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Le présent texte vise à éclairer les liens entre la pensée de Fernand Dumont et celle de Joseph Yvon Thériault à partir de la notion de mémoire. Joseph Yvon Thériault est un sociologue acadien parmi les plus prolixes et dont l’oeuvre, depuis le début de sa carrière il y a maintenant plus de trente ans, a toujours été traversée par un questionnement sur le rapport de la modernité à la communauté, à la mémoire et à la culture, eu égard à la francophonie canadienne, et tout particulièrement à l’Acadie. Or, certains de ses travaux ne sont pas sans rappeler ceux d’une figure de proue de la sociologie québécoise et du Canada français, c’est-à-dire le regretté Fernand Dumont. Il nous semble pertinent d’analyser la façon dont il a imprégné les travaux de Joseph Yvon Thériault puisque l’oeuvre de ce dernier a la particularité de rappeler l’importance qu’a eue Fernand Dumont au Canada français, alors que plusieurs voient surtout en lui un sociologue du Québec, où ses travaux sont mieux connus. Dans un premier temps, nous présenterons succinctement les éléments de la pensée de Fernand Dumont qui nous intéressent ici, c’est-à-dire la théorie de la dialectique de la culture, qui met en valeur le rapport de la modernité à la mémoire et à la culture. Par la suite, nous tenterons de situer les éléments dans la pensée de Thériault, à la fois dans sa jeunesse en tant que sociologue du développement ainsi que dans ses écrits plus récents, qui reprennent le thème de la mémoire tel qu’élaboré chez Dumont. Nous tenterons de mettre en lumière la trame commune entre ces deux auteurs se situant au niveau d’une mémoire qui saurait inscrire la communauté, tant québécoise qu’acadienne, dans la durée. Le lecteur observera qu’à cette trame idéologique s’ajoute un moment, celui de la Révolution tranquille. Alors que la Révolution tranquille québécoise est mieux connue dans l’historiographie et qu’elle fut étudiée par Dumont, la Révolution tranquille acadienne, pour sa part, est un moment méconnu de l’histoire du Canada Atlantique, mais qui fut déterminant tant dans la vie que dans l’oeuvre de Thériault. Puisque l’historiographie de la Révolution tranquille québécoise n’est plus à faire, nous nous arrêterons surtout à une mise en contexte de la Révolution tranquille acadienne. Notre conclusion nous permettra de discuter du projet politique pour l’Acadie élaboré par Thériault à l’exégèse de sa réflexion sur la mémoire, c’est-à-dire la société civile acadienne comme communauté politique.

Fernand Dumont : mémoire et politique

À la fois conservateur (au sens sociologique et non politique du terme) et profondément socialiste, Fernand Dumont a influencé toute une génération, voire plusieurs générations de sociologues au Québec. Selon Frédéric Boily, il est l’une des figures de proue, avec Léon Dion, de la vague d’intellectuels inquiets de « l’essoufflement » de la Révolution tranquille. Cet essoufflement s’incarnerait dans la crise d’Octobre, qui « se révèle le théâtre d’un affrontement dont les racines remontent profondément dans l’histoire, preuve que le passé persiste qu’on le veuille ou non dans le présent » (Boily 67). Cette crise serait selon Dumont le résultat d’une jeunesse qui tente de dilapider sa mémoire commune au profit de la modernité. « Présence du passé, désir des innovations absolues : c’est là notre marque d’origine et notre singularité distinctive » (Dumont, La Vigile du Québec 232). La modernité était comprise par Dumont comme un processus rationalisant et neutralisant du monde, dont la logique technicienne de production capitaliste serait la descendante directe. L’auteur analyse la mémoire comme reposant sur la culture, celle-là étant aussi et surtout une « distance » (Mercure, en ligne). Cette distance est ressentie, par exemple, entre la vie quotidienne, inéluctablement campée dans la modernité, qu’il appelle culture première, et toutes les entreprises humaines, qui visent à donner une signification au monde, qu’il appelle culture seconde. Il serait d’ailleurs impossible pour ce sociologue qu’un homme puisse entretenir une relation purement objective avec le monde qui l’entoure. La parole serait l’un des exemples les plus saisissants de ce besoin de distance, de représentation du monde. Dès que l’homme ouvre la bouche, de par la langue qu’il utilise ou les propos qu’il prononce, il se situe dans sa subjectivité et dans un contexte historique précis.

