Article body

Introduction

Les très petites entreprises[1] sont des acteurs de poids dans le dynamisme économique d’un pays. Souvent peu visibles dans le paysage économique français, elles représentent pourtant 65,5 % des entreprises en activité, emploient environ 18,8 % des salariés du secteur concurrentiel et réalisent 17,1 % de la valeur ajoutée totale du pays (Insee, 2015). Chaque année, des milliers d’entre elles sont transmises. Ce phénomène n’est pas en soi nouveau, mais l’évolution démographique des dirigeants d’entreprises françaises aspire à en faire une préoccupation de premier plan pour les décideurs politiques et économiques. Différentes études et rapports se succèdent (Commission européenne, 2013 ; Dombre-Coste, 2015) pour souligner l’importance et la complexité du phénomène ainsi que les difficultés rencontrées par les cédants et repreneurs tout au long du processus de transmission-reprise. Parmi les 75 000 entreprises transmises chaque année en France, la majorité d’entre elles sont reprises par des repreneurs personnes physiques externes sans aucun lien avec l’entreprise (Observatoire CRA, 2017). Compte tenu du nombre de moins en moins important de transmission familiale (Mahé de Boislandelle et Estève, 2015), la reprise par une personne physique externe (RPP)[2] est un phénomène qui tend à progresser. Il s’agit d’une pratique longue et risquée (Deschamps et Paturel, 2009). Si, globalement, les difficultés financières et techniques de l’opération semblent bien identifiées et préparées par les repreneurs aidés de leurs accompagnants, les problématiques humaines sont, à l’inverse, fréquemment sous- estimées, voire négligées. Ceci semble paradoxal dans la mesure où l’aspect humain demeure la clé d’une reprise réussie (Boussaguet, 2005). Insuffisamment informés et préparés et face à l’ampleur des difficultés, notamment humaines, provoquées par le changement (adaptation à leur nouvelle vie, attitudes des salariés face au nouveau dirigeant…), les repreneurs se trouvent souvent surpris et désarmés au moment de leur arrivée dans l’entreprise.

La littérature perçoit le transfert de direction comme un événement important dans la vie de toute organisation. Il s’agit d’un changement majeur (Donckels, 1995 ; Haddadj et D’Andria, 2001 ; Mouhli, 2016), un tournant dans la vie des salariés et des dirigeants qu’il faut savoir négocier. Pour de nombreux auteurs, l’entrée en fonction du repreneur, ultime étape du processus repreneurial (Deschamps, 2000), revêt une importance capitale dans la réussite entière du projet (Boussaguet, 2005 ; Picard et Thévenard-Puthod, 2006 ; Berger-Douce et Deschamps, 2010). Elle concentre et condense, dans un minimum de temps, tout un ensemble de problématiques fondamentales du management d’une organisation (Rollin, 2006). Bien que de plus en plus reconnue comme décisive, cette période demeure encore et toujours peu étudiée sur le plan scientifique. Parmi les quelques travaux entrepris, nous citerons ceux portant sur la socialisation organisationnelle (Boussaguet, 2005), le deuil (Bah, 2006), l’identité (Bouchikhi, 2008 ; Picard, 2009), ou encore les représentations sociales (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). Ces recherches présentent de réels apports dans la compréhension des difficultés à surmonter pour augmenter les chances de réussite des reprises d’entreprises. Elles mettent en évidence l’importance des dimensions sociale et cognitive dans la compréhension des comportements des différents groupes d’acteurs concernés (salariés, repreneurs, cédants). Ces travaux précurseurs doivent toutefois être prolongés par une approche insistant davantage sur les conséquences du changement sur les schémas interprétatifs des individus ainsi que sur les échanges intersubjectifs qui en découlent. Dans le cas d’une modification aussi importante pour l’organisation, mais aussi dans la vie des acteurs qui la composent (Boussaguet, 2005), il est nécessaire de mieux comprendre la manière, dont ces derniers la perçoivent et s’engagent dans un nouveau système d’actions organisées. Pareille investigation permettrait d’améliorer significativement les chances de succès durant cette phase cruciale de la vie d’une organisation. L’insuffisance de connaissances au sujet de la période postreprise apparaît d’autant plus manifeste lorsqu’il s’agit des TPE. Pourtant, pour de nombreux auteurs, ce type d’entreprise « à taille humaine » présente un certain nombre de spécificités (rôle central du dirigeant, effectif réduit, relation d’interdépendance voire fusionnelle entre le dirigeant et son entreprise, un système d’information simple et peu structuré) susceptibles d’impacter lourdement le déroulement de l’entrée en fonction du repreneur. Beaucoup d’entre elles se mutent en « effet complexifiant » (De Freyman, 2009, p. 59) compliquant d’autant sa prise de fonction.

Les principales questions qui ont motivé notre travail sont les suivantes. Quelles sont les causes des difficultés rencontrées par les repreneurs de TPE saines au moment de leur entrée en fonction ? Comment des individus travaillant dans une petite structure perçoivent-ils le changement de dirigeant et comment s’engagent-ils dans un nouveau système d’actions organisées ? Nous adoptons une lecture processuelle et interprétative du changement, en particulier, nous mobilisons l’approche par la construction de sens pour comprendre le phénomène. Au sein du courant interprétativiste, les théories de la construction de sens sont apparues comme particulièrement riches et originales pour décrire et comprendre ce qui se passe au moment où le repreneur prend « en mains » l’entreprise. Cette approche psychosociale fait percevoir l’arrivée d’un nouveau dirigeant dans un petit groupe d’individus comme un changement écologique, une interruption du flux courant d’activité et une perturbation de nature à déstabiliser sérieusement la perception que chacun des acteurs a de son environnement. L’équivocité produite par l’événement bouscule le système de rôle en vigueur dans l’organisation et perturbe grandement l’action coordonnée. Il appartient au repreneur, en tant que nouveau leader, d’aider les individus à donner un sens à un environnement changeant et confus. Via la multiplication des interactions, un processus de construction collective de sens prend forme. Nous ambitionnons de décrire ce processus en nous appuyant sur la grille de lecture fournie par Weick (1979), notamment le modèle E-S-R.

Le présent article s’articule autour de trois parties. La première partie vise à présenter le cadre conceptuel retenu pour analyser l’entrée en fonction du repreneur. La seconde présente le choix de la méthode et la mise en oeuvre de la recherche dans le cadre de dix reprises de TPE. Pour finir, la troisième partie reprend les principaux résultats de cette recherche. Ceux-ci mettent en évidence un changement équivoque ainsi qu’un processus destiné à maintenir un système d’actions organisées. Ce processus est appelé reconstruction collective de sens postreprise et est lui-même influencé par des facteurs organisationnels.

1. Le cadre conceptuel de la recherche

Le paradigme de la spécificité des TPE (Torrès, 1997) associé à une approche interprétativiste du changement, plus particulièrement, les théories de la construction de sens et le modèle E-S-R. (Weick, 1979) nous permettent d’appréhender l’arrivée dans la TPE d’un nouveau dirigeant comme un changement écologique nécessitant de reconstruire collectivement du sens.

1.1. Spécificité des TPE et transmission-reprise

Les TPE présentent des caractéristiques qui leur sont propres avec une petite taille, un système de gestion ainsi qu’un système d’information simple et centralisé, et par-dessus tout un dirigeant-propriétaire omniprésent régnant en maître sur son entreprise (Torrès, 1997). Pour définir plus précisément la TPE, les travaux du GREPME (1994, 1997)[3], initiés par Julien (1990), nous invitent à retenir six critères : la dimension (petite organisation facilement contrôlable), la gestion (centralisée autour de la personnalité du propriétaire- dirigeant), la stratégie (intuitive et peu formalisée), la spécialisation (les employés sont plutôt faiblement spécialisés, la règle prédominante est la polyvalence du personnel), le système d’information interne (simple et peu organisé), le système d’information externe (simple et peu organisé). Combinant approche quantitative et qualitative, nous retenons que les TPE sont des entreprises de petite taille, juridiquement indépendantes, opérant dans différents secteurs d’activités et, dont la direction est concentrée dans les mains d’un ou plusieurs propriétaires-dirigeants.

