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Introduction

« Le témoin est une figure centrale des communautés humaines. Par son entremise, on peut relier le passé et le présent : le passé de ce qui a eu lieu et le présent de son attestation[1] ». La définition très générique du témoin qu’expose François Hartog en ouverture d’un article récent pourrait servir de point de départ à bon nombre d’approches consacrées à l’acte de témoigner. J’en privilégierai une : celle qui consiste à examiner l’orientation critique d’une démarche artistique au centre de laquelle se trouve la parole testimoniale. C’est dans cette optique que je propose de parcourir une partie du travail de l’artiste, photographe et cinéaste Claire Angelini.

Diplômée de l’École nationale des Beaux-Arts (Paris) et de la Hochschule für Fernsehen und Film (Munich), titulaire d’une maîtrise d’histoire de l’art, Claire Angelini travaille depuis une vingtaine d’années au croisement de plusieurs médias, rendant sensible une certaine idée de l’art où des interrogations d’ordres politique, esthétique et historique s’entralimentent. Le film, la photographie, l’installation, le livre, le dessin apparaissent chez la cinéaste comme autant de lieux d’expérimentation à travers lesquels s’affirme un regard rigoureusement politisé sur l’histoire. Recueillant la parole de témoins confrontés à la barbarie, l’horizon critique de la démarche de l’artiste rend indissociables deux impératifs : sauver un passé oublié pour mieux le confronter à une actualité où les injustices, les inégalités, certaines formes d’inhumanité persistent. En somme, il s’agit là d’une méthode de travail artistique qui recoupe de façon exemplaire la méthode de « l’historien matérialiste », dont Walter Benjamin avait jadis esquissé le programme critique, opposant à la linéarité de l’historiographie bourgeoise le montage de temporalités hétérogènes : « Son [le matérialisme historique] concept fondamental n’est pas le progrès, mais l’actualisation[2] ».

C’est tout particulièrement avec Benjamin comme repère théorique et politique que je développerai mon propos. En effet, l’oeuvre angelinienne témoigne d’une « politisation de l’art », répondant à la célèbre injonction formulée par le philosophe dans son non moins célèbre essai publié une première fois en 1935[3]. Dans cette perspective, en commentant quelques oeuvres de Claire Angelini, cet article s’interroge prioritairement sur la place qu’y occupe le témoin. La cinéaste, photographe et artiste accorde à ce dernier une position cardinale, tout en confrontant cette figure à quelques motifs privilégiés, lesquels possèdent dans son oeuvre une fonction de témoin : le lieu, le paysage, la ruine. C’est bien l’une des spécificités de la démarche de Claire Angelini : traduire la violence subie par des êtres humains aux 20e et 21e siècles en connectant témoins humains et témoins matériels. Les multiples agencements visibles dans ses travaux, au centre desquels se trouvent les témoins (humains), les motifs susmentionnés ainsi que divers matériaux (littéraires, sonores, etc.) permettent à mon sens de considérer Claire Angelini comme l’une des plus importantes représentantes actuelles d’une catégorie en particulier : l’essai cinématographique.

Structurée en trois temps, la brève étude qui suit propose ainsi quelques pistes visant à relier « essai » (première partie), « intermédialité » (deuxième partie) et « historiographie critique » (troisième partie). Au sein de cette dernière partie, l’étude plus approfondie de La guerre est proche (2011), exemple de « cinéma d’exposition », permet de mobiliser quelques noms d’historiens et théoriciens critiques dont la démarche recoupe les enjeux mis en évidence tout au long de cet article.

1. Le témoin et l’essai. Introduction à l’oeuvre critique de Claire Angelini

« Essayer de définir l’essai au cinéma semble bien être une entreprise vouée à l’inachèvement, voire à l’échec, car la forme de l’essai échappe à toute définition qui l’enfermerait à l’intérieur de limites qu’elle a pour vocation même d’éprouver et de déplacer[4] », note José Moure au terme d’un texte consacré à une « catégorie » aux contours difficiles à fixer. L’oeuvre de Claire Angelini témoigne de façon exemplaire de cette indécidabilité. Ses créations semblent en effet solidaires d’une idée du cinéma dont le mot « essai » peut être le nom : loin d’une conception classique, voire restrictive du documentaire, précise Moure, « dans le film-essai, le travail filmique se produit non à partir d’une réalité, mais à partir de matériaux sonores et visuels dont la structuration ou combinaison non seulement laisse visibles les traces d’un processus de pensée mais les incorpore à la texture même du film et joue sur leurs tensions[5] ». Non pas que la réalité comme « donnée » soit devenue secondaire, mais un principe d’agencement guide les choix de l’essayiste, lequel fait du montage son outil principal. On sait la portée critique qui peut être attachée à la question de l’essai. Sur ce point, partant de l’étymologie du mot, José Moure l’associe à quelques notions clefs, telles que « pesée, mise en balance, examen, épreuve, expérimentation, tâtonnement, expérience du monde, de vie et de soi[6] ». L’essai renvoie ainsi à « des oeuvres-limites, qui transgressent la logique de séparation des genres et/ou radicalisent une forme d’écriture et notamment celle du documentaire[7] ».

Cette radicalisation d’un geste documentaire conduit à mettre en avant un aspect essentiel du film-essai : sa capacité à révéler quelque chose de l’existant matériel. François Niney considère que les essayistes inventent de « puissants métissages entre documentaire et fiction qui nous révèlent d’autant mieux nos façons de voir et de croire, et le monde où nous évoluons[8]. » La dimension révélatrice du film (mais également de la photographie, de la vidéo, etc.) peut être associée à sa (leur) capacité à porter un regard critique sur les sociétés humaines, enjeu qui se trouve au centre des réflexions de Béla Balázs, Walter Benjamin ou encore Siegfried Kracauer[9]. Par conséquent, l’essai dialectise de façon manifeste subjectivité et objectivité, les essayistes défendant une conception politisée de leur art (citons Robert Kramer, Chris Marker, Agnès Varda ou encore Chantal Akerman) assumant la partialité de leur approche[10].

