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La « méditation culturelle » ne serait-elle qu’un mot ? Autrement dit, quelles différences existe-t-il entre l’action culturelle prisée dans les années 1960, l’animation culturelle critiquée en 1968, le développement culturel promu par Jacques Duhamel dans les années 1970 et ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les années 1990, la médiation culturelle ? Ne faut-il pas plutôt y voir les avatars de la dénomination d’un même idéal, celui de la démocratisation de la culture, la substitution des mots ne cultivant alors que l’illusion du changement ? Si les mots ne possèdent qu’une valeur d’étiquette, ils servent alors à habiller une réalité que l’on supposerait préexistante. Leur usage s’avère politique. Mais il est une autre conception de la langue pour laquelle les mots forment un outil, un mode d’approche de la réalité et des processus. Leur usage est alors plus scientifique. C’est à préciser le sens de ce double aspect et à marquer la nécessaire complémentarité des deux figures que s’attachent ses quelques remarques.

Derrière le sens à donner aux mots se terre en effet l’enjeu fondamental de l’accès aux oeuvres. Insistant sur la pluralité des attitudes selon les individus, sur la multiplicité des fonctions de la culture et sur la diversité des modalités de la croyance, Paul Veyne a montré comment la signification des oeuvres généralement reçue diverge de celle qu’implique leur contenu et que voulaient les créateurs (Veyne, 1988). Mais, alors que l’esthétisme décrit la relation entre l’oeuvre et l’homme comme un contact direct, la sociologie y introduit des intermédiaires. Cette nouvelle vision du rapport à l’art fait intervenir une dimension sociale, la médiation.

La création de nouveaux diplômes et de nouveaux métiers, spécialisés dans la médiation, modifie le paysage des acteurs culturels. Ce qu’il importe ici d’étudier est la fonction de médiation assurée par des personnes du public, et non par des professionnels. Pour étudier tout à la fois ces procédures et ces processus, il faut analyser les effets de l’action déployée par les médiateurs en fondant l’analyse sur une référence empirique : celle des correspondants de Beaubourg qui, dans les années 1970-1980, furent à l’origine de toute une série d’effets d’incitation, d’identification, de régulation, de fidélisation, que l’on découvre être régulièrement à l’origine de la transformation, souvent sensible, de pratiques culturelles. Le caractère exemplaire des processus de médiation engagés, comme la référence historique que ce dispositif de médiation a depuis constituée pour nombre d’institutions culturelles, en particulier médiathèques et musées créées dans les années 1980 et 1990, rend leur cas intéressant.

Au-delà du parti pris d’étude de cas ici retenu, il s’agira de croiser réflexion de portée générale et résultats d’enquêtes de terrain en faisant reposer notre contribution sur l’étude de singularités pour mieux nourrir l’élaboration de la définition même de la médiation culturelle qui entrecroise, tout à la fois, projet, procédure et processus. La mise en évidence de la multiplicité des actions développées par les médiateurs, comme celle de la pluralité de leurs effets, suggère que ceux-ci définissent la part invisible des politiques de la culture, part invisible qui s’explique par le pouvoir ignoré, parce que rarement étudié, de ces mêmes médiateurs.

Combattre le divorce entre l’art et les individus : les figures de l’écart

La médiation ne peut se comprendre qu’en référence à une problématique de l’écart, voire du divorce, entre l’art et l’individu, d’une séparation que Nietzsche, dans La naissance de la tragédie (1872), pense concomitante du déploiement de notre civilisation socratique. Mais, plus encore, ce divorce entre l’art et les individus se lit à l’aune d’une problématisation philosophique que Simmel, en lecteur de Nietzsche, thématise dans les termes de la « tragédie de la culture » (1908), d’une préoccupation politique à l’origine de l’invention des politiques culturelles et, enfin, d’une conclusion centrale de la sociologie de la culture et des pratiques culturelles depuis les années 1960.

La figure de la « tragédie de la culture »

Le concept de « tragédie de la culture » souligne une autre ambivalence : l’opposition tragique entre la vie et les formes et, en deçà, notre propre extériorité aux formes culturelles. Pour Simmel, la vie doit passer par des formes pour s’exprimer alors même que ces formes étouffent son élan créatif. La vie se transcende et s’aliène ainsi dans les formes culturelles qu’elle crée elle-même et qu’il nomme la culture objective. Selon lui, les individus modernes sont confrontés à un nombre incalculable d’objectivations de l’esprit, oeuvres d’art, formes sociales, connaissances ou encore institutions, autant de « royaumes » régis selon leurs propres lois et qui revendiquent de devenir « contenus et normes » de notre existence. Celles-ci sont pourtant bien souvent perçues comme un poids ou un obstacle supplémentaires.