Quand je prends la parole, je ne me limite donc pas à faire résonner un langage antérieur qui prêterait à mon discours les éléments de son articulation. Je reprends aussi à mon compte une certaine distance entre un sens premier du monde disséminé dans la praxis propre à mon contexte collectif et un univers second où ma communauté historique tâche de se donner, comme horizon, une signification cohérente d’elle-même.

Dumont, Le lieu de l’homme 62

La modernité remettrait constamment en question la « solidarité ontologique » de l’individu avec son monde, mais sans pour autant l’annihiler. « C’est sur l’individu – et sur un individu devenu trop autonome, trop à distance d’autrui, trop conscient de sa vague profondeur et de sa vague irréductibilité aux autres – que porte la tâche immense et impossible de se donner à la fois une culture et une société » (ibid. 207). C’est ici que s’entrevoit le rapport de la mémoire au politique chez Dumont : la communauté politique ne pourrait selon lui jamais reposer sur un contractualisme pur, qui rend impossible la culture seconde, le renvoi à une signification du monde partagée par une collectivité, la mise en sens collective de la réalité afin de la projeter dans l’avenir. Dumont nous exhorte donc à faire de la mémoire la base de la refondation de nos sociétés, sans laquelle elles risqueraient de devenir « impuissantes devant l’avenir » (Dumont, L’Avenir de la mémoire 591), ou ahistoriques.

Quelques mots sur l’essor de la sociologie de l’Acadie

La sociologie de l’Acadie, dont Thériault est aujourd’hui un proéminent porte-étendard, fut fortement imprégnée de l’histoire acadienne récente, notamment de la Révolution tranquille qu’a vécue cette communauté. On identifie souvent les premiers travaux à caractère sociologique en Acadie à La France aux colonies et à Une colonie féodale en Amérique, publiés par Edme Rameau de Saint-Père au XIXe siècle (en 1859 et en 1877, respectivement) (Massicotte 270). Certains auteurs relèvent le caractère messianique de l’oeuvre de ce dernier plutôt que son aspect proprement sociologique (ibid.). Pour d’autres auteurs, Fernand Dumont notamment, le projet utopique de Rameau de Saint-Père a eu un impact certain sur l’élite acadienne et canadienne-française de son temps et aurait même contribué à l’essor d’un sentiment national (Dumont, Genèse de la société québécoise 84, 265), à la fois au Canada français et en Acadie. Greg Allain, Isabelle McKee-Allain et Joseph Yvon Thériault disent de ses travaux historiographiques qu’ils sont « les premiers [...] qui reconnaissent l’existence d’une nation acadienne autonome » (Allain, McKee-Allain et Thériault 344).

Les propos de Rameau de Saint-Père ne sont d’ailleurs pas sans évoquer ceux de Lionel Groulx. Beaucoup des thèmes traités par Rameau de Saint-Père, à la fin du XIXe siècle, trouvent un écho chez Groulx, près d’un demi-siècle plus tard. Ils partagent notamment l’idée d’enracinement des Acadiens et des Canadiens français dans la foi catholique et dans un retour à la terre, ce qui devait paver la voie vers leur « achèvement français » (Groulx 232). Mais là où la ressemblance la plus importante entre Groulx et Rameau de Saint-Père se montre à voir, c’est dans leur compréhension commune de la mémoire et de son emprise sur le présent. En effet, Groulx donnait aussi à l’Histoire une incidence sur le présent et sur le futur d’un peuple. Comme il l’écrivait : « L’Histoire, oserais-je dire, et sans aucune intention de paradoxe, c’est ce qu’il y a de plus vivant; le passé, c’est ce qu’il y a de plus présent. [...] Non, un peuple ne se sépare pas de son passé, pas plus qu’un fleuve ne se sépare de sa source, la sève d’un arbre, de son terroir » (Groulx 206-207). Chez Rameau de Saint-Père et Groulx se trouvent les premières semences de la tradition sociologique en Acadie.

C’est en 1939 qu’on inaugura la première école de sciences sociales en Acadie, au Collège St-Joseph, sous les auspices du père Clément Cormier. C’est aussi lui qui dirigea le premier département de sociologie acadien, à l’Université de Moncton, en 1964. Il insuffla à l’enseignement de cette discipline à la fois l’idéologie de l’École de Laval, alors sous la direction du père Lévesque, et du mouvement d’Antigonish, qui apprenait aux habitants des Maritimes les rudiments du mouvement coopératif, sous les enseignements de Moses Coady. L’élite clérico-professionnelle acadienne croyait en cette discipline et mit en place une pléthore d’organismes coopératifs dans l’espoir de sortir la population francophone de la région du joug économique des anglophones, comme l’a étudié Thériault (1981).

