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Introduction

Bien qu’il n’y ait pas véritablement de consensus sur sa définition (Hahn, Pinkse, Preuss et Figge, 2015), la durabilité des entreprises (corporate sustainability) est souvent définie comme l’équilibre (Elkington, 1997) ou l’intersection (Bansal, 2005) entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Pour la caractériser, les auteurs se réfèrent généralement au concept de développement durable (Banerjee, 2003 ; Hahn et Figge, 2011 ; Ivory et Brooks, 2017), c’est-à-dire « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (Brundtland, 1987). La durabilité n’est donc pas un état figé, mais un processus qui résulte d’une capacité à durer en satisfaisant simultanément des exigences économiques et non économiques, de court terme comme de long terme. Elle s’applique le plus souvent à des systèmes complexes regroupant de nombreux éléments en interaction tels que les organisations, les chaînes de valeur ou la planète (Jay, Soderstrom et Grant, 2017). Cependant, sa faculté à regrouper de nombreuses problématiques sous un même concept est aussi son talon d’Achille (Hahn et al., 2015).

Ce concept masque en effet de multiples tensions paradoxales (Hahn et al., 2015) induites par la nécessité de satisfaire simultanément des critères économiques, sociaux et environnementaux, concurrents et incommensurables par nature (Margolis et Walsh, 2003). La prise de décision sur ces questions est d’ailleurs caractérisée par une grande incertitude du fait de l’évolutivité des attentes et de la complexité des problèmes à résoudre (Bansal, 2005 ; Epstein, Buhovac et Yuthas, 2015). Alors que de nombreux travaux relèvent les difficultés des petites entreprises (moins de 50 personnes) à traiter cette complexité (Courrent, 2012 ; Lepoutre et Heene, 2006 ; Quairel et Auberger, 2005 ; Paradas, 2008), aucune recherche n’a véritablement analysé les problèmes que posent pour elles les tensions paradoxales soulevées par leurs efforts en matière de durabilité. La littérature sur les paradoxes indique pourtant que la gestion de telles tensions n’est pas une tâche facile. Cette gestion passe en effet par des stratégies de résolution constructives (Lewis, 2000 ; Smith et Lewis, 2011) qui, en matière de durabilité, supposent de s’attaquer à des problèmes sociaux et environnementaux même en l’absence de retombées économiques (Hahn, Figge, Pinkse et Preuss, 2018).

En s’inscrivant surtout dans une vision instrumentale de l’action responsable (connue sous le nom de business case), la recherche sur la durabilité des entreprises a toutefois peu mobilisé cette littérature. Si cette vision, fondée sur l’hypothèse d’un alignement systématique des aspects économiques et non économiques (Gao et Bansal, 2013 ; Margolis et Walsh, 2003 ; Scherer et Palazzo, 2011), a probablement permis de légitimer la recherche sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), sa prédominance a créé des lacunes dans notre compréhension des tensions de la durabilité et de la façon dont les entreprises peuvent les gérer (Hahn et al., 2015 ; Van der Byl et Slawinski, 2015). À travers l’approche des paradoxes, cet article se donne donc pour objectif de répondre aux questions suivantes : à quelles tensions paradoxales les petites entreprises sont-elles confrontées en matière de durabilité ? Quels problèmes soulève la résolution constructive de ces tensions ? Pour les chercheurs comme pour les praticiens et les pouvoirs publics, il apporte ainsi de nouveaux éclairages sur les difficultés auxquelles font face les petites entreprises (PE désormais) dans leur action responsable, tout en mettant en évidence les mécanismes qui fragilisent chez elles le maintien d’une gestion constructive des contradictions de la durabilité.

Dans un premier temps, la littérature sur les paradoxes est mobilisée pour questionner la nature des tensions de la durabilité et comment les PE peuvent les gérer. Sont ensuite justifiés le choix d’une méthodologie qualitative et son application aux cas de PE évoluant dans un secteur à forte responsabilité sociétale (l’agriculture), volontairement engagées dans une démarche d’amélioration de leur durabilité (ISO 14001). Les résultats de l’étude sont alors présentés puis discutés, avant de conclure sur les contributions, limites et perspectives de ce travail.

1. Fondements théoriques

1.1. La durabilité des entreprises comme paradoxe

L’amélioration de la durabilité confronte les entreprises à de multiples tensions paradoxales (Hahn et al., 2015), mais en se focalisant trop souvent sur les retombées économiques potentielles de l’action responsable, la recherche a peu abordé ces tensions et la façon dont les entreprises peuvent les gérer (Epstein, Buhovac et Yuthas, 2015 ; Grimand, Derumez et Schäfer, 2014 ; Hahn et al., 2015 ; Margolis et Walsh, 2003 ; Scherer et Palazzo, 2007, 2011). Van der Byl et Slawinski (2015) identifient quatre approches pour les traiter : « gagnant- gagnant », « compromis », « intégration » et « paradoxes ». Clairement instrumentale et très mobilisée, l’approche gagnant-gagnant, couramment appelée business case, étudie comment les éléments de la durabilité peuvent s’aligner (en utilisant par exemple, le concept de création de valeur partagée de Porter et Kramer, 2011, p. 66[1]). Elle postule qu’il existe une relation causale entre l’action responsable et la performance économique (Gao et Bansal, 2013), mais en se focalisant ainsi sur les synergies, les tensions entre les éléments ne sont pas abordées (Hahn et al., 2015 ; Van der Byl et Slawinski, 2015). Également instrumentale, l’approche du compromis sous-tend à l’inverse des arbitrages visant à minimiser l’impact économique négatif des situations gagnant-perdant (Angus-Leppan, Benn et Young, 2010 ; Hahn et al., 2010). Dans cette logique de choix entre options, les tensions sont alors évitées par séparation des éléments contradictoires et les aspects économiques continuent de primer sur les aspects sociaux et environnementaux (Slawinski et Bansal 2015 ; Van der Byl et Slawinski, 2015). De plus en plus mobilisée, l’approche intégrative consiste quant à elle à ne pas privilégier un élément sur l’autre en les rééquilibrant à poids égal. Les concepts de triple bottom line (Elkington, 1997) et de performance globale (Reynaud, Depoers, Gauthier, Gond et Schneider-Maunoury, 2011) en sont très illustrateurs, mais en découplant les dimensions ou en les réunissant de façon holistique, cette approche non instrumentale évite également les tensions (Chauvey et Naro, 2013 ; Grimand, Derumez et Schäfer, 2014 ; Van der Byl et Slawinski, 2015). Pour pallier les limites des précédentes approches, une approche mobilisant la littérature stratégique sur les paradoxes (Lewis, 2000 ; Poole et Van de Ven, 1989 ; Smith et Lewis, 2011) a plus récemment été utilisée. Au lieu de chercher à éviter les tensions de la durabilité en alignant (approche gagnant-gagnant) ou séparant (approche du compromis) les éléments, l’approche des paradoxes aborde les aspects non économiques comme une fin en soi (approche intégrative) tout en invitant les entreprises à accepter les tensions et à « travailler au travers » (Van der Byl et Slawinski, 2015). Cela suppose notamment pour elles de résoudre des problèmes sociaux et environnementaux même en l’absence de retombées économiques immédiates, offrant ainsi une marge de manoeuvre supplémentaire pour des contributions plus substantielles au développement durable (Hahn et al., 2018).

Définis comme des éléments contradictoires, mais interreliés, qui existent simultanément et persistent dans le temps (Smith et Lewis, 2011), les paradoxes organisationnels se distinguent d’autres notions similaires (comme les dilemmes ou les dialectiques) par la réunion de trois caractéristiques fondamentales (Schad, Lewis, Raisch et Smith, 2016) : la contradiction, l’interdépendance et la persistance. La contradiction tient dans « la présence simultanée d’éléments contradictoires et mutuellement exclusifs opérant dans le même temps » (Quinn et Cameron, 1988, p. 2). Ces éléments semblent logiques isolément, mais absurdes et irrationnels quand ils apparaissent simultanément (Lewis, 2000). L’interdépendance se réfère « aux liens inextricables entre les éléments opposés » (Schad et al., 2016, p. 11). Elle souligne que les éléments représentent « les deux faces d’une même pièce » (Lewis, 2000, p. 761) qui dépendent réciproquement l’une de l’autre et peuvent être synergiques. Plus les individus cherchent à séparer les contradictions pour éviter les tensions, plus ils s’empêtrent dans les liens autoréférentiels des paradoxes (Smith et Berg, 1987). La persistance résulte quant à elle des deux premières caractéristiques. Alors que les éléments opposés et interdépendants entretiennent une relation dynamique et évolutive, les paradoxes qu’ils constituent demeurent « insensibles à la résolution » (Schad et al., 2016, p. 12). En d’autres termes, aucun choix définitif n’est possible entre les éléments. C’est pourquoi certains auteurs parlent de « vivre avec » les paradoxes (Lewis, 2000, p. 764 ; Poole et Van de Ven, 1989, p. 566) ou de « travailler au travers » (Lüscher et Lewis, 2008, p. 221 ; Smith et Lewis, 2011, p. 389). La durabilité des entreprises a donc tout d’un paradoxe. Elle en réunit en effet les trois caractéristiques fondamentales : les dimensions économiques, sociales et environnementales sont contradictoires (elles peuvent aller dans des directions opposées), interdépendantes (elles dépendent les unes des autres et peuvent être synergiques) et persistent dans le temps (on ne peut pas choisir définitivement une dimension ou une autre).