Dans ce cadre, les créations de Claire Angelini offrent l’occasion d’examiner la portée d’une telle conception du film-essai, en orientant l’analyse vers la place qu’occupe le témoin dans quelques oeuvres de la cinéaste. Cette dernière n’a en effet de cesse d’éprouver les contours de l’essai en accordant une place essentielle à cette figure : témoins de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Algérie, de la Retirada, etc. Mais c’est surtout la figure générique de « l’indésirable » qui occupe l’attention de Claire Angelini : celui qui est mis au ban de la société au nom d’impératifs nationalistes, hygiénistes, eugénistes parfois. Sur ce point, la réflexion du dernier Michel Foucault autour de la biopolitique constitue sans doute l’une des références essentielles de la cinéaste. Dans Et tu es dehors (2012), Claire Angelini met en scène un personnage-narrateur, témoin du 20e siècle, figure de l’indésirable, de l’Autre (il fut tour à tour le Fou, le Migrant, l’Étranger, etc.), dont la mémoire, fragile et fragmentaire, actualise des événements et des pratiques particulièrement barbares. Le centre de mise à mort du château de Hartheim, où s’est accompli le programme Aktion T4 (désignant la mise à mort des handicapés physiques et mentaux, par les nazis, entre 1939 et 1941), matérialise dans le long métrage l’aboutissement le plus tragique des discours et pratiques d’élimination des « indésirables », dont la généalogie remonte aux théories médicales et psychiatriques du 19e siècle[11]. Angelini mêle passé et présent, chargeant son actualité d’une histoire particulièrement lourde, qui se prolonge dans l’actualité de Dunkerque, où se trouve le narrateur.

Dans le film, M le maudit de Fritz Lang tient une place essentielle, son personnage principal y apparaissant comme l’incarnation même de l’exclu. Le narrateur-témoin de Et tu es dehors enveloppe les images de M par quelques propos qu’il importe ici de citer : « Ce qui a été fixé sur pellicule ce sont des instants de vie. Ils ont l’évidence d’une apparition. Les films comme les hommes traversent leur époque. Ils sont les témoins de quelque chose[12]. » Claire Angelini attache une attention toute particulière, dans ses oeuvres, aux films du passé, les mobilisant pour en actualiser la charge critique[13]. Dans Et tu es dehors, un réseau de la domination, justement, se fait jour. Helmut, dont la mémoire a permis de se confronter à la barbarie passée, finit par faire l’expérience de la barbarie présente : à Dunkerque, il croise les migrants, demandeurs d’asile, « les invisibles de notre époque[14] ». Le passé et le présent se télescopent, c’est la continuité de la violence subie par des êtres humains, quelles que soient leur origine, leur situation matérielle et historique, que filme Claire Angelini. Benoît Turquety, en commentateur averti de l’oeuvre de l’artiste, a résumé les enjeux de Et tu es dehors en manifestant tout ce que la lettre M pouvait condenser : « […] Claire Angelini est menée elle aussi par une rage, rage devant les continuités qui ne cessent de se prolonger et de se refaire, devant les situations qui se répètent à l’infini comme dans des miroirs, jusqu’à la nausée […]. Et tu es dehors dit cela : tout continue, ça ne s’arrête jamais. M = M = M = M… Militaires, meurtriers, médecins, mémoire, M le maudit ou M. ce patient traité par le Dr. Bertrand dans le film, migrants enfin, M.[15] »

Depuis le début des années 2000, entre Paris et Munich, Claire Angelini mène une réflexion sur les imbrications du cinéma, de l’histoire et de la mémoire, en situant la parole testimoniale dans des lieux aux multiples couches temporelles. En mobilisant une nouvelle fois les termes de José Moure, on peut alors dire que les essais de Claire Angelini travaillent la « tension » entre « matériaux visuels et sonores », entre parole du témoin et mise en image de ces lieux.

Le témoin et l’essai. Que dire des liens entre ce « personnage » et ce « registre » cinématographique ? Sans être nécessairement interdépendants, l’essai et le témoin n’en nourrissent pas moins une relation fructueuse : « S’emparant du film-essai, les artistes ouvrent des espaces de parole, mettent en place des dispositifs : entretiens, témoignages filmés, lieux de langage ou même quête d’une parole perdue[16] ». Chemin faisant, une autre « parole », celle de l’artiste, s’expose et s’offre en partage : « Affirmant la singularité de la pratique de la pensée, l’essai est avant tout une prise de parole. Cette pensée, cette parole, l’auteur l’assume et la fait découvrir en passant par le texte ou l’image. » Et c’est bien le présent de l’artiste qui se trouve mis en valeur dans la démarche de l’essayiste : « Parole temporelle, voire précaire, si l’essai se tourne vers l’histoire, c’est par articulation avec le présent, mais un présent qui manifeste sa subjectivité. S’énonçant comme il pense, il ne cautionne que lui-même. L’essai est une parole qui se tient devant les choses et devant le temps[17] ». En ce sens, j’aimerais ici considérer Claire Angelini elle-même comme un témoin. Plus précisément, suivant la typologie entourant le témoin, l’artiste pourra ici être considérée comme un témoin délégué, qui recueille la parole des témoins et par sa mise en scène affirme un discours critique[18]. Un témoin critique, en somme. Claire Angelini recueille la parole des vaincus de l’histoire, connecte le passé au présent pour rendre manifeste ce que les discours dominants ont tendance à effacer, ou au moins à sous-estimer : la pérennité de la barbarie.