La TPE est spécifique de par sa nature, son fonctionnement et son mode de gestion (Torrès, 1997). Le lien entre le dirigeant et son entreprise y est particulièrement prégnant. Étant au coeur de toutes les activités, le propriétaire-dirigeant constitue fréquemment le principal lien entre l’entreprise et son environnement (Bayad, Boughattas et Schmitt, 2006). De par son attitude, il se rend souvent indispensable à son entreprise, se confond avec (Bouchikhi et Kimberly, 1996), entretient une relation symbiotique (Verstraete, 2001), à tel point qu’il peut ne pas se faire à l’idée d’un départ à la retraite (Deschamps et Paturel, 2009), d’une transmission, ou tout simplement d’une existence sans lui (Bah, 2006). Le lien entre le dirigeant et son entreprise est encore plus prononcé lorsqu’il est le seul créateur ou repreneur.

L’entreprise, quant à elle, est fortement dépendante de ce personnage au centre de toute son activité. Cette relation de dépendance pose inévitablement le problème de la continuité et du développement de l’entreprise après son départ. En effet, comment concevoir l’avenir de l’entreprise sans cet individu connaissant son fonctionnement « sur le bout des doigts ». L’arrivée d’un repreneur brisera les liens dirigeant-entreprise et dirigeant-salariés (Mouhli, 2016), ce qui constituera de fait une forte source d’instabilité voire un véritable choc. Certains auteurs évoquent l’idée d’une expérience poly-traumatisante (Boussaguet, 2005, p. 23).

La dernière étape du processus repreneurial dénommée management postreprise (Deschamps, 2000) est celle qui nous intéresse pour cette recherche : la prise de fonction du repreneur apparaissant comme un événement déstabilisant pour tous les acteurs du processus (Deschamps et Geindre, 2011) et fortement déséquilibrant pour l’organisation. Pour Boussaguet (2005, p. 81), il s’agit d’un changement majeur. Deschamps et Paturel (2009) relèvent une difficulté accrue pour le repreneur d’une entreprise saine dans la mesure où les réactions des salariés face à ce changement peuvent être négatives. Ainsi, si la reprise peut constituer une opportunité pour certains salariés qui le manifesteront à travers de la motivation et de l’ardeur au travail (Deschamps et Paturel, 2009), elle peut également engendrer des réactions négatives prenant la forme de résistances au changement ou découlant sur la prise de décision de quitter l’entreprise. Picard et Thévenard-Puthod, 2006, p. 7) relèvent que les salariés : « peuvent […] mal réagir au contrôle exercé par ce nouveau dirigeant (absentéisme, baisse de la performance, colère, rejet, sabotage…), voire même décider de quitter l’entreprise ». L’action organisée au sein de la TPE s’en trouve alors lourdement impactée.

L’inscription de nos travaux dans une approche spécifique de la petite entreprise nous amène à penser que la transmission-reprise d’une TPE n’est pas de même nature que celle d’une grande entreprise. Les principales caractéristiques de la TPE nous montrent que la petite taille de l’entreprise est susceptible d’exercer une influence notable sur les interprétations et les schémas d’actions des différents acteurs (cédants, salariés, repreneurs) durant tout le processus de reprise. Elles mettent en évidence que chaque événement, chaque difficulté, chaque changement revêt un caractère important, voire stratégique, au sein des plus petites entreprises.

1.2. Changement écologique, construction de sens et maintien d’un système d’actions organisées

Le changement apparaît être un thème important lorsque l’on aborde le sujet de la reprise d’entreprise et l’entrée en fonction du repreneur (Donckels, 1995 ; Boussaguet, 2005). Il est de surcroît largement évoqué par les repreneurs et les praticiens eux-mêmes, pour expliquer les difficultés rencontrées au cours de cette période. Paradoxalement le changement dans le cadre repreneurial puis son impact sur les relations entre acteurs, n’ont que peu fait l’objet de travaux académiques. Cette carence semble d’autant plus vraie lorsqu’il s’agit des TPE. Très souvent, dans ce type d’entreprise et pour ne pas faire achopper la vente, le changement imminent de dirigeant n’est annoncé aux salariés qu’au dernier moment (Mouhli, 2016). Il est alors vécu comme une surprise, une nouveauté, une interruption (Boussaguet, 2005) dans le flux courant des activités. À ce stade du processus repreneurial, la confusion est souvent présente. De multiples questions assaillent à la fois le repreneur et les salariés. L’ambiguïté de l’événement bouscule les repères habituels des individus. Le changement cristallise l’attention des salariés et provoque de multiples réactions et interprétations (Demers, 1993). Giroux (1993) relève qu’il induit inévitablement une modification dans les attitudes des individus et dans leurs relations entre elles. La considération de la variable humaine est fondamentale dans la réussite d’une reprise, cette dernière incarnant le principal frein au changement (Henriet, 1999). La tâche du repreneur consistera à gérer le changement dans le but de préserver l’organisation des phénomènes de choc culturel et de résistance au changement, premiers obstacles à toute reprise (Deschamps, 2002).

Les travaux initiés par Weick (1979) sont particulièrement fertiles pour analyser l’arrivée dans l’organisation du nouveau dirigeant et le changement qu’elle produit. Cette approche prend appui sur les bases conceptuelles de l’interactionnisme symbolique[4] (Koenig, 1996) et conduit à s’interroger sur la façon, dont les acteurs concernés par la reprise interprètent le changement, lui donnent un sens, de telle manière que puisse se déployer et s’entretenir un système d’actions organisées. Demers (1993, p. 23) souligne qu’il s’agit là d’une question capitale, la réussite du changement appelant un travail d’interprétation, à savoir « un processus interactif de création de sens » entre acteurs organisationnels. Selon Weick (1995), certains changements (dénommés changements écologiques) constituent des situations favorables à l’élaboration de sens. Les situations d’interruption, l’imprévu, l’indétermination ou bien encore un choc émotionnel contraignent les individus à essayer de se représenter ce qui survient dans leur environnement. Le contexte inhabituel crée de l’équivocité et requiert un travail de construction de sens de leur part. Vidaillet (2003, p. 177) définit la construction de sens comme un processus par lequel « chaque individu essaie de construire sa zone de sens, sa “réalité”, en extrayant des configurations signifiantes à partir des expériences et des situations vécues ». Confronté à un environnement complexe et pour pouvoir continuer à agir, l’individu recueille des informations dans un flot ininterrompu d’indices, et s’évertue à faire émerger des réponses aux interrogations qui sont les siennes en arrangeant des liens.

Dans ses nombreuses recherches, Weick privilégie l’étude en « gros plan » (Koenig, 2003, p. 20) de structures organisationnelles simples (Mintzberg, 1983, cité par Weick, 1993, p. 632) pour démontrer la vulnérabilité des organisations. Il nous gratifie, par la même occasion, d’éléments de compréhension sur le fonctionnement spécifique des petites structures (minimal organizations) en situation inhabituelle. L’analyse d’un incident mettant en péril un petit groupe de pompiers (Mann Gulch), considéré par Weick comme une petite organisation, est riche d’enseignement pour notre sujet de recherche. Si elle permet d’entrevoir avec acuité le fonctionnement d’une structure simple en situation équivoque, elle fournit de surcroît des explications quant à l’incidence de la petite taille sur de possibles « soudaines pertes de significations » (Weick, 1993). L’importance du maintien de la communication directe, de l’échange ininterrompu, aussi bien verbal que non verbal, en tant que source capitale de coordination d’une équipe de taille réduite confrontée à un événement complexe, ainsi que la fragilité des petites organisations y sont démontrées. L’analyse de Weick met en évidence que les petites unités sont plus enclines à de soudaines pertes de sens lors d’un changement majeur en raison de la « faible probabilité d’occurrence de l’événement » (Weick, 1993). Au même titre que la petite équipe de pompiers, nous relevons que la TPE se caractérise par une structure de rôles et un effectif, limités. Elle se compose généralement de deux à trois niveaux hiérarchiques ou « rôles » (Weick, 1993) et d’un nombre maximal de dix personnes.