Selon Hahn et al. (2018), cette nature paradoxale peut d’ailleurs s’illustrer au travers des quatre types de paradoxes de la classification de Smith et Lewis (2011) : les paradoxes d’appartenance, d’apprentissage, d’organisation et de performance. Les paradoxes d’appartenance renvoient aux tensions entre l’individu et le collectif, ainsi qu’aux tensions entre les valeurs, les adhésions et les rôles concurrents (Smith et Lewis, 2011). En matière de durabilité, ces tensions peuvent, par exemple, émerger entre dirigeants ayant des valeurs opposées sur les questions sociales ou environnementales (Allen, Marshall et Easterby-Smith, 2015). Les paradoxes d’apprentissage proviennent du fait que les organisations sont des systèmes dynamiques qui changent, se renouvellent et innovent (Smith et Lewis, 2011). Les questions de durabilité sont particulièrement concernées par ces paradoxes, car elles peuvent amener les entreprises à modifier profondément leurs pratiques (Hahn et al., 2018). Cela implique de s’appuyer sur le passé tout en le « détruisant » pour construire l’avenir (O’Reilly et Tushman, 2008) et de réaliser simultanément des activités d’exploration et d’exploitation, même si cela soulève des besoins concurrents en termes de ressources (Smith et Tushman, 2005). Les paradoxes d’organisation proviennent de la structure et du leadership. Ils se réfèrent à des processus concurrents (tels que le contrôle et la flexibilité) qui servent la poursuite des objectifs organisationnels (Denison, Hooijberg et Quinn, 1995 ; Smith et Lewis, 2011). En matière de durabilité, des tensions peuvent par exemple émerger sur la manière dont les aspects sociaux et environnementaux sont intégrés dans les routines et la structure de l’organisation, c’est-à-dire pleinement intégrés aux autres activités ou séparés de ces dernières (Hahn et al., 2018). Enfin, les paradoxes de performance trouvent leur source dans la pluralité des objectifs et renvoient aux attentes et exigences concurrentes (Smith et Lewis, 2011). Ces paradoxes, que Smith (2014) et Iivonen (2018) qualifient de stratégiques, sont au coeur même des problèmes de durabilité, la domination de la logique commerciale entrant notamment en conflit avec la nécessité de répondre à un ensemble de problèmes qui ne sont pas source de retombées économiques immédiates (Hahn et al., 2018).

Plus spécifiquement, Hahn et al. (2015) proposent un cadre d’analyse des tensions de la durabilité qui en distingue trois types : les tensions entre niveaux, les tensions liées aux processus de changement et les tensions liées au contexte spatial et temporel. Les tensions entre niveaux proviennent de la nécessité pour les entreprises de contribuer au bien-être général de la société (Jay, Soderstrom et Grant, 2017) et de prendre en compte de multiples attentes, souvent conflictuelles (Scherer, Palazzo et Seidl, 2013), d’un large ensemble de parties prenantes aux logiques de décision différentes des dirigeants (Hahn et al., 2015). La réponse d’une entreprise (niveau organisationnel) à un problème de durabilité peut par exemple paraître inappropriée pour ses salariés (niveau individuel) ou pour la société (niveau systémique). Réciproquement, le point de vue des salariés ou de la société peut ne pas sembler approprié pour l’entreprise (Hahn et al., 2015). En obligeant les entreprises à modifier leurs modes de fonctionnement actuels, voire leurs stratégies et leurs structures (Hahn et al., 2010), la nécessité d’adopter des pratiques plus durables crée également des tensions dans les processus de changement (Hahn et al., 2015). Ces tensions se manifestent parce que les exigences d’aujourd’hui diffèrent des besoins de demain (Smith et Lewis, 2011) et que le changement implique la destruction du passé pour la création de l’avenir (O’Reilly et Tushman, 2008), posant ainsi la question de la nature et du rythme des évolutions à mettre en oeuvre. Si certains problèmes de durabilité peuvent par exemple être résolus progressivement, le niveau d’urgence d’autres problèmes peut nécessiter une réponse plus rapide et plus radicale (Hahn et al., 2015). Enfin, les tensions liées au contexte trouvent leur source dans des résultats attendus au niveau global de la société, tels que l’équité intragénérationnelle et l’équité intergénérationnelle, générant des conflits temporels et spatiaux (Hahn et al., 2015). L’équité intergénérationnelle (contexte temporel) occupe une place importante dans le développement durable (Brundtland, 1987), mais contraste avec la logique dominante de prise de décision à court terme en entreprise, soulevant ainsi des tensions entre les besoins actuels et futurs (Slawinski et Bansal, 2012, 2015). L’équité intragénérationnelle (contexte spatial) renvoie quant à elle aux questions de développement équitable entre les pays développés et ceux qui sont en voie de développement (Zuindeau, 2007). Des tensions peuvent, par exemple, émerger lorsque des entreprises génèrent des externalités négatives transnationales ou optimisent leur choix en fonction des différences de normes environnementales et sociales entre les pays (Scherer et Palazzo, 2011).

Mais qu’il s’agisse de la classification des paradoxes organisationnels de Smith et Lewis (2011) ou du cadre d’analyse d’Hahn et al. (2015) traitant spécifiquement des tensions de la durabilité, ces travaux théoriques semblent pouvoir concerner les grandes entreprises comme les plus petites. La recherche a cependant peu étudié les paradoxes de la durabilité en contexte de PE, mis à part quelques récents travaux qui s’y apparentent indirectement (par exemple l’étude de Bérard, Bruyère et Saleilles publiée en 2015 qui analyse les tensions engendrées par la stratégie d’hypercroissance d’une PME axée sur la durabilité ou, encore, l’étude de Berger-Douce publiée en 2019 qui s’intéresse aux tensions entre RSE et digitalisation au sein d’une PME industrielle). Focalisé sur les paradoxes de la durabilité comme objet à part entière, cet article tâchera donc de répondre à la question suivante : à quelles tensions paradoxales les PE sont-elles confrontées en matière de durabilité ? Il cherchera également à comprendre les problèmes que soulève la résolution de telles tensions dans cette catégorie d’entreprises, réputées moins armées face aux enjeux de durabilité. Pour ce faire, la section suivante rapproche la littérature sur la gestion des paradoxes de celle qui traite des difficultés des PE en matière de développement durable.

1.2. Les petites entreprises face aux paradoxes de durabilité

Les efforts en faveur du développement durable ne peuvent être pertinents sans l’implication d’une masse critique de PE qui représentent plus de neuf entreprises sur dix dans la plupart des pays du monde et ont donc collectivement un impact économique, environnemental et social considérable (Hillary, 2004 ; Spence, Gherib et Ondoua Biwolé, 2007). Du fait de leurs spécificités, les PE ont toutefois plus de difficultés que les grandes à faire face à la complexité des problèmes de durabilité (Courrent, 2012 ; Lepoutre et Heene, 2006 ; Paradas, 2008 ; Quairel et Auberger, 2005). L’insuffisance de moyens financiers peut notamment constituer un frein important à l’adoption de pratiques plus durables (Bon, Lacroux, Teller et Van Der Yeught, 2013). Leur adoption est d’ailleurs souvent perçue par les PE comme coûteuse (Lepoutre et Heene, 2006 ; Temri et Fort, 2009), ce qui peut contraster avec l’importance qu’elles doivent accorder aux aspects financiers pour assurer leur sécurité (Welsh et White, 1981). Mais le niveau d’engagement responsable des PE et la perception des bénéfices qu’elles en retirent (ou espèrent en retirer) dépendent aussi du profil et des motivations de leurs dirigeants (Courrent, Spence et Gherib, 2016 ; Labelle, Spence et Courrent, 2016). La diversité des contextes en PE induit d’ailleurs chez elles une forte hétérogénéité des représentations de la performance (Courrent, 2012 ; Courrent, Spence et Gherib, 2016). Souvent débordés et englués dans les opérations quotidiennes (Auberger et Quairel, 2004), et animés par un sentiment d’urgence, leurs dirigeants peuvent, quoi qu’il en soit, manquer de temps pour questionner les pratiques et s’engager dans des activités éloignées des activités principales comme celles relatives aux questions de durabilité (Callot, 2014 ; Courrent, 2012 ; Lepoutre et Heene, 2006). Ils peuvent aussi avoir tendance à ignorer des parties prenantes qui ne sont pas proches sur le plan géographique ou affectif (Courrent, 2012) et considérer leurs attentes comme secondaires (Bon et al., 2013 ; Jenkins, 2004), notamment lorsque cela concerne des parties muettes comme l’environnement naturel (Lepoutre et Heene, 2006). Par manque de pouvoir, les PE peuvent, par ailleurs, dépendre de l’influence de certaines parties prenantes externes, en particulier de celles en aval ou en amont, limitant ainsi leurs marges de manoeuvre en matière d’action responsable (Lepoutre et Heene, 2006). Enfin, d’autres spécificités, telles que les processus de décision intuitifs et informels ou la faible spécialisation des tâches (Julien, 1990) peuvent s’avérer insuffisantes pour gérer les problèmes de durabilité (Courrent, 2012 ; Jenkins, 2004 ; Lepoutre et Heene, 2006). Les PE sont d’ailleurs souvent démunies face à la complexité de ces problèmes (Paradas, 2008) du fait d’interrogations multiples sur le « comment faire » (Courrent, 2012).