La face du département de sociologie de l’Université de Moncton changea rapidement durant les années 1960, avec l’embauche de Camille-Antoine Richard et de deux sociologues français avant-gardistes, Alain Even et Jean-Paul Hautecoeur, anciens étudiants de Fernand Dumont. Ceux-ci ont participé à la montée d’une sociologie engagée et politisée en Acadie. Ces trois professeurs furent très critiques à l’égard de la stagnation socioéconomique de la population francophone et du « bon-ententisme » de l’élite traditionnelle face au pouvoir politique dominé par les anglophones. De dire alors Richard, la société acadienne vivait une « crise des valeurs, [une] crise d’une conscience historique à la recherche de son identité culturelle et sociale » (Richard 32). L’école de pensée que ces professeurs tentèrent d’établir dérangea toutefois un peu trop l’élite clérico-professionnelle qui voyait dans le département de sociologie l’incubateur d’un nouveau mouvement radical de jeunes Acadiens :

Déjà, en 1967, des esprits plus conservateurs s’alarmaient du vent idéologique qui soufflait sur le campus. On s’énervait en particulier du ton belliqueux de quelques déclarations publiées dans les journaux étudiants. Alain Gheerbrant, rédacteur en chef de L’Évangéline, soupçonnait la jeunesse de fomenter une révolte qui allait, à terme, mener à une prise du pouvoir par les forces de gauche.

Warren et Massicotte 479

La jeunesse remettait désormais l’élite et les symboles traditionnels en question et élaborait un néonationalisme acadien socialiste et laïc. La Révolution tranquille acadienne était entamée et ses leaders souhaitaient un projet politique pour l’Acadie, différent de celui élaboré par la vieille élite, car celle-ci n’avait pas su régler les problèmes sociaux qui entravaient l’émancipation du peuple acadien. Après les crises étudiantes ayant eu lieu au cours des deux années précédentes, le département de sociologie fut transformé en « secteur » rattaché au département de science politique en mars 1969 et les contrats des professeurs Hautecoeur et Even, entre autres, ne furent pas renouvelés.

La réouverture d’une majeure en sociologie en 1972, puis d’un département en 1974, annonçait l’avènement d’une nouvelle école de pensée en sociologie de l’Acadie. S’y faisaient sentir de fortes influences de la part de l’Université de Montréal. Celle-ci se distinguait de Laval par son caractère plus fonctionnaliste et par son intérêt pour le coopératisme et l’autogestion (Massicotte 285), dans le sillage de Pierre Rosanvallon et, plus près de nous, de Gabriel Gagnon. On ne pouvait désormais plus parler d’un ordre établi immuable, ou du moins mis en sens par un discours dominant unique, en Acadie, depuis les années 1960 (Warren et Massicotte 44).

Joseph Yvon Thériault, héritier du conservatisme sociologique de Dumont

Joseph Yvon Thériault fut initié à la sociologie de l’Acadie et du Québec au Collège de Bathurst, de 1967 à 1971. Il y côtoya des gens comme Euclide Chiasson, alors jeune professeur de philosophie et futur chef du Parti acadien, et Michel Roy, auteur de L’Acadie perdue. L’influence des idéologies néonationaliste et marxiste était alors prégnante sur le campus. Les étudiants du Collège étaient aussi exposés aux enseignements et aux revendications du Conseil régional d’aménagement du Nord-Est (CRAN). Le CRAN était un organisme qui faisait de l’animation sociale visant « à assurer la participation populaire au Programme fédéral-provincial de développement économique » (Forest, en ligne) dans les comtés de Northumberland, Restigouche et Gloucester, où se trouvaient à la fois parmi les plus fortes majorités acadiennes et les plus hauts taux de chômage de la province. Le CRAN devait s’assurer que tous les Acadiens, de toutes les classes sociales, puissent prendre part aux délibérations concernant le futur de leur région démunie. Le développement économique sous toutes ses formes, que ce soit par la coopération, l’autogestion ou la mise en place de communes de production, était promu par cet organisme.