Dans la continuité des recherches liminaires de Weick (1979), plusieurs auteurs ont utilisé la construction de sens pour expliquer la manière, dont les individus appréhendent l’inattendu et le changement au sein des organisations. Certains travaux s’intéressent plus particulièrement au changement stratégique (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Mantere, Schildt et Sillince, 2012), d’autres à la construction de sens stratégique et à la performance organisationnelle (Thomas, Clark et Gioia, 1993) ou encore aux liens entre stratégies prévues et résultats obtenus (Balogun et Johnson, 2005). En toile de fond pour l’ensemble de ces travaux se pose la question de savoir comment les individus acquièrent un sentiment d’ordre et comment ils s’engagent dans une action organisée après le changement. De nombreuses recherches mettent en évidence un processus de construction de sens ainsi qu’un processus de diffusion de sens (sensegiving) (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Sonenshein, 2010) à l’origine d’une modification des schémas interprétatifs individuels et d’une adaptation progressive au nouvel environnement. L’influence du discours, de la narration dans le partage des interprétations est également soulignée. La littérature s’accorde sur le fait que le processus de construction de sens est avant tout un processus de conversation et de narration formel et informel (Balogun et Johnson, 2005 ; Rouleau et Balogun, 2011) produit par des échanges verbaux et non verbaux (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Giroux, 2006), ayant lieu en face à face et/ou collectivement. La littérature entrepreneuriale a également eu recours aux concepts de Weick. Ainsi, Hill et Levenhagen (1995) montrent comment les entrepreneurs font face à l’ambiguïté, construisent du sens et comment ils développent une vision (modèle mental) de leur environnement. Les entrepreneurs ont recours à la métaphore pour communiquer avec les autres et obtenir leur soutien. Leurs travaux sont prolongés par Cornelissen et Clarke (2010) pour qui le discours, la métaphore et l’analogie sont utilisés par les entrepreneurs pour induire une opportunité et faire comprendre et justifier leurs activités auprès des employés et investisseurs.

La construction de sens ne se réalise pas seule. Weick (1995) souligne que la présence des autres, « réelle » ou « imaginée », intervient dans la manière, dont chacun donne du sens à une situation (Vidaillet, 2003, p. 119). Les individus recherchent dans l’interaction avec autrui un accord sur les éléments à retenir de la situation, afin de stabiliser suffisamment leurs représentations pour pouvoir agir. À travers elle, ils expérimentent une remise en question de leurs schémas de pensée (Guilmot et Vas, 2011) et tentent de donner du sens à ce qu’ils sont en train de vivre. D’après Weick (1979, 1995), le processus de construction de sens prend forme à trois niveaux : individuel, collectif et organisationnel. Il explique la construction de sens de la manière suivante : un événement extérieur (changement écologique) provoque le phénomène d’enactment (1), lui-même suivi d’une phase de sélection (2), puis de rétention (3)[5] (Weick, 1979). Le modèle E-S-R est synthétisé par la figure 1.

Figure 1

Le modèle E-S-R

Le modèle E-S-R
Source : d’après Weick (1979, p. 132).

-> See the list of figures

  1. (1) Activation. Placé devant un changement écologique, l’individu s’efforce d’attribuer du sens à l’environnement au sein duquel il s’insère. Weick utilise le terme d’« enactment » pour caractériser cette activité. Remarquant une mutation dans son milieu, il choisit des indices, les interprète isolément, ensuite compare ses propres interprétations au groupe.

  2. (2) Sélection. Les nombreux indices prélevés dans l’environnement produisent de l’équivocité. La phase de sélection consiste pour l’individu à choisir de manière subjective, parmi toutes les interprétations probables, celles justifiant au mieux des actions à privilégier.

  3. (3) Rétention. Elle vise à conserver, mémoriser les réponses efficaces qui découlent de la création de sens.

Le modèle E-S-R, fondamental à la théorie de la construction de sens, présente la vie sociale comme un processus ininterrompu d’échanges, d’interprétations et d’ajustements dans les actions entre individus. Il fait comprendre le changement comme un construit collectif opéré par les différents acteurs dans une logique de fabrication inductive (Autissier, Vandangeon-Derumez et Vas, 2010). La construction de sens apparaît comme une activité mentale individuelle qui vise à rendre le monde intelligible. Via une exploration parcellaire et subjective de leur environnement, les individus tentent de structurer l’inconnu (Rojot et Wacheux, 2006). C’est à partir des informations extraites, des liens réalisés (Vidaillet, 2003), puis modélisés dans des schémas cognitifs personnels, que chaque individu construit sa réalité. En outre, les individus recherchent dans l’échange intersubjectif et à travers des cycles d’interaction double (ou « double-interact », Weick, 1979), un accord sur les éléments à retenir de la situation afin de stabiliser suffisamment leurs représentations pour pouvoir agir. L’objectif n’est pas d’obtenir des informations exactes, de déterminer une solution optimale, mais de rechercher une solution satisfaisante (Simon, 1979) et plausible (Weick, 1995). C’est par le biais d’échanges, de prises de position, de révisions graduelles de ces dernières que les individus tentent de se mettre d’accord sur les interprétations à retenir, donnant ainsi, petit à petit, du sens à la situation.

La théorie de la construction de sens nous fait appréhender le changement de dirigeant dans une TPE comme un événement inhabituel qui vient bousculer un environnement « enacté » dans l’esprit des individus. La multiplicité des interprétations rend la situation équivoque. Plus la situation est nouvelle et inattendue, ce qui est généralement le cas d’une reprise d’une TPE (Mouhli, 2016), plus le choc sera important. Elle nécessitera, de ce fait, une remise en cause profonde des solutions déjà connues et la mise en place d’actions pour reprendre contact avec la réalité. Dans un contexte aussi troublé, il convient de reconstruire collectivement du sens pour favoriser l’émergence d’un nouveau système d’actions organisées et ainsi mieux réussir le changement. Ce travail de réflexion théorique amène à s’interroger sur la possibilité de décrire le processus, sur ses propriétés et mécanismes, sur la manière, dont il se déroule et peut être déclenché et influencé.

2. Le choix d’une méthodologie qualitative exploratoire

À travers cette recherche nous souhaitons faire un pas supplémentaire dans la compréhension d’un phénomène impactant la vie de multiples TPE, à savoir l’entrée en fonction d’un repreneur. Le nombre peu élevé de travaux académiques dédiés à la TPE (Letowski, 2016) ainsi qu’à la modalité repreneuriale (De Freyman, 2010), particulièrement en ce qui concerne le management postreprise, nous ont amené à engager une étude à caractère exploratoire. Nous avons adopté une démarche qualitative, approche présentant l’intérêt de se rapprocher au plus près des interprétations des acteurs et d’expliquer, puis comprendre « un phénomène humain ou social » (Mucchielli, 1996). Cette option paraît être cohérente au vu de notre objet de recherche, l’entrée en fonction d’un repreneur au sein d’une organisation existante représentant un phénomène humain (Boussaguet, 2005). La méthode arrêtée est celle des cas multiples. Cette dernière autorise l’explication d’un fait complexe dans son environnement naturel et l’identification d’invariants parmi les cas analysés. Nous avons pris soin de choisir des organisations affichant des propriétés communes, mais s’inscrivant par ailleurs dans des situations variées (Gagnon, 2012). Dans un intérêt purement pratique, nous avons choisi les critères de la microentreprise tels qu’ils ont été spécifiés par l’Union européenne (recommandation 2003/361/CE). Ces derniers ne sont certes pas exempts de certaines insuffisances (Julien, 1994 ; Marchesnay, 2003), néanmoins ils nous permettent de répertorier aisément, en nous appuyant sur des éléments chiffrés, les établissements en mesure d’être retenus. Ce premier critère validé, nous sommes allés à la recherche au sein de la région Auvergne-Rhône-Alpes, de TPE reprises correspondant plus précisément aux finalités de notre étude. Ces dernières ont été choisies à partir de différents critères : (1) le rachat de la structure est effectué par un repreneur-personne physique externe n’ayant aucun lien avec elle ; (2) l’entreprise évolue dans le secteur privé marchand, particulièrement dans le secteur du commerce ; (3) l’établissement est dans une situation financière saine au moment de la vente ; (4) l’organisation est indépendante et autonome lors du rachat ; (5) l’entrée en fonction du repreneur ne dépasse pas cinq ans, l’objectif étant ne pas s’exposer à une perte trop importante d’informations concernant les événements vécus (Boussaguet, 2005).

Nous avons voulu étudier des entreprises ayant changé de dirigeant sans qu’il n’y ait de transition entre l’ancien dirigeant et le nouveau. D’après notre revue de littérature, il s’agit d’une situation peu étudiée bien que vécue par de nombreuses TPE. Nous observons qu’aucune statistique officielle n’apporte de renseignements quant à leur nombre bien qu’elle concerne de nombreux cas de transmission (Mouhli, 2016). En ce qui nous concerne, parmi les trois premiers repreneurs ayant donné leur accord pour participer à notre recherche, aucun n’avait connu de transition. Par souci d’homogénéité et parce que nous pensions que cette situation serait a priori encore plus déstabilisante pour les salariés, le repreneur et l’organisation, nous avons souhaité n’intégrer à notre population d’étude que des entreprises dans la même situation. Les dix cas présentés dans le tableau 1 concernent des reprises de TPE ayant eu lieu entre 2010 et 2014.