Si ces travaux apportent de nombreux éclairages sur les barrières à l’adoption de pratiques plus durables en PE, ils ne permettent pas de comprendre les problèmes que pose pour elles la gestion des tensions paradoxales soulevées par leurs efforts en matière de durabilité. Il est pourtant probable que ces tensions soient source de difficultés accrues dans cette catégorie d’organisations. Par effet de grossissement (Torrès, 2015), les problèmes peuvent en effet augmenter avec la diminution de la taille de l’entreprise. Des aspects opérationnels courants en grande entreprise peuvent ainsi prendre une tout autre dimension en PE. La perte d’un client ou un simple retard de paiement peut, par exemple, engendrer de sérieux problèmes de trésorerie. Cet effet de grossissement pourrait donc très bien exacerber aussi les tensions de la durabilité en PE, et ce, en renforçant notamment des facteurs qui, selon Smith et Lewis (2011), rendent les tensions paradoxales plus saillantes : la pluralité (des points de vue, des objectifs, des attentes...), le changement (interne ou externe) et la rareté (des ressources). En effet, le manque de pouvoir des PE fait qu’elles n’ont souvent pas d’autre choix que de s’adapter aux pressions de l’environnement (Courrent, 2012), ce qui ne peut qu’accroître les tensions dans un contexte d’augmentation du pluralisme et des attentes sociétales (Jay, Soderstrom et Grant, 2017 ; Scherer et Palazzo, 2011). En outre, répondre à ces attentes nécessite parfois des efforts et des changements importants (Jay, Soderstrom et Grant, 2017 ; Lozano, 2013) qui pourraient facilement être jugés comme excessifs en PE, ne serait-ce qu’en matière de formalisation des pratiques (Biondi, Frey et Iraldo, 2000 ; Jenkins, 2004). Enfin, en situation d’insuffisance de ressources, comme le sont structurellement les PE, les acteurs sont plus susceptibles de vivre les tensions (Miron-Spektor, Ingram, Keller, Smith et Lewis, 2018 ; Smith, 2014), en négligeant par exemple certaines parties prenantes (Jay, Soderstrom et Grant, 2017). Pas négative en soi (Joffre et Koenig, 1992 ; Tracy, 2004), la confrontation aux tensions paradoxales est toutefois considérée dans la littérature comme une épée à double tranchant. Elle peut en effet aussi bien permettre la réussite à court et à long terme qu’engendrer de l’inaction et des réponses contreproductives (Lewis, 2000 ; Miron-Spektor et al., 2018 ; Smith et Berg, 1987 ; Smith et Lewis, 2011). L’impact des tensions dépend alors surtout de la façon dont les acteurs les perçoivent et y réagissent (Smith et Lewis, 2011 ; Miron-Spektor et al., 2018).

Figure 1

Résolution constructive ou défensive des tensions paradoxales

Résolution constructive ou défensive des tensions paradoxales

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Deux types de réponses sont généralement identifiées selon l’acceptation ou non des tensions (Figure 1) : la résolution constructive et la résolution défensive. Ces réponses (cognitives et émotionnelles pour l’acceptation, comportementales pour la résolution) nourrissent des cycles de renforts positifs (cercles vertueux) ou négatifs (cercles vicieux) (Smith et Lewis, 2011 ; Tsoukas et Cunha, 2017). Fondée sur une posture d’acceptation des tensions (on ne cherche pas à les éviter ou à les éliminer, mais à vivre avec et à travailler au travers), la résolution constructive s’inscrit dans une gestion à long terme des complémentarités et des contradictions qui permet d’exploiter le potentiel positif des paradoxes (Smith et Lewis, 2011). Dans la littérature, la gestion paradoxale est en effet aussi bien associée à la création de valeur (Koenig, 1996), à l’efficacité (Denison, Hooijberg et Quinn, 1995), à la créativité et à l’innovation (Ingram, Lewis, Barton et Gartner, 2016 ; Miron-Spektor, Gino et Argote, 2011 ; Miron-Spektor et al., 2018), qu’au succès à long terme (Cameron et Quinn, 1988 ; Lewis, 2000 ; Lewis et Smith, 2014 ; Smith et Berg, 1987 ; Smith et Tushman, 2005) et à la durabilité (Smith et Lewis, 2011 ; Smith, Lewis et Tushman, 2011 ; Hahn et al., 2018). Cette gestion suppose toutefois de sortir d’une vision linéaire et rationnelle en s’accommodant du fait que les contradictions sont persistantes et ne peuvent être résolues définitivement (Poole et Van de Ven, 1989 ; Lewis, 2000 ; Smith et Lewis, 2011). Concrètement, la résolution constructive cherche à combiner au mieux des stratégies de synthèse (on exploite les synergies entre les éléments) et des stratégies de séparation (on fait des choix lorsque les éléments s’opposent) en vue « d’assurer au fil du temps une attention simultanée » des éléments paradoxaux (Smith et Lewis, 2011, p. 392). En fonction des exigences et des moyens du moment, les entreprises peuvent, par exemple, engager des coûts non productifs pour améliorer leurs performances sociales ou environnementales, puis se concentrer sur le développement de la performance économique à une autre période (stratégie de séparation). Elles peuvent aussi chercher une perspective permettant d’exploiter les synergies entre les éléments paradoxaux, par exemple trouver une voie de rentabilisation des coûts associés à une gestion plus environnementale des déchets via des solutions de recyclage et d’économie circulaire (stratégie de synthèse). Une telle gestion permet ainsi aux entreprises d’exceller à court terme tout en constituant progressivement les fondations de leur performance à long terme (Smith et Lewis, 2011).

La résolution défensive mobilise quant à elle les mêmes stratégies (synthèse et séparation), mais dans le but d’éviter ou d’éliminer les tensions (posture de non-acceptation des tensions), ce qui conduit les acteurs à s’empêtrer dans des solutions sous-optimales qui privilégient généralement un élément sur l’autre (Miron-Spektor et al., 2018). En matière de durabilité, cela implique notamment de ne pas aborder les aspects sociaux et environnementaux (stratégie de séparation) ou de ne les aborder que s’ils peuvent s’aligner avec les objectifs économiques à court terme (stratégie de synthèse), laissant ainsi de côté de nombreux problèmes non résolus (Hahn et al., 2018). Cette résolution défensive (Lewis, 2000 ; Vince et Broussine, 1996), où chaque effort mène à un renforcement des faiblesses et entrave petit à petit les performances (Miron-Spektor et al., 2018 ; Perret et Josserand, 2003), peut avoir des conséquences indésirables comme l’accroissement de l’ambivalence (Ashforth, Rogers, Pratt et Pradies, 2014), la perte des avantages de chaque pôle (Gebert, Boerner et Kearney, 2010 ; Perret et Josserand, 2003), le déclenchement de conflits insolubles (Fiol, Pratt et O’Connor, 2009) et l’accroissement de l’anxiété (Schad et al., 2016 ; Smith et Lewis, 2011). Ces problèmes peuvent alors paralyser la prise de décision et l’action (Lewis, 2000 ; Lewis et Smith, 2014 ; Smith et Berg, 1987 ; Vince et Broussine, 1996) et conduire progressivement au déclin de l’organisation (Sundaramurthy et Lewis, 2003).

Mais, quelles que soient la posture (constructive ou défensive) et les stratégies utilisées (synthèse et/ou séparation), la résolution des tensions ne peut être que temporaire, car tôt ou tard les conditions évoluent (avec, par exemple, l’apparition de nouvelles exigences ou la dégradation de la situation économique) et les tensions refont surface (Clegg, Cunha et Cunha, 2002 ; Clegg et Cunha, 2017 ; Schad et al., 2016 ; Smith et Lewis, 2011). C’est pourquoi il est vain d’espérer venir à bout des paradoxes (Koenig, 1996 ; Perret et Josserand, 2003). Parce que les entreprises doivent sans cesse réitérer des stratégies de séparation et de synthèse pour exploiter le potentiel positif des paradoxes dans le temps, la gestion paradoxale reste une tâche difficile (Smith et Lewis, 2011) et précaire (Lüscher et Lewis, 2008). Les entreprises sont notamment susceptibles de revenir à des stratégies défensives (fondées sur la non-acceptation) en prenant pour acquis les résultats de leur gestion antérieure sans tenir compte de l’évolution des situations paradoxales (Lüscher et Lewis, 2008). La durabilité des entreprises tiendrait donc dans une capacité à maintenir des réponses constructives et cycliques aux tensions. Mais alors que ces tensions sont probablement accrues en PE et que ces dernières sont insuffisamment armées face à la complexité des questions de durabilité, aucune recherche n’a étudié ce qu’implique pour elles une telle gestion. Cet article tâchera donc aussi de traiter la question suivante : quels problèmes soulève la résolution constructive des tensions de la durabilité en PE ? Pour répondre aux deux questions posées, nous étudierons le cas de PE évoluant dans un secteur à forte responsabilité sociétale (l’agriculture), volontairement engagées dans une démarche d’amélioration de leur durabilité (ISO 14001).

2. Méthodologie

2.1. Choix du terrain

Afin d’analyser efficacement les tensions de la durabilité en PE, cette recherche se focalise sur le secteur agricole. Sa multifonctionnalité lui confère en effet une responsabilité élargie, caractérisée par de nombreuses attentes sociétales (sécurité sanitaire et alimentaire, protection des ressources et de l’environnement, gestion et partage des espaces ruraux…). Dans ce secteur « lié au développement durable par sa fonction même », l’engagement responsable serait ainsi bien « plus qu’un simple argument marketing, il s’agit d’un facteur clé pour la survie de l’entreprise » (Temri et Fort, 2009, p. 116). Ce secteur réunit par ailleurs les trois facteurs environnementaux qui rendent, selon Smith et Lewis (2011), les tensions paradoxales plus saillantes : la pluralité (l’agriculture est au coeur d’intenses débats sociétaux et régulièrement sous le feu des médias pour des raisons négatives), le changement (l’agriculture vit de profondes mutations et est particulièrement exposée à l’évolutivité des marchés et des politiques publiques) et la rareté (les agriculteurs sont sévèrement contraints par les ressources, qu’elles soient naturelles, comme les terres et l’eau, ou organisationnelles, comme le temps et les finances). Se focaliser sur un seul secteur d’activité et le contexte français permet aussi de ne pas être gêné par une variance qui ne serait pas au centre de l’étude. Des recherches antérieures ont en effet montré que les réponses aux questions de durabilité diffèrent selon les secteurs (Bansal et Roth, 2000 ; Pinkse et Kolk, 2009), du fait notamment des différences d’impacts, et selon les territoires (Christmann et Taylor, 2012) en raison des différences de contexte, notamment institutionnel.

