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No one to talk with,

All by myself ;

No one to walk

But I’m happy on my shelf

« Ain’t Misbehavin’ », Fats Waller & Andy Razaf

Le geste d’archiver n’a jamais été neutre. Non seulement est-il pris dans des usages de la mémoire collective, dans des formes d’institution du passé, dans des pratiques de conservation et dans des techniques de transmission, mais il est aussi le résultat de décisions politiques, de rapports de pouvoir et d’enjeux sociaux.

On pourrait avoir le sentiment que la législation sur les archives et l’archivistique en général disent exactement l’inverse. En effet, pour elles, l’archive n’est pas n’importe quel élément provenant du passé, mais relève des traces que laisse la somme d’activités d’une personne physique ou morale. Pour les spécialistes, les archives sont, en effet, un « ensemble de documents, quels que soient leurs formes ou leurs supports matériels, dont l’accroissement s’est effectué d’une manière automatique dans l’exercice des activités d’une personne privée ou publique[1] ». D’où l’insistance sur le caractère quasi organique de la production des archives : on parle volontiers de sédimentation[2] ou d’alluvions et on trouve leur clôture naturelle dans la disparition (physique ou institutionnelle) de leur producteur, comme le souligne Marie-Anne Chabin : « Les archives procèdent de l’activité de leur auteur comme les alluvions découlent de l’action des eaux », donc « un fonds d’archives ne se crée pas ; il se constitue tout au long de la vie de son producteur, jusqu’à la mort de ce dernier […] : c’est le décès qui clôt le fonds et en fait une entité documentaire complète[3] ». L’idée est manifestement de rendre involontaire l’accumulation des documents pour mieux les recevoir comme archives.

Et pourtant, cette même spécialiste des archives soutient avec justesse le contraire : « C’est, pourrait-on dire, le regard qui fait l’archive ; c’est la volonté d’une personne de considérer un ensemble d’informations articulées entre elles comme la trace d’une activité située dans le temps et l’espace[4]. » Elle insiste ici sur l’effet constituant du travail de l’archiviste — peut-être, d’ailleurs, est-ce un hasard heureux qui, en France, donne justement à l’Assemblée constituante la responsabilité de la première grande loi révolutionnaire sur les archives nationales le 7 septembre 1790, après la nomination – la nuit même du 4 août 1789, qui sonnait la fin des privilèges – du premier Archiviste de la République, Armand-Gaston Camus : c’est bien du regard sur le passé, à partir d’un sentiment de discontinuité, que naît la nécessité de l’archive.

Voilà pourquoi l’aspect le plus fondamental réside dans la décision touchant ce qui doit rester comme archives et pour combien de temps, autant que dans l’interprétation et la contextualisation de documents qui fassent corps : « la fonction évaluation constitue le noeud dur de la discipline archivistique. La création, l’acquisition, la classification, la description, la diffusion et la préservation des archives sont toutes redevables aux décisions prises lors de l’évaluation de ces dernières[5]. » Autrement dit, il faut sortir de la fascination étymologique qui alloue au commencement d’un mot une valeur éminente : pour arkhè, qui signifie justement « commencement », le commencement se situe en fait à la fin.

Avec leur rigueur scrupuleuse habituelle, les archivistes ont tâché d’accommoder les deux principes en diffusant leur nécessaire contradiction sur la ligne du temps et en distinguant trois étapes ou « trois âges » : « l’âge administratif » où les archives sont encore actives et ouvertes à l’accroissement, « l’âge intermédiaire » où les archives sont closes mais où la personne physique ou morale peut encore avoir besoin de certains documents, « l’âge historique » où les archives définitives ont fait l’objet d’un tri par l’archiviste qui a ainsi décidé de la conservation pour une durée déterminée ou indéfinie, dans un lieu en général éloigné de leur production d’origine. On comprend bien cependant que ce qui fait l’archive comme telle, en même temps que son véritable domicile, est la troisième étape ; les autres n’en constituent que la plus ou moins lente préparation. De la même manière que les anciens Grecs considéraient que nul ne pouvait se dire heureux avant la fin de sa vie (car une catastrophe terrible pouvait toujours arriver : voyez Oedipe), nul ne peut vraiment parler d’archives avant qu’elles soient sorties du réseau d’activités qui les a fait naître.

