Abstracts
Résumé
Le discours présidentiel de Steven High, prononcé à l’Université York en mai 2023, aborde de nombreuses questions auxquelles notre discipline est confrontée et ce que signifie être historien.ne à l’heure actuelle. Malgré la polarisation politique extrême de notre époque, il exprime son admiration pour le courage de nombreux historiens et de nombreuses historiennes qui continuent de dire la vérité au pouvoir, même au prix des risques considérables encourus. Il se penche également sur la question de la violence structurelle de la précarité au sein de notre discipline et ce que nous, en tant qu’association professionnelle, pouvons faire à ce sujet.
Article body
L’historien universitaire du XXIe siècle se retrouve sur le front des batailles au sujet de la vérité, de l’identité, de la légitimité et du sentiment d’avoir droit à quelque chose. Notre position est dangereuse, mais elle est préférable à la tour d’ivoire.
Margaret Conrad, 2007[1]
Margaret Conrad a prononcé ces mots lors de son discours présidentiel de la SHC en 2007, mais ils auraient pu être prononcés pour la première fois ici aujourd’hui. Nous vivons à une époque de polarisation politique extrême où l’histoire elle-même est non seulement contestée, mais également utilisée comme arme dans les guerres culturelles qui font rage autour de nous. En conséquence, les historien.ne.s se retrouvent de plus en plus souvent dans la ligne de mire. Si j’en ai moi-même fait l’expérience au cours des deux dernières années, les universitaires noir.e.s, asiatiques et autochtones subissent de plein fouet la réaction du nationalisme blanc. C’est pourquoi il nous incombe à tous, individuellement et collectivement, de partager le fardeau de la publication de nos recherches : soulever des questions critiques sur des mythes confortables, pas seulement pour le plaisir, mais lorsque cela est approprié ; et questionner les façons dont le pouvoir structure notre passé et notre présent. La position affirmée de Conrad devrait nous donner le courage d’apporter une contribution importante ici et maintenant.
Margaret Conrad n’était pas la première présidente (ou le premier président) de la SHC à en arriver à cette conclusion. Dans son propre discours présidentiel de 1997, J.R. Miller déclarait à l’ensemble des historien.nes. présent.e.s qu’« il est essentiel pour l’avenir de la discipline et de sociétés telles que la SHC que les historien.ne.s réaffirment leur rôle dans les processus de recherche, d’interprétation et d’utilisation de l’histoire dans le discours public et dans le milieu universitaire » [2]. Il a ensuite déploré le fait que « les historien.ne.s en tant que groupe et leur discipline ont tendance à être invisibles » dans le domaine public et il nous exhortait à jouer un « plus grand rôle et à faire entendre la voix des historien.ne.s dans les discussions publiques ». Selon M. Miller, nous devons « nous affirmer davantage et innover pour replacer notre discipline au centre de la réflexion des citoyen.ne.s sur l’histoire ». J’aime à penser que nous sommes sur la bonne voie à cet égard.
À tout le moins, les jours de complaisance où un.e président.e de la SHC peut se présenter ici, devant vous, et dire que « l’histoire du Canada est moins dramatique » et moins violente qu’ailleurs, comme cela s’est produit encore en 1993, sont enfin révolus[3]. Tout comme les Canadien.ne.s, les historien.ne.s doivent faire face à l’héritage du colonialisme et du génocide perpétré contre les peuples autochtones ici au Canada[4]. La discipline historique ne se situe pas au-dessus ou en dehors des histoires que nous étudions. Nous ne sommes pas non plus à l’écart des structures de pouvoir actuelles. Comme Crystal Gail Fraser et Allyson Stevenson l’affirmaient récemment dans leur important article sur les fondements de notre discipline dans la Canadian Historical Review,
[i]l incombe à tous les départements d’histoire et à tous les historiens et historiennes de s’engager activement dans la réconciliation en examinant nos croyances profondes sur ce que l’histoire devrait être, et pour qui, et en examinant comment ces actions sont liées à notre recherche et à notre enseignement. En tant que profession, il nous incombe d’apporter réparation à l’héritage des pensionnats indiens en attirant l’attention sur (et en renonçant à) notre complicité dans la promotion de récits historiques racistes, impérialistes et coloniaux qui ont induit les Canadien.ne.s en erreur sur leur passé collectif. Plus précisément, nous posons la question suivante : quel rôle notre discipline a-t-elle joué au cours du vingtième siècle, période durant laquelle les pensionnats indiens étaient en activité ?[5]
Il s’agit d’une question essentielle, à laquelle la SHC commence seulement à répondre. Les questions de pouvoir et d’autorité méritent une réflexion approfondie de la part des historien.ne.s, individuellement et en tant que groupe, qui doivent poser les questions difficiles sur les structures et les normes disciplinaires, ainsi que sur les personnes qui participent ou non à la conversation. Fondamentalement, notre responsabilité en tant qu’historien.ne.s professionnel.le.s est d’aborder les questions difficiles et de dire les dures réalités, même quand, et surtout quand, elles nous mettent mal à l’aise[6].
La Société historique du Canada a célébré son centenaire l’année dernière, ce qui nous a donné l’occasion de prendre du recul et de réfléchir au passé, au présent et à l’avenir de la recherche et de l’enseignement de l’histoire. Par curiosité, j’ai lu le premier discours présidentiel de la SHC, datant de 1922, et j’ai été surpris d’y trouver une vision très large de la communauté historique[7]. L’objectif de la nouvelle société était non seulement d’encourager la recherche historique, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aussi de promouvoir l’intérêt du public pour l’histoire en général. L’importance de la collaboration avec les sociétés historiques provinciales et locales est même mentionnée comme une priorité. De toute évidence, la génération fondatrice de la SHC avait compris que l’histoire n’était pas simplement une discipline universitaire, mais un projet de société.
Malheureusement, cela a changé à un certain moment. Comme Don Wright l’a démontré dans son brillant ouvrage The Professionalization of History in English Canada, il y a eu une rupture au sein de la communauté historique entre les historien.ne.s dit.es « professionnel.le.s » de nos universités et les historien.ne.s de la communauté dit.e.s « amateur.e.s »[8]. Les conservateurs/trice.s de musée et les archivistes se sont également professionnalisé.e.s. Bien qu’il existe toujours certains recoupements, il est certain que ce schisme a appauvri les deux camps.