L’entretien individuel a constitué la méthode de production principale des données. Sur un intervalle de temps allant de mars 2014 à août 2015, 31 entretiens (14 entretiens concernent les repreneurs et 17 les salariés) ont été effectués auprès de dix TPE (Tableau 2). Plus précisément, nous avons opté pour des entretiens individuels conduits de manière semi-directive réalisés sur le lieu de travail. La reprise d’une TPE ne concernant pas uniquement le dirigeant, nous avons également interrogé des salariés présents dans l’entreprise au moment du changement de direction[6]. Pour limiter les biais et maximiser la qualité de la collecte, un guide d’entretien a été élaboré, puis administré auprès des repreneurs (Annexe 1) et des salariés (Annexe 2). Les personnes interrogées, les dates et les durées des entretiens sont présentées dans le tableau 2.

Tableau 1

Présentation synthétique de l’échantillon d’entreprises

Présentation synthétique de l’échantillon d’entreprises

-> See the list of tables

Tableau 2

Synthèse des entretiens réalisés

Synthèse des entretiens réalisés

-> See the list of tables

Les données ont été traitées par analyse de contenu au moyen d’un dispositif informatique dédié (logiciel NVivo 10©) et d’outils préconisés par Miles et Huberman (2003). La condensation des données a été réalisée par codage thématique. À partir de notre revue de littérature et de nos questions de recherche, nous avons établi une première liste de 54 codes, liste intégralement retranscrite dans l’outil informatique. Nous avons ensuite analysé les 31 entretiens, ce qui nous a permis d’affiner les codes, d’en générer de nouveaux, de concevoir des sous- catégories et d’invalider des codes à mesure de la progression de l’analyse. À la fin de ce codage de premier niveau, 87 codes (noeuds) ont été répertoriés. Après cela, nous sommes passés à un second degré d’analyse (codage thématique) dans le but de rassembler les codes de premier niveau en un nombre plus limité de thèmes. À l’issue du travail d’analyse, sept métas-codes sont apparus (communications interpersonnelles, éléments contextuels, comportements des acteurs, coordination, engagement, interactions, et processus organisant). Ces derniers ont formé un cadre d’analyse stable de tous les entretiens effectués. Des diagrammes contextuels ont été utilisés pour représenter les relations interindividuelles internes à chaque entreprise (historique et nature des relations, faits notables, etc.) de même que des matrices (rôles/chronologie, effets), semblables pour chacun des cas examinés de manière à autoriser les comparaisons entre les cas.

3. Reconstruire collectivement du sens pour reconstituer un système d’actions organisées

Nos résultats montrent que l’arrivée d’un nouveau dirigeant au sein d’une TPE est un événement puissant, fortement déstabilisant, avec de nombreuses incidences sur la vie des différents acteurs concernés (repreneur et salariés). Tous se retrouvent face à une situation équivoque, instable et peu confortable dans laquelle il va falloir agir. Par le jeu de séquences d’interactions, ils tentent de reconstruire progressivement un nouveau système d’actions organisées dans lequel chacun pourra se situer et situera son action. Ce processus est appelé reconstruction collective de sens postreprise. En nous appuyant sur la définition de l’élaboration collective de sens proposée par Weick (1995), nous définissons la reconstruction collective de sens postreprise comme un processus qui s’inscrit dans l’interaction entre les membres anciens et le nouveau dirigeant de l’organisation et qui vise à réduire l’équivocité perçue de la situation, de manière à rétablir une action coordonnée et ainsi reconstituer un système d’actions organisées. Nous observons ce processus, ses propriétés et mécanismes, pour la majorité des entreprises étudiées. Influencé par différents facteurs organisationnels, il est suivi, plus ou moins consciemment, pour réduire l’équivocité et l’inconfort dans lequel se trouvent les différents acteurs et pour stabiliser les représentations, afin d’agir de manière coordonnée.

3.1. L’équivocité provoquée par l’arrivée du nouveau dirigeant comme point de départ du processus

Pour Weick, l’équivoque constitue le point de départ du processus de construction de sens. Nous avons pu observer l’équivocité provoquée par l’arrivée d’un nouveau dirigeant dans la TPE à travers différentes manifestations :

(1) Une forte perturbation émotionnelle : l’équivocité s’accompagne généralement d’intenses émotions. Nos observations sur le terrain ont révélé que l’annonce de l’arrivée du repreneur ou son entrée en fonction (si elle n’a pas été annoncée) génère une perturbation émotionnelle forte auprès des membres du collectif de travail. Plusieurs troubles sont mentionnés par les individus interviewés tels que l’anxiété, l’appréhension, l’inquiétude, la suspicion et l’incompréhension. L’anxiété paraît toutefois être un sentiment amplement partagé par les individus. Les craintes sont multiples, mais se réfèrent, pour la majorité, à la situation de l’individu dans la nouvelle structure. Elles concernent l’entreprise (stratégie du nouveau dirigeant, avenir de l’entreprise, etc.) ainsi que le futur de l’individu lui-même (possible perte d’emploi, nouvelles conditions de travail, pérennité des acquis salariaux, etc.). « Je pense qu’on n’a pas forcément bien accueilli Isabelle […]. On était un peu sur la réserve, c’est quand même toujours un peu stressant, on ne sait jamais qui on aura en face. En plus, c’est toujours difficile de quitter quelqu’un avec qui on a eu de belles années, des souvenirs, enfin un vécu quoi… donc, là c’est émotionnel, on ne contrôle pas vraiment ses réactions dans ces moments-là. » (salariée HPC)

Les émotions sont fortes, notamment lorsque le personnel a le sentiment d’être surpris, comme le reconnaît ce salarié : « Moi, contrairement aux autres, je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait un changement de propriétaire. Ça m’a fait un choc. Quand, je l’ai su, j’ai eu plein de doutes en fait. On ne sait pas qui va venir, ce qu’il va faire, pourquoi elle rachète… Est-ce qu’elle va tout changer ? » (salarié SAG)

Du côté des repreneurs, les émotions, à ce stade du processus repreneurial, sont nombreuses. Tout comme les salariés, leur entrée en fonction crée une turbulence, génère une instabilité émotionnelle forte : « Bon, émotionnellement, quand je suis arrivée dans l’entreprise, ça a été difficile parce qu’on ne sait pas si on va y arriver ; déjà on se pose énormément de questions surtout quand c’est… Quand vous n’êtes pas toujours dans votre corps de métier… » (repreneuse HPC)

Certains évoquent une pression forte, difficile à gérer : « Quand je suis arrivé, j’avais beaucoup de pressions ; il faut rien rater en arrivant. Pour moi, j’avais vraiment peur du premier jour. C’était plus fort que moi, je n’en ai pas dormi de la nuit. En fait, faut rien rater et donner de bonnes impressions tout de suite. » (repreneur MF)

Enfin, pour la majorité de personnes interrogées, l’arrivée dans l’entreprise d’un repreneur fait naître un sentiment de confusion : « On ne sait pas trop quoi en penser en fait, c’est bien, c’est pas bien, on n’en sait rien, ça peut toujours être pire que l’ancien, mais ça peut aussi être meilleur. Ça, on peut le savoir qu’après. » (salarié PP)

(2)Des interprétations multiples : les salariés confrontés à l’arrivée d’un nouveau dirigeant sont enclins à se poser de nombreuses questions : pourquoi l’entreprise a-t-elle été vendue ? Que veut faire le repreneur ? Qu’est-ce qui va changer pour nous ? Les interrogations sont également fortes du côté des repreneurs : les salariés vont-ils bien m’accueillir ? Comment va-t-on s’organiser dorénavant ? Chacun cherche à y voir plus clair. La multiplicité des explications et réponses possibles rend cette situation équivoque. Plusieurs schémas interprétatifs sont valables et participent à une difficulté de lisibilité de cette même situation. L’analyse des entretiens révèle que les interprétations émises par les salariés concernent la manière, dont va évoluer l’organisation comme le montrent les témoignages suivants : « Moi quand j’ai su que nous avions été vendus, j’ai tout de suite pensé que nous l’avions été à un groupe, parce que nous sommes la dernière petite boîte dans ce secteur d’activité. Et là, je me suis dit que cela ne serait pas la même histoire, que l’organisation allait changer et qu’il ne garderait pas forcément tout le personnel. Moi, je suis ingénieur, je suis le directeur technique et ils ont déjà ce type de profil en interne dans les groupes. » (salarié FRT)