Pour le dire autrement, les archives sont archives à partir du moment où les documents sont décontextualisés. Tant qu’ils font partie de l’administration qui utilise ses dossiers ou de la vie de la personne qui a besoin de son carnet de santé ou de ses anciennes fiches de paye, tous ces documents existent dans le contexte de ces personnes physiques ou morales. C’est leur disparition définitive qui scelle les fonds et réclame les évaluations des archivistes pour juger de ce qu’il faut conserver (c’est-à-dire authentifier) comme archives : d’où la nécessité pour l’archiviste de les recontextualiser dans leur liaison organique, d’en remonter en quelque sorte le décor en les intégrant dans un fonds. Ainsi, les archives forment une mémoire parce qu’elles alimentent l’oubli.

Pourquoi alors ce désir quelque peu illusoire d’automaticité ou d’organicité ? Pour faire comme si c’était la vie ou le mouvement même des activités qui s’imprimaient sur l’argile du temps à la manière d’empreintes inamovibles, afin de mieux les retirer du domaine du sujet, ou au contraire pour mieux l’y dessiner[6] ?

Pour parler de manière générale, il est frappant de voir que la mise en place, dans les temps modernes, d’institutions archivantes, fonctionnant plus ou moins explicitement sur ce principe d’organicité, est contemporaine du déplacement d’une métaphysique de l’être ou de l’étant vers une métaphysique de l’acte ou de l’agir : un être ou un étant ne paraissent, désormais, saisissables que par leurs activités. Comme l’exprime Franck Fischbach, « un étant n’est jamais que le dépôt d’un acte, le reste d’une activité, bref, le résultat d’un passage à l’être […], le passage de l’acte à l’étant qu’il est, de l’étant à l’acte qui l’est. Et comme ce passage s’effectue dans les deux sens, la tâche a plus exactement été de penser et de se mettre en mesure d’exprimer une oscillation entre l’acte et l’être, entre la subjectivité et la substance[7]. » Tel est ce qui fait du sujet le lieu d’exercice d’une volonté (que ce soit de savoir ou de puissance), mais aussi ce qui donne aux archives un statut fondamental, puisqu’elles enregistrent désormais ces dépôts d’activités humaines, ces restes de signification[8] témoignant à rebours, dans un constant après coup, d’une actualité toujours renouvelée. Paradoxe qui ouvre encore plus nécessairement qu’autrefois l’Être au Temps qui le travaille — d’où cette oscillation ou ce balancement, cette rythmique du contretemps.

Un tel contretemps opère aussi pour les idées : malgré la coupure apparente des temps modernes, il est, en effet, possible de remonter le fil des concepts jusqu’aux sources antiques de la métaphysique et d’aller de l’activité à l’actus de la scolastique médiévale et de celui-ci à l’energeia aristotélicienne. Or, dans sa Métaphysique, le Stagirite donne pour quasi-synonyme de l’energeia un terme qu’il crée de toutes pièces et qui a toujours semblé bien difficile à comprendre et à traduire : entelecheia[9]. L’energeia vient de ergon, le travail ou l’oeuvre, et désigne donc le fait d’agir au sens de produire une oeuvre comme une sorte d’activité immanente ; l’entelecheia vient de telos, le but, la fin, l’accomplissement, et du verbe echein, être au sens de rester, demeurer (le nom est d’ailleurs phonétiquement proche de endelecheia qui signifie persistance, continuité), donc l’entéléchie semble désigner le fait d’être dans sa fin, dans sa perfection, comme forme organisée assurée de durer, comme système de production régulière d’événements singuliers. Ainsi, energeia et entelecheia définissent ensemble ce qu’est l’actualité sous deux figures indispensables : celle du devenir qui en chaque instant actualise le mouvement et celle du devenir dans la complétude qu’il génère[10]. Pourquoi Aristote a-t-il recours à ces termes ? Pour résoudre l’aporie du mouvement « coincé » entre être et devenir. Ces deux termes permettent en effet de montrer que l’acte, qu’ils composent, est articulé à la puissance : l’acte actualise la puissance de faire en même temps qu’il la révèle. Cependant, l’acte ne vient pas simplement après la puissance, il opère d’office, en mettant à jour ce qu’il était possible de faire au moment où cela se fait par un effet de dédoublement temporel (pour parler comme Bergson) qui rejette dans le passé comme puissance ce que le présent vient justement de produire : nous avons bien déjà là une certaine ontologie de l’agir. Cependant, il faut, d’une part, que Thomas d’Aquin ait généralisé l’entéléchie à tout acte quelconque, d’autre part, que Leibniz l’ait intégrée à une dynamique des forces, pour que cet agir concerne toutes les formes d’activités imaginables.