L’un de mes historiens préférés est Raphael Samuel. Il a fondé, dans les années 1970, le mouvement britannique des « ateliers d’histoire » qui regroupait des historien.ne.s universitaires et communautaires autour d’une cause commune, celle de reconstituer l’histoire des gens ordinaires. Ce faisant, il remettait en question « l’hypothèse tacite selon laquelle le savoir se distille vers le bas. Au sommet, il y a les quelques professionnel.le.s de haut niveau qui façonnent de nouvelles techniques, découvrent de nouvelles sources de documentation et formulent des hypothèses frappantes »[9]. Cette théorie des retombées de la pratique historique réduisait les gens à des consommateurs/trices de leur propre histoire. Samuel croyait qu’il n’était pas nécessaire d’avoir un doctorat pour contribuer à notre compréhension du passé. Je suis entièrement d’accord.
Ceci dit, l’idée que les historien.ne.s étudient le passé dans le présent va à l’encontre de la notion profondément ancrée selon laquelle les historien.ne.s étudient le passé, et non le présent. La plupart des enseignant.e.s disent encore à leurs étudiant.e.s en histoire d’écrire au passé et à la troisième personne, en prenant leurs distances par rapport à leurs objets d’étude. Un.e bon.ne historien.ne est censé.e être détaché.e, impartial.e et éloigné.e de l’histoire qu’il/elle étudie. La distance apporte la clarté : telle est la vieille logique disciplinaire[10]. Ces actes de distanciation me rappellent ce que Bertold Brecht appelle le « quatrième mur invisible » au théâtre, qui sépare les spectateurs/trices de ceux et celles qui sont sur la scène, créant ainsi l’illusion que ce que nous voyons est réel. Pour Brecht, le danger de cette illusion est qu’elle n’implique pas le public et dépolitise ainsi l’art. Dans notre construction du « passé », ne risquons-nous pas de faire la même chose en renforçant les notions de distance objective ?
Aux yeux de certain.e.s, être proche de l’histoire que l’on étudie, c’est être politiquement compromis.e. Cela peut se produire lorsque le mur invisible entre le passé et le présent est franchi, soit par nous, soit par les événements mondiaux, ce qui politise alors notre recherche, ou lorsque notre proximité sociale perçue avec nos sujets de recherche soulève des questions quant à notre impartialité personnelle. Ce n’est pas une coïncidence si la construction de la distance universitaire joue souvent contre les historien.ne.s noir.e.s et autochtones, tandis que cela ne se produit pas pour la plupart des historien.ne.s blanc.he.s, ce qui est absurde. Pour aggraver les choses, en nous appliquant à supprimer le présent dans nos écrits, nous nous empêchons de nous poser des questions difficiles mais nécessaires sur notre propre position en tant que chercheur.e.s et sur la manière dont celle-ci influe sur les sujets que nous choisissons, les sources que nous consultons, les questions que nous posons, les méthodes que nous adoptons, les conclusions que nous tirons et les personnes avec lesquelles nous sommes en conversation. Que dire de notre discipline lorsqu’un terme péjoratif comme « présentisme[11] », qui qualifie « une interprétation de l’histoire biaisée et colorée par le présent », continue d’être utilisé pour maintenir l’ordre des anciennes normes disciplinaires ? Être accusé.e de présentisme, c’est d’être accusé.e du crime de trahison disciplinaire.
Heureusement, la discipline historique est en train de changer, et cela peut se ressentir à travers la récente controverse suscitée par un article du président de l’American Historical Association intitulé « Is History History? Identity Politics and Teleologies of the Present »[12]. Dans cet article, James H. Sweet sonne l’alerte en affirmant que l’intérêt des chercheur.e.s pour le XXe siècle est en train d’évincer l’étude des périodes antérieures de l’histoire, ce que nous constatons également au Canada[13]. Ce point doit faire l’objet d’une discussion sérieuse. Ceci dit, c’est son intervention suivante qui a suscité la controverse. Reprenant les propos d’une autre présidente de l’AHA, Lynn Hunt, dans son article « Against Presentism » écrit vingt ans plus tôt, M. Sweet impute la « tendance au présentisme »[14] à « l’attrait de la pertinence politique » et des politiques identitaires. Il appelle ensuite les historien.ne.s à maintenir la ligne de démarcation entre politique et érudition.
L’article de M. Sweet a suscité l’incrédulité, mais aussi la colère, car les exemples qu’il utilisait pour étayer son argumentation semblaient correspondre au point de vue de la droite radicale, à une époque où les chercheur.e.s critiques sont menacé.e.s. Comme nous le savons tous et toutes, un nombre croissant d’États américains ont interdit l’enseignement de « concepts qui sèment la discorde » tels que la théorie critique de la race, autorisant même les étudiant.e.s à intenter des poursuites contre leurs professeur.e.s pour avoir enseigné ces concepts. De même, des historien.ne.s ont été placé.e.s sur des « listes de surveillance » de la droite. Nous assistons également au ciblage politique des sciences humaines dans le but de fermer des programmes, y compris dans notre propre discipline, non seulement aux États-Unis mais aussi au Royaume-Uni. Sous la pression, le président de l’AHA a publié une déclaration dans laquelle il exprimait du regret, ce qui a déclenché une nouvelle série de récriminations, cette fois de la part de la droite politique, à propos du mouvement « woke » et de la culture de l’annulation.
Manifestement blessé par la réaction « émotive » de ses collègues historien.ne.s à sa défense d’une norme disciplinaire autrefois largement acceptée, M. Sweet a accepté d’être interviewé quelques semaines plus tard pour un article portant sur « les nouvelles guerres de l’Histoire » (« The New History Wars ») dans le magazine The Atlantic. Il a profité de l’occasion pour exprimer sa crainte de voir s’affaiblir « les idéaux et les méthodes qui sont si précieux pour les historien.ne.s »[15]. Si la définition de l’érudition était élargie au-delà du livre savant, même un tweet pourrait mener à la titularisation et à la promotion. Et il ajoutait : « Comment déterminer, alors, ce qui est politique et ce qui est scientifique ?[16] » M. Sweet assimilait ensuite les tactiques de ses détracteurs/trices à celles de l’extrême-droite. D’autres hurlements d’indignation ont suivi, car il semblait ignorer le travail acharné de sa propre association pour défendre la liberté universitaire et fournir des lignes directrices pour l’évaluation de la riche diversité des résultats de la recherche. À mon avis, un corps professoral plus diversifié sur le plan social ébranle ce type de présupposés normalisés sur l’érudition et la place des érudits dans la société.