Pour comprendre ce qu’implique une résolution constructive des tensions de la durabilité, cette recherche a ensuite opté pour l’étude de PE volontairement engagées dans une démarche de certification collective ISO 14001 (système de management environnemental) : la démarche Terr’Avenir. Cette démarche totalisait en 2017 environ 250 entreprises agricoles très hétérogènes (toutes productions, tous marchés, toutes tailles…) réparties dans 8 associations régionales ayant entre 9 à 82 membres (31 en moyenne) et 5 à 15 ans d’existence (9 en moyenne). Le choix de l’ISO 14001 plutôt qu’une autre démarche présente ici plusieurs intérêts. Tout d’abord, cette norme se concentre sur les aspects environnementaux, la dimension du développement durable qui crée le plus de difficultés en PE (Berger-Douce, 2005 ; Hillary, 2004), mais, contrairement aux démarches de développement durable souvent rencontrées en agriculture, l’ISO 14001 intègre aussi des exigences sur les aspects sociaux comme la santé-sécurité au travail, la formation des salariés, la mise en place de fiches de poste et d’entretiens individuels, la prise en compte des attentes des parties prenantes ou encore la communication interne et externe. De plus, il s’agit d’une norme non spécifique au secteur agricole, car applicable à tout type d’organisation. L’ISO 14001 vise en effet à gérer les aspects environnementaux, satisfaire aux obligations de conformité et traiter le risque lié aux menaces et opportunités, mais n’établit pas de critères spécifiques et d’exigences absolues en matière de performance. Il ne s’agit donc pas de garantir le respect du cahier des charges d’un produit, mais de s’assurer que l’organisation (dans son ensemble) se dote bien des moyens nécessaires pour atteindre des objectifs jugés pertinents et prioritaires en fonction de ses spécificités. Le choix d’une certification « système » plutôt que « produit » en agriculture permet aussi de s’assurer que l’action responsable ne s’inscrit pas dans un objectif purement commercial (visant un segment marché) et relève donc d’une gestion plutôt constructive des tensions de la durabilité. En outre, l’ISO 14001 repose sur un processus d’amélioration continue des performances (connu sous l’acronyme PDCA : plan-do-check-act) qui implique des efforts permanents, quel que soit le niveau atteint.

2.2. Méthodes de collecte et d’analyse des données

Le choix d’une étude qualitative vise ici à mettre l’accent sur le contexte et les processus dont la prise en compte est essentielle lorsqu’on utilise les approches fondées sur les paradoxes (Cunha et Putnam, 2017 ; Smith et Lewis, 2011). La richesse et le caractère englobant des données qualitatives sont aussi très utiles pour explorer et décrypter la complexité des phénomènes (Miles et Huberman, 2003). Au total, 30 dirigeants de PE ont été enquêtés de façon semi-directive par le biais de 10 entretiens individuels et de 5 entretiens collectifs (groupes de discussion de 3 à 5 participants), deux méthodes de collecte dont la triangulation a pour but d’affiner l’analyse tout en limitant l’influence des biais associés à chaque méthode (Caillaud et Flick, 2016). Généralement composés de 4 à 8 participants (parfois de 3), les groupes de discussions visent à « cerner un sujet ou une série de questions pertinentes » (Kitzinger, Markova et Kalampalikis, 2004, p. 237). Les participants sont amenés à réagir au discours des autres, à exprimer leur accord ou leur désaccord et à le justifier. Ils sont de fait bien adaptés aux populations à tradition orale, telles que les populations rurales. Ils peuvent aussi bien inhiber la parole (timidité, mutisme face à des sujets délicats...) que la désinhiber (la dynamique de groupe encourage l’expression et peut « casser » la timidité) (Kitzinger, Markova et Kalampalikis, 2004). Ils sont donc fortement complémentaires aux entretiens individuels. En entretien individuel, l’individu peut, par exemple, avoir le sentiment de pouvoir parler plus librement (c’est-à-dire sans la pression sociale du groupe), mais peut aussi ne pas penser ou se sentir libre de faire part à l’enquêteur de certains aspects importants que le groupe aurait pu réussir à lui faire exprimer (en réaction à la discussion ou grâce au soutien mutuel).

Mis à part quelques ajustements mineurs, un même guide a été utilisé pour les entretiens individuels et collectifs. Ce guide contenait des questions ouvertes sur la gestion des problèmes de durabilité, mobilisant différents angles et techniques de questionnement afin d’explorer les sujets en profondeur, de varier les approches et de maintenir l’intérêt des répondants. Par souci de compréhensibilité pour ces derniers, et dans le but d’éviter la transposition de certaines représentations, aucune question n’utilisait le jargon de la littérature des paradoxes (tensions, contradictions…). Certaines questions abordaient directement un sujet, par exemple en demandant en quoi est-ce complexe d’améliorer la durabilité de l’entreprise et quels problèmes cela pose concrètement sur le terrain. D’autres questions utilisaient la technique de la troisième personne qui vise à faire exprimer par quelqu’un les pensées et sentiments d’autres individus en vue d’interroger ensuite ses propres perceptions. Par exemple, un questionnement a été amorcé sur la façon dont réagissent généralement les agriculteurs face aux problèmes de durabilité ou sur ce qui freine leur action responsable, avant de réorienter les échanges sur le contexte des enquêtés. Des questions autour de notes post-it et de dessins ont aussi permis de collecter des discours en stimulant la réflexion et le débat. Les répondants ont par exemple été invités à justifier un classement de couples d’éléments selon leur niveau de conciliation perçu ou à argumenter le choix d’un dessin parmi trois (une balance, un puzzle ou le yin et yang) qui imageait le mieux selon eux la gestion des exigences de durabilité. Enfin, tout au long des entrevues, des techniques de relance et de reformulation ont facilité l’approfondissement, le recentrage et la validation des propos.

Les 30 participants ont été sélectionnés dans une logique de diversification des cas afin de rendre compte des variations et d’identifier des régularités (Miles et Huberman, 2003). Cette diversification a été réalisée selon quatre critères (dans la mesure du possible et avec l’aide des acteurs tiers accompagnateurs) : la région (les spécificités des entreprises agricoles étant souvent liées à la nature des terroirs et aux filières économiques historiquement en place), l’activité (productions animales ou végétales, l’expérience des tensions étant probablement accrue en élevage, s’agissant d’un secteur régulièrement en crise), les motivations à l’engagement (plutôt économiques ou plutôt non économiques, afin de chercher à confronter des cadres cognitifs divergents, leur nature étant identifiée dans la littérature comme une variable centrale de la gestion paradoxale, Hahn, Preuss, Pinkse et Figge, 2014 ; Miron-Spektor et al., 2018), et le genre (pour respecter la proportion de femmes chez les exploitants agricoles, soit 27 % selon le recensement Agreste 2010). Au final, 8 régions françaises (toutes celles de la démarche Terr’Avenir) et 26 activités différentes (grandes cultures, maraîchage, viticulture, élevage bovin, élevage porcin, aviculture…) sont représentées (Tableau 1). Bien que ces entreprises n’aient que 1,9 salarié permanent en moyenne, la plupart sont de grandes structures pour le secteur agricole.

Tableau 1

Caractéristiques de l’étude

Caractéristiques de l’étude

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Une fois retranscrits, les enregistrements des entretiens individuels et des collectifs ont été soumis séparément à une analyse de contenu (Bardin, 2013 ; Miles et Huberman, 2003). Celle-ci a mobilisé une grille de codage définie a priori (laissant néanmoins la possibilité de faire émerger d’autres catégories) sur la base du cadre d’analyse des tensions de la durabilité de Hahn et al. (2015), de la classification plus générale des paradoxes organisationnels de Smith et Lewis (2011) et de la littérature s’intéressant à la gestion de ces paradoxes. Ce type d’analyse, qualifiée de préstructurée par Miles et Huberman (2003), permet d’effectuer des inférences en privilégiant la répétition fréquentielle des thèmes à partir d’une grille appliquée à l’ensemble des données (Bardin, 2013). Elle est cohérente avec la stratégie méthodologique mise en oeuvre qui se focalise sur les variables et leurs relations plutôt que sur les spécificités de chaque cas (Miles et Huberman, 2003) et permet ainsi la relativisation, la distanciation et le repérage des régularités (Bardin, 2013). En outre, les logiques de diversification des cas et de triangulation des méthodes adoptées ici viennent consolider la validité des conclusions de ce type d’analyse (Miles et Huberman, 2003). L’analyse des entretiens individuels et des entretiens collectifs ayant produit des résultats similaires, ces derniers sont présentés globalement dans nos résultats. Ils sont fondés sur une occurrence régulière de données catégorielles (fréquence noté fEI pour les entretiens individuels ou fEC pour les entretiens collectifs) et illustrés par des extraits de discours issus du corpus (verbatim codés EI1 à EI10 pour les entretiens individuels et EC1 à EC5 pour les entretiens collectifs). Notons toutefois que les fréquences donnent ici des indications de tendance générale et de prédominance de certains aspects dans l’analyse, mais ne se substituent pas à ses conclusions. Le fait que certains aspects ne se soient pas observés dans tous les cas ne veut d’ailleurs pas dire qu’ils n’existent pas dans ces cas, mais simplement qu’ils n’ont pas été exprimés. Les différences de fréquence parfois observées entre les entretiens individuels et les entretiens collectifs montrent à ce titre l’importance de trianguler ces méthodes pour limiter l’effet du contexte de collecte sur le discours des répondants.