Ou bien encore : « On a entendu dire qu’il venait de Paris, donc on s’est dit… j’espère qu’il ne va pas faire comme là-bas avec des horaires d’ouvertures tardives, des choses comme ça quoi… » (salarié ICV)

Nous avons relevé que de nombreux repreneurs se posent, à leur tour, beaucoup de questions. Certains puisent dans les indices fournis par le cédant des éléments pour interpréter la nouvelle situation, comme le montre le témoignage suivant : « Au départ, on ne sait jamais si ça va marcher, est-ce que les clients vont continuer à venir ? Est-ce que ça va bien se passer avec les salariés, est-ce qu’ils vont bien m’accueillir ? Bon, Mme G. [le cédant] m’avait dit qu’il y avait une bonne équipe, je l’ai vu dès le départ, ils sont ouverts, il n’y a pas eu de réactions trop négatives. Mais bon, elle, elle voulait partir, elle n’allait pas me dire, c’est tout beau tout rose, donc pendant un certain temps, on est dans l’expectative. » (repreneur EMB)

Les différents groupes d’acteurs n’ayant pas de réponses immédiates et claires à toutes leurs interrogations vont se lancer à la recherche d’explications. L’objectif est d’obtenir une compréhension plausible de la situation pour pouvoir agir de manière appropriée.

3.2. Modélisation du processus de reconstruction collective de sens postreprise à partir du modèle E-S-R

Notre étude empirique nous permet de proposer une modélisation du processus de reconstruction collective de sens postreprise à partir du modèle E-S-R :

  1. Le changement écologique : l’entrée en fonction du repreneur dans la TPE se révèle être un changement écologique occasionnant une équivocité forte parmi les individus concernés, particulièrement les salariés.

  2. L’activation : les acteurs organisationnels relevant une modification dans leur environnement, choisissent des indices, les interprètent isolément, puis confrontent leurs interprétations au groupe. Nous observons pour chaque reprise (excepté les salariés pour le cas MF[7]) que les personnes concernées tentent de construire du sens en assemblant différents indices qu’elles perçoivent. En s’appuyant sur des cadres hérités du passé, des « réserves de sens » (expérience de la reprise, événements marquants, systèmes de croyances, traditions) et en les confrontant aux indices recueillis dans les événements perçus, les individus construisent le sens qu’ils donnent à la situation. L’extrait suivant montre, en outre, le caractère rétrospectif de la construction de sens : « Moi, ça fait 27 ans que je suis là, j’ai changé plusieurs fois de patron et à chaque fois c’est différent. Elle [la repreneuse], comme tous les autres, nous a dit des choses et elle avait l’air honnête, mais bon, c’était plus fort que moi, je me suis dit qu’à chaque fois, il y a eu des promesses et qu’elles n’ont pas toutes été tenues. Y en a même qui ont fait l’inverse de ce qu’ils ont dit. » (salarié HPC).

Ce phénomène concerne également les repreneurs, comme le confirme le témoignage suivant : « C’est pas ma première reprise ; moi, la dernière j’avais tout de suite senti que ça allait mal se passer et je me suis pas trompé ; quand les gens ne veulent pas travailler avec vous, ils vous le font sentir. Ici, je n’ai pas ressenti ça, au premier abord, elles n’avaient pas l’air trop récalcitrantes, mais au final, on est quand même sûr de rien, il faut quand même du temps pour voir si ça peut bien marcher. » (repreneur PP)

Le groupe est également sollicité. Effectivement, nous avons pu relever, pour chaque TPE concernée (exceptée MF), une tentative par les salariés de rechercher des explications, d’enrichir l’information sur la situation en multipliant les interactions entre eux : « Au départ, on en discutait un peu tous ensemble, on se disait juste bon… savoir comment ça va être, et tout, on voulait se rassurer parce que, c’est vrai qu’il avait pas l’air commode ! » (salariée M.C.)

Les salariés ont quelquefois recours à l’interprétation du cédant comme le montre l’extrait suivant : « On est allés le voir [le cédant], on lui a même demandé si ça venait de nous, il nous a rassurés et affirmé que c’était à cause de son souhait de partir s’installer dans le sud ; du coup, on s’est demandé : oui vous vendez, et nous ? Qu’est-ce qu’on devient ? Est-ce que le repreneur va nous garder ? Et il nous a dit qu’il n’y avait pas de souci de ce côté, et qu’il était au courant qu’il y avait des personnes qui faisaient du bon boulot. » (salariée PP)

Enfin, nous observons que la prise de conscience individuelle et l’interprétation de la nouvelle situation par les salariés se font systématiquement via des échanges intersubjectifs avec le repreneur. Une fois le repreneur entré dans l’entreprise, les salariés tentent d’en savoir un peu plus, de confronter leur point de vue au sien afin d’éclaircir la situation, comme le prouve le témoignage de ce repreneur : « Très rapidement, j’ai eu des questions très concrètes, très pratiques, très pragmatiques puisque les gens ne me connaissaient pas […]. Ils m’ont fait part de leurs souhaits, de leurs problèmes, bref de tout ce qui les impacte au quotidien. Je pense qu’ils voulaient savoir comment je concevais les choses. » (repreneur FRT)

Les repreneurs ont cherché également à se représenter le nouvel environnement dans lequel ils se trouvent en observant et en initiant des actions.

  1. La sélection : les acteurs choisissent au nombre de toutes les interprétations possibles, celles qui pourront justifier au mieux les actions à favoriser. Nous avons observé l’activité des salariés et des repreneurs qui consistait à repérer, dans l’action et le comportement des autres membres de l’organisation, des indices leur permettant de retenir une lecture plausible de cette nouvelle situation. L’extrait suivant est par exemple significatif : « Disons qu’on la voyait faire avec nous et même avec les clients, c’est quelqu’un de droit dans son comportement, on s’en est rendu compte et on a pensé que son but ce n’était pas de tout chambouler pour tout chambouler […] tant que ça marche, et qu’on continue à faire notre boulot, elle ne nous embêtera pas ! » (salariée HPC)

  2. La rétention : les individus s’accordent sur le sens à donner à la situation, sur les moyens qu’il est nécessaire de mobiliser et les actions à engager. « On a compris assez vite qu’il n’était pas là pour nous embêter, au contraire ! Il nous aiderait pour que tout se passe bien, il suffit que chacun fasse bien son travail. » (salarié PP)

Parallèlement à leurs observations, les salariés se projettent afin d’imaginer quel peut être leur rôle dans la nouvelle organisation : « J’avais remarqué qu’elle nous parlait beaucoup du secteur papeterie et je me suis dit qu’elle allait vouloir l’agrandir et que, dans ce cas-là, vu que je suis la plus récente, il faudrait peut-être que j’apprenne à faire autre chose si elle me changeait de poste. » (salariée HPC) Les interprétations stabilisées et mémorisées, un nouveau système d’actions organisées prend alors forme.

La figure 2 illustre le processus de reconstruction collective de sens postreprise. L’équivocité provoquée par le changement de dirigeant s’amenuise à mesure que le processus prend forme à travers la multiplication des interactions entre acteurs. Le travail d’interprétation opéré par chacun des membres de l’organisation – avec l’aide des interprétations des autres – rend la situation plausible. Les interprétations stabilisées et mémorisées, un nouveau système d’actions organisées dans lequel chaque acteur se situe et situe son action prend forme.

Figure 2

Modélisation du processus de reconstruction collective de sens postreprise

Modélisation du processus de reconstruction collective de sens postreprise

-> See the list of figures

3.3. Les facteurs d’influence du processus de reconstruction collective de sens postreprise

Il ressort de notre recherche que le processus de reconstruction collective de sens postreprise est influencé par différents facteurs organisationnels : la clarté et la cohérence de la stratégie ; le style managérial ; les jeux de pouvoir.