Ces perspectives divergentes reflètent des changements importants au sein de notre discipline. À mesure que la profession se diversifie sur le plan racial, en grande partie sous l’impulsion des mouvements sociaux de notre époque, des questions difficiles sont posées. Quelle est notre relation avec les communautés que nous étudions ? De quelle manière la collaboration pourrait-elle devenir plus centrale dans notre pratique ? Comment pouvons-nous dépasser les approches extractives de la recherche ? À qui notre recherche s’adresse-t-elle en fin de compte ? Ces questions ne sont pas nécessairement nouvelles, mais elles sont désormais posées à la discipline dans son ensemble. Comme le soulignait Joanne Meyerowitz dans son discours présidentiel de l’Organization of American Historians en 2020, en étudiant le passé, les historien.ne.s doivent également « étudier le présent, pour rendre le présent historique »[17]. En France, il existe même un champ de recherche en histoire appelé « l’histoire du temps présent », qui reconnaît la liminalité du passé récent lorsque l’histoire et la mémoire cohabitent[18]. Il est passé, mais pas depuis assez longtemps pour que sa signification historique et son identité soient incontestables ; il est encore en devenir.
En tant que praticien de l’histoire orale, il m’est aisé de penser selon les termes de la relation permanente entre le passé et le présent[19]. Nous interrogeons le présent sur le passé, ce qui place la mémoire au premier plan. Mais la frontière entre le passé et le présent s’estompe souvent d’autres façons. Dans mon travail d’histoire orale avec les survivant.e.s du génocide rwandais de la région de Montréal, par exemple, j’ai appris comment l’impact de la violence de ces 100 jours horribles de 1994 s’est répercuté sur les vies individuelles, les familles et les communautés[20]. La violence avait peut-être pris fin, mais elle était encore très présente. Le fait que cette recherche ait été entreprise en partenariat étroit avec Page-Rwanda, qui représente les survivant.e.s de la région de Montréal, a été important car il a modifié l’orientation générale de mon projet de recherche, qui est passé d’« apprendre sur » à « apprendre avec ». Cela représente un changement politique fondamental dans la manière dont nous faisons de la recherche et pour qui nous la faisons, nous obligeant à rendre des comptes aux communautés que nous étudions. Cela enrichit également le processus de recherche. En toute honnêteté, cela n’est pas toujours possible dans la recherche en histoire ; il y a de nombreuses façons d’être un.e « bon.ne » historien.ne, mais nous devons faire plus en tant que discipline pour nous détacher des approches extractives du passé.
Ceci dit, il peut coûter cher, au niveau personnel, de briser le quatrième mur qui sépare le passé du présent. Ma bonne amie Leyla Neyzi, brillante praticienne de l’histoire orale à l’Université Sabanci en Turquie, a vu le sol politique se dérober sous ses pieds après le coup d’État manqué de l’armée turque. Ses recherches sur les minorités kurdes et arméniennes de Turquie sont devenues suspectes et sa signature de la pétition de 2016 d’Academics for Peace a suffi à l’État turc, sous l’égide du Parti de la justice et du développement (AKP), pour la faire passer en jugement et la condamner pour complicité de terrorisme[21]. Elle travaille aujourd’hui en exil en Écosse. Les historien.ne.s de la Palestine, quant à eux/elles, risquent d’être accusé.e.s d’antisémitisme pour avoir soulevé des questions critiques sur l’histoire de l’occupation illégale de la Cisjordanie par Israël. Nous n’associons pas souvent les historien.ne.s au courage, et pourtant je suis frappé par le courage dont font preuve les historien.ne.s par les temps qui courent.
Pour citer un autre exemple, Jan Grabowski, professeur respecté d’histoire de l’Holocauste à l’Université d’Ottawa, a été reconnu coupable par un tribunal de première instance en Pologne après qu’une femme ait affirmé qu’il avait diffamé son oncle décédé dans un court passage de son ouvrage, Night Without End, qui identifie cet homme comme étant celui qui avait violé une femme juive et était responsable du meurtre d’une douzaine d’autres personnes[22]. Cette affirmation se basait sur des témoignages enregistrés par l’USC Shoah Foundation. La question de la collaboration polonaise à l’Holocauste est politiquement explosive dans un pays dominé par des nationalistes conservateurs. Des spécialistes de l’Holocauste, des organisations juives et des associations historiques telles que la SHC ont pris sa défense, estimant qu’il s’agissait à juste titre d’une question de liberté universitaire. La cour d’appel polonaise a finalement rejeté l’action en justice. Cependant, de retour dans son pays, M. Grabowski a dû faire face à une campagne menée par des éléments conservateurs de la communauté polonaise du Canada, qui ont exigé que son université le licencie. Heureusement, il a un syndicat.
Le nationalisme de droite alimente également les guerres culturelles au Canada. Dans une mesure remarquable, nous assistons depuis quelques années à une confluence de nationalismes canadien et québécois de plus en plus agressifs. La guerre des mots remplit les chroniques quotidiennes de nos journaux dans les deux langues officielles. Il a donc fallu beaucoup de courage à Catherine Larochelle pour réclamer publiquement le changement de nom du prix Lionel-Groulx lors de son discours de remerciements à l’Institut d’histoire de l’Amérique française en 2022. Elle expliquait que son livre novateur, L’école du racisme, examine comment la pensée raciste faisait partie intégrante de la construction sociale de l’identité canadienne-française (comme c’était également le cas pour son homologue canadienne-anglaise)[23]. Pour Larochelle, « [p]roduit de cette école, Lionel Groulx a fortement contribué – tout au long de sa carrière – à assurer la pérennité de cette pensée raciste dans le système scolaire du Québec »[24]. Elle a ensuite établi une distinction importante entre l’histoire critique et la commémoration. Comme on pouvait s’y attendre, ce discours a provoqué toute une controverse sur les réseaux sociaux, les nationalistes lui reprochant de remettre en question la place précieuse de Lionel Groulx dans le panthéon québécois. Elle savait que son geste déclencherait une réaction brutale, mais elle s’est quand même exprimée.
