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L'originalité des approches théoriques nord-américaines qui s'intéressent au concept de responsabilité tient, en particulier, à la participation active des féministes aux débats sur les limites des théories philosophiques classiques sur la morale et l'éthique. Les féministes font la promotion d'approches pragmatiques qui valorisent la multiplication des points de vue plutôt que l'adoption d'une position distanciée, transcendante, et prétendument neutre, sur des objets qui situent, d'emblée, les agents dans des processus dynamiques d'interaction, comme c'est le cas pour les questions d'obligation, de devoir et de responsabilité.

Depuis les travaux de Gilligan (1982) sur l'éthique de la sollicitude, la présence des féministes a favorisé la reconnaissance de la pertinence de tels objets de réflexion, qui viennent d'abord interpeller les femmes dans la sphère privée des responsabilités familiales quotidiennes. Fortement marqués par leur intérêt premier pour l'analyse des rapports sociaux, les travaux des féministes se sont orientés de façon à proposer une lecture toujours plus approfondie et complexe de ce qui fait le propre des interactions humaines. Ces réflexions oscillent ainsi de la sphère privée à la sphère publique.

L'ouvrage de Walker se situe tout à fait dans cette lignée. Insatisfaite des théories morales universalistes et formalistes, cette philosophe propose une approche pragmatique, constructiviste et interactionniste qui s'articule précisément autour de la notion de responsabilité. Walker insiste d'abord sur la nécessité d'appuyer la réflexion théorique sur des recherches empiriques approfondies, une démarche qui favorise le dialogue entre la philosophie et les sciences sociales.

Selon elle, il n'y a de définition de « la responsabilité » que par la « pratique concrète des responsabilités ». Celles-ci sont, par définition, de nature diverse et font l'objet d'une négociation continue, qui va se conclure par le choix de les assumer ou de les rejeter. Aussi l'observateur doit-il tenir compte du point de vue, non seulement de celui qui doit faire le choix de la responsabilité, mais aussi de celui qui formule l'attente de la réponse et recevra cette dernière.

Chaque décision de responsabilité se réalise dans son contexte spécifique. S'il y a toujours obligation de « répondre », la nature de la réponse n'est pas prédéfinie. L'analyse des expériences empiriques permettra d'identifier les critères du choix devant lequel est placé celui qui est interpellé par une attente de responsabilité : clarté de la situation, possibilité d'action unilatérale ou coordonnée, limitation des options possibles, probabilité que l'action soit efficace, absence d'autres demandes concomitantes aussi exigeantes, etc. Cette étude du cas par cas n'exclut cependant pas l'influence de facteurs sociaux sur les représentations individuelles de ce qu'est, par exemple, un « besoin » ou une « vulnérabilité ». Mais, ici, les ressources en présence et les règles préétablies — même celles qui encadrent le refus de répondre — ne sont que le point de départ d'un processus où s'engage chaque acteur dans la création de son propre parcours de responsabilité, au cours de sa vie. Le travail de sélection des engagements contribue ainsi à définir l'identité de chacun.

L'ouvrage de Walker est organisé en trois parties principales. Dans les premiers chapitres, sa critique du modèle théorique et juridique de l'éthique formaliste la conduit vers la présentation de son propre modèle d'analyse « expressive-collaborative ». Le coeur de l'ouvrage est consacré à la description de la nature et de l'épistémologie des pratiques de responsabilités. En troisième partie, l'auteur approfondit son modèle en y associant d'autres concepts tels que l'identité, l'autonomie ou la position sociale.

Les propositions théoriques de Walker rejoignent d'autres réflexions actuelles des sciences sociales, sur le rôle de l'acteur dans la responsabilité de la définition de sa propre existence, mais aussi celles qui présentent une vision morcelée, fragmentée, de l'identité d'individus dont la vie se construit dans l'entrecroisement des relations et des engagements. Ces hypothèses s'inscrivent aussi dans une perspective qui perçoit, dans la singularité de chaque moment de décision de responsabilité, une impossibilité de prévoir réellement son impact à long terme, sur soi et sur l'ensemble de sa vie.

Dans son ouvrage, Walker développe en partie son argument sur une critique de l'analyse de Goodin (1985). Selon cet auteur, le concept de responsabilité s'applique d'abord au contexte des relations personnelles et des interactions directes et concrètes entre les personnes; la vulnérabilité tient ainsi au fait que chacun est affecté par les actions de ceux avec qui il est directement en contact. Goodin cherche à transposer cette conception de la responsabilité dans la sphère publique. Mais sa démarche, universaliste et abstraite, demeure celle des théories morales classiques. Walker soutient plutôt que la moralité comme entité collective ne se bâtit qu'à travers les relations directes à autrui, non par un effort concerté. Il demeure que c'est dans ce passage du privé au public, de l'interpersonnel au collectif que se situe la plus grande difficulté d'une transposition de cette conception de la responsabilité.