La proximité du passé et du présent, la critique radicale de l’historiographie officielle, la dénonciation de toute forme de barbarie, celle du passé et du présent, ensemble, sont autant de sujets qui renvoient aux travaux de Walter Benjamin. Sur ce point, il importe ici de mettre en lumière le rapprochement qui peut être effectué entre la pensée critique du philosophe allemand, la « catégorie » de l’essai et la question du témoignage. Dans un ouvrage consacré aux formes de l’essai, Timothy Corrigan a mis en lumière les liens qui pouvaient exister entre les propositions de certains essayistes, Chris Marker exemplairement, et le concept d’« image dialectique » formulé par Benjamin dans ses notes des Passages[19]. On le sait, à la vision progressiste de l’histoire s’oppose, chez le philosophe, un modèle critique qui consiste à produire un choc entre « Autrefois » et « Maintenant[20] », aboutissant à « une constellation saturée de tensions[21] ». On retrouve avec ce dernier mot un terme essentiel exposé par José Moure dans son esquisse de définition de l’essai. L’enjeu est de briser « le continuum du cours de l’histoire »[22], modèle qui légitime la position des « vainqueurs[23] ». Cette historiographie critique inlassablement travaillée par Benjamin (avec une insistance accrue dans les années 1930) trouve dans la forme de l’essai cinématographique un prolongement fructueux. Dans cette perspective, le témoin peut tenir une place essentielle : « Following Benjamin, I would characterize essayistic agency within the current of historical events as the difference between witnessing events and recognizing events where the act of recognition is both a rescue and an expectation that reframes the act of witnessing[24] ». De tels propos renvoient très exactement aux productions de quelques essayistes de renom. Songeons ici tout particulièrement, outre Marker, à Varda, Kramer, Akerman, parmi bien d’autres évidemment, témoins critiques de l’histoire qui recourent à la parole des témoins pour produire un travail d’entrelacement de temporalités hétérogènes visant à inquiéter leur actualité. Voilà ce qui distingue fondamentalement cette conception du « témoin de témoin » de celle qui domine depuis une quarantaine d’années, le syntagme désignant un phénomène de transmission dont la « sacralité », pour le dire avec Catherine Coquio, conduit bien souvent à l’évacuation de toute charge critique : la théoricienne précise ainsi que « l’esprit critique le plus endormi est obligé d’ouvrir un oeil, sinon de se réveiller en sursaut[25] ».

2. Le témoin au centre d’une oeuvre intermédiale

Les oeuvres de Claire Angelini apparaissent comme de puissantes machines à ouvrir les yeux (et les oreilles). Pour s’en convaincre, on peut dire que l’intermédialité constitutive de son travail permet de dessiner au moins deux voies en vue de l’analyse de ses créations[26]. La première consiste à considérer la manière dont la cinéaste prolonge des interrogations autour d’un sujet en mobilisant différents supports médiatiques. Prenons un exemple. Le retour au pays de l’enfance, réalisé en 2009, est son premier long métrage. Trois femmes ayant connu l’exil racontent des fragments de leur existence. Des plans des territoires où elles vécurent leurs premières années (en France, en Pologne, en Algérie) accompagnent, au présent, leurs témoignages. C’est un procédé auquel Claire Angelini recourt très régulièrement. C’est la guerre que ces femmes racontent : la Seconde Guerre mondiale pour Marie-Hélène (originaire de Normandie) et Sieglinde (son enfance s’est déroulée en Poméranie), la guerre d’Algérie pour Narriman. La stratification temporelle en jeu dans ce film s’avère particulièrement complexe, d’autres guerres surgissant dans le discours des protagonistes au fil de leurs récits : Narriman a vécu à Verdun, à proximité du cimetière où sont enfouies les victimes du premier conflit mondial; c’est la guerre de Trente Ans qui jaillit dans la mémoire de Sieglinde, au moment où celle-ci se souvient d’une comptine; ce sont encore les guerres d’Algérie qui se manifestent dans le film, entre 1870 (la « conquête » française) et les années 1954–1962, années durant lesquelles la France, apprend-on dans le long métrage, expérimente le napalm. L’histoire comme champ de ruines se manifeste ici de façon transparente. Le film confronte ce passé douloureux à un présent particulièrement sensible, le temps d’« Autrefois », pour mobiliser le vocabulaire benjaminien, rencontrant le « Maintenant » de chaque témoin, alors que l’image traduit une actualité où la pauvreté, la difficulté des existences, la douleur de l’exil persistent.

Soit un film. Considérons ici deux formes de prolongements proposées par l’artiste. La première concerne l’installation. En 2012, au musée d’art contemporain de Santiago du Chili, Claire Angelini propose un dispositif à double écran, qui reprend la structure du film mais pour en modifier la matérialité, et par là susciter une nouvelle expérience spectatorielle : « L’installation, qui s’éprouve ici comme un film scindé en deux corps, via la duplication écranique, dessine la confrontation possible du spectateur à un voyage fondateur du temps politique en tant que mémoire territorialisée puis exposée[27] ». Sur le site de Claire Angelini, dont il faut dire ici qu’il est pensé selon une logique intermédiale, croisant notions et médias essentiels dans la démarche de l’artiste (voir les figures 1 et 2), un schéma dessiné par l’artiste rend manifeste l’attention portée au regard du spectateur, lequel navigue entre les écrans, « comme si le travail de mémoire se concrétisait dans le morcellement sensible des espaces traversés, redoublé pour le spectateur dans le lieu concret de la projection par cette présence de deux écrans jumeaux[28] » (voir la figure 3).

Figure 1

Page d’accueil du site de l’artiste, https://claire-angelini.eu/art/intro.html, (consultation le 6 juillet 2021).

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Figure 2

Partie de l’écran s’affichant après avoir cliqué sur le mot « Histoire » dans la page d’accueil du site de l’artiste, https://claire-angelini.eu/art//histoire.html, (consultation le 6 juillet 2021).