Mais ce qui est en jeu aujourd’hui va bien au-delà des débats sur la reconnaissance culturelle et les symboles commémoratifs. L’historien Peter McInnis, aujourd’hui président de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, a récemment publié un article montrant comment la restructuration de l’Université Laurentienne en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) a entraîné la suppression de trois des quatre programmes d’histoire de l’université, y compris des deux programmes de langue française. Il s’avère que le processus de restructuration a été mené par des consultants australiens du secteur postsecondaire qui ont suivi « un plan bien établi conçu pour les universités australiennes, [où] des mesures de réduction des coûts sont recommandées, souvent avec une attention particulière accordée aux disciplines des sciences humaines et sociales »[25]. La protection contre les créanciers donne aux entreprises en difficulté financière la possibilité de rompre les conventions collectives et de se restructurer radicalement afin de redevenir rentables. Mais c’est la première fois qu’elle est appliquée à une institution publique au Canada, ce qui crée un dangereux précédent.
Nous ne devons jamais oublier que des centaines de membres du personnel de l’Université Laurentienne, dont plusieurs membres francophones de la SHC, ont été licenciés sans indemnités de départ. Des universitaires en milieu de carrière comme Joel Belliveau, auteur de Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, ont été stoppés dans leur élan[26]. Lorsque j’ai demandé à Joel si je pouvais mentionner son nom dans l’allocution d’aujourd’hui, il m’a envoyé un message à partager avec vous :
Les événements du printemps 2021 à l’Université Laurentienne ont infligé un coup dur à tous ceux qui croient en l’importance des matières universitaires classiques et de la recherche fondamentale. Plusieurs programmes qui sont habituellement considérés comme étant au coeur du mandat universitaire ont été éliminés, soit dans les deux langues, soit en français.
Pour une région telle que le moyen-nord ontarien, c’est une perte immense. Les membres de la communauté francophone, en particulier, doivent maintenant voyager sur plusieurs centaines de kilomètres pour accéder à des programmes similaires.
Ces coupures démesurées et myopes, faites sur un mode purement comptable, ne représentent ni plus ni moins qu’une attaque contre l’idée de l’université comme institution publique au service du citoyen et de la collectivité. En prenant acte de ce fait accompli, le champ universitaire doit se mobiliser. D’abord pour dire « plus jamais » à l’application de la Loi sur les arrangements des créanciers des compagnies aux universités. Ensuite, pour revaloriser les disciplines fondamentales, en faisant valoir que le sens critique qu’elles inculquent chez les personnes étudiantes est la compétence la plus transférable qui soit, non seulement applicable dans de multiples emplois, mais aussi féconde pour la vie civique et l’épanouissement personnel[27].
Comme vous pouvez le constater dans la déclaration de Joel, la perte des programmes d’histoire en français de l’Université Laurentienne et de sa maîtrise en anglais se fera ressentir pendant de nombreuses années.
Pour être tout à fait franc, le Nord de l’Ontario, ma région d’origine, traverse une période difficile. Il perd des emplois et des habitants depuis les années 1970. En conséquence, la région est parsemée d’anciennes villes minières, forestières et ferroviaires. L’exode des jeunes a laissé derrière lui une population vieillissante et en déclin. Il ne devait pas en être ainsi. Les années 1950 et 1960 étaient une période de croissance économique et de prospérité syndicale pour beaucoup, mais pas pour tous et toutes, car l’économie industrielle était fortement racialisée. Un niveau élevé de syndicalisation a permis à de nombreuses personnes de bénéficier d’une mobilité sociale négociée collectivement. À cette époque, de nombreuses familles de cols bleus pouvaient aspirer à envoyer leurs enfants au collège ou à l’université. La création de nouvelles universités régionales comme la Laurentienne a grandement facilité l’avancement social des membres de la classe ouvrière, y compris une voie d’accès à nos rangs en tant qu’historien.ne.s professionnel.le.s. Michel Bock et d’autres historien.ne.s professionnel.le.s ont reçu leur première formation à la Laurentienne. La question de la restructuration de l’enseignement postsecondaire comporte donc une importante dimension de classe, puisque ce sont les programmes de sciences humaines des nouvelles universités de classe ouvrière ou régionale qui sont ciblés par la réduction des effectifs ou la fermeture. Il semblerait que les membres de la classe ouvrière aient besoin d’un métier et non d’une éducation libérale.
C’est une vieille histoire. Le programme-cadre d’orientation commençait en 9e année en Ontario. C’est peut-être encore le cas aujourd’hui. Les élèves de la classe moyenne étaient orienté.e.s vers le « niveau 5 », car ils/elles étaient destiné.e.s à aller à l’université. Les élèves blanc.he.s de la classe ouvrière, comme moi, étaient orienté.e.s vers le niveau 4, car ils/elles étaient censé.e.s terminer leurs études secondaires et entrer ensuite sur le marché du travail industriel. Je n’ai échappé à ce destin qu’en reprenant des cours plus tard. Dans mon école secondaire de Thunder Bay, les élèves autochtones étaient pour la plupart orienté.e.s vers le niveau 3, ce qui signifiait qu’ils/elles étaient destiné.e.s à quitter l’école dès l’âge de 16 ans, sans diplôme d’études secondaires. Nos horizons de classe et de race étaient, et sont toujours, intégrés dans le système.
Ces réflexions m’amènent naturellement à la question de la précarité au sein de notre discipline. La publication du « Precarious History Instructors Manifesto » sur la plateforme d’Active History en février 2020 a amené ceux et celles d’entre nous qui occupent des emplois permanents à prendre conscience de leur situation[28]. Sa publication a indubitablement brisé le silence entourant la précarité dans la SHC, ouvrant un espace pour des conversations difficiles sur le financement des étudiant.e.s diplômé.e.s et l’emploi précaire après l’obtention du diplôme. Le fait qu’il ait été publié anonymement en dit long sur les relations de pouvoir dans notre discipline. En réponse, la Société historique du Canada a organisé une série de tables rondes virtuelles sur la précarité en 2021 qui ont attiré beaucoup de monde et ont abouti à un rapport important et à l’adoption d’une série de recommandations[29]. Le problème fondamental de la précarité, selon Jeremy Milloy, n’est pas un problème d’offre et de demande, ni un problème de formation, mais un problème de pouvoir, un problème d’exploitation :
Nous aimons tous profondément ce que nous faisons. […] Mais nos institutions, nos employeurs et nos administrateurs font en sorte qu’il est de plus en plus difficile d’aimer notre métier. Notre amour pour l’histoire est utilisé pour nous exploiter chaque fois que nous faisons un travail supplémentaire, que nous soutenons les étudiant.e.s à qui nous enseignons et dont nous corrigeons correctement les copies bien que nous ne soyons pas suffisamment payé.e.s pour le faire, ou que nous élaborons un plan de cours impeccable bien que nous n’ayons eu qu’une semaine pour le faire[30].