3. Résultats

3.1. Trois types de tensions de la durabilité en petite entreprise

Les résultats mettent en évidence que les entreprises étudiées sont toutes confrontées à des tensions paradoxales en matière de durabilité (Figure 2) et plus précisément à trois types de tensions : des tensions entre objectifs (économiques versus non économiques), des tensions entre niveaux (entreprise versus société) et des tensions liées aux processus de changement (présent versus futur). Le tableau 2 illustre ces résultats par des exemples de verbatim pour chaque type de tension.

Figure 2

Tensions de la durabilité vécues par les dirigeants enquêtés

Tensions de la durabilité vécues par les dirigeants enquêtés

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La première catégorie de tensions renvoie à des contradictions persistantes entre les objectifs économiques et non économiques (fEI = 9/10 ; fEC = 5/5). Selon les dirigeants, les efforts en matière de durabilité font rarement l’objet de retombées économiques (fEI = 7/10 ; fEC = 4/5). Il n’y a pas ou peu de valorisation de l’action responsable dans ces PE qui doivent souvent faire des compromis pour trouver un équilibre satisfaisant entre des objectifs non économiques et leur capacité à absorber des coûts non productifs (par exemple pour la gestion des effluents phytosanitaires). En mettant sous pression la répartition de leurs ressources (temps et argent), la multiplicité des exigences (fEI = 5/10 ; fEC = 4/5) rend également difficile l’atteinte simultanée des objectifs économiques et non économiques, mais pour la plupart des dirigeants enquêtés (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5), l’adoption de pratiques plus durables peut surtout constituer une prise de risque économique importante du fait de l’incertitude économique, de l’absence de droit à l’erreur, de la non-maîtrisabilité des paramètres naturels et/ou du manque d’expérience sur les méthodes alternatives. Il semble ainsi particulièrement complexe pour ces PE de répondre à des problèmes sociaux et environnementaux tout en assurant leur survie et leur compétitivité. Dans la pratique, elles (fEI = 4/10 ; fEC = 1/5) sont de surcroît confrontées à des problèmes d’ambivalence des solutions (par exemple, désherber mécaniquement plutôt que chimiquement contribue à résoudre des problèmes de santé et de pollution des eaux, mais peut dégrader la structure des sols et augmenter la consommation d’énergie fossile et les émissions de gaz à effet de serre).

La seconde catégorie de tensions vécues par les acteurs renvoie quant à elle à des contradictions persistantes entre niveaux, en l’occurrence entre l’entreprise et la société (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5). Selon les dirigeants, leurs efforts en matière de durabilité sont en effet rarement reconnus par les parties prenantes, et ce, même lorsque ces dernières sont directement concernées (par exemple les clients, les administrations, les assurances, le voisinage…). Il est ainsi difficile pour ces PE d’assurer l’atteinte de leurs objectifs tout en préservant leur légitimité. Les dirigeants (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5) se heurtent aussi à des différences de logiques et d’objectifs avec certaines parties prenantes (par exemple sur la gestion phytosanitaire ou le bien-être animal) qui sont source d’incompréhensions et de blocages (communication difficile entre les parties, inadéquation des attentes aux contraintes de terrain) et entravent leur action responsable. Ils font de surcroît face à des débats sociétaux très sensibles et à une sévère crise de légitimité de leur secteur (l’agriculture) que certains considèrent comme particulièrement lourde à porter (fEI = 3/10 ; fEC = 2/5), la société leur prêtant de nombreuses externalités négatives.

La troisième catégorie de tensions relève des processus de changement entre les pratiques actuelles et futures, c’est-à-dire à des tensions intertemporelles (fEI = 7/10 ; fEC = 4/5). Pour nombre de dirigeants (fEI = 4/10 ; fEC = 2/5), l’amélioration de la durabilité passe par l’adoption de pratiques (de terrain ou de gestion) plus complexes (par exemple en matière de travail des sols, de gestion phytosanitaire...) ou plus contraignantes (par exemple en matière de gestion des déchets, de suivi des consommations, de suivi de la réglementation…). Il est alors difficile pour eux et leurs salariés de ne pas céder à la facilité des anciennes habitudes. Certains dirigeants font d’ailleurs face à des problèmes d’implication du personnel et de résistance au changement (fEI = 2/10 ; fEC = 5/5). Assurer la viabilité future sans pénaliser la viabilité actuelle soulève aussi chez eux des problèmes de répartition des ressources, en raison notamment du décalage temporel entre actions et résultats, les incidences économiques de leur action responsable étant souvent non évaluables à court terme (fEI = 1/10 ; fEC = 4/5). La rémanence des choix (dépendance de sentier) se heurte enfin à l’évolutivité des modèles de durabilité. Déjà contraintes dans leurs marges de manoeuvre par leurs choix antérieurs, les PE étudiées font en effet face à des attentes sociétales très évolutives qui limitent leur capacité à réaliser des changements trop profonds ou des investissements trop déterminants en matière de durabilité. Elles ont en effet peur de devoir remettre plus tard en cause des décisions coûteuses et engageantes sur la durée, c’est-à-dire de mettre en place un modèle de durabilité qui peut du jour au lendemain devenir inadapté (fEI = 6/10 ; fEC = 3/5).

Tableau 2

Exemples de verbatim (tensions de la durabilité)

Exemples de verbatim (tensions de la durabilité)

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3.2. Une difficile résolution constructive des tensions de la durabilité en petite entreprise

Les résultats montrent ensuite que la démarche de progrès mise en oeuvre par les entreprises s’inscrit dans une logique de résolution constructive des tensions globalement vertueuse (pour illustrer ces résultats, des exemples de verbatim sont fournis dans le tableau 3). Toutefois, cette résolution se concrétise davantage par des stratégies de séparation, visant à opérer des choix entre des éléments contradictoires (par exemple en engageant des coûts improductifs pour la réduction des pollutions ou la biodiversité), que par des stratégies de synthèse, visant à exploiter des synergies entre les dimensions de la durabilité (par exemple en valorisant les effluents d’élevage en engrais organique commercialisable). Ces stratégies de séparation, qui cherchent à résoudre volontairement, de façon répétée et sans retombées économiques, des problèmes de durabilité, sont néanmoins très illustratrices de la logique constructive (fondée sur l’acceptation des contradictions) dans laquelle se placent les dirigeants enquêtés (dans une logique défensive, lorsque les exigences à concilier s’opposent, la séparation consisterait au contraire à se focaliser sur les aspects économiques, au détriment des autres aspects, ces derniers n’étant alors éventuellement considérés que dans une perspective de synthèse). Les répondants ne voient d’ailleurs globalement pas dans leur démarche responsable un moyen de développer leurs activités économiques, les actions entreprises étant même plutôt coûteuses.

Concernant la résolution des tensions entre objectifs (économiques versus non économiques), les principales stratégies de synthèse réussies résident en effet dans des retombées économiques indirectes liées à des gains de sécurité (fEI = 6/10 ; fEC = 5/5), d’efficacité (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5) et de confort au travail (fEI = 4/10 ; fEC = 4/5). Cependant, les efforts sociaux et environnementaux réalisés ne font pas ou peu l’objet de retombées économiques directes (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5), obligeant ainsi les dirigeants à se contenter de stratégies de séparation en matière d’efficience. Mis à part quelques cas particuliers de retombées identifiables (réduction des primes d’assurance, majoration d’aides à l’investissement, réduction du gaspillage...), l’action responsable induit surtout des coûts non productifs (accompagnement, charges et investissements, temps passé…) dont les effets sur la rentabilité soulèvent des problèmes complexes d’évaluation. En outre, les impacts en termes de ventes, d’accès aux marchés ou d’avantages concurrentiels sont très faibles, voire inexistants (sauf cas particuliers) du fait notamment de l’absence de valorisation marchande de l’ISO 14001 en agriculture. Malgré tout, nombre de dirigeants enquêtés perçoivent leur démarche responsable comme un moyen d’accroître la viabilité future (fEI = 3/10 ; fEC = 5/5) et la transmissibilité/cessibilité (fEI = 0/10 ; fEC = 5/5) de leur entreprise, s’inscrivant ainsi dans une gestion à long terme des tensions entre objectifs économiques et non économiques.

La résolution des tensions entre niveaux (entreprise versus société) s’opère aussi essentiellement par des stratégies de séparation. En effet, mis à part une amélioration des relations avec les organismes de contrôle, la plupart des parties prenantes a priori importantes pour ces entreprises (clients, fournisseurs, administrations, financeurs...) ne semblent pas, selon les dirigeants, faire véritablement preuve d’un intérêt accru (fEI = 3/10 ; fEC = 4/5). Pour certains, ce manque de reconnaissance est en partie lié au fait que l’ISO 14001 soit parfois assimilée à un mode de production conventionnel, car non biologique. Dans quelques cas particuliers (fEI = 1/10 ; fEC = 3/5), cette démarche permet toutefois de répondre à certaines attentes de clients, sans pour autant qu’il s’agisse d’exigences fermes ou que cela fasse l’objet d’une valorisation particulière. Malgré un manque de reconnaissance des efforts largement exprimé, les dirigeants voient dans leur démarche responsable un moyen de pallier le risque de perte de légitimité en anticipant les exigences futures (fEI = 6/10 ; fEC = 5/5). Pour préserver et accroître cette légitimité, ils misent aussi sur l’image positive et le gage de sérieux apportés par l’ISO 14001, ainsi que sur le pouvoir de négociation potentiel de leur collectif.

Enfin, la démarche de progrès permet aux entreprises de résoudre plus efficacement les tensions liées aux processus de changement (entre les pratiques actuelles et futures). Elle est en effet vue par les dirigeants comme un moyen de concilier viabilité actuelle et future en s’auto-obligeant à réaliser les changements nécessaires (mises en conformité, adoption de pratiques plus durables) tout en respectant le rythme (temps et ressources disponibles) et l’importance (priorités d’action, contexte économique) (fEI = 10/10 ; fEC = 5/5). Par son processus de diagnostic/planification/contrôle, l’amélioration continue réduit ainsi le risque pour leurs entreprises de prendre du retard et de se retrouver au final face à une marche trop importante à passer (fEI = 8/10 ; fEC = 5/5), par exemple en matière de législation ou d’exigences clients. Les échanges d’expériences au sein du collectif favorisent quant à eux l’ouverture au changement et l’exploration de nouvelles façons de faire (fEI = 7/10 ; fEC = 3/5). L’implication des salariés dans la démarche (responsabilisation, formation…) semble par ailleurs porter ses fruits au fil du temps en contribuant à la mise en oeuvre des changements nécessaires à l’adoption de pratiques plus durables (fEI = 2/10 ; fEC = 4/5).

Globalement vertueuse, cette gestion constructive semble toutefois particulièrement difficile à maintenir dans la durée chez les PE étudiées (fEI = 9/10 ; fEC = 5/5). L’étude montre en effet que les efforts de résolution exacerbent aussi au fil du temps les tensions. Trois phénomènes semblent à l’origine de cette rétroaction négative de la résolution constructive. Tout d’abord, cette dernière passe par une prise de conscience des problèmes, des remises en cause et des changements qui sont de plus en plus inconfortables pour les dirigeants enquêtés (fEI = 2/10 ; fEC = 5/5). Mais en impliquant essentiellement des stratégies de séparation, c’est-à-dire des efforts à court terme pour de la performance à long terme, la résolution constructive des tensions met aussi de plus en plus sous pression les ressources des PE engagées (fEI = 6/10 ; fEC = 4/5). Réciproquement, la difficulté à maintenir une résolution constructive trouve également sa source dans la rareté des cas de synthèse. Le manque persistant de reconnaissance et de retombées économiques des efforts sociaux et environnementaux crée en effet un sentiment d’incohérence grandissant chez la quasi-totalité des dirigeants (fEI = 9/10 ; fEC = 5/5). Ce problème semble être le revers de la liberté d’adaptation apportée par une démarche système (et non produit) et une logique d’amélioration continue (ne garantissant pas l’atteinte de critères fixes généralement attendue par les parties prenantes). Mais en rendant les contraintes et les coûts de plus en plus pesants (fEI = 7/10 ; fEC = 5/5), l’absence persistante de contrepartie amène progressivement certains dirigeants à raisonner en coût/avantage et donc à questionner l’intérêt de poursuivre leur démarche responsable, même si celle-ci n’avait pas de but commercial (fEI = 4/10 ; fEC = 4/5). Selon les enquêtés, plusieurs membres ont d’ailleurs quitté la démarche ou s’apprêtent à le faire pour ces raisons. En exacerbant les tensions, une résolution constructive peut donc nourrir aussi, petit à petit, la menace d’une gestion moins vertueuse (défensive) des problèmes de durabilité (des exemples de verbatim illustrent ces résultats dans le tableau 3).

Tableau 3

Exemples de verbatim (résolution des tensions)

Exemples de verbatim (résolution des tensions)

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4. Discussion

4.1. Vers un cadre d’analyse des tensions de la durabilité en petite entreprise

Cette recherche s’inscrit dans la lignée des travaux sur les tensions de la durabilité. Elle démontre empiriquement la saillance de trois types de tensions dans le champ des PE : des tensions entre objectifs (économiques versus non économiques), entre niveaux (entreprise versus société) et liées aux processus de changement (présent versus futur). Ces tensions renvoient à des couples d’éléments qui réunissent les trois caractéristiques des paradoxes (Schad et al., 2016) : la contradiction (les éléments peuvent aller dans des directions opposées), l’interdépendance (ils dépendent réciproquement l’un de l’autre et peuvent être synergiques) et la persistance (aucun choix définitif n’est possible entre les éléments). Les résultats de l’étude permettent alors de proposer un cadre d’analyse de ces tensions (Tableau 4), précisant la nature des problèmes persistants qu’elles posent pour l’action responsable en PE. Très prégnantes dans le contexte étudié, ces tensions figurent en partie dans le cadre d’analyse d’Hahn et al. (2015) et relèvent de paradoxes de performance et d’apprentissage selon la catégorisation de Smith et Lewis (2011), confirmant ainsi la généralisabilité de ces travaux théoriques construits sur une littérature s’intéressant à d’autres contextes que ceux de l’agriculture ou des PE. Le fait que ces tensions ne soient a priori pas spécifiques aux PE montre que leurs difficultés ne résident pas seulement dans des problèmes inhérents à leurs spécificités, comme le suggère la littérature sur la RSE en PME, mais aussi dans des problèmes associés aux paradoxes de la durabilité. Par effet de grossissement (Torrès, 2015), les tensions de la durabilité semblent toutefois augmenter aussi avec la diminution de la taille de l’entreprise. Souvent vu comme un des principaux freins à l’action responsable en PME (Bon et al., 2013 ; Courrent, 2012 ; Lepoutre et Heene, 2006 ; Temri et Fort, 2009), le manque de ressources apparaît notamment dans l’étude comme un facteur d’exacerbation des problèmes plutôt que comme le problème lui-même. Selon la littérature sur les paradoxes, la rareté des ressources rendrait en effet les tensions plus saillantes (Miron-Spektor et al., 2018 ; Smith et Lewis, 2011).

Tableau 4

Cadre d’analyse des tensions de la durabilité en petite entreprise

Cadre d’analyse des tensions de la durabilité en petite entreprise

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Contrairement aux deux autres types de tensions, le premier type (tensions entre objectifs économiques et non économiques, c’est-à-dire sociaux et environnementaux) a émergé de l’analyse. En effet, malgré que les trois piliers du développement durable constituent la colonne vertébrale du cadre théorique d’Hahn et al. (2015), ces derniers n’ont pas considéré les tensions entre objectifs comme relevant d’une catégorie particulière. Ces tensions diffèrent pourtant de celles entre l’entreprise et ses parties prenantes (tensions entre niveaux), même si elles relèvent du même type de paradoxe (paradoxes de performance). Plusieurs auteurs (Epstein, Buhovac et Yuthas, 2015 ; Margolis et Walsh, 2003) ont d’ailleurs mis en évidence l’existence de telles tensions, sans toutefois véritablement répertorier les problèmes qui les caractérisent. Le cadre d’analyse proposé contribue à pallier ce manque dans le champ des PE, en complétant et reliant différents travaux antérieurs. Le manque de valorisation de l’action responsable (Quairel-Lanoizelée, 2011 ; Vogel, 2005, 2008), la prise de risque économique liée à l’adoption de nouvelles pratiques (incertitude économique, légale, sociétale ou naturelle, absence de droit à l’erreur, manque de maîtrise des méthodes alternatives...), la multiplicité des exigences de certains métiers (Dujarier, 2006) et l’ambivalence des solutions (résoudre un problème de durabilité peut en engendrer un autre) (Hahn et al., 2018 ; Newton, 2002) apparaissent en effet comme les principaux problèmes persistants qui sous-tendent les tensions entre objectifs en PE. Ces résultats réfutent au passage l’hypothèse de l’alignement systématique des objectifs économiques et non économiques, défendu par les promoteurs d’une vision instrumentale de la RSE (approche gagnant-gagnant). Ils font ainsi écho aux travaux de Courrent, Spence et Gherib (2016) qui concluent que, si certains dirigeants de PE adhèrent à l’argument économique de la RSE, « ces convictions relèvent de la croyance et non de la connaissance » (p. 36).

Le second type relève des tensions entre niveaux, plus précisément entre l’entreprise et la société (c’est-à-dire les parties prenantes externes). Figurant au cadre théorique d’Hahn et al. (2015), ces tensions traduisent les écarts entre les attentes sociétales et les actions mises en oeuvre par les entreprises pour répondre aux questions de durabilité. Selon les résultats, deux problèmes sous-tendent ces tensions : le manque de reconnaissance de l’action responsable (absence d’amélioration des relations avec les parties prenantes) et les divergences de logiques et d’objectifs avec les parties prenantes (communication difficile entre les parties, inadéquation des attentes aux contraintes du terrain, incompréhensions et blocages...). L’intensité des débats sociétaux et la crise de légitimité dans le secteur étudié (l’agriculture) expliquent probablement le poids de ces problèmes chez les dirigeants enquêtés, la pluralité étant considérée comme un facteur d’exacerbation des tensions (Smith et Lewis, 2011). Certaines spécificités des PE, telles que leur manque de pouvoir (Lepoutre et Heene, 2006), leur nécessaire adaptation aux pressions de l’environnement (Courrent, 2012), leur aversion à la formalisation excessive des pratiques (Biondi, Frey et Iraldo, 2000 ; Jenkins, 2004, 2009) et les défauts d’adaptation des exigences sociétales ou légales aux contraintes de terrain (Paradas, 2011), semblent aussi renforcer ces tensions. L’analyse ne révèle toutefois pas de tensions saillantes entre l’individu et l’organisation, comme le suggèrent Hahn et al. (2015) et donc de paradoxes d’appartenance au sens de Smith et Lewis (2011). Cela pourrait toutefois être dû au fait que l’enquête se soit adressée aux dirigeants (propriétaires pour la plupart) et non au personnel (dont on ne connaît pas les points de vue). Bérard, Bruyère et Saleilles (2015) ont en effet observé des tensions entre identités normatives (visée sociale) et utilitaristes (visée économique) en interviewant aussi le personnel d’une PME de 220 salariés axée sur la durabilité. Une autre explication pourrait résider dans la taille des entreprises étudiées, le faible nombre de salariés (1,9 en moyenne) et les effets de proximité interne en PE (Torrès, 2015) limitant probablement l’expérience de tensions entre identités et valeurs opposées. Si des problèmes d’implication du personnel et de résistance au changement sont néanmoins identifiés, ces derniers semblent plutôt relever de tensions liées aux processus de changement et donc de paradoxes d’apprentissage.

Les résultats confirment en effet l’existence de ce troisième type de tension qui renvoie à des problèmes intertemporels se manifestant lorsque les entreprises doivent modifier leurs modes de fonctionnement pour améliorer leur durabilité (Hahn et al., 2015). Malgré que la définition la plus mobilisée du développement durable (Brundtland, 1987) y fasse explicitement allusion, la recherche a peu étudié les tensions liées à la conciliation du court terme et du long terme (Slawinski et Bansal, 2015). Or, dans les entreprises étudiées, ces tensions renvoient à différents problèmes qui trouvent pour la plupart des explications dans la littérature. Premièrement, l’opposition entre les nouvelles pratiques (souvent plus complexes ou plus contraignantes) et les anciennes (souvent plus simples ou mieux maîtrisées) relève d’une problématique clé du changement, car l’entreprise entre dans un processus de destruction créative où les modes de fonctionnement actuels sont transformés, mais servent encore de base à la mise en place de nouveaux modes (Ford et Ford, 1994 ; Hahn et al., 2015 ; O’Reilly et Tushman, 2008). Cette opposition génère aussi chez le personnel les problèmes d’implication et de résistance au changement mentionnés au paragraphe précédent. Le changement est en effet souvent présenté comme un épisode difficile et critique, car il s’oppose à des forces contraires qui privilégient la stabilité et le statu quo (Perret, 2003). Dans les PE étudiées, il soulève également des problèmes de répartition des ressources entre les objectifs de viabilité actuelle et future, l’action responsable passant surtout chez elles par des efforts à court terme pour une performance incertaine à long terme. Cette incertitude entre notamment en opposition avec la grande prudence dont elles doivent faire preuve pour assurer leur survie, du fait de leur petite taille (Welsh et White, 1981). Beaucoup d’études admettent d’ailleurs que les changements en faveur du développement durable restent faibles parce que les retombées futures sont trop incertaines (Hoffman et Bazerman, 2007). Plus globalement, ces résultats font écho aux travaux sur l’ambidextrie (March, 1991) et donc à la nécessité de combiner des activités d’exploration (de nouvelles pratiques) et d’exploitation (de pratiques existantes), qui soulève des besoins contradictoires en termes de ressources (Smith et Tushman, 2005) et peut être rapidement source de tensions en PME (Bérard, Bruyère et Saleilles, 2015). Les résultats montrent enfin que la prise en compte des attentes sociétales implique des choix qui créent de la dépendance de sentier, en particulier lorsqu’il s’agit d’une PE qui, par nature, dispose de marges de manoeuvre très limitées. L’évolutivité des modèles de durabilité dans le secteur étudié les expose à des risques futurs de remise en cause de leurs choix alors même que ceux-ci avaient pour objectif initial de répondre aux attentes sociétales. Les PE peuvent ainsi s’avérer de plus en plus réticentes à investir de façon trop déterminante ou à modifier trop profondément leur fonctionnement pour améliorer leur durabilité. La nécessité de faire face à des environnements changeants (Teece, Pisano et Shuen, 1997) se heurte donc ici à l’inertie des structures (Henderson et Clark, 1990) qui créent des situations où l’avenir devient redevable du passé (Smith et Lewis, 2011).

Enfin, cette recherche n’identifie pas de tensions saillantes liées au contexte spatial et temporel comme le suggère le cadre d’analyse d’Hahn et al. (2015). La dimension macroéconomique de ces tensions (renvoyant aux questions d’équité intra et intergénérationnelle) pourrait expliquer leur caractère moins prégnant en PE, ces dernières étant souvent moins sensibles aux parties prenantes muettes, secondaires ou éloignées (Bon et al., 2013 ; Courrent, 2012 ; Jenkins, 2004 ; Lepoutre et Heene, 2006). Toutefois, ces tensions, probablement latentes à l’échelle des entreprises étudiées, semblent surtout corolaires aux autres types de tensions.

4.2. Comprendre la menace persistante d’une gestion moins constructive des tensions de la durabilité en petite entreprise

L’étude de PE volontairement engagées dans une démarche responsable, ne visant pas à améliorer la valeur marchande d’un produit donné, permet ensuite de comprendre les implications d’une résolution constructive des tensions de la durabilité dans cette catégorie d’entreprise. Elle met tout d’abord en évidence que cette résolution, passant essentiellement par des efforts sociaux et environnementaux non valorisés économiquement, est globalement vertueuse dans les PE étudiées. Inscrites dans une gestion à long terme des contradictions, leurs stratégies constructives permettent notamment d’augmenter leur viabilité future, leur transmissibilité et de réduire pour elles le risque de perte de légitimité ou de retard trop important. Ces résultats complètent ainsi utilement ceux de l’étude de Courrent, Spence et Gherib (2016), montrant que la recherche de pérennité est, chez les dirigeants de PE, positivement associée à l’adhésion à l’argument économique de la RSE. L’action responsable serait en effet surtout vue, non pas comme une source de performance économique, mais comme un aspect devenu indispensable à la survie de l’entreprise, du fait de la généralisation des pressions sociales en matière de durabilité. Cette recherche montre toutefois que la résolution constructive des tensions de la durabilité est particulièrement difficile à maintenir dans les PE étudiées. Ce faisant, elle permet de mieux éclairer en quoi la gestion paradoxale est une tâche réputée difficile (Smith et Lewis, 2011) et précaire (Lüscher et Lewis, 2008). L’étude montre en effet que cette difficulté et cette précarité trouvent aussi et surtout leur origine dans des rétroactions négatives de la gestion paradoxale qui n’avaient pas encore été observées ni théorisées. Il ne s’agit donc pas seulement du fait que les acteurs restent susceptibles de revenir à des stratégies défensives en réitérant sans cesse la boucle entre tensions et résolution (Smith et Lewis, 2011) ou du fait qu’ils prennent pour acquis les résultats d’une gestion antérieure sans tenir compte de l’évolution des situations paradoxales (Lüscher et Lewis, 2008). Les résultats révèlent notamment que les efforts de résolution exacerbent au fil du temps les tensions, fragilisant ainsi, petit à petit, leur acceptation. En renforçant progressivement les risques de réponses défensives, une résolution constructive des tensions peut donc également nourrir la menace d’une gestion moins vertueuse des problèmes de durabilité. On retrouve ici toute la complexité que peut soulever la nature persistante et autoréférentielle des problèmes paradoxaux (Schad et al., 2016).

Cette recherche permet alors d’identifier trois mécanismes qui expliquent ce phénomène d’exacerbation des tensions, fragilisant le maintien d’une résolution constructive en PE. Premièrement, les efforts d’amélioration de la durabilité impliquent des remises en cause et des changements de plus en plus profonds, complexes et inconfortables, ce qui affaiblit progressivement l’acceptation des tensions. Se remettre en cause sous-tend en effet de prendre conscience des problèmes et d’intégrer d’autres façons de voir, mais la prise en compte de points de vue divergents accroît l’incertitude et relève les objectifs concurrents et les processus incohérents (Cohen et March, 1974). La mise en évidence des limites des pratiques et la juxtaposition d’aspects contradictoires (par exemple économiques et non économiques) peuvent également attirer l’attention sur les tensions sous-jacentes (Smith et Lewis, 2011). Les changements en faveur de la durabilité soulèvent par ailleurs des contradictions entre les besoins actuels et futurs (Hahn et al., 2015). Deuxièmement, les efforts de résolution mettent de plus en plus sous pression les ressources des PE étudiées en impliquant, la plupart du temps, des stratégies de séparation, c’est-à-dire des efforts à court terme pour de la performance à long terme. L’action responsable entre alors rapidement en tension avec la gestion de leurs priorités quotidiennes (Auberger et Quairel, 2004 ; Callot, 2014 ; Courrent, 2012 ; Lepoutre et Heene, 2006) et leur impératif de vigilance économique (Welsh et White, 1981). La rareté des ressources exacerbant les tensions (Miron-Spektor et al., 2018 ; Smith et Lewis, 2011), un accent trop fort sur des stratégies de séparation peut donc aussi réduire progressivement l’acceptation des tensions. Troisièmement, les résultats montrent que la rareté des cas de synthèse (manque persistant de reconnaissance et de valorisation de l’action responsable) crée un sentiment d’incohérence grandissant, qui fragilise également, petit à petit, l’acceptation des tensions. Pour Smith et Lewis (2011), la recherche de cohérence est d’ailleurs un facteur favorisant les cercles vicieux. Berger-Douce (2019) observe, par exemple, qu’un manque de reconnaissance et de valorisation de l’implication au travail peut être source de tensions et de réponses défensives préjudiciables pour l’entreprise.

En somme, ces résultats montrent que la gestion paradoxale renforce rétroactivement les facteurs environnementaux qui rendent, selon Smith et Lewis (2011), les tensions plus saillantes : le changement, la rareté et la pluralité. Il s’agit là d’une contribution importante au modèle théorique de Smith et Lewis (2011) et donc à la théorie des paradoxes, ce modèle faisant aujourd’hui référence dans le domaine. Si Smith et Lewis (2011) soulignent bien la nécessité de rester vigilants face à la menace persistante des cercles vicieux, ces auteures ne font aucunement le lien entre cette menace et les effets négatifs potentiels de la gestion paradoxale. La complexité cognitive et comportementale qu’une telle gestion requiert (Denison, Hooijberg et Quinn, 1995) ne peut être pourtant sans conséquences négatives (stress, fatigue professionnelle…) pour les dirigeants (Perret et Josserand, 2003). Il est cependant probable que la nature des tensions (celles de la durabilité) et la petite taille des entreprises étudiées aient permis de mieux mettre en lumière ces phénomènes. Le changement (des pratiques), la rareté (des ressources) et la pluralité (des points de vue, attentes et objectifs) sont en effet des aspects clés des problématiques de durabilité, dont l’importance pourrait augmenter, par effet de grossissement (Torrès, 2015), avec la diminution de la taille des entreprises. Sur la base de ces analyses, un modèle de gestion des paradoxes de la durabilité en PE est proposé en figure 3.

Figure 3

Modèle de gestion des paradoxes de la durabilité en petite entreprise

Modèle de gestion des paradoxes de la durabilité en petite entreprise

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Ce modèle précise la nature, le sens et le signe des relations entre les variables. Il matérialise aussi la circularité de la gestion paradoxale – et respecte donc son caractère processuel et dynamique – en clarifiant les rétroactions de la résolution constructive sur l’expérience des tensions (via l’accroissement de la pluralité, du changement et de la rareté), ainsi que sur la relation entre l’expérience et l’acceptation des tensions. Concernant cette relation, les résultats montrent en effet qu’un niveau de résolution insuffisamment élevé (faible degré de synthèse entre les éléments) peut progressivement fragiliser la posture constructive des dirigeants de PE. Cela suggère que l’acceptation des tensions dépend aussi du niveau de résolution. Le modèle proposé fait donc l’hypothèse que la résolution des tensions modère négativement la relation (négative) entre l’expérience et l’acceptation des tensions. Autrement dit : lorsque la résolution est faible, les tensions vécues sont moins acceptées ; lorsque la résolution est forte, les tensions vécues sont plus acceptées. Un degré de synthèse élevé entre les éléments paradoxaux limiterait ainsi les effets délétères de la résolution constructive. Modéliser ces rétroactions illustre non seulement la précarité des cercles vertueux, mais aussi la nécessité de maintenir un niveau de résolution élevé pour les stabiliser et donc réduire la menace persistante des cercles vicieux. À l’instar de Smith et Lewis (2011), le modèle intègre enfin l’idée que les cercles vertueux de la gestion paradoxale favorisent la durabilité des PE en leur permettant d’améliorer leur performance à court terme (sur les plans économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux) tout en construisant les fondations de leur performance à long terme (sur ces mêmes plans).

Conclusion

Sur le plan théorique, ce travail complète un domaine de recherche encore très limité sur la gestion des paradoxes de la durabilité tout en apportant de nouveaux éclairages sur les difficultés des PE en matière de développement durable. La déconstruction des paradoxes opérée dans le cadre d’analyse des tensions proposé permet notamment de comprendre les problèmes persistants auxquels elles font face dans leur action responsable, soulignant au passage le rôle clé que joue leur insuffisance de ressources sur l’exacerbation de ces tensions. La mise en lumière des rétroactions négatives d’une résolution constructive des tensions apporte quant à elle une contribution importante à la littérature sur les paradoxes. Elle fournit notamment des explications sur la difficulté et la précarité de la gestion paradoxale. L’analyse de ces rétroactions et leur modélisation répondent d’ailleurs à l’appel de Smith et Lewis (2011) d’étudier les implications d’une telle gestion. Cela permet également de comprendre en quoi maintenir des efforts constructifs en faveur de la durabilité peut s’avérer particulièrement difficile en PE. Cette recherche met ainsi en évidence la pertinence de l’approche des paradoxes pour l’analyse des questions de durabilité dans cette catégorie d’organisation, les travaux en la matière ayant jusque-là mobilisé d’autres approches, qui ont d’ailleurs donné une compréhension partielle de ces questions (Ondoua Biwolé, 2017). Étudier empiriquement les paradoxes de durabilité des entreprises répond aussi à plusieurs appels récents (Hahn et al., 2015 ; Hahn et al., 2018 ; Jay, Soderstrom et Grant, 2017 ; Van der Byl et Slawinski, 2015), les travaux dans le domaine restant théoriques pour la plupart (Van der Byl et Slawinski, 2015) à quelques exceptions près (Grimand, Derumez et Schäfer, 2014 ; Slawinski et Bansal, 2015). Cela confirme au passage la nature métathéorique de l’approche des paradoxes (Schad et al., 2016 ; Lewis et Smith, 2014) qui s’applique aux très grandes entreprises comme aux plus petites, à différents niveaux d’analyse et à une variété d’objets et de contextes, à en juger par la diversité des travaux dans ce domaine.

Sur le plan empirique, ce travail doit permettre aux dirigeants de mieux comprendre les difficultés persistantes auxquelles ils font face en matière de durabilité et d’explorer de nouvelles voies de résolution des tensions. Il démontre ainsi pour eux l’importance d’adopter une vision paradoxale pour traiter ces problèmes. Cette recherche doit également les alerter sur la difficulté de la gestion paradoxale en raison des efforts importants qu’elle suppose dans un contexte où la pression de l’efficacité économique à court terme est particulièrement élevée. Une telle gestion exige en effet des acteurs d’éviter la tendance systématique à se focaliser sur le pôle prioritaire ou le plus confortable lorsque les éléments sont contradictoires. Face au manque de reconnaissance et de valorisation de l’action responsable, la gestion paradoxale ne peut toutefois se limiter à des compromis (stratégies de séparation), mais doit aussi se concrétiser, pour être soutenable, par une recherche active et créative de synergies (stratégies de synthèse). Cette recherche suggère en effet qu’un niveau de résolution plus élevé réduirait le risque pour les PE de basculer dans des réponses défensives qui entraveraient au final leurs performances et leur capacité à répondre aux enjeux. Pour dépasser la logique de la séparation et mettre aussi en oeuvre des stratégies de synthèse, il est cependant parfois nécessaire de faire preuve de créativité et de transformer la situation où se noue la contradiction en reformulant le problème ou en modifiant ses conditions initiales (Joffre et Koenig, 1992 ; Koenig, 1996). Cela peut notamment s’opérer par un « recadrage » (saut logique) qui libère les individus des limites de leur champ cognitif (Perret et Josserand, 2003) ou par l’introduction de nouveaux termes qui permettent de concilier l’ensemble (Poole et Van de Ven, 1989). Ces aménagements, jamais définitifs (Clegg, Cunha et Cunha, 2002 ; Smith et Lewis, 2011), peuvent toutefois demander du temps et nécessiter la collaboration de plusieurs acteurs (Joffre et Koenig, 1992 ; Koenig, 1996), renvoyant ainsi plus globalement à la question de l’accompagnement. Cette recherche doit par ailleurs attirer l’attention des pouvoirs publics et de la société sur la difficile soutenabilité de l’action responsable en PE (une catégorie représentant plus de neuf entreprises sur dix), en l’absence de véritable demande pour la vertu (Vogel, 2008). Mieux reconnaître et valoriser leurs efforts limiteraient probablement les réponses contreproductives que peuvent susciter des attentes jugées excessives ou trop évolutives par des PE contraintes de s’en tenir à l’essentiel. La mise en évidence des problèmes engendrés par le manque de retombées positives de la RSE en PE montre aussi l’importance de ne pas trop mobiliser l’argument économique pour encourager leur engagement responsable.

Pour conclure, cette recherche s’est imposé deux conditions limites en termes de généralisation : le contexte des PE en démarche ISO 14001 et celui du secteur agricole. Bien que ces choix aient permis d’éclairer plus facilement les questions posées, il semble désormais important d’étudier d’autres contextes pour vérifier dans quelles limites les résultats sont généralisables. Le fait d’étudier des entreprises impliquées dans une même démarche et dans un même secteur pourrait en effet induire une certaine homogénéité des réponses, malgré les efforts de diversification des cas et l’hétérogénéité des activités représentées dans l’étude (26 activités agricoles et para-agricoles différentes sur 30 entreprises). L’étude d’autres secteurs d’activité pourrait notamment constituer un point de départ pertinent pour de futurs travaux. On peut effectivement s’attendre à ce que les entreprises de secteurs à plus faible responsabilité sociétale, comme certains services, ne fassent pas l’expérience de tensions aussi fortes que les entreprises agricoles. Une telle différence de contexte impacte probablement le niveau d’acceptation des tensions et donc les réponses des entreprises en matière de durabilité. Élargir l’investigation aux moyennes entreprises permettrait aussi de faire davantage varier le facteur ressources qui, nous l’avons vu, influence fortement l’expérience des tensions. Pour approfondir notre compréhension de la résolution constructive des tensions, de futurs travaux pourraient la comparer avec la résolution défensive, ou encore, comparer les stratégies de résolution de différents profils de PME et de motivation des dirigeants, à l’aide d’une typologie, par exemple la « boussole de la durabilité » de Labelle, Spence et Courrent (2016). Il semble enfin important d’analyser les conditions qui peuvent favoriser la mise en oeuvre et le maintien d’une résolution constructive et efficace des tensions de la durabilité en PE. Dans cet objectif, il serait notamment utile de comparer différents types d’actions responsables (individuelle ou collective, volontaire ou imposée, formalisée ou non, accompagnée ou non, basée sur une logique système ou produit...). Les tensions de la durabilité ne peuvent en effet que s’intensifier avec la diminution des ressources et la complexification croissante des environnements organisationnels. Leur gestion risque donc de devenir de plus en plus déterminante pour l’avenir des PE et donc, pour le développement durable.