Ce rapport de tension entre l’objectif et le subjectif est également caractérisé par une limitation quantitative : la kyrielle sans fin de livres, de découvertes scientifiques ou d’oeuvres d’art revendique d’être « incorporée » par chaque individu. Celui-ci se sent doublement écrasé par cette infinité d’éléments culturels, parce que limité dans sa capacité d’absorption alors même qu’il ne peut simplement refuser ces éléments appartenant potentiellement à son milieu culturel. Cette double incapacité, d’assimiler et de refuser, caractérise selon Simmel la situation problématique de l’homme moderne qui doit en outre affronter un autre danger : celui de voir la tâche consistant à développer sa propre culture subjective repoussée derrière les intérêts et espoirs qui se tournent, avec une intensité accrue, vers le développement de la culture objective. Alors que la culture objective se distingue par sa capacité illimitée à l’extension, au perfectionnement et à la vitesse, la culture subjective, elle, est restreinte et peu variée.

La figure du divorce se dessine alors entre la culture objective et la culture subjective, l’hypertrophie de la première, restant inséparable de l’atrophie relative de la seconde. Pour Simmel, le triomphe de la culture objective s’accompagne de la défaite de la culture subjective : la culture des individus n’a pas progressé en proportion des choses qui emplissent et entourent notre vie ; elle a même régressé à de multiples titres (Simmel, 1987 : 573). Dans la mesure où la culture objective (ensemble des formes culturelles préexistantes à l’individu) s’autonomise, s’hypertrophie, elle se départit de sa signification de médiatrice, car devant son hypertrophie, l’individu se trouve accablé par l’ampleur de la richesse accumulée qu’il ne saurait en aucune façon assimiler ; accablé et pourtant constamment tenté par la masse de contenus culturels, alors même qu’il se découvre incapable de se l’approprier.

Ce divorce qui définit la tragédie de la culture, la médiation se donne pour projet de le réduire, ouvrant alors deux perspectives distinctes : la médiation définit ou bien une pédagogie politique de la culture, qui implique une instrumentalisation des institutions à des fins éducatives, ou bien une praxéologie politique, qui honore dans la médiation un phénomène politique et dans le rôle des médiateurs un exercice précieux de la liberté, mieux, une action, politique au sens fort, instituant du vivre-ensemble et créant des liens intenses et proches entre les individus.

La considération politique du « divorce »

La médiation peut alors se donner comme un impératif pratique ou une norme d’action publique. Parce que la démocratisation de la culture a fondé politiquement l’intervention publique en matière culturelle, au moins depuis 1959, les politiques culturelles qui se sont ensuite déployées ont été régulièrement jugées à l’aune de ce corps de doctrine. Sur fond d’institutionnalisation d’une administration culturelle, de professionnalisation du champ artistique et d’élaboration de référentiels successifs d’action publique (action culturelle, animation culturelle, développement culturel, médiation culturelle), une conception technocratique des politiques de la culture s’est substituée à une conception plus symbolique du politique. L’interdépendance entre culture et politique cède alors la place à l’articulation entre sociologie de la culture et politiques publiques. La préoccupation sociologique de connaître les pratiques culturelles des Français a, durant 40 ans, été suivie de la question politique de savoir si l’accès à la culture s’était ou non démocratisé, avec l’intuition pratique d’un nécessaire approfondissement des dispositifs de médiation pour réduire l’écart entre les individus et les oeuvres.

Que signifie pour l’art le fait d’être, pour partie, sinon « démocratisé », du moins institutionnalisé ? Comment une culture, proposée par l’institution, peut-elle s’accorder avec les exigences d’individus libres ? En d’autres termes, la question est de savoir si l’institution culturelle participe de la création d’une « positivité », c’est-à-dire de tout ce qui, par son caractère dogmatique et institutionnel, pourrait en faire une forme étrangère à la communauté, une idéologie extérieure à un peuple composé d’individus libres ou, à l’inverse, l’objet d’une culture partagée au sein d’un espace public critique. La formulation même d’une telle interrogation laisse penser que l’institution d’un espace public n’est pas dissociable de procédures et de processus de médiation.

