualifie—c’est le titre de sa postface—d’« histoire rêvée ».
En nous confrontant ainsi à ces archives inusitées, Artières entend en effet nous donner le goût d’une histoire autre, différente, à l’image de celle dont il avait déjà esquissé les voies possibles dans ses Rêves d’histoire (2006). Une histoire fondée sur des microévènements, des récits du quotidien, des vies discrètes, anonymes, similaires à tant d’autres et pourtant si uniques. Une histoire qui rompt donc avec les cadres de l’historiographie telle qu’elle s’est développée, puis renouvelée au cours du XXe siècle pour inventer, au contact du littéraire, du philosophique et surtout du vécu de nouveaux cadres de fonctionnement, de nouvelles normes d’écriture et d’enquête. Une histoire qui sans prétention, sans ambition autre que de dire son présent, donne à voir des traces de notre passé, les miettes d’une histoire qui sera à jamais et essentiellement « discontinue » (p. 130). Mais une histoire qui contribue aussi pleinement à l’épopée et aux enjeux qu’ils soient ceux d’une histoire politique, d’une histoire sociale de la France de Giscard, d’une histoire de la presse, d’une histoire des sensibilités ou encore de cette histoire des inscriptions et des écritures qui tient tant à coeur d’Artières depuis sa thèse de doctorat (La clinique de l’écriture, 1998). Bref, d’une histoire qui, tout en se voulant un pas de côté, s’inscrit pleinement dans enjeux historiques et historiographiques balisés. Ainsi, avec ces archives inusitées et son collage de documents ordinaires, mais aussi dans les deux textes—écrits comme à son habitude d’une plume aussi belle que saisissante—qui les complètent, Artières nous invite à réfléchir à notre manière d’écrire l’histoire, mais aussi de penser notre passé, et par conséquent notre présent. Il nous convie à une expérience euristique, une ballade dans l’ordinaire de la France des années 1980, qui pourrait (ou devrait) nous permettre de réinventer, ou tout du moins de rassembler notre histoire que l’on sait depuis François Dosse être en miettes.