La clarté et la cohérence de la stratégie : nos résultats laissent clairement apparaître que la variable stratégique interagit directement avec le processus de reconstruction collective de sens postreprise. Elle favorise l’émergence de significations équivalentes de la situation et établit des préférences et des priorités sur les projets à entreprendre. Une fois énoncée, elle offre une lisibilité aux acteurs, donne un chemin à suivre et favorise l’engagement vers l’action. Ces acteurs s’impliquent dans l’élaboration d’un nouveau système d’actions organisées avec une idée plus précise de l’objectif fixé, du poids de leurs actions et de la rétribution qui en découle. À travers nos observations empiriques, nous constatons que pour sept cas sur dix (HPC, ICV, SJA, MC, MF, LPC, FRT), le nouveau dirigeant a modifié, dans les semaines ou mois qui suivirent son arrivée, les orientations stratégiques du cédant pour les conformer à ses propres exigences et volontés. Que le repreneur décide ou non de modifier la stratégie poursuivie par l’organisation, il semble indispensable qu’elle apparaisse clairement aux yeux des salariés. Exposée simplement, elle stimule et facilite le travail d’interprétation et l’effort d’interaction desquels découle la construction collective du sens. Les échanges intersubjectifs qui se mettent en place, notamment entre repreneur et salariés, clarifient les intentions de tous et font ressortir la manière d’agir la mieux adaptée à la situation, conformément aux buts et intérêts personnels. Les moyens utilisés pour exposer, puis diffuser la stratégie au sein de l’organisation sont peu variés d’une TPE à l’autre. Parmi toutes les entreprises étudiées, l’usage de réunions animées par le repreneur, et l’entretien informel en face à face sont les solutions les plus fréquemment retenues. Lorsqu’elle est communiquée et qu’elle paraît cohérente aux yeux des salariés, la stratégie poursuivie par le repreneur rassure, dans certains cas, et accentue la participation des salariés dans l’action comme un d’entre eux nous l’a confié : « On voit que les choses sont bien maîtrisées, que ce qui va être mis en place va dans le bon sens, ça donne de l’énergie. Ça donne envie de participer. Par exemple, là il a le projet de faire construire un nouveau siège social […]. Il prévoit de faire grandir la boîte sans nous mettre en danger. On le sent quand quelque chose tient la route et que ce n’est pas de l’approximatif. » (salarié FRT)

À l’inverse, s’il apparaît trop ambitieux, incohérent, voire irréaliste, l’objectif stratégique renforce les sentiments d’ambiguïté et d’incertitude. Si, aux yeux des salariés, la stratégie poursuivie par le repreneur paraît mettre en péril le devenir de l’organisation, la participation au système d’action collectif s’en trouve menacée. « Son plan [du repreneur], c’était de faire comme dans son autre restaurant, mais c’est pas possible ! […] Y a des salariés, surtout les plus qualifiés, qui sont partis à cause de ça, ils ne voulaient pas travailler dans un McDo bis, avec des produits congelés et une pression sans arrêt sur le dos. » (salarié LPC)

Nous relevons également que le fait de communiquer sur les contributions attendues et sur les perspectives de gains futurs, fournit des indices probants aux salariés, facilite le travail d’interprétation et stimule l’action. L’analyse des entretiens fait ressortir que la totalité des salariés interrogés sont très attentifs au maintien et à l’évolution de leurs conditions personnelles de travail. Lorsqu’il s’agit de s’engager dans un processus organisant en train de se redéfinir, leur attention se focalise sur les nouvelles conditions de travail proposées (horaires, rémunérations et primes, autonomie, sécurité au travail) et sur le rôle qu’ils auront à jouer au sein de la nouvelle structure (nouvelle répartition des tâches, stabilité de leur emploi, perspectives d’évolution de carrière et de formation). Le témoignage suivant est assez explicite : « J’ai compris qu’elle [la repreneuse] allait refaire l’organisation de l’entreprise, surtout au niveau des cabines, j’avais peur de ne plus avoir les mêmes missions et de perdre ma façon de travailler avec les clientes. Moi, je les gère un peu comme je veux, et ça a toujours bien fonctionné comme ça. […] Après plus tard, elle m’a confirmé dans le poste et, en plus, elle m’a même demandé de suivre des formations. » (salariée EMB)

De nombreux salariés expriment le besoin d’obtenir des informations claires sur ce qui est attendu d’eux pour la suite des opérations, de connaître quelles peuvent être leurs contributions à l’action collective, comme l’explique le salarié suivant : « En fait, c’est super inquiétant quand il arrive [le repreneur] et qu’il dit : la carte va changer, qu’on ne s’organisera plus comme avant. Moi clairement, je me suis posé des questions […] savoir si j’avais encore ma place ici et ce qu’il attendait de moi au final. Parce qu’à la limite, pour faire ce qu’il veut faire, il n’a pas besoin d’un vrai chef cuistot. Le surgelé, la cuisine rapide, tout ça, il n’y a pas besoin de vrai savoir-faire. » (salarié LPC)

En apportant des informations claires, en donnant la possibilité aux salariés de se projeter dans un environnement où ils sauront approximativement ce qui est attendu d’eux et quel peut être leur intérêt personnel à participer à l’action collective, l’organisation facilite le travail d’interprétation et permet l’émergence d’une compréhension plausible et quelquefois « satisfaisante » de la situation. Les échanges qui s’en suivent modifient les schémas mentaux des individus par une convergence des interprétations favorable à la coordination des actions. Certains repreneurs semblent avoir pris conscience de l’importance de répondre à ces attentes et n’hésitent pas, par exemple, à communiquer sur de nouveaux avantages procurés par un nouvel engagement dans le groupe (primes, adaptation des congés…).

Le style managérial : nous relevons que la force des liens hiérarchiques et le degré de centralisation des décisions ont une incidence directe sur la participation (ou non) de tous les membres de l’organisation au processus de construction de sens. Ainsi, lorsque les salariés ont le sentiment de pouvoir participer réellement à l’échange, d’être écoutés dans leurs propositions, d’être considérés « d’égal à égal », ils n’hésitent pas à faire part de leurs observations et interagissent sans aucune crainte ni difficulté, comme l’un d’entre eux le reconnaît ici : « Je pense que c’est [le repreneur] quelqu’un de simple qui ne se prend pas la tête, puis il se met à notre niveau, il ne nous prend pas de haut et il est à l’écoute. C’est quelqu’un de super abordable, si on a des choses à lui dire, du coup, ben on y va. » (salarié PP)

Inversement, si l’organisation donne l’impression à ses membres que toutes les décisions importantes sont du ressort du seul et unique dirigeant, que lui seul, en tant que véritable expert est en mesure de connaître les tenants et les aboutissants de chaque situation, les interactions entre acteurs risquent d’être amoindries, de moins bonne qualité, voire interrompues, comme l’exprime le salarié suivant : « Moi, je ne cherche même plus à lui [repreneur] dire quoi que ce soit, il pense qu’on est juste des cuisiniers et que c’est pas notre affaire la manière de gérer une boîte. Pour lui, il n’y a que lui qui sait faire les choses. » (salarié LPC)

Reconstruire collectivement du sens lorsque la situation est équivoque nécessite de pouvoir échanger librement sur les interprétations à donner à l’environnement. Une communication franche, simple, où tous les acteurs, même ceux n’ayant pas un rôle hiérarchique majeur dans l’entreprise, ont le sentiment d’avoir leur mot à dire, vient enrichir le processus. Elle permet d’accroître la variété des cadres mobilisés ainsi que la richesse des interprétations produites à mesure que le nombre d’individus invités à s’exprimer s’étend. À l’inverse, une hiérarchie trop prégnante, appuyée par une trop grande centralisation du pouvoir décisionnaire, comme c’est fréquemment le cas au sein des TPE, nuit à l’interaction respectueuse et, par conséquent, à la construction intersubjective.

Les jeux de pouvoir : l’analyse des entretiens fait clairement ressortir la dimension politique du changement avec l’apparition de différents phénomènes fréquemment observés dans pareilles situations, tels les jeux de pouvoir entre acteurs. L’arrivée d’un nouveau dirigeant constitue l’occasion pour certains groupes de salariés de faire entendre leur voix et de « rebattre les cartes » au sein de l’entreprise. À travers leurs discours, ils cherchent à influencer, d’une manière qui leur convient le mieux, l’interprétation de la situation par les autres groupes d’acteurs (repreneur et autres salariés), comme en témoigne le salarié suivant : « Nous, ça ne pouvait plus continuer comme ça, on passait trop de temps à faire autre chose que notre métier. […] Je pense que ce qu’a fait I. [la repreneure], de séparer les deux pôles et d’éviter que les libraires aillent sans arrêt aider en caisse ou en papeterie dès qu’ils ont un problème, c’est une bonne chose. […] Chacun son domaine et chacun ses compétences. » (salariée HPC)

Cela génère quelquefois des tensions, comme le reconnaît le salarié EMB : « Disons que nous, quand C. [la repreneure] est arrivée, il y a eu des petites tensions au sein de l’équipe, certaines ont voulu se mettre sur le devant de la scène. Elles ont voulu faire croire qu’elles bossaient plus que les autres, forcément une nouvelle patronne qui arrive. » (salarié EMB)

Certains repreneurs semblent pleinement conscients de l’influence exercée par les salariés ou un groupe de salariés en particulier sur leur compréhension de la situation et leur manière de gérer l’entreprise et les relations entre individus : « Ils [les techniciens] m’ont montré comment ils voyaient les choses. Ils m’ont bien expliqué quels étaient leurs problèmes […]. Bon, leurs rôles étaient assez bien définis au départ, mais j’ai pris en compte leurs remarques, je leur ai donné plus d’importance, en leur donnant de l’autonomie […] en étant plus intéressé par ce qu’ils faisaient. » (repreneur FRT)

La figure 3 représente le processus de reconstruction collective de sens postreprise et les facteurs d’influence mis en évidence par notre recherche.