Grâce au courage de Jeremy et d’autres historien.ne.s précaires, la Société historique du Canada reconnaît désormais la précarité au sein de notre discipline pour ce qu’elle est : une forme de violence structurelle. Les structures « collégiales » dans le milieu universitaire impliquent les professeur.e.s à temps plein dans un système qui, bien que nous n’en soyons pas la cause, est fondamentalement injuste et exploiteur. Comme l’a montré Rob Nixon, la violence structurelle est une violence lente qui est normalisée à un point tel que beaucoup ne la reconnaissent même pas comme une violence[31]. Le rejet de la précarité dans nos universités a été facilité par l’idée corrosive que nous vivons et travaillons dans une méritocratie : que les « meilleur.e.s » candidat.e.s se dénichent un emploi à temps plein. D’une part, l’intériorisation de l’idée de méritocratie a poussé de nombreux/ses enseignant.e.s précaires et les jeunes diplômé.e.s à la recherche d’un emploi à douter d’eux/elles-mêmes. Si seulement ils/elles avaient travaillé plus fort, publié davantage, rencontré plus de gens, le résultat aurait pu être différent. D’autre part, la pensée méritocratique a servi à réconforter ceux et celles qui se sentent à l’aise : elle a effectivement dépolitisé la précarité et rendu la violence structurelle pratiquement invisible pour les autres.
Depuis l’adoption du rapport, le Conseil de la SHC s’est efforcé de répondre aux questions relatives à la précarité. Dans le cadre de notre sondage régulier auprès des départements d’histoire, nous nous renseignons désormais sur diverses questions relatives aux enseignant.e.s en situation précaire. Dans celui de 2021, par exemple, seulement 12 des 43 départements ont indiqué qu’il existait une avenue – aussi sinueuse, étroite et rarement utilisée soit-elle – pour promouvoir les enseignant.e.s à temps partiel de longue durée à titre de professeur.e.s permanent.e.s. Par ailleurs, la limite entre les enseignant.e.s à temps plein et les enseignant.e.s à temps partiel ou les chargé.es de cours est difficile à tracer. Pensez-y une seconde. Pour aider les départements à réfléchir à ces questions, le Comité sur la précarité de la SHC (composé de David Webster, Karine Duhamel et Godefroy Desrosiers-Lauzon), qui a travaillé d’arrache-pied, a élaboré des ressources et des lignes directrices sur les meilleures pratiques à l’intention des départements d’histoire[32]. Si votre département ne les a pas encore consultées ou n’a pas encore eu de conversation substantielle sur la précarité, il est temps de le faire.
Une étude récente publiée dans la revue Nature indique que les décisions d’embauche des universitaires américain.e.s sont largement influencées par le prestige de l’université où les candidat.e.s ont obtenu leur doctorat[33]. Un.e professeur.e américain.e sur huit a obtenu son doctorat dans cinq universités d’élite (l’Université de la Californie à Berkeley, l’Université Harvard, l’Université du Michigan, l’Université Stanford et l’Université du Wisconsin à Madison). Il existe une fâcheuse tendance à assimiler l’excellence à l’institution que l’on a fréquentée, ce qui place de nombreux/ses diplômé.e.s en histoire dans une position nettement désavantageuse sur le marché de la réputation. Il semble que la situation ne soit pas différente au Canada, puisque les données compilées par le récent groupe de travail de la SHC sur l’avenir du doctorat aillent dans le sens d’une conclusion semblable.
L’an dernier, les membres du groupe de travail ont entrepris un énorme travail de recherche. Leur rapport représente une étape importante pour notre société. Mais ne me croyez pas sur parole. Le magazine University Affairs a titré au début du mois : « La Société historique du Canada montre l’exemple » et invite « les sociétés disciplinaires universitaires du Canada à s’inspirer du travail de la SHC pour créer une base de données disciplinaire comparable »[34]. Je tiens à souligner une fois de plus la contribution essentielle de Catherine Carstairs, Will Langford, Tina Loo, Sam Hossack, Martin Pâquet, Christine O’Bansawin et John Walsh.
Selon leur rapport de 2022, 562 thèses de doctorat ont été rédigées dans les universités canadiennes entre septembre 2016 et août 2022. Seul.e.s 10 % de ces diplômé.e.s ont jusqu’à présent trouvé un emploi menant à la titularisation. Quelques autres auront probablement trouvé un poste depuis lors. Il est intéressant de noter qu’un quart de ces 58 nouvelles embauches travaillaient dans des départements autres que l’histoire. Cette portée interdisciplinaire témoigne de la croissance des programmes interdisciplinaires et de la manière dont les historien.ne.s peuvent faire leur place dans des endroits inattendus. Cette pluridisciplinarité s’observe également à des niveaux plus élevés. Présentement, des membres des départements de sociologie, de sciences politiques, d’études autochtones et de droits de la personne, ainsi que des membres de départements situés en dehors de nos universités siègent sur l’Exécutif et le Conseil de la SHC. Karine Duhamel, par exemple, a été directrice de recherche pour l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Comme l’a constaté le groupe de travail, quatre-vingt-sept historien.ne.s, au total, ont été embauché.e.s à des postes menant à la permanence dans des départements d’histoire au Canada entre 2016 et 2022. Soixante pour cent de ces historien.ne.s nouvellement embauché.e.s avaient obtenu leur doctorat au Canada et trente-et-un pour cent aux États-Unis. Mais la part du lion des titulaires de doctorat formé.e.s au Canada a été embauchée pour enseigner l’histoire du Canada. Même dans ce cas, seulement 16 % des titulaires d’un doctorat en histoire canadienne trouvent un emploi menant à la permanence. Les taux pour les historien.ne.s des États-Unis et de l’Europe formé.e.s au Canada sont encore pires : 2 % et 4 %, respectivement. Pour mettre cela en perspective, 27 % des titulaires d’un doctorat en histoire obtenu dans des universités américaines en 2017 ont trouvé un emploi menant à la permanence dans les quatre ans (et cela ne semble pas inclure les diplômé.e.s américain.e.s embauché.e.s ailleurs dans le monde, y compris au Canada)[35]. La crise de l’emploi en histoire au Canada est donc exponentiellement pire que celle qui se déroule au sud de la frontière. Si nous n’avons pas l’intention d’embaucher nos propres diplômé.e.s, je me demande pourquoi nous avons des programmes de doctorat.