Thériault semble avoir été considérablement influencé par ce contexte, ayant consacré ses études supérieures aux questions du développement régional et de démocratie participative. Il démontrait d’ores et déjà un intérêt pour la question du lien entre la modernité politique et la culture, bien que ce questionnement ne se soit inscrit à ses débuts qu’en filigrane. Sa thèse de doctorat portait sur le mouvement coopératif en Acadie. Selon lui, l’expérience coopérative devait être, pour les collectivités acadiennes, à la fois un outil de protestation contre le « mode de production dominant » (Gagnon 451) auquel elles faisaient face, ainsi qu’un outil d’adaptation négociée à celui-ci. Toutefois, la domination de la minorité (francophone) par la majorité (anglophone) avait de spécifique en Acadie qu’elle n’était pas seulement économique, mais aussi culturelle (tel que cela fut démontré par l’étude des rapports ethniques et du système d’éducation au Nouveau-Brunswick, effectuée par Alain Even) (Even 272).

À cette époque, l’influence de Fernand Dumont parvenait à Thériault par personnes interposées, c’est-à-dire en la personne d’Henri Desroche, son directeur de thèse, qui était un fin lecteur de Fernand Dumont. Desroche croyait, tout comme le sociologue québécois, au pouvoir de l’imagination collective, c’est-à-dire qu’il estimait que cette dernière pouvait participer à la mise en sens de la réalité pour une collectivité, « conférant à la réalité une surréalité sans laquelle cette réalité ne serait pas elle-même » (Desroche, Les dieux rêvés 214). Celui-ci considère qu’une certaine « religion d’une irreligion » (ibid. 202) est prégnante dans la conception d’un (meilleur) futur qu’une collectivité s’imagine, et qu’il appelle des « rêves sociaux » (Desroche, Sociologie de l’espérance 24). Ces rêves sociaux, ou rêves éveillés, seraient loin de n’être que l’addition simple de tous les rêves personnels : ils seraient plutôt « choyés et mis en selle par les trois filles du temps : la mémoire qui ré-anime le passé, la conscience qui danse le présent, l’imagination qui conjure et adjure l’avenir » (Desroche, Les dieux rêvés 220). Ce serait donc, en quelque sorte, par leur entremise que l’homme pourrait se réapproprier son historicité et réintégrer le corps social dont il fait partie, puisque ces rêves donnent aux hommes quelque chose en commun, quelque chose à partir de quoi ils peuvent « faire communauté », mais qui tend à être éludé par la logique libérale. Cet auteur va par ailleurs à contre-courant de l’idée, à une époque où le marxisme était omniprésent dans les sciences sociales, selon laquelle le travail est le seul déterminant social. Le sociologue tente de conférer au social une importance que la lunette marxisante avait minée au profit du seul cadre économique.

Desroche reprend aussi certains textes de Fernand Dumont et de Roger Bastide pour rendre compte de l’importance qu’il accorde aux rêves des hommes – ces hommes qui rêveraient en travaillant et vice-versa. « Si le travail a sa consistance, ses techniques et son organisation, les rêves s’agglomèrent aussi et font peser sur les rassemblements des hommes une logique qui, pour être moins claire que l’autre, exige d’être déchiffrée[1] », de dire Dumont (cité dans Desroche, Sociologie de l’espérance 25). Et Bastide : « Cette coupure radicale entre […] le rêve et le travail est-elle fondée? Et ne convient-il pas […] de voir comment les états crépusculaires, comment la matière obscure et sombre de l’homme prolonge le social tout comme le social se nourrit de nos songes? » (Desroche, Sociologie de l’espérance 25)[2]. Pour le dire autrement, c’est à travers l’interprétation de leur vie par les rêves sociaux que les hommes feraient sens de leur présence sur Terre. Pour reprendre la théorie de Dumont telle qu’explicitée par Desroche, ces rêves seraient en fait le prisme « conférant à la réalité une surréalité sans laquelle cette réalité ne serait pas elle-même » (Desroche, Les dieux rêvés 214) – cette surréalité pouvant être partagée par tous les hommes et leur permettant ainsi d’avoir une conception partagée de la réalité vécue. Ce serait, en termes dumontiens, le processus de création de la « culture seconde ».