Figure 3

Les facteurs d’influence du processus de reconstruction collective de sens postreprise

Les facteurs d’influence du processus de reconstruction collective de sens postreprise

-> See the list of figures

Discussion

L’ambition principale de ce travail réside dans une meilleure compréhension d’un phénomène impactant la vie de nombreuses TPE, à savoir l’entrée en fonction dans l’entreprise d’un repreneur. Nous montrons que l’arrivée d’un nouveau dirigeant au sein d’une TPE saine constitue un changement organisationnel majeur et équivoque. Il s’agit d’une déstabilisation suffisamment importante pour que les différents groupes d’acteurs décident d’entreprendre un travail de redéfinition individuelle de la réalité, puis une reconstruction collective de sens. Les résultats de cette recherche présentent des intérêts multiples. Ils concourent à une démonstration de l’affirmation de Weick (1993) sur l’apparition d’un tel phénomène suite à un événement déstabilisant. En mettant en évidence le processus de reconstruction collective de sens postreprise, nous corroborons les conclusions d’un certain nombre d’auteurs pour lesquels, c’est dans les situations d’interruption (Weick, 1993), de nouveauté (Louis, 1980), de changement (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Maitlis et Sonenshein, 2010), que la construction de sens est la plus caractéristique. Nous étendons donc la liste des événements susceptibles de déclencher un processus de construction de sens en y incorporant la RPP de TPE saine par un repreneur externe.

L’exploitation des données empiriques souligne le caractère social et continu du processus de création de sens. C’est ainsi qu’il est décrit par les théoriciens de la construction de sens (Weick, 1979 ; Gioia et Chittipeddi, 1991). L’individu s’insère dans une « vie sociale » (Koenig, 2003), un courant d’événements en cours qui « ne s’interrompt jamais » (Rojot et Wacheux, 2006, p. 132) et auquel il ne peut s’extraire. Nous voyons que tout ce qui entoure l’individu influence sa perception des événements et son action. Focalisant notre attention sur le passage du niveau des interprétations individuelles au registre des interprétations collectives, nous observons l’expression des jeux de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977) entre acteurs et/ou groupes d’acteurs. Dans de nombreuses TPE étudiées, dès lors que la situation a été perçue comme inhabituelle et équivoque, et pour protéger leurs intérêts ainsi que leur position au sein de l’organisation, des groupes ou individus influents ont cherché à transférer leurs propres valeurs et interprétations au reste des acteurs, notamment au nouvel arrivant qui bénéficie du pouvoir de décision. Certains d’entre eux appartiennent au noyau dur de l’entreprise (Mahé de Boislandelle, 1998), individus jouant un rôle important dans le bon déroulement et la réussite de la transmission d’une petite ou moyenne entreprise (Saoudi, 2012). Le repreneur lui-même profite également de « l’occasion » pour faire accepter, à travers son action et ses discours, sa propre perception des choses par les salariés présents dans l’entreprise. De telles pratiques ont des répercussions immédiates sur le processus de reconstruction collective de sens postreprise. Le sens donné collectivement à la situation dépend alors fortement de l’influence de la reconstruction individuelle de certains acteurs. Nous observons que les tentatives de façonner la construction de sens des autres membres de l’organisation ne sont pas uniquement exercées dans une démarche descendante. Ceci revient à admettre que l’activité de diffusion de sens (Gioia et Chittipeddi, 1991) davantage dévolue aux leaders dans la littérature s’inscrit également dans une logique ascendante. Dans tous les cas, notre recherche confirme les conclusions de certains travaux pour qui la construction de sens n’est pas un acte neutre, mais, au contraire, un processus très politisé (Helms Mills, 2003 ; Buchanan et Dawson, 2007) où chaque acteur participe, à travers son discours, à la redistribution du pouvoir lui-même (Zilber, 2007, p. 1037, cité par Brown, Colville et Pye, 2015). Concomitamment, nous observons l’importance de la confiance dans les relations entre membres de l’organisation, particulièrement dans le cadre d’une reprise d’une petite entreprise. Celle-ci a par ailleurs déjà été observée dans le cas d’une reprise d’entreprise artisanale (Thevenard-Puthod et Picard, 2006).

Certains auteurs perçoivent la construction de sens comme un acte essentiellement individuel (Dunbar, 1981 ; Starbuck et Milliken, 1988 ; Klein et al., 2006, cités par Maitlis et Christianson, 2014). Pour d’autres, elle est à la fois individuelle et collective (Louis, 1980 ; Weick, 1995 ; Maitlis, 2005). Selon Weick (1995), le processus de construction de sens s’enracine dans une tension dynamique mêlant activité individuelle et activité collective. Nos analyses font apparaître une construction de sens qui est une combinaison de ces deux types d’activité. À l’instar de Weick, elles nous permettent d’affirmer que la construction de sens n’est jamais uniquement individuelle. La présence des autres est indispensable au processus de reconstruction collective de sens postreprise. L’échange avec autrui enrichit le répertoire des interprétations, permet de relever des indices manqués et de partager des modèles mentaux, des valeurs et des croyances. Il autorise le débat, la confrontation d’idées, la stabilisation des interprétations propices à l’émergence d’attentes compatibles. Il en résulte généralement une stabilisation des représentations que les individus jugeront suffisantes ou plausibles pour pouvoir continuer à agir.

Parallèlement, nous montrons que, lorsqu’il est permis, l’échange intersubjectif enrichit considérablement l’information et modifie les schémas de pensées des différents individus à travers une convergence de significations. Nous relevons que les cycles d’interactions ne sont pas systématiquement et suffisamment présents dans toutes les organisations au cours de la période postreprise. Plusieurs mois après l’arrivée du repreneur, certains salariés demeurent encore et toujours dans l’expectative et n’arrivent pas à se projeter dans un quelconque système d’actions organisées. Ils restent dans une indétermination interprétative (Laroche et Steyer, 2012). Ils ne peuvent stabiliser leurs interprétations et explications ni entrevoir leurs intérêts personnels à participer à l’action.

Nos résultats mettent en évidence l’importance de la communication interne dans le déroulement du processus de reconstruction collective de sens postreprise. C’est à travers une communication simple, libre, franche et ouverte que les individus développent des significations équivalentes pour se coordonner et s’engager dans l’action. Comme Weick (1969, p. 28), nos conclusions positionnent l’activité de communication et l’échange d’informations au coeur même du processus organisationnel. Pour Weick, Sutcliffe et Obstfeld (2005, p. 413), il s’agit là d’une « composante centrale du sensemaking » ne devant en aucun cas être négligée. Nous avons observé empiriquement que la communication avec autrui permet de relever des indices, de tester des hypothèses et de valider ou infirmer des impressions. Lorsqu’elle est insuffisante, les salariés et repreneurs ont du mal à interpréter le changement, à se « projeter » dans une relation constructive avec autrui, à donner du sens aux événements. Éprouvant des difficultés à véritablement comprendre les connexions (parmi les individus, les lieux et les événements) afin d’anticiper leurs trajectoires et agir efficacement (Klein et al., 2006, cités par Maitlis et Christianson, 2014), ils s’enferment dans des comportements régressifs (Giordano, 2006), de résistance au changement (Collerette, Delisle et Perron, 1997), ou décident purement et simplement de quitter l’entreprise. C’est précisément ce que nous avons constaté pour les entreprises LPC et MF.