C'est précisément sur cette passerelle que s'engage la réflexion de Clement, dans un ouvrage paru deux ans plus tôt, portant sur la relation entre l'éthique de la justice, généralement associée à la sphère publique, et l'éthique de la sollicitude, plutôt associée à la sphère privée. Si cette réflexion n'est pas centrée sur le concept de responsabilité, celui-ci est toujours présent car l'éthique de la sollicitude discute justement de cette réponse aux besoins de l'autre. Clement reprend en quelque sorte le travail là où Goodin et Walker auraient pu le laisser en montrant l'interdépendance nécessaire entre les deux éthiques, dans les deux sphères. L'éthique de la sollicitude et, de fait, le concept de responsabilité tel que peut l'entendre Walker trouvent alors place dans la sphère publique. Contrairement à Walker, Clement ne semble pas croire que la société peut se contenter d'une moralité collective uniquement construite sur des engagements interpersonnels. Comment peut-on définir une société responsable ? Clement donne d'abord quelques pistes d'interaction entre les sphères privée et publique. L'aide humanitaire constitue ainsi un exemple d'aide privée à l'étranger vulnérable, dont la proximité symbolique sera construite sur la similitude possible des situations ou sur le sentiment d'appartenance à un groupe commun. Clement souligne aussi que si l'État ne peut fournir une réponse adaptée aux besoins individuels, il tient fréquemment compte de besoins de groupes particuliers qui deviennent ainsi des instances intermédiaires entre l'individu et l'homme universel. Mais la démonstration de Clement repose surtout sur une argumentation très systématique, voire un peu didactique, sur la nécessaire présence des principes fondamentaux des deux éthiques dans chacune des sphères, en insistant particulièrement sur les avantages de tenir compte des principes de l'éthique de la sollicitude dans la sphère publique. En invitant à dépasser les définitions idéales-typiques des deux éthiques, elle propose aussi une définition constructiviste, interactionniste et pragmatique de la sollicitude finalement très proche de la présentation de Walker du concept de responsabilité. Clement montrera ainsi, à l'aide d'exemples relatifs à des politiques d'assistance, auprès de personnes âgées ou d'enfants vivant dans des milieux de pauvreté, l'importance d'une aide contextualisée, qui tient compte d'une conception sociale, donc relationnelle, des personnes, plutôt qu'individualisante. Elle fera, tout autant que Walker, la promotion d'une approche pratique, concrète, plutôt qu'universelle et abstraite, dans le domaine de l'aide publique. Et elle rappellera que l'aide de l'État, lorsqu'elle est conçue comme un soutien aux initiatives privées, devient une condition essentielle au respect de l'autonomie des individus, à la liberté associée au choix de répondre aux besoins exprimés par les personnes vulnérables et, donc, au déploiement des responsabilités au sein de la sphère privée.

La réflexion de Sharon Lamb se situe dans un registre différent des deux précédentes et s'intéresse à ce qui est probablement une des questions les plus débattues depuis quelques années autour du concept de responsabilité : la nécessité de répondre de ses actes, de soi-même, devant la société. On n'est plus dans l'univers de la sollicitude ici, mais plutôt dans celui du méfait, du délit. L'attribution des responsabilités, c'est d'abord l'identification des victimes et des perpetrators, ceux qui commettent les actes. Puis c'est surtout, après que ceux-ci ont été commis, l'engagement dans le débat sur les responsabilités respectives des uns et des autres.

Lamb démontre que l'exercice d'attribution des responsabilités, tel qu'il se réalise actuellement, présente de nombreux problèmes. La recherche des circonstances atténuantes, qui vise à relativiser la responsabilité de celui qui commet un méfait, que ce soit en utilisant l'argument de l'enfance difficile ou celui d'une perte momentanée de contrôle de soi, à cause de l'usage de l'alcool, par exemple, conduit en fait à blâmer le contexte ou les autres et à présenter le perpetrator lui-même comme une victime, ce qui paraît d'ailleurs plutôt difficile à concilier avec la démarche de changement personnel souvent prévue. De leur côté, les victimes se blâment elles-mêmes et se demandent si elles n'ont pas, par exemple, provoqué leur agresseur. Mais les groupes de soutien des victimes seront là pour leur dire qu'elles n'ont rien à se reprocher.

Selon Lamb, le débat manque de nuances et ne devrait pas conduire à dégager l'un ou l'autre de ses responsabilités. Comme Walker et Clement, Lamb fait la promotion d'une approche pragmatique, contextuelle et interactionnelle, qui valorise la capacité de choix des acteurs devant des événements potentiels, ce qui présuppose que chacun prenne ses responsabilités devant les actes commis.

Son ouvrage fait une analyse fouillée du point de vue des victimes et de ceux qui commettent des méfaits. Elle discute aussi du regard extérieur, celui des médias, des groupes de défense des victimes et des chercheurs, qui participe à la construction sociale de l'irresponsabilité généralisée et de la tendance à la victimisation. Dans la dernière partie de l'ouvrage, Lamb se demande comment on devient victime ou perpetrator. Dans une conclusion qui paraît un peu brève en comparaison avec la richesse des analyses précédentes, elle en vient alors à proposer une démarche originale pour assurer une réelle réhabilitation de celui qui commet un méfait, mais aussi pour réduire le ressentiment de la victime. Cette démarche suppose de substituer à une responsabilité du blâme et de l'attribution extérieure, par les autres, aux autres, la responsabilité que chacun se donne à lui-même et négocie avec les autres; celle qui participe à la construction de l'identité de chacun, comme le suggérait aussi Walker.