La généalogie de l’impératif de médiation culturelle est donc indissociable d’une histoire de la conscience de ce divorce, qui jalonne l’histoire des politiques culturelles depuis le rapport inaugural de Condorcet qui vise à « rendre la raison populaire », emblématique du projet de l’éducation populaire, qui supposait déjà cet écart entre peuple et culture (Fleury, 2004). Une égale référence à un écart peut être lue dans la création de mouvements d’éducation populaire sous la IIIe République, dans l’action de Jean Zay et Léo Lagrange qui épousent l’héritage des Lumières dans l’oeuvre éphémère du Front populaire en matière culturelle, ou encore, après guerre, dans celle de Jean Guéhenno et celle de Jeanne Laurent qui poursuivaient également, par des voies différentes, le même projet de combler cet écart. « Favoriser l’accès du plus grand nombre aux oeuvres capitales de l’humanité », le projet énoncé dans le décret du 24 juillet 1959 qu’André Malraux a rédigé pour la création du ministère de la culture, présuppose également l’existence d’un même écart.

La thématisation sociologique de l’écart

La fondation de la sociologie de la culture procède en France de l’élaboration concomitante d’un cadre théorique, par Pierre Bourdieu, à l’intersection d’une sociologie de l’éducation qu’il a menée aux côtés de Jean-Claude Passeron (1964 et 1970) et d’une sociologie de la légitimité culturelle naissante dans L’amour de l’art (avec Alain Darbel, 1969) et consacrée par La distinction (1979). Au coeur des résultats mis en évidence par les enquêtes, le constat récurrent de taux différentiels de fréquentation des équipements culturels mettant au jour une distribution sociale hiérarchisée des pratiques culturelles. Dès 1966, Pierre Bourdieu avançait, pour rendre compte de la distribution sociale des pratiques culturelles, l’idée que le problème ne résidait pas dans l’absence de relation à l’art, mais dans « l’absence du sentiment de l’absence ».

La deuxième édition, revue et augmentée, de L’amour de l’art (1969) achève de diffuser ce résultat au sein des professionnels de la culture. La parution de La distinction en 1979 parachève l’édifice conceptuel. Au point que cette conclusion, peu démentie depuis le milieu des années 1960, s’apparente aujourd’hui à un donné. L’un des principaux acquis de la sociologie de la culture réside dans la mise en évidence d’obstacles plus symboliques (socialisation, habitus cultivé) que matériels (distance spatiale, barrières tarifaires), pour expliquer les taux différentiels de fréquentation des équipements culturels. C’est du moins ce que les éditions successives de l’enquête longitudinale sur Les pratiques culturelles des Français ont eu tendance à confirmer (Donnat, 1998).

Ainsi, sous des perspectives différenciées, la tradition sociologique depuis sa fondation, avec Simmel en particulier, l’a souligné tout comme les travaux récents de sociologie de la culture, la question de la séparation entre les individus et l’art hante les politiques, les sociologues, tout comme les professionnels de la culture qui ont cherché à la réduire par des dispositifs de médiation. C’est du moins ce qu’il nous a été donné de découvrir dans les politiques de public, inventées successivement par des institutions telles que le Théâtre national populaire (TNP) de Vilar (Fleury, 2006) ou le Centre Pompidou (Fleury, 2007). L’une des originalités de Vilar tant au TNP qu’au festival d’Avignon a été de travailler avec des relais. La fortune de ce thème se lit encore aujourd’hui lorsque le public du Festival est pensé dans les termes d’un public médiateur (Ethis, 2003). Les correspondants de Beaubourg seront ici l’objet des remarques qui suivent.

Les correspondants de Beaubourg : la médiation culturelle en actes 

Le Centre Beaubourg a introduit une nouvelle sensibilité dans l’art d’accueillir le public (Stiegler, 2007 : 13-21). Il faut se garder d’imputer sa réussite à sa seule architecture et chercher plutôt dans les relations qu’il a su instaurer avec les individus le ressort de cet énigmatique succès. Il s’agit de savoir comment la relation au public est devenue une question à laquelle le Centre a répondu par l’invention de toute une série d’innovations institutionnelles. Loin de penser que les pratiques culturelles soient libres de toute influence, le Centre a cherché à les susciter, à les accompagner par un système d’adhésion associant l’adhérent au correspondant de Beaubourg, statuts distincts qui a fait du correspondant le pivot de la politique d’adhésion durant près de 20 ans – de 1977, date d’ouverture du Centre Pompidou, à 1996, date de redéfinition du système d’adhésion.