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Figure 3

Schéma de Claire Angelini pour sa proposition d’installation, Le retour au pays de l’enfance, programmée en 2012 au Multiple/MAC de Santiago de Chile, Chili, disponible sur le site de l’artiste, https://claire-angelini.eu/art/le-retour-installation.html, (consultation le 6 juillet 2021).

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Loin de témoigner d’une simple coexistence médiatique, le travail de Claire Angelini ne cesse de mettre à l’épreuve les frontières artistiques, participant à leur porosité afin de développer, préciser, déplacer des propositions politico-esthétiques en d’autres milieux. Sur ce point, ce qu’affirmait Agnès Varda à l’occasion de l’exposition « LA MER… ET SETERA » (organisée en 2009 au Centre Régional d’Art Contemporain à Sète[29]) me semble parfaitement correspondre aux enjeux attachés à la démarche angelinienne. Connaissant l’importance de Foucault dans les réflexions politiques de l’essayiste, on sera particulièrement attentif à la notion de « dispositif ». Aux dispositifs de pouvoir analysés par le philosophe en son temps répondent les dispositifs critiques de certains artistes défendant une politisation de leur art : « Il ne faudrait pas dire “installation”. On ne s’installe pas, on n’installe pas les choses, il faudrait mieux dire : des dispositifs d’images et de sons. L’important est : comment on présente ? Certaines formes engendrent certains rapports aux gens qui regardent. Ces dispositifs permettent de jouer sur des variations, d’une manière impossible avec un film[30] ».

L’autre forme de prolongement concerne le dessin. Par ce biais, Angelini travaille de façon condensée les motifs du paysage et de la cicatrice, du territoire et de la douleur. La série Le blanc de l’histoire (2013) en témoigne exemplairement (voir la figure 4). Chaque ensemble de dessins, dit l’artiste, obéit à un « principe sériel » qui est « souvent lié à l’actualité d’un projet, filmique ou photographique[31] ». Benoît Turquety a noté le caractère faussement abstrait de ces réalisations, plus figuratives qu’il n’y paraît au premier instant : « […] L’abstraction dans ces dessins est relative ou fausse ou problématique […]. Car ces dessins sont bien sûr des paysages ». Plus loin, l’auteur précise que ces oeuvres exposent les « Cicatrices zébrées, suturées, ou ouvertes, [qui] marquent ces paysages devenus peau ou corps, leur donnent ou imposent un passé, celui de la griffure comme sur le papier, et celui parfois de la guérison en cours[32] ». On pensera ici à la douleur des témoins du film réalisé en 2009, confrontés à des territoires associés à la souffrance qui fut celle de leur enfance, et qui persiste à l’âge adulte.

Figure 4

Claire Angelini, « DESSEIN DE DESSINS », Le blanc de l’histoire (extrait), 2013, disponible sur le site de l’artiste, https://claire-angelini.eu/art/dessein-dessin-le-blanc.html, (consultation le 6 juillet 2021).

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Cet attrait pour un espace autre rapproche Claire Angelini de quelques essayistes qui ont navigué entre divers supports médiatiques. Songeons, outre Agnès Varda, à Chris Marker, à Jean-Luc Godard, ou encore à Chantal Akerman. C’est bien l’idée d’une « politisation de l’art[33] » qui semble motiver des démarches parfois très différentes. Et c’est là que l’on peut mettre en correspondance un enjeu lié à la fois à l’essai et à l’intermédialité : la mise en mouvement perpétuel d’une pensée — ici, critique. Dans une conférence tenue en 2014, Claire Angelini cite le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh, dont on sait l’attention particulière accordée à la parole des témoins, pour se reconnaître dans ses propos : « Je n’ai jamais envisagé un film comme une réponse ou comme une démonstration, je le conçois comme un questionnement[34] ». L’essai et l’investissement de médias divers permettent à la cinéaste de répondre à cette exigence. La pensée critique, qu’elle passe par le canal de l’art, de l’histoire, de la philosophie, etc., suppose un redéploiement constant d’interrogations, de remises en cause de présupposés : l’esprit reste ainsi en alerte, l’oeil grand ouvert.

L’autre voie conduisant à penser l’intermédialité chez Claire Angelini correspond à la façon dont l’artiste travaille, à l’intérieur de nombre de ses oeuvres, les rapprochements entre médias divers. S’appuyant sur un texte de Jürgen Müller, Rémy Besson définit cette « acception » de l’intermédialité en tant que phénomène de « coprésence[35] ». Différentes « formes d’hybridation médiatique[36] » parsèment l’oeuvre d’Angelini. Dans Et tu es dehors, c’est l’image vidéo qui intègre l’espace filmique, au moment où une soignante lit le témoignage d’une ancienne employée de l’hôpital psychiatrique d’Armentières (voir la figure 5); dans Chronique du tiers-exclu (2017), film qui prolonge Et tu es dehors en travaillant avec les patients du même hôpital qui interprètent les témoignages d’anciens membres du personnel de l’institution, Claire Angelini fait le choix d’un dispositif qui par sa frontalité renvoie au théâtre tout en travaillant « une esthétique proche du cinéma des premiers temps[37] » (voir la figure 6).

Figure 5

Capture d’écran du film Et tu es dehors, Claire Angelini, 2012.

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Figure 6

Capture d’écran du film Chronique du tiers-exclu, Claire Angelini, 2017.