Cette hypothèse émane aussi des écrits de Thériault, pour qui la pratique de protestation collective d’ordre économique qu’était la coopération en Acadie (réalité) était le symptôme d’une autre lutte qui prenait place, elle, au plan culturel (surréalité). La coopération venait répondre à un certain désordre, ou à un ordre perdu au sein de la société civile acadienne (Thériault, Acadie coopérative 440), qui avait culminé dans les protestations contre l’élite clérico-professionnelle nationale durant les années 1960 et 1970 avec les grèves étudiantes à Moncton et la création du Parti acadien, notamment. Le projet coopératif, en redonnant sens à la classe ethnique acadienne[3], « annonce la résurgence des protestations nationalitaires » (ibid. 461). Par « protestations nationalitaires », Thériault entend « des protestations de “nations” ou “ethnies” sans État et qui ne revendiquent pas nécessairement l’édification d’un État-nation », mais dont les attributs principaux ressemblent à ceux des nations (langue, histoire, religion, par exemple) (ibid. 9). Le mouvement coopératif avait donc redonné sens à la société civile acadienne à un moment où le discours traditionnel, qui lui insufflait une certaine unité, était de plus en plus contesté. L’investissement économique dans les entreprises coopératives acadiennes prenait aussi pour les Acadiens un deuxième sens, l’investissement symbolique dans la collectivité acadienne. « Le projet coopératif, avons-nous souligné, est dès le début mené parallèlement au combat pour le développement et la concrétisation d’un système scolaire français et s’intègre au mouvement plus général de solidifier les “institutions nationales” » (ibid. 236). « L’entreprise économique semble [...] être un prétexte pour un pouvoir qui se situe au niveau de la société civile et non au niveau de l’instance économique » (ibid. 243).

Pour Thériault, la coopération venait répondre pendant un temps à un certain désordre, ou à un ordre perdu au sein de la société civile acadienne (ibid. 440) – désordre provenant de la perte de pouvoir de mise en sens collectif du référent acadien traditionnel, catholique et français, à partir des années 1960, et de la montée du néonationalisme acadien. Le mouvement coopératif avait donc redonné sens à la société civile acadienne à un moment où le discours traditionnel, qui lui insufflait une certaine unité, était de plus en plus contesté. Toutefois, à partir des années 1950, le mouvement coopératif acadien arriva en quelque sorte au bout de sa logique : avec sa réussite vint l’inclusion effective des Acadiens au capitalisme marchand (et à l’individualisation qu’il engendre). Il deviendra « une boîte sans résonnance » (ibid. 245), en ce sens que les coopératives continueront de fonctionner, voire de s’institutionnaliser, mais tout en devenant des entreprises à profit, perdant leur pouvoir de mobilisation sociale.

La Révolution tranquille acadienne et le néonationalisme qui l’accompagnait délaisseront alors le discours national traditionnel au profit d’une réflexion sur le rapport à l’État, exacerbée par l’arrivée au pouvoir de Louis-J. Robichaud[4], considéré comme « l’un des leurs » par les Acadiens, mais qui rejetait complètement la notion de communauté nationale acadienne, et par l’instauration de politiques interventionnistes (le programme « Chances égales pour tous ») qui auront pour effet « de dissoudre l’autonomie relative » (ibid. 462) des communautés. La tentative néonationaliste, symbolisée par le Parti acadien, avait pour volonté de redonner une saveur nationale à certaines questions économiques et politiques qui affectaient la population acadienne, comme « la crise du milieu rural » (ibid. 468) par exemple, afin de remobiliser cette population autour d’une cause commune. Cette tentative se solda toutefois par un échec, alors que le type de discours tenu par le Parti acadien, ainsi que par les animateurs sociaux des Conseils régionaux d’aménagement (CRAN, CRANO, CRASE[5]) à plusieurs égards, se trouva ultimement incapable de « mobiliser pour autre chose que le culturel » (ibid. 471).

Thériault nous met la puce à l’oreille dès le chapitre 9 de sa thèse doctorale sur « le sens de l’acadianité », ainsi que dans sa conclusion : après son constat final à propos de l’incapacité du fait ethnique d’être l’organisateur d’un consentement face à la logique étatique et à la force du régime capitaliste, c’est à la société civile qu’il remet le flambeau de la remobilisation de la collectivité face à l’État. Sur le lien entre mémoire et politique en Acadie, il écrit : « On peut demeurer Acadien, mais une question se pose : à quoi cela sert-il si son patrimoine culturel n’est plus le lieu de pratiques quotidiennes, n’est plus un rapport où une société intervient elle-même? » (ibid. 441).