Nous sommes-nous inutilement éloignés du geste d’archiver avec ces considérations métaphysiques sur l’activité et l’actualité ? Rien n’est moins sûr, à condition de saisir qu’il nous faut sans doute passer du pluriel composite des archives à l’unicité totalisante de l’archive[11]. Contre l’usage entré dans les dictionnaires, c’est en effet le singulier qui est souvent employé aujourd’hui. Jacques Derrida parle bien d’un « mal d’archive » (non des archives) pour en généraliser la figure. Arlette Farge en valorise le goût singulier même si elle en décrit les lieux qui l’abritent[12]. Mais c’est surtout Michel Foucault qui est un des premiers à jouer délibérément du singulier contre le pluriel : son enquête archéologique opère littéralement sur la constitution d’une archive. Or, on n’a guère réalisé que ce qu’il nomme « archive » est, mutatis mutandis, le nom moderne pour « actualité » au sens à la fois d’energeia et d’entelecheia, ce qui lui permet d’éviter de penser l’événement dans le seul cadre de ses conditions de production tout en ne le laissant pas aller à la dérive sur les flots de la pure contingence :

L’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. Mais l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes ces choses dites […] se groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres selon des rapports multiples […] ; c’est ce qui, à la racine même de l’énoncé-événement, et dans le corps où il se donne, définit d’entrée de jeu le système de son énonçabilité. L’archive, ce n’est pas […] ce qui recueille la poussière des énoncés redevenus inertes et permet le miracle éventuel de leur résurrection ; c’est ce qui définit le mode d’actualité de l’énoncé-chose ; c’est le système de son fonctionnement […], elle fait apparaître les règles d’une pratique qui permet aux énoncés à la fois de subsister et de se modifier régulièrement[13].

Alliant événement et système, transformation et subsistance, geste inaugural (« à la racine même », « d’entrée de jeu ») et régularité prévisible, Michel Foucault ne récupère pas par hasard le terme d’actualité pour résoudre l’association paradoxale de ce qu’il nomme aussi, avec un joyeux sens de l’hérésie kantienne, des « a priori historiques ». Ainsi, ce qui constitue un « fonds d’archives » groupe bien en figures distinctes des événements de discours, chaque événement en délivrant les règles de fonctionnement.

Plutôt que d’en escamoter ou d’en amoindrir le principe, il faut partir de ces lieux aporétiques en lesquels convergent la décision et l’involontaire, l’institutionnel et l’organique, la fin et le commencement, le discontinu et le continu, l’événement et le système, l’a priori et l’histoire, le savoir et l’action, la pensée et le pouvoir, l’oubli et la mémoire. C’est sans doute ce qui fait justement du geste d’archiver une des plus fascinantes activités des êtres humains. Aujourd’hui où il est de plus en plus souvent question d’archives et d’archive, aujourd’hui où les nouveaux usages techniques et culturels suscités par le numérique semblent recomposer les figures du passé, il est important de donner à ce geste d’archiver à la fois toutes ses dimensions et toute son actualité.

C’est ce à quoi s’emploient les articles de ce numéro dans la grande variété de leurs objets ou de leurs supports, dans la diversité des aspects les plus techniques des archives, des collections et des bibliothèques, ou des aspects les plus spéculatifs sur les formes historiques du passé et le désir d’archive. Ces interrogations sur les lieux spécifiques et sur les supports singuliers, sur les enjeux politiques et commerciaux autant qu’institutionnels et académiques, sont nécessaires pour parvenir à saisir toutes les difficultés auxquelles nous devons aujourd’hui faire face pour assurer que nos archives aient encore un avenir.