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Dans Ce gigantesque retournement de la terre (2015), ce sont des photogrammes (déchirés) et des photographies, représentant d’abord des ruines puis un édifice religieux intact, qui apparaissent à l’écran, au moment où un enfant lit un extrait des B. B. V. de Jules Supervielle (1949) (voir la figure 7). Le sigle renvoie aux Bombes de Bonne Volonté imaginées par le poète franco-uruguayen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[38]. Dans le texte, un inventeur crée des bombes réparatrices : en y glissant l’image des bâtiments reconstruits, ces dernières permettent de réparer ce que d’autres bombes ont détruit. C’est donc en croisant différents médias (film, photogramme, photographie, livre) que Claire Angelini alimente un cinéma critique où la question de la réparation, de la restauration, centrale, on l’a vu, dans la définition benjaminienne de l’essai proposée par Timothy Corrigan, devient manifeste.

Figure 7

Captures d’écran du film Ce gigantesque retournement de la terre, Claire Angelini, 2015.

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Enfin, le phénomène de « coprésence » médiatique peut être envisagé d’une autre manière encore. Dans un texte paru en 2000, François Albera proposait, en ouverture d’une « archéologie de l’intermédialité », de considérer comme « cinéma d’exposition » des oeuvres témoignant d’une « greffe » du modèle de l’installation : « Aussi parlerons-nous d’un “cinéma d’exposition”, par analogie avec la situation spatio-temporelle de l’exposition artistique […] et avec l’activité qu’elle induit de la part du spectateur-visiteur : déplacement plus ou moins aléatoire, temporalité variable, faisceaux de récits saisissables par “tous les bouts”[39]. » De tels propos permettent une fois de plus de relier ce qui caractérise essai, intermédialité et témoignage. Ce sont bien souvent des bouts de discours prononcés par des témoins que Claire Angelini articule à des images de lieux, de paysages, de ruines. On pourra parler d’un effet-installation pour caractériser de tels films, ce qu’une étude de cas consacrée à La guerre est proche (2011) permettra de préciser.

3. « Cinéma d’exposition », témoins, historiographie critique : autour de La guerre est proche (2011)

La guerre est proche est un film consacré au camp de Rivesaltes, situé dans les Pyrénées-Orientales. Il est l’un de ces multiples « camps de la honte », ainsi que les a désignés Anne Grynberg dans un ouvrage consacré à ces lieux d’enfermement dans lesquels furent retenus prisonniers, en France, nombre de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale[40]. Mais deux particularités du camp de Rivesaltes, qui renvoient très précisément à ce qui fonde le cinéma de Claire Angelini, méritent d’être relevées. D’une part, son histoire se trouve particulièrement étendue : construit en 1936, l’État français l’utilise jusqu’en 2007. D’autre part, et en lien avec ce premier point, le camp a servi à retenir différents groupes humains : Espagnols de la Retirada, Juifs de la Seconde Guerre mondiale, Harkis à la fin de la guerre d’Algérie, puis étrangers en situation irrégulière de 1986 à 2007. La « rage » dont parlait Benoît Turquety à propos de Claire Angelini dans son commentaire de Et tu es dehors, « rage devant les continuités qui ne cessent de se prolonger et de se refaire[41] », se manifeste donc à nouveau dans La guerre est proche.

Un « principe constructif[42] » guide les choix de la cinéaste au moment de s’atteler à ses créations. Dans La guerre est proche, ce « principe » possède un nom : « Oratorio[43] ». Rappelons-en la définition : « Oeuvre lyrique dont le sujet, essentiellement religieux, est développé sous la forme d’un dialogue dramatique faisant alterner choeurs, arias et récitatifs[44] ». Quatre parties structurent l’essai : « 1. l’architecte »; « 2. l’Espagnol »; « 3. la Harki »; « 4. la militante ». Le premier est un personnage-narrateur, uniquement présent vocalement (un autre essayiste, Boris Lehman, lui prête sa voix), qui décrit le camp de Rivesaltes au présent. Il s’agit de la partie la plus longue du film, durant laquelle la cinéaste ausculte le camp, ses débris, à travers une série de plans fixes (voir la figure 8). Le second est un témoin de la Retirada, qui décrit l’expérience éprouvante du lieu qui fut la sienne lorsqu’il était enfant. La troisième était également enfant lors de son passage dans le camp, victime du sort promis aux Harkis présents sur le territoire français à la fin de la guerre d’Algérie. Enfin, la quatrième tient un discours qui connecte les précédents témoignages à un passé bien plus récent, décrivant les conditions de vie des clandestins arrêtés sur le territoire français, emprisonnés à Rivesaltes (jusqu’en 2007) avant d’être expulsés du pays.

Figure 8

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Ainsi, Claire Angelini propose au spectateur une expérience à travers laquelle ce dernier visite le camp de Rivesaltes en ruine et se heurte à des temporalités variées, les différents témoignages renvoyant aux époques durant lesquelles l’État français a mené une politique de mise au ban des « éléments indésirables ». Le syntagme renvoie à une circulaire datée du 14 avril 1938, soit le jour de l’entrée en fonction du premier ministre Édouard Daladier, dans laquelle Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, affirme vouloir « débarrasser notre pays des éléments étrangers indésirables[45] ». Un décret suivra quelques mois plus tard, le 12 novembre 1938, cosigné par Sarraut, Daladier et le ministre de la Justice Paul Marchandeau, adressé au président de la République. Claire Angelini cite ce décret au moment de conclure son film (voir la figure 9). Par ce biais, c’est le présent que la cinéaste interpelle, questionne, dénonce. L’année 2007 est celle de la fermeture du camp, l’année 2011, celle de la réalisation du film. C’est aujourd’hui. Actualité qui témoigne, toujours, d’une volonté d’exclure les « indésirables » de notre époque : étrangers en situation irrégulière, migrants, exilés.