Thériault, tout comme Dumont, s’est révélé inquiet face aux effets de la Révolution tranquille sur la mémoire et l’historicité de sa communauté. Il a tenté de construire un projet politique pour cette population minoritaire dont il est issu, consistant à faciliter l’insertion et la pérennité de l’Acadie dans la modernité politique tout en préservant cette mémoire. Il a plus récemment nommé ce projet la possibilité de « faire société en Acadie » : possibilité d’existence d’une communauté politique en Acadie du Nouveau-Brunswick à partir d’un lieu politique extérieur à l’État. Ce lieu alternatif du politique, c’est la société civile. Celle-ci est définie comme le lieu du Sujet dans sa particularité (notamment son passé et celui de ses ancêtres, incluant les affiliations culturelles et religieuses), indispensable contrepoids à la raison technicienne pour en arriver à un bon fonctionnement du régime démocratique. Thériault dévoile ici son désir de voir cette société s’épanouir tout en faisant face à la modernité qui l’assaillit depuis maintenant près d’un siècle – ce qu’il voit comme un défi, particulièrement en situation minoritaire, où les processus individualisants caractéristiques de la modernité politique tendent à éroder d’autant plus les liens sociaux ethnoculturels traditionnels (Thériault, L’identité à l’épreuve de la modernité 243). En effet, omniprésent dans les textes de Thériault, le rapport problématique entre mémoire et modernité politique prend un visage différent lorsqu’appliqué à la situation politique minoritaire de l’Acadie, où l’État n’est pas et ne sera jamais contrôlé par la population francophone, du simple fait de son poids électoral. C’est le cheminement le menant à l’idée de société civile que nous suivrons dorénavant.

Au-delà des études sur les coopératives acadiennes

À partir des années 1990 et dans ses travaux subséquents, l’influence de Dumont imprègne les travaux de Thériault de façon encore plus claire. Si l’on se fie à ses bibliographies, c’est à ce moment-là qu’il aurait lui-même lu certaines oeuvres du sociologue québécois. Le titre de son ouvrage L’identité à l’épreuve de la modernité (1994) est en ce sens évocateur de ce rapprochement théorique et intellectuel. Thériault tente ici de mieux saisir le travail de la modernité sur l’identité acadienne et francophone dans un contexte minoritaire. Il révèle que la posture moderne produirait chez l’individu en situation minoritaire une remise en question d’autant plus profonde de son identité et de sa culture, alors que celle-ci est souvent reléguée à l’espace privé et, dans le cas de la francophonie canadienne, a de plus en plus tendance à être fragmentée. En effet, l’acadianité, ou l’identité acadienne, doit composer avec la logique modernisante qui assaille partout la sociabilité tout en faisant face aux pressions que suppose la logique minoritaire et la situation de faiblesse face à l’identité dominante anglophone. L’urbanisation des populations francophones, en particulier, semble inquiéter Thériault : « Si les francophones ont rejoint la ville, les anglophones l’ont fait encore plus massivement, ce qui crée une urbanité hors Québec manifestement anglophone » (Thériault, « Lourdeur et légèreté » 137). La question de la tentative de césure brutale, incarnée par la Révolution tranquille, de la communauté politique acadienne à sa mémoire hante toujours ses écrits.

[L’]Acadie contemporaine ne se comprend pas sans faire référence à la façon dont elle s’est historiquement constituée comme société minoritaire. [...] L’hypothèse de la rupture veut au contraire démontrer que ce qui est en cause dans la question politique en Acadie est une tentative nouvelle de mise en forme d’une société à partir de l’acadianité.

Thériault, L’identité à l’épreuve de la modernité, 41

Le lien entre acadianité et vie politique serait nécessairement plus ténu que par le passé, mais un plan politique acadien résisterait aux assauts de la modernité individualisante. À ce stade-ci de sa réflexion, Thériault entend ce projet comme une dualité linguistique au Nouveau-Brunswick, politique visant à créer des institutions autonomes dans chaque langue officielle au sein de l’appareil gouvernemental, et une décentralisation de certains pouvoirs politiques aux régions et localités à majorité francophone dans cette province. Thériault établit ici une relation entre mémoire, politique et lieu de vie réel, l’embryon d’un projet politique acadien énoncé par l’auteur. Ce serait en faisant « des communautés locales et régionales [...] des lieux politiques qu’il nous semblerait le plus plausible de recréer une Acadie politique » (ibid. 49).