Au sein des TPE analysées, les informations et les tâches à effectuer sont souvent transmises de manière simple, sans mise en scène, ni orchestration, et les problèmes rencontrés exposés au fil de l’eau. Nos résultats font apparaître que la faible spécialisation des employés et leur polyvalence sont favorables au développement, puis au maintien, d’interactions permanentes. Poursuivre son action ou l’action d’un autre nécessite d’échanger, de se concerter fréquemment. Nous notons néanmoins que si le système d’information interne simple de la TPE, la proximité relationnelle ainsi que la faible spécialisation et la polyvalence des employés semblent influencer positivement la dynamique d’échanges, d’autres traits caractéristiques de ce type d’entreprises peuvent, à l’inverse, venir l’entraver. Ainsi, nous avons pu noter qu’une gestion trop centralisée et personnalisée du repreneur, l’utilisation d’outils de gestion et de communication peu fréquente (tableaux de bord financiers, outils de gestion des ressources humaines et d’organisation du travail ; règles et procédures, réunions, etc.), une stratégie informelle (Torrès, 2007) souvent conservée dans la tête du nouveau dirigeant, laissent moins de place aux échanges, aux débats, à la confrontation des significations et, in fine, à la reconstruction collective de sens. Dans ce cas précis et, à l’instar de De Freyman (2009), nous pouvons dire que le fonctionnement spécifique de la petite entreprise se mute en effet complexifiant lorsqu’il s’agit de reprendre une entreprise.

Le travail d’analyse de nos données empiriques et les résultats qui sont apparus progressivement permettent d’avancer différentes propositions, dans le but d’améliorer l’édification d’un nouveau système d’actions organisées après l’arrivée d’un repreneur externe au sein d’une petite entreprise saine :

  • s’engager dans l’action (en veillant à faire participer les autres) pour donner du sens au changement. Le processus de reconstruction collective de sens postreprise est favorisé lorsque le repreneur externe de TPE saine, nouveau leader de l’organisation, s’engage personnellement dans l’action, prend des décisions observables par l’ensemble de ses collaborateurs (définition ou redéfinition des rôles et des responsabilités, aménagement des horaires, nouvelle politique commerciale, etc.), en veillant néanmoins à éviter d’accaparer pour lui, tout seul, toutes les décisions et actions (surmanagement) ;

  • transmettre des informations explicites et honnêtes pour favoriser l’interprétation et l’échange. Des informations claires et honnêtes concernant la reprise de la TPE saine et ses motifs, ainsi que sur le repreneur externe et ses projets pour l’organisation, doivent être fournies aux salariés dès l’entrée en fonction du nouveau dirigeant afin de favoriser et d’enrichir les interprétations, de stabiliser les significations et encourager l’action ;

  • manager en respectant l’existant. En tant que nouveau leader, le repreneur d’une TPE saine doit prendre en compte, avec humilité et respect, le contexte culturel (valeurs), structurel (proximité) et stratégique (contrats), l’environnement économique et social, l’histoire de l’organisation ainsi que les jeux de pouvoir entre acteurs, dans l’élaboration et la mise en place de ses actions ;

  • mettre en place et maintenir une communication permanente. Des moments de communication réguliers formels et/ou informels, en face à face et/ou en groupe (réunions), doivent être mis en place et institués par le repreneur externe de TPE saine, dès sa prise de fonction, afin d’influencer positivement le processus de reconstruction collective de sens postreprise.

Conclusion

Cette recherche s’inscrit dans la lignée des travaux initiés par Deschamps (2000) sur le processus repreneurial et poursuivis par Boussaguet (2005), Bah (2006) et De Freyman (2009). Son principal intérêt théorique réside dans l’apport d’une lecture inédite de l’entrée en fonction du repreneur, dernière étape du processus repreneurial et phénomène encore peu étudié. Nous avons opté pour une perspective interactionniste afin d’appréhender les interprétations, les comportements et l’évolution des relations au sein d’un petit groupe d’individus consécutivement au changement. Les théories de la construction de sens, approche psychosociale peu utilisée en sciences de gestion et en entrepreneuriat, n’ont jamais, à notre connaissance, été mobilisées pour expliquer les problématiques essentiellement humaines auxquelles doivent faire face les salariés et le repreneur durant cette période trouble de la vie d’une organisation. À travers l’utilisation de ce cadre théorique, nous offrons une autre perspective des dynamiques sociocognitives à l’oeuvre dans les groupes, suite à un événement aussi déstabilisant. Associées à l’approche des spécificités de la TPE (Torrès, 1997), les théories de la construction de sens nous font comprendre l’arrivée du repreneur à la tête d’une petite entreprise comme un changement majeur ainsi qu’un risque pour l’entreprise de voir se produire un effondrement de sens.

Nos résultats corroborent ceux de différents chercheurs (Boussaguet, 2005 ; De Freyman, 2009) en ce qui concerne l’importance du changement de dirigeant dans la vie de la petite entreprise. Ils mettent en évidence qu’il s’agit d’un événement fortement équivoque plongeant les individus dans une période d’incertitude. Ces derniers, ne sachant pas au départ quelles interprétations retenir de la situation, éprouvent de nombreuses émotions telles que l’anxiété, le doute, la méfiance, la peur. Au cours de la période postreprise, les salariés multiplient les interactions de manière à réduire l’équivocité de la situation. L’échange et l’entrée en relation avec autrui permettent de clarifier, confirmer, amender leurs interprétations (Giordano, 2006). Les différents cycles d’interactions donnent la possibilité aux salariés d’assigner un sens à l’événement. Parallèlement, le repreneur cherchera à comprendre son nouvel environnement via un processus identique. À partir des théories de la construction de sens, nous avons présenté une définition d’un concept clé de notre travail : la reconstruction collective de sens postreprise. Nous avons, à travers ce nouveau concept théorique, proposé une manière différente et originale de comprendre les phénomènes humains et les relations qui s’établissent entre acteurs, particulièrement entre salariés et repreneurs, afin de donner naissance à l’action organisée. S’appuyant sur ce concept, nous avons développé une modélisation théorique du processus et des facteurs qui l’influencent. Sur le plan managérial, notre travail permet de sensibiliser les repreneurs quant à l’impact du changement provoqué par la reprise d’une petite entité sur la vie des individus et sur leurs relations entre eux. Nous mettons également en évidence l’importance de chacun des acteurs, même en position subalterne, dans la mise en place de l’action coordonnée. Nous insistons sur la qualité des échanges intersubjectifs comme condition à un engagement individuel puis collectif dans l’action. En identifiant plusieurs facteurs organisationnels ayant une influence sur le processus de reconstruction collective de sens postreprise, corollaire d’une action organisée, puis en formulant quatre propositions, nous pensons donner aux repreneurs des éléments de réponse pour mieux comprendre comment la vie organisationnelle se déploie (Weick, 1979), mieux assimiler les dynamiques d’influence dans la construction collective du sens et ainsi mieux réussir le changement.

Comme toute recherche, cette étude présente un certain nombre de limites. Les premières concernent la taille et la constitution de la population d’étude. Le choix des entreprises étudiées n’est pas issu d’un mode scientifique de sélection d’échantillon. Nous devons la composition de notre population à l’intervention de tiers informateurs (conseils, banquiers, représentants patronaux, chambres consulaires). D’autre part, le processus de construction de sens et ses facteurs d’influence ont été mis en évidence dans un contexte donné (entreprises de la région Auvergne-Rhône-Alpes du secteur privé marchand reprises par des personnes physiques). La généralisation des résultats à d’autres contextes semble difficilement envisageable. Enfin, l’utilisation d’entretiens semi-directifs comme source principale de collecte de données expose à un certain nombre de biais liés à l’interprétation, à la mémoire ou au comportement des répondants.

En ce qui concerne les perspectives de recherches, celles-ci sont nombreuses. On pourrait approfondir les résultats de cette étude en recourant à une population de plus grande taille ayant satisfait à des principes scientifiques de sélection. Il serait également judicieux d’élargir l’étude de la constitution d’un nouveau système d’actions coordonnées au sein d’entreprises ayant mis en place une période de transition entre cédant et repreneur ainsi qu’aux deux autres types de reprises, à savoir la reprise familiale et la reprise par des salariés (RES) pour observer si le phénomène se produit et, dans l’affirmative, la manière, dont il se déroule. De la même façon, il serait intéressant d’étendre la recherche à des entreprises de plus grande taille comme les PME et, pourquoi pas, les grandes entreprises. Dans ce cas précis, nous pourrions observer quel pourrait être le rôle et l’influence des responsables intermédiaires sur le processus. Enfin, on pourrait étudier la transférabilité des résultats à d’autres secteurs d’activité ou encore à des entreprises dans des situations financières différentes (en difficultés, avec des germes de difficulté).