Figure 9

Capture d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Ce sont des questions d’histoire et de cinéma, ensemble, que se pose l’artiste, ce dont La guerre est proche et les discours qui l’entourent témoignent exemplairement. Dans un texte issu d’une conférence consacrée à ce film, la cinéaste déclare par exemple :

La démarche du cinéaste ou de l’artiste attentif aux dimensions historiques de ses objets, voire de l’historicité de ce qu’il filme, enregistre et capte, est appelée asymptotiquement à rejoindre celle de l’historien : celui-ci n’est-il pas sans cesse ramené à ses sources pour refonder ses schémas d’intelligibilité, confectionner de nouveaux filets dont les mailles seront susceptibles de ramener d’autres poissons ? Le recours des historiens à l’image, aux témoignages, à des méthodologies plus indiciaires que structurales va en ce sens[46].

« Asymptotiquement » : l’adverbe dit bien rapprochement, et non confusion. On pensera ici aux derniers travaux de Siegfried Kracauer, connectant « médias photographiques » et « histoire », non pas pour les confondre totalement, mais pour relever leur très grande proximité[47]. Chez le théoricien allemand, l’attachement au « réel » (la « tendance réaliste ») se voit conjugué à une dimension créatrice (la « tendance formatrice ») où la subjectivité, ici de l’historien, là du photographe ou du cinéaste, devient manifeste.

Certains discours d’historiens et d’historiennes rejoignent cette conception qui se désolidarise vigoureusement du positivisme en histoire. Songeons à Arlette Farge, à Sophie Wahnich. Plus éloignés dans le temps, songeons aux historiens des Annales, Lucien Febvre par exemple, qui mobilise le modèle filmique pour insister sur la subjectivité de l’historien, sur l’importance de son actualité : « L’Histoire aussi crée son objet. Elle ne le crée pas une fois pour toutes. Aussi bien, toute Histoire est-elle fille de son temps. Mieux, il n’y a pas l’Histoire. Il y a des historiens. Dont chacun, suivant les besoins qu’il tient de son pays, de son âge, de son siècle, révèle de l’immense film du passé, telle partie plutôt que telle autre[48]. » Plus loin, dans un vocabulaire qui n’est pas sans rappeler celui de Walter Benjamin, Febvre ajoute : « Le passé, c’est une reconstitution des sociétés et des êtres humains d’autrefois par des hommes et pour des hommes engagés dans le réseau des réalités humaines d’aujourd’hui[49] ». Voilà une déclaration qui très précisément recoupe ce qui est en jeu dans un film comme La guerre est proche. L’objectif est bien de questionner une actualité, celle du tournant des années 2010, où la barbarie persiste, à travers le sort réservé aux vaincus de notre temps. C’est l’interminable de la barbarie que Claire Angelini remet en question, utilisant le film pour témoigner de son inquiétude, rejoignant ainsi ce qu’un autre historien des Annales, Fernand Braudel, pouvait écrire à propos de Jacob Burckhardt :

[…] Durant l’hiver qui suit la guerre franco-allemande de 1870–1871, quel témoin mieux à l’abri que Jacob Burckhardt en sa chère Université de Bâle ! Et cependant l’inquiétude lui rend visite, un besoin de grande histoire le presse. Son cours porte, ce semestre-là, sur la Révolution française. Elle n’est, déclare-t-il dans une trop juste prophétie, qu’un premier acte, un lever de rideau, l’instant initial d’un cycle, d’un siècle de révolutions, appelé à durer... Siècle interminable, en vérité, et qui marquera de ses traits rouges l’étroite Europe et le monde entier[50].

Trente ans plus tard, Braudel, dans une série d’articles publiés dans le Corriere della Serra, parlera justement des « pulsations interminables » du passé, affirmant préférer cette notion d’« interminable » à la formule « longue durée » pour signifier le caractère stagnant qui peut être celui de l’histoire : « tour à tour force d’épanouissement et force de stagnation et de recul[51] ». L’inquiétude semble bien rendre visite à Claire Angelini, filmant une forme d’interminable dont le camp se fait le témoin.

Toutefois, dans ses propos, Claire Angelini prend soin d’insister sur la distinction qui reste essentielle entre son travail et celui de l’historien, détaillant ce qui fonde sa démarche : « C’est-à-dire à partir d’une pratique qui croise le travail des historiens — puisque je m’intéresse à des objets, des documents, des lieux traversés ou définis par l’histoire — mais selon une modalité particulière, attachée à l’épaisseur plastique, aux singularités, voire à la dimension ‟événementielle” des objets[52] ». Ainsi l’artiste peut-elle résumer l’enjeu qui se trouve au centre de son travail de la manière suivante : « Se servir du témoignage, mais pour en faire autre chose, pour en faire de la mise en scène[53] ».

De quelle manière cette conception, au croisement de l’art et de l’histoire, se traduit-elle dans La guerre est proche ? Exemplaire de cette mise en tension de matériaux hétérogènes propre à l’essai, ce film « d’exposition » articule témoignages, chants, musique, citation littéraire, commentaire d’architectes aux plans, au présent, du camp et ce qui l’entoure : routes, voie ferrée (motifs qui traduisent l’idée d’exil, de déplacement, qu’ont connu les différents internés du camp), éoliennes, champs. Ce sont bien souvent des plans fixes, relativement longs, qui structurent le film, renvoyant sans nul doute à cet « interminable » en histoire rencontré à l’instant. C’est en réaction à un projet de mémorial, une « mise en boîte de la mémoire[54] » selon les termes de Claire Angelini, que le film a vu le jour[55] (voir la figure 10). Par les moyens du cinéma, il s’agit de s’écarter de la vision promue par l’État, quelque peu oublieux de la situation présente — songeons à la politique migratoire tenue par la France dans les années 2010. L’État, dit par exemple Pierre Bourdieu, « institue et inculque des formes symboliques de pensée commune, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des formes étatiques de classification ou, mieux, des schèmes pratiques de perception, d’appréciation et d’action[56] ». C’est au fond schèmes contre schèmes : aux dispositifs étatiques peuvent s’opposer des dispositifs artistiques à même d’en contrer les logiques apparentes.