L’invention du statut de correspondant

Condamné au succès pour démentir les prévisions alarmistes de la Cour des comptes sur le plan de la fréquentation, le Centre Pompidou se dote d’une série d’innovations favorisant la prospection, l’accueil, la formation et la fidélisation du public. L’élaboration de ce double statut distinguant le simple adhérent et le correspondant, réunissant 10 adhérents au moins, se trouve énoncée dans un rapport établi par Georges Guette qui, après avoir été secrétaire général du TNP, avait assuré le lancement du Théâtre de la Ville, aux côtés de Jean Mercure jusqu’en 1970, avant de relancer la Comédie-Française, en tant que secrétaire général, aux côtés cette fois de Pierre Dux. Fort de ces expériences réussies et de son statut de fondateur de la Carte Inter-Théâtres, Georges Guette est alors connu, et reconnu, comme « l’homme qui remplit les salles parisiennes ». C’est en raison de sa notoriété et de cette image que le Centre Pompidou fit appel à ses compétences afin de réfléchir à un mode de relation approprié au public.

Le rapport qu’il rédige pour le Centre Beaubourg et qu’il intitule Embarquons pour le vingtième siècle contient la formule de l’adhésion et du laissez-passer, dispositifs novateurs pour l’époque qui ont généré des pratiques nouvelles au fil des approfondissements pédagogiques dont les dota Claude Fourteau, directrice du service Liaison-Adhésion jusqu’en 1995. La métaphore maritime ou aérienne – pour mémoire, Beaubourg avait été comparé à un avion supersonique comme le Concorde – contenue dans l’idée d’embarquement favorisait par ailleurs l’imaginaire du départ, celui d’un voyage vers une utopie. Le XXe siècle, présenté comme un lieu inconnu à découvrir, s’offrait ainsi à l’honnête homme, ravi de pouvoir mieux connaître son propre siècle dont il se sentait paradoxalement plus ignorant.

L’ouverture du Centre s’est donc accompagnée d’orientations nouvelles dans la relation d’un établissement culturel avec son public. La volonté de conquérir un public qui devienne son public supposait de le former et de le fidéliser pour le faire participer à son développement, a donné naissance à une formule inédite, le correspondant, devenu pivot de la politique d’adhésion du Centre, puisque 2 000 correspondants en moyenne chaque année fidélisaient près 36 000 adhérents, sur les 50 000 adhésions que le Centre Beaubourg comptait chaque année. Le succès de la formule qui a produit autant de dispositifs, instrumentations, techniques, mécanismes, machineries dans d’autres musées constitue l’adhésion en modèle.

La fécondité du système d’adhésion du Centre Pompidou comme outil de gestion de service public se mesure aussi aux emprunts dont ce système a été l’objet. Dans le seul domaine des arts plastiques, le Centre Pompidou a ainsi été précurseur en matière de politique de public. Cette qualité a été une source de notoriété. L’exemplarité du système d’adhésion du Centre se découvre dans sa reproductibilité, comme en témoigne son adoption par le Centre d’art contemporain de Bordeaux, les Musées de Marseille, mais aussi le Musée d’Orsay, l’Institut du monde arabe, la Cité des sciences et de l’industrie et, sous une forme renouvelée au Musée du Louvre, pour ne citer que quelques grandes institutions. Le cas des correspondants est donc intéressant en raison du caractère exemplaire des processus de médiation engagés et de la référence historique que ce dispositif de médiation a ensuite constituée pour nombre d’institutions culturelles, médiathèques et musées, créées par la suite dans les années 1980 et 1990.

La conquête des publics par les relais

L’idée de relais suppose une relation interpersonnelle ou d’interconnaissance. Entre amis, sur les lieux de travail, entre parents ou dans les quartiers ou immeubles, par les relations de voisinage, le correspondant, sorte de représentant du Centre, lui donne une présence là où l’institution est apparemment absente. De public conquis par le Centre Pompidou, les correspondants se transforment, pour le Centre, en public conquérant et inventent ainsi la forme originale d’une communication réticulaire. Les correspondants se recrutent le plus souvent au sein des comités d’entreprise, au sein des associations de loisirs, de quartiers, au sein de mouvements de jeunesse, au sein d’écoles et de lycées, et participent à la constitution d’un réseau de fidèles de l’institution encadrant les pratiques culturelles de leurs membres. Ce sont ces relais de l’institution qui ont incarné la politique de public, qui lui ont donné corps.