Il y a pire encore. La concentration des professeur.e.s de quelques grandes universités, ou universités d’élite, est encore plus prononcée au Canada qu’aux États-Unis. À l’heure actuelle, les universités de Toronto, York et Queen’s représentent plus de la moitié des doctorats détenus par les professeur.e.s d’histoire à temps plein au Canada. Un autre tiers a obtenu son doctorat dans sept universités américaines et britanniques prestigieuses[36]. Si l’on exclut les universités francophones, ces chiffres déjà élevés augmentent considérablement. La situation actuelle laisse très peu de place aux autres diplômé.e.s, y compris aux dix-huit autres universités canadiennes qui proposent un programme de doctorat. Le facteur prestige semble être bien vivant dans nos propres départements d’histoire.
Dans une certaine mesure, la controverse sur la sous-représentation des Canadien.ne.s dans nos universités ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 1960, ces inquiétudes portaient sur le réseau informel des ancien.ne.s qui permettait aux Américain.e.s d’être embauché.e.s sans que le poste ne soit publié. Selon une estimation, la proportion de professeur.e.s canadien.ne.s dans quinze universités étudiées est passée de 75 % en 1961 à 49 % en 1968[37]. Une fois établis dans les universités canadiennes, « les universitaires étrangers/ères avaient tendance à embaucher des personnes qui leur ressemblaient beaucoup en termes de formation, de perspective et d’approche »[38]. La controverse a mené à la création de la Commission des études canadiennes, présidée par T.H.B. Symons, et finalement à la politique malencontreusement nommée « Les Canadien.ne.s d’abord » en matière de recrutement universitaire en 1981[39]. Entre 1981 et 2001, les universités canadiennes ont été tenues de rechercher d’abord des candidat.e.s canadien.ne.s avant d’ouvrir le poste à des non-citoyen.ne.s/résident.e.s non permanent.es s’il n’y avait aucun.e candidat.e qualifié.e. Il n’est pas surprenant que de nombreux/ses administrateurs/trices d’université n’aient jamais apprécié cette politique, la considérant comme un « obstacle à l’atteinte des normes internationales les plus élevées »[40]. Les universitaires sont également plus susceptibles de se considérer comme des citoyen.e.s du monde et de croire, à des degrés divers, que la connaissance ne connaît pas de frontières. Qui ne voudrait travailler avec les meilleur.e.s ou apprendre d’eux/elles ? Mais, comme je le disais, « l’excellence » est difficile à évaluer.
Cette politique de recrutement en deux étapes, adoptée pour la première fois par les libéraux sous Pierre Trudeau, a survécu aux années Brian Mulroney et à l’accord de libre-échange pour mourir sous les libéraux de Jean Chrétien. Le changement de politique de 2001, qui faisait suite à l’exemption générale accordée l’année précédente au nouveau programme des chaires de recherche du Canada, était motivé par des prédictions alarmistes concernant la pénurie à venir de candidat.e.s qualifié.e.s, compte tenu de l’augmentation prévue des inscriptions dans les universités du fait de « l’écho » du baby-boom[41]. L’Association des universités et collèges du Canada a publié en 2000 un rapport intitulé Revitaliser les universités par le renouvellement du corps professoral qui mettait en garde contre une grave pénurie de main-d’oeuvre, prédisant qu’il faudrait embaucher jusqu’à 32 000 nouveaux/elles professeur.e.s d’ici à 2010[42]. Or les universités canadiennes prévoyaient octroyer deux fois moins de doctorats.
En réponse, le gouvernement fédéral a assoupli sa politique, autorisant les universités à faire de la publicité à l’échelle nationale et internationale en même temps. Mais la promesse de recruter d’abord des Canadien.ne.s qualifié.e.s est demeurée inchangée. La politique des « Canadien.ne.s d’abord » est toujours en vigueur aujourd’hui, du moins en théorie : « S’il n’est pas possible de trouver un.e Canadien.ne compétent.e, les institutions peuvent alors chercher des candidat.e.s à l’extérieur du pays »[43]. Après avoir obtenu le feu vert, les universités canadiennes ont utilisé le Programme des travailleurs étrangers temporaires du gouvernement fédéral comme principal moyen d’embaucher des employé.e.s permanent.e.s de l’étranger[44]. Ce programme est toutefois censé être limité aux cas où il existerait une pénurie avérée de main-d’oeuvre, mais voilà le hic : l’argument selon lequel il existerait une pénurie de main-d’oeuvre dans le domaine des sciences humaines et sociales dans les universités canadiennes est tout simplement indéfendable, comme l’ont confirmé les recherches du groupe de travail de la SHC.
Bien que je comprenne la complexité de la question, et que le fait d’y prêter attention puisse s’avérer gênant pour nous, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas de pénurie de candidat.e.s bien qualifié.e.s, voire excellent.e.s, à des postes de professeur.e.s au Canada. Dire qu’il n’y a pas de Canadien.ne.s qualifié.e.s, de résident.e.s permanent.e.s ou d’étudiant.e.s étrangers/ères formé.e.s dans les universités canadiennes pour occuper ces postes est un mensonge, même pas subtil d’ailleurs. Nos titulaires de doctorats méritent plus qu’un travail précaire à temps partiel ou occasionnel. Après tout, les enseignant.e.s universitaires à temps partiel ou les chargé.e.s de cours doivent être des citoyen.ne.s canadien.ne.s ou des immigré.e.s reçu.e.s – et sont, pour la plupart, formé.e.s au Canada. Nous devons nous demander si un système à deux vitesses n’est pas en train d’émerger de nos propres comités d’embauche départementaux. Nous devons l’admettre : personne ne nous oblige à le faire.
L’idée méritocratique selon laquelle seul.e.s les « meilleur.e.s » sont embauché.e.s à des postes menant à la permanence offre une couverture politique à ce que je ne peux que décrire que comme un processus d’orientation semblable à celui de mon école secondaire, basé sur le prestige de l’université que vous avez fréquentée. Je suis convaincu que notre profession est appauvrie par ces barrières structurelles.