Figure 10

Mémorial du camp de Rivesaltes. Photographie de M. Hédelin et la Région Languedoc-Roussillon, disponible sur Archdaily.com, www.archdaily.com/806473/the-rivesaltes-memorial-rudy-ricciotti-plus-passelac-and-roques, (consultation le 6 juillet 2021).

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C’est surtout l’articulation témoins/ruines qui est au travail dans le long métrage. La ruine a dans ce film une fonction métonymique : en disant la violence subie par les matériaux du camp, Claire Angelini rend sensible celle subie par les êtres humains qui ont connu ce lieu : « Seuls les témoins, dit la cinéaste, ceux qui avaient subi Rivesaltes, sa plaine aride, le froid pénétrant de la Tramontane, le manque de chauffage, la misère physique et morale, étaient à même de nous rendre palpables ces usages et ces époques de l’enfermement[57] ». Pour l’artiste, « Rivesaltes est comme une ville témoin, qui conserve des traces, mais les traces au fond de la façon dont les gens ont pu vivre dans le lieu, des conditions extrêmes qui leur étaient faites, et ces conditions extrêmes sont portées par ces ruines[58] ». Le motif de la ruine possède une fonction potentiellement critique. Dans son dernier manuscrit, Benjamin, on le sait, décrit « l’Ange de l’histoire » comme un témoin impuissant, emporté par la tempête du progrès, alors qu’« une seule et unique catastrophe […] sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds[59] ». Le camp de Rivesaltes traduit une telle conception (critique) de l’histoire, puisqu’il apparaît comme « un lieu qui témoigne d’une continuité dans l’enfermement de ceux qu’on appelle les “étrangers indésirables”[60] ». Si l’on a pu parler d’une « poétique de la ruine[61] » caractérisant nombre d’oeuvres d’art de la fin du 20e siècle, il s’agit ici d’insister davantage sur l’idée d’une « politique de la ruine », qui sans oublier le « poétique », impose un regard critique sur la société, la domination, l’histoire.

Certains passages du film rendent particulièrement bien compte de cette connexion entre victimes dont les histoires diffèrent, mais qui se trouvent unies par une même communauté de destins. Arrêtons-nous sur le témoignage de « la Harki ». Enfant, elle fait l’expérience du camp. C’est en partie par son témoignage que passe la mémoire des Juifs qui ont connu le « Drancy de la zone libre[62] », aucun de leurs rescapés n’apparaissant dans le long métrage (précédemment, « l’Espagnol » a également évoqué les Juifs du camp). En début de séquence, à la suite du plan d’un enfant endormi dans un environnement précaire, plan qui réapparaîtra au cours du témoignage de la Harki (voir la figure 11), on entend un chant interprété par la mezzo-soprano Anne-Sophie von Otter. Il s’agit de Wiegala, berceuse écrite et composée par Ilse Weber pour les enfants du camp de Theresienstadt, alors qu’elle y est internée en 1942. Elle sera assassinée à Auschwitz le 6 octobre 1944. C’est la deuxième fois que l’on entend Wiegala, puisque la voix de von Otter accompagne les premiers plans du film :

Pour moi, cette musique fait partie des petites pierres qui sont posées dans le film. Elles parlent en creux de l’absence des seuls témoins qui ne peuvent pas témoigner, parce qu’ils ont été assassinés : les juifs. C’est la raison pour laquelle j’ai pris cette chanson et parce que, justement, il est question d’un enfant et du fait que le monde ne s’intéresse pas au sort de cet enfant, comme le monde ne s’est pas intéressé au sort des enfants juifs internés, au sort des enfants harkis…[63]

Au début de la séquence consacrée à la Harki, la voix de la chanteuse est peu à peu recouverte par un son de plus en plus éprouvant, bruit de sauterelles combiné avec celui d’une éolienne dont l’ombre apparaît dans le champ de la caméra (voir la figure 12). C’est ainsi que Claire Angelini opère une transition entre la douceur de la berceuse et le témoignage empreint de tragique de la survivante du camp : « Considéré comme superflu dans la production dominante, écrit Édouard Arnoldy, le bruit est symptomatiquement le point de rencontre de films qui ont pour priorité d’interroger les capacités singulières du cinéma à explorer le réel, à le re-voir et à le ré-entendre autrement », le théoricien de l’histoire du cinéma ajoutant que « le bruit qui éprouve le dispositif cinématographique est possiblement l’indice ou le marqueur d’un cinéma critique[64] ».

Figure 11

Figure 12

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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C’est donc l’enfance que la Harki raconte, d’une voix fragile, sanglotant parfois, bégayant tout au long de son propos. Ce sont des spectres qu’elle évoque : elle a autour de six ans, elle et « le vieux », dit-elle, voient des soldats nazis « traverser le mur »; à « deux heures du matin », elle « entend […] des enfants rigoler »; elle évoque un charnier situé sous le camp, où les corps de Juifs morts au camp auraient été enterrés. Pendant la séquence, des bruits d’enfants, qui semblent s’amuser, accompagnent son récit. À l’image, l’ombre des hélices d’une éolienne semble entretenir une correspondance figurative avec le récit spectral de Marianne. Celle-ci dit bien qu’il s’agissait là d’« hallucinations ». En effet, son témoignage ne renvoie pas à une vérité historique : nul fantôme nul charnier sous le camp. Néanmoins, il reste, malgré tout, une vérité du témoignage : « La vérité d’un témoin dans un documentaire n’est pas ce qu’il a été, ce qui lui est arrivé, mais rien d’autre que la réalité de ce témoin filmé au présent[65] ». On pourra certes nuancer un tel propos, le passé ayant ici son importance. Toutefois, Claire Angelini semble bien insister, dans sa mise en scène, sur ce dont le présent du témoin témoigne : le traumatisme, l’écho persistant d’une enfance douloureuse.