Parce qu’ils ont assuré le lien entre l’institution culturelle et le public réel ou potentiel, éloigné du Centre Pompidou, par l’éloignement géographique, la distance sociale ou l’absence de souci culturel, les correspondants se sont révélés être les piliers du système d’adhésion. La consistance de la relation repose sur les diverses fonctions assurées par les correspondants dont un rôle d’administration, consistant à recueillir les adhésions, distribuer les laissez-passer, organiser les inscriptions de ses adhérents à un cycle d’initiation, élargir le cercle des adhérents et organiser des visites de groupes. Mais aussi un rôle d’information, de « relais » à proprement parler auprès de ceux qui viennent – ou ne viennent pas encore –, supposant de procéder à des compléments d’information en sus des supports d’information proposés par le Centre. Un rôle d’évaluation par la formulation de critiques ou de souhaits attribue enfin au correspondant son véritable rôle de représentant de l’institution aux yeux des adhérents et de représentant des adhérents aux yeux de certains services du Centre.

L’institution du lien et de la sociabilité

Les correspondants se trouvent donc au coeur de réseaux de sociabilité, réseaux longtemps négligés dans l’analyse des pratiques culturelles. Le Centre Pompidou les remet au jour avec force. La sociabilité, dont Simmel avait souligné l’importance pour comprendre la vie des formes sociales (Simmel, 1991), s’avère ainsi centrale pour comprendre nombre d’exceptions à la règle classique de la socialisation culturelle. Les effets de contiguïté sociale explicatifs de trajectoires singulières s’avèrent influents pour la compréhension des pratiques de nombre d’usagers du Centre et cruciaux pour saisir la spécificité de la relation qui unissait les correspondants à leurs adhérents (Fleury, 1991). L’influence de la sociabilité dans la formation des jugements esthétiques explique la dynamique de ceux-ci tout comme la pluralité des identifications.

Comparant la pluralité des pratiques culturelles de chaque individu, Bernard Lahire insiste sur les multiples inscriptions contextuelles. Les pratiques de sociabilité étudiées au sein du musée (Caillet, 1995) ou du cinéma (Allard, 1999) montrent leur rôle dans la structuration des pratiques (DiMaggio, 1996). De même, les pratiques de médiation autour du livre et de la lecture montrent que le lecteur ne se réduit pas au solitaire introspectif que l’on imagine trop souvent (Burgos, 1995), mais développe au contraire une sociabilité réelle ou imaginaire – avec des lecteurs ou avec des auteurs (Burgos, Evans et Buch, 1996) –, ou encore qu’un nouveau métier, celui de médiateur dans les bibliothèques, trouve toute sa justification (Leturcq, 1999).

Le réseau paraît pouvoir rendre compte de la forme des relations entre correspondants et adhérents. Le correspondant se trouve ainsi à la source d’une arborescence sociale et participe à l’invention d’une communication réticulaire. Les correspondants rassemblent, par définition, un groupe d’au moins 10 personnes. Cette adhésion collective signifie une sensibilisation de publics potentiels, ainsi qu’une information qui, dans la prodigieuse offre du Centre Pompidou, permet à chacun des adhérents de se repérer.

La vertu des processus de médiation : une résistance à la réduction consumériste

Le « cas Beaubourg » offre un exemple emblématique de la tension propre à la modernité et suggère la nécessité de la médiation pour qui veut favoriser les processus de subjectivation. Car la médiation se pose comme de plus en plus nécessaire dans un moment où le consumérisme, avec son immédiateté destructrice, gagne la sphère de la culture. Déjà dénoncée par Adorno, la transformation de la culture en marchandise affecte aujourd’hui la définition même d’un acte culturel en le réduisant à un acte de consommation provoquant, au final, la dilution de l’idée même de culture. Aujourd’hui, Bernard Stiegler note aussi la multiplicité de tâches, de flux, de canaux et d’industries de programmes qui, « comme des requins, se disputent l’attention… Et c’est parce que cette hyperstimulation génère de l’infra-attention que la médiation s’avère d’autant plus nécessaire et utile » (Stiegler, 2008 : 148). L’enjeu principal de cette étude réside dans la mise au jour des effets des processus de médiation et dans la découverte qu’en leur sein se déploie une résistance aux processus qui tendent à réduire les pratiques culturelles à des actes de consommation.

De l’errance à la confiance par la médiation

À lire quelques écrits dont il fut l’objet, le Centre Pompidou condamne quiconque s’en approche à l’errance. Jean Baudrillard évoque l’implosion (Baudrillard, 1977 : 31-32), Michel de Certeau, l’emprise d’un nouveau panopticon (Certeau, 1987 : 70), Jacques Rigaud, l’ignorance (Rigaud, 1990 : 432), Jean Chesneaux, la perte de