La mémoire s’impose au centre des réflexions de Thériault dans la décennie 2000. Dans Critique de l’américanité : Mémoire et démocratie au Québec, publié en 2001, il problématise la question de l’identité et de la modernité politique québécoises. Il y développe la thèse selon laquelle le Québec a évacué, lors de la Révolution tranquille, « l’intention canadienne-française » de son histoire. Cette intention apparaissait soudainement comme une illusion, une interprétation utopique et imaginaire du passé, devant être remplacée par une interprétation plus objective, que l’on aura nommée l’américanité. L’abandon de la mémoire canadienne-française révèlerait l’entrée manquée du Québec dans la modernité, avec pour résultat que celui-ci « s’empêche[rait] […] de penser politiquement son devenir » (Thériault, Critique de l’américanité 173). Mal dans sa peau et parti à la recherche de son « être véritable » (Thériault, Critique de l’américanité 24), le Québec se serait débarrassé de ses vieilles hardes passéistes canadiennes-françaises pour ainsi enfiler la chemise beaucoup plus légère de l’être américain. Cet être représenterait son identité objective, qui fut toujours présente au sein des classes populaires, en ville comme en campagne, mais qui a été masquée par une représentation erronée des Canadiens français. L’être québécois accepterait ainsi d’assimiler sa culture à celle de l’Amérique (même si cette dernière se trouve à être présentiste, matérialiste et, somme toute, « médiocre ») (ibid. 40), de même que son territoire et son destin, ne gardant comme seul référent identitaire différent que la langue française pour se distinguer des autres habitants d’Amérique du Nord.

Pour Thériault, l’interprétation américanisante de l’histoire québécoise fait donc fi du pouvoir structurant de la mémoire collective. Il ira même jusqu’à dire que cette interprétation fait fausse route, et ce, à plusieurs égards. Sous l’éclairage de l’américanité, à l’exégèse de l’appartenance des Québécois au continent américain par l’occupation et la colonisation du territoire, le sociologue oppose les écrits de Rameau de Saint-Père et du curé Labelle, incitant les francophones à peupler le territoire afin de répandre la lumière du catholicisme et de la pensée française, en particulier vers le Nord : « l’américanité nordique ne fut pas uniquement adaptation technique mais embrassa l’ensemble du projet canadien-français, ses dimensions politiques et culturelles comprises » (ibid. 69). Thériault remet en question toute la démarche du discours américanisant voulant discréditer la mémoire canadienne-française ramenée à une fausse représentation du réel, et donc dépourvue d’un quelconque effet structurant, faisant ici écho aux définitions de « culture première » et « culture seconde » chez Dumont. Il répondra ainsi à ceux qui déclarent l’américanité « objective » et la mémoire canadienne-française « artificielle » en mobilisant ce schéma. Même si l’américanité constituait vraiment la meilleure interprétation du passé québécois, c’est-à-dire une interprétation collant parfaitement aux faits objectifs ou à la culture première (ce que Thériault remet fortement en question), le Canada français n’aurait pas lieu de cesser d’exister comme référence identitaire, comme culture seconde, car il fut pendant longtemps une façon de comprendre et de vivre dans le monde. En d’autres mots, l’américanité viserait selon Thériault à abolir la distance entre culture première et culture seconde au Québec, et à mettre au jour l’être québécois tel un « roi nu » (ibid. 100). Or, selon l’argument de Dumont, repris encore ici par Thériault, c’est parce que « l’américanité québécoise recherche cette adéquation [entre culture première et seconde] qu’elle est une pensée de la non-historicité » (ibid. 101), donc qu’elle empêche le Québec de penser son existence dans l’histoire et surtout, dans l’avenir. Le Québec, en jetant aux oubliettes son passé et en proclamant son identité en tant qu’« Américain », en rejetant son statut de « petite nation » canadienne-française, qu’il considère comme débilitante, pour s’inclure dans la « grande » Amérique, en oblitérant ses liens mémoriels, dévoile sa difficulté à défendre sa présence historique et politique en tant que nation francophone en Amérique.

S’adressant aux Gérard Bouchard et autres souverainistes québécois ayant adhéré au discours américanisant, Thériault affirme que la définition d’un Québec-nation moderne doit passer non par la création d’une nation civique fondée sur la seule raison universelle et le contractualisme légal, mais bien par une remise en sens de la mémoire nationale du peuple québécois. « L’histoire des nations modernes, c’est l’affirmation d’une puissance politique particulière – une communauté de mémoire – soumise à l’épreuve des processus rationalisants – modernité radicale » (Thériault, « Le Canada français comme trace » 222). Les écrits de Thériault sur l’américanité québécoise peuvent aussi se lire comme un avertissement adressé à l’Acadie : puisque les Acadiens ne détiennent pas, comme le Québec, une majorité démographique ou un État qui leur soit propre, un tel rejet de l’histoire et de la mémoire canadiennes-françaises sonnerait le glas de leur existence en tant qu’entité collective à caractère national ou nationalitaire et les repousserait dans la définition de « groupe ethnique », au même titre que plusieurs autres minorités présentes en sol canadien.