Figures 13 et 14

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Le récit de « la Harki » est scindé en deux. Une pause coupe le fil de son discours. Durant cette pause, la cinéaste fait le choix de découper le corps du témoin : assise, seul le visage du témoin reste dans un premier temps hors champ, avant qu’un plan resserré sur ses mains rende manifeste sa nervosité (voir les figures 13 et 14). Ce choix fait écho aux images du premier témoin du film, « l’Espagnol », lui aussi « fragmenté », en trois temps le concernant, d’abord un très gros plan des yeux, suivi d’une main tenant une serviette, ses pieds et une partie de ses jambes enfin (voir les figures 15 à 17). Les témoins apparaissent peu dans La guerre est proche (« la militante » n’existera que vocalement), Claire Angelini étant attachée à ce que raconte la voix de celles et ceux qu’elle enregistre, orientant très souvent ses mises en scène vers une articulation voix / lieux.

Figures 15, 16 et 17

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Au plan des mains de la Harki succède un très lent fondu enchaîné, à la suite duquel apparaît un mur du camp. Un panoramique permet de glisser le long du mur, pour aboutir à l’image de débris, tuiles et pierres éparpillés au sol (voir les figures 18 à 20). Ce passage, qui interpelle en ceci qu’il rompt (avec quelques autres passages) avec la « logique du plan fixe » caractérisant l’essai, synthétise les enjeux du film, à travers cette connexion entre témoin et lieu : le morcellement qui les caractérise (physique — corps découpé, verbal — bégaiement, ruines du camp) renvoie à la violence subie.

Figures 18, 19 et 20

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Cette épaisseur plastique, on la retrouve peu après, à travers une rime visuelle, au moment où s’achève la deuxième partie du témoignage. Deux plans, séparés, une nouvelle fois, par un fondu enchaîné, présentent le visage du témoin (son visage est le seul qui apparaît entièrement dans le film), le vent qui passe dans ses cheveux, puis des arbustes subissant la tramontane (voir les figures 21, 22 et 23). Cette rime visuelle renvoie à la violence subie par le lieu et par les groupes humains qui en ont fait l’expérience tout au long du 20e siècle.

Figures 21, 22 et 23

Captures d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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Conclusion : « Pour tous les accusés, présents et à venir »

Certains cinéastes, certains historiens peuvent être considérés comme les dépositaires du programme laissé par l’Ange dans la célèbre thèse numérotée IX de Sur le concept d’histoire : « […] S’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré[66] ». Certains explicitent cet héritage — Jean-Luc Godard, Arnaud Des Pallières, Chantal Akerman du côté des cinéastes; Arlette Farge, Carlo Ginzburg, Sophie Wahnich du côté des historiens. D’autres, sans se référer au philosophe allemand, répondent à travers leur démarche aux impératifs critiques développés par Benjamin au cours de son itinéraire intellectuel — songeons à Varda, à Marker; à Febvre, à Braudel. Claire Angelini se réfère à Benjamin, que ce soit dans son oeuvre (Benjamin est cité, avec entre autres Farge et Ginzburg, dans Et tu es dehors) ou dans ses interventions[67]. Un film comme La guerre est proche traduit une conception de l’histoire qui, par les moyens du film, connecte le passé au présent : l’actualité (du film, de l’histoire) se trouve alors visée et remise en cause, loin des discours officiels qui bien souvent neutralisent le passé (par des dispositifs variés) tout en fermant les yeux sur le présent.

Ouvrir les yeux : au tout début de La guerre est proche, un long plan fixe présente l’intérieur d’un baraquement. L’image est d’abord entièrement noire. Puis se dessinent petit à petit les lignes d’une bâtisse, jusqu’à ce que l’espace soit suffisamment éclairé (par la lumière du jour) pour que le spectateur y distingue des poutres, la toiture dévastée, les murs abîmés (voir la figure 24). Claire Angelini nous fait sortir, peu à peu, de l’obscurité. Un extrait du Dernier jour d’un condamné (Victor Hugo, 1828), célèbre charge contre la peine de mort, est lu par un enfant. Dans le fragment cité, il est question de ténèbres, de vent. C’est le ressenti du condamné, dans le fameux texte de l’écrivain romantique, qui est partagé à cet instant. Dans une préface parue quelques années après la publication de son oeuvre, Hugo affirme qu’il a voulu écrire « une plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir; c’est le grand point de droit de l’humanité allégué et plaidé à toute voix devant la société, qui est la grande cour de cassation […][68] ». Dans l’essai d’Angelini, le matériau textuel entre en correspondance avec tous les vaincus du film, la cinéaste recevant le témoignage de Victor Hugo pour mieux en actualiser la charge critique.

Figure 24

Capture d’écran du film La guerre est proche, Claire Angelini, 2011.

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La politisation du regard sur l’histoire peut être l’affaire du cinéaste, de l’historien. Elle peut être l’affaire du spectateur, du lecteur. Voilà certainement ce qui constitue l’une des grandes leçons de Fernand Braudel, dont les mots qui suivent, écrits au soir de sa vie, rencontrent de façon exemplaire la démarche d’une artiste critique comme Claire Angelini. Parlant du travail de reconstruction du passé, Braudel concluait l’un de ses Écrits sur le présent ainsi : « Mais chacun de nous, prenant le jeu à son compte, peut […] faire dériver [le passé] jusqu’au temps présent. Là aussi, à sa guise, si le coeur lui en dit, il rêvera à ce qui aurait pu être, il refera l’histoire de son propre temps pour la mieux comprendre. N’aurait-elle pas besoin d’être sérieusement revue, et corrigée[69] ? ».