Ce ne sont là que quelques-unes des questions fondamentales auxquelles nous sommes confronté.e.s en tant que profession. Mais tout n’est pas si sombre. Si la pandémie nous a appris quelque chose, c’est l’importance de se rassembler lors de colloques comme celui-ci. La Société historique du Canada est une association professionnelle, mais c’est aussi une communauté intergénérationnelle. Elle est composée d’étudiant.e.s diplômé.e.s en début de carrière, d’historien.ne.s en milieu de carrière dans des universités et des institutions patrimoniales, et de membres de longue date comme Kathleen McCrone, de l’Université de Windsor, qui a adhéré à la SHC en 1967, il y a 56 ans. Elle m’a récemment écrit pour me suggérer que notre société pourrait faire davantage pour reconnaître l’ancienneté de l’adhésion à la SHC et les départs à la retraite – je suis tout à fait d’accord. Nous avons franchement besoin de plus d’initiatives comme la série autobiographique de la CHR sur les vies vécues avec des historien.ne.s de longue date et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour prendre soin les un.e.s des autres durant notre court parcours de vie.
Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier ma compagne, Barbara, une grande historienne de l’enfance, et mon fils Sebastian, qui sont ici aujourd’hui. J’aurais aimé que ma fille Leanna soit là aussi. Le fait d’être le père d’une enfant gravement handicapée, qui ne peut ni parler ni se déplacer seule, m’a beaucoup appris au cours des seize dernières années et m’a permis de relativiser tout le reste.
Je terminerai mon discours aujourd’hui comme je l’ai commencé, avec les sages paroles de Margaret Conrad : « Nous avons passé près d’un quart de siècle à ériger des obstacles pour empêcher les gens de mettre en question les démarches universitaires à l’égard du passé. Au XXIe siècle, nous devons nous occuper de la tâche urgente de construire des ponts »[45]. Mais construire des ponts et rendre publiques nos recherches historiques critiques comporte certains risques, en particulier dans le contexte politique actuel, marqué par la polarisation. Les historien.ne.s ont donc besoin d’une Société historique du Canada forte pour les soutenir : vous n’êtes pas seul.e.s.
Appendices
Note biographique
STEVEN HIGH est professeur d’histoire au Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia, où il dirige le projet de recherche transnational « La déindustrialisation et la politique de notre temps » (https://deindustrialization.org/?lang=fr). Il a été président de la Société historique du Canada de 2021 à 2023.
Notes
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[1]
Margaret Conrad, « L’histoire publique et le mécontentement qu’elle suscite ou l’histoire à l’ère de Wikipédia », Revue de la Société historique du Canada 18 (2007), 27-56.
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[2]
J.R. Miller, « The Invisible Historian », Revue de la Société historique du Canada 8 (1997), 3-28.
-
[3]
Phillip Buckner, « Whatever happened to the British Empire? » Revue de la Société historique du Canada 4 (1993), 3-32.
-
[4]
Ian Rocksborough-Smith, « History wars in the U.S. and Canada provoked by a racial reckoning with the past », The Conversation (le 11 octobre 2021). https://theconversation.com/history-wars-in-the-u-s-and-canada-provoked-by-a-racial-reckoning-with-the-past-168639.
-
[5]
Crystal Gail Fraser et Allyson Stevenson, « Reflecting on the Foundations of Our Discipline Inspired by the TRC: A Duty to Respond during This Age of Reconciliation », Canadian Historical Review 103, 1 (mars 2022), 1-31. Des questions fondamentales sont également posées dans des domaines tels que l’histoire du travail : Fred Burrill, « The Settler Order Framework: Rethinking Canadian Working-Class History », Labour/Le Travail 83 (printemps 2019), 173-197. Pour un autre bilan, voir Constance Backhouse, Cynthia Milton, Margaret Kovach et Adele Perry, Royally Wronged: The Royal Society of Canada and Indigenous Peoples (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2021).
-
[6]
Une fausse dichotomie est parfois établie entre « activisme » et être un.e. « bon.ne » historien.ne ou un.e historien.ne « impartial.e » ; voir Niigaanwewidam James Sinclair, « History is not objective – never has been, never will be », Canadian Issues (printemps/été 2022), 58-62, et Steven High, « Contesting Clio’s Craft: Activists, True Professionals, and the Debate over Genocide Recognition in Canada », Canadian Issues (printemps/été 2022). Voir également Andrew Nurse, « Post-Colonial Historical Practice », Scholarly and Research Communication 12, 1 (2021), 1-12, et Erica Dyck, « Doing history that matters: Going public and activating voices as a form of historical activism », Journal of History of the Behavioral Sciences 57 (2021), 75-86.
-
[7]
Lawrence J. Burpee, Annual Report – SHC (1922), 7-8.
-
[8]
Donald Wright, The Professionalization of History in English Canada (Toronto, University of Toronto Press, 2005).
-
[9]
Raphael Samuel, Theatres of Memory: Past and Present in Contemporary Culture, tome 1 (Londres, Verso, 1994), 4.
-
[10]
J’ai déjà publié un article à ce sujet : « Storytelling, Bertolt Brecht, and the Illusions of Disciplinary History » dans David Dean (dir.), A Companion to Public History (New York, Wiley-Blackwell, 2018).
-
[11]
Alexandra Walsham, « Introduction: Past and… Presentism », Past & Present 234, 1 (février 2017), 213-217.
-
[12]
James Sweet, « Is History History? Identity Politics and Teleologies of the Present », AHA Perspectives in History (17 août 2022).
-
[13]
Lynn Hunt a fait preuve de cohérence dans ses opinions sur le présentisme entre 1998 et 2018, disant à peu près la même chose dans ses publications, dont : History – Why it Matters (Cambridge, Polity, 2018) ; Measuring Time, Making History (Budapest, Central European University Press, 2008) ; « Does History Need Defending? » History Workshop Journal 46 (1998), 241-249. Dans son discours présidentiel de 1995, James A. Leith nous mettait en garde contre le danger d’une focalisation trop étroite sur l’histoire moderne ; voir James A. Leith, « The Future of the Past in Canada on the Eve of the Twenty-First Century », Revue de la Société historique du Canada 6 (1995), 3-17.
-
[14]
Lynn Hunt, « Against Presentism », AHA Perspectives in History (1er mai 2002).
-
[15]
David Frum, « The New History Wars », The Atlantic (30 octobre 2022).
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Joanne Meyerowitz, « 180 Op-Eds: Or How to Make the Present Historical », Journal of American History 107, 2 (2020), 323-335.
-
[18]
Pierre Nora, « De l’histoire contemporaine au présent historique » et Robert Frank, « Préface » dans Institut d’histoire du temps présent, Écrire l’histoire du temps présent : en hommage à François Bédarida (Paris, CNRS, 1992) ; Bertrand Muller, « Archives orales et entretiens ethnographiques : un débat entre Florence Descamps et Florence Weber », Genèses 62, 1 (2006).