Conclusion : la société civile comme lieu de mémoire et du politique

Les derniers ouvrages de Thériault que sont Faire société. Société civile et espaces francophones, publié en 2007, Les impasses de la mémoire. Histoire, filiation, nation et religion, publié avec E.-Martin Meunier en 2008, et Entre lieux et mémoire. L’inscription de la francophonie canadienne dans la durée, publié avec Anne Gilbert et Michel Bock en 2009, précisent son projet politique pour l’Acadie. Dans Faire société, il explicite son désir de voir s’épanouir une société civile (au sens tocquevillien du terme) française en Amérique, ce qui suppose un devoir de mémoire qui permette de se distinguer d’un « simple rassemblement utilitaire d’individus » (Thériault, Faire société 11) qui dépolitiserait et ethniciserait la question acadienne. Il reprend aussi l’idée d’une mémoire comme d’un lieu à habiter, idée dont il avait tracé une première esquisse dans L’identité à l’épreuve de la modernité. La société civile acadienne serait un lieu de gouvernance réel, c’est-à-dire un lieu de décision politique qui permettrait de décloisonner le pouvoir et de se passer, dans quelques régions à majorité francophone, des gouvernements provincial et fédéral à certains égards. Le corps politique qu’est la société civile serait formé par une « multitude de liens et d’associations tissés entre les individus » (ibid. 19) qui choisissent librement ces associations, et dont les frontières sont floues et mouvantes. La gouvernance serait le produit du choix et de la mise en oeuvre de ces associations. De son côté, l’adhésion à un même État, à une société explicitement politique dotée de frontières rigides (et parfois même tangibles), suppose un gouvernement. La possibilité de penser un corps politique qui ne nécessite pas de référence frontalière est l’une des raisons pour lesquelles la société civile semble, pour Thériault, un concept apte à incarner la politique en Acadie, et plus largement dans la francophonie.

Pour nous, la société civile […] est un lieu particulièrement riche pour penser la gouvernance communautaire en référence à des collectivités dont la civilité ne saurait se réduire à un territoire politique, soit qu’elles soient en deçà – les minorités francophones dans les provinces à majorité anglophones – soit qu’elle soit (sic) au-delà – la francophonie canadienne, voire la Francophonie mondiale

ibid. 7

En introduction au livre Les impasses de la mémoire, on retrouve la même réflexion sur la mémoire comme lieu politique.

Le projet de fonder l’identité collective sur une mémoire commune représente, plus que jamais auparavant, un défi de taille. [...] La mémoire, pour entretenir la conviction de la permanence, doit s’ancrer dans des lieux qu’on ne maîtrise pas nécessairement et pour lesquels il faut développer des modalités particulières d’appropriation.

Gilbert, Bock et Thériault 5

L’appropriation des lieux du politique en Acadie, dans la réflexion de Thériault, infusée de la pensée de Dumont comme nous l’avons démontré, passe encore par la société civile. Rejetant toujours à la fois la possibilité d’une complète institutionnalisation (l’obtention d’un État à soi), lot du minoritaire occupant « des lieux qu’on ne maîtrise pas », et l’éventualité d’une disparition complète du désir des Acadiens de « faire société » et s’assimileraient, politiquement, à la majorité anglophone, il semblerait que le lieu du politique en Acadie soit toujours flou et en constante mouvance au gré des individus qui y participent. C’est cette fragilité inhérente au lieu du politique en Acadie qui ferait en sorte que Thériault exhorterait la société civile à se donner les moyens « d’imprimer à ses rapports de force une direction » (Thériault, Acadie coopérative 500) commune, un principe organisateur. La mémoire viendrait, à la dernière heure, soutenir une compréhension de la modernité politique qui est différente de celle des Anglo-saxons, selon Thériault, et qui reste encore une façon particulière de comprendre sa société et d’anticiper son futur; une véritable « raison commune ». Voilà, au final, en quoi la mémoire chez Dumont aura permis à Thériault de repenser l’Acadie comme un lieu, à la fois réel (bien que fragmenté par sa condition minoritaire) et imaginé (par sa société civile) du politique.