-
[19]
Les travaux d’Alessandro Portelli constituent un bon point de départ, plus particulièrement The Death of Luigi Trastulli and Other Stories (Ithaca, SUNY Press, 1991). Le Canada est devenu un leader mondial dans le domaine de l’histoire orale. Les ouvrages collectifs et les éditions spéciales sont un bon moyen d’accéder à cette recherche. Voir, par exemple : Anna Sheftel et Stacey Zembrzycki, Oral History Off the Record: An Ethnography of Practice (New York, Palgrave Macmillan, 2014) ; Catherine Foisy et Steven High, qui ont dirigé un numéro spécial sur « Les sources orales au Québec. Réflexions sur un matériau et ses méthodes pour la compréhension du passé », Revue d’histoire de l’Amérique Française 69, 1-2 (automne 2015) ; Kristina R. Llewellyn et Nicholas Ng-A-Fook (dir.), Oral history, education, and justice: Possibilities and limitations for Redress and Reconciliation (Londres, Routledge, 2020) ; Steven High (dir.), Beyond Testimony and Trauma: Oral History in the Aftermath of Mass Violence (Vancouver, UBC Press, 2015) ; Katrina Srigley, Stacey et Franca Iacovetta (dir.), Beyond Women’s Words: Feminism and the Practice of Oral History in the Twenty-First Century (New York, Routledge, 2018) ; Steven High, Edward Little et Thi Ry Duong (dir.), Remembering Mass Violence: Oral History, New Media and Performance (Toronto, University of Toronto, 2013) ; Kristina R. Llewellyn et Nicholas Ng-A-Fook, Oral History and Education: Theories, Dilemmas and Practices (New York, Palgrave-MacMillan, 2017) ; et Steven High, Lachlan Mackinnon et Andrew Perchard (dir.), The Deindustrialized World: Confronting Ruination in Postindustrial Places (Vancouver, UBC Press, 2018).
-
[20]
Pour un examen approfondi de ma propre pratique de l’histoire orale, voir Steven High, Oral History at the Crossroads: Sharing Stories of Displacement and Survival (Vancouver, University of British Columbia Press, 2014).
-
[21]
Leyla Neyzi, « National Education Meets Critical Pedagogy: Teaching Oral History in Turkey », Oral History Review 46, 2 (été/automne 2019), 380-400.
-
[22]
Jan Grabowski et Barbara Engelking, Night Without End: The Fate of Jews in Selected Counties of Occupied Poland (Bloomington, University of Indiana Press, 2022). Pour en savoir plus sur cette controverse, voir Masha Gessen, « The Historians Under Attack for Exploring Poland’s Role in the Holocaust », The New Yorker (26 mars 2021).
-
[23]
Voir Catherine Larochelle, L’École du racisme. La construction de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915) (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021). Pour ce qui est du Canada anglais, voir Daniel Meister, The Racial Mosaic: A Pre-history of Canadian Multiculturalism (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2021).
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[24]
Catherine Larochelle a partagé cette information sur son compte Twitter : https://twitter.com/CatherineLaroc3
-
[25]
Peter McInnis, « President’s Message - Consulting for austerity », CAUT Bulletin (octobre 2022).
-
[26]
Joel Belliveau, Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2014).
-
[27]
Courriel à l’auteur, 31 janvier 2023, reproduit avec son autorisation.
-
[28]
Collectif anonyme, « Precarious Historical Instructors’ Manifesto », Active History (20 février 2020). https://activehistory.ca/2020/02/precarious-historical-instructors-manifesto/.
-
[29]
Steven High, « There is No Solidarity in a Meritocracy: Precarity in the History Profession in Canada », Active History (13 mai 2021). https://activehistory.ca/2021/05/there-is-no-solidarity-in-a-meritocracy-precarity-in-the-history-profession-in-canada/.
-
[30]
Jeremy Milloy, table ronde de la SHC, janvier 2021. Sa présentation a été publiée par la suite sous le titre : « I Think It’s Time for Us to Give Up Hope », Active History (16 février 2021). https://activehistory.ca/2021/02/i-think-its-time-for-us-to-give-up-hope/.
-
[31]
Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (Cambridge [MA], Harvard University Press, 2013).
-
[32]
Société historique du Canada. La précarité. https://cha-shc.ca/fr/la-precarite/.
-
[33]
Anna Nowogrodzki, « Most US professors are trained at same few elite universities », Nature (21 septembre 2022).
-
[34]
Loleen Berdahl, « Discipline-specific data on PhD program outcomes are critical for the future of doctoral education », University Affairs (17 mai 2023).
-
[35]
Leland Renato Grigoli, « The 2022 AHA Jobs Report: A New Normal? », site Internet de l’American Historical Association (29 août 2022). https://www.historians.org/ahajobsreport2022.
-
[36]
Selon le rapport du groupe de travail de la SHC, les professeur.e.s d’histoire du Canada qui ont obtenu leur diplôme à l’étranger provenaient principalement de sept grandes universités : Oxford, Harvard, Cambridge, Berkeley, Princeton, Chicago et Columbia.
-
[37]
Robin Mathews et James Arthur Steel, The struggle for Canadian universities: a dossier (Toronto, New Press, 1969). Il convient de noter que Mathews était assez dogmatique quant à l’américanisation des universités canadiennes durant cette période.
-
[38]
Jeffrey J. Cormier, « Nationalism, activism, and the Canadian sociology and anthropology community, 1967-1985 », The American Sociologist 33 (2002), 12-26.
-
[39]
T.H.B. Symons, Se connaître. Le Rapport de la Commission sur les études canadiennes, tomes I et II (Ottawa, L’Association des universités et collèges du Canada, 1975).
-
[40]
Margaret Polanyi, « Canadians-first hiring policy reviewed », Globe and Mail (10 janvier 1989).
-
[41]
Cormier, « Nationalism, activism, and the Canadian sociology and anthropology community ».
-
[42]
2 Robin Summerfield, « Academics divided on relaxed hiring rules », Calgary Herald (9 novembre 2001), B10.
-
[43]
Heather Sokoloff, « Ottawa relaxes rules for hiring professors: With many jobs to fill, universities cleared to recruit abroad », National Post (7 novembre 2001), A4.
-
[44]
Canada. Emploi et Développement social Canada. Embaucher un universitaire étranger : un aperçu. https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/services/travailleurs-etrangers/universitaire.html
-
[45]
Conrad, « L’histoire publique et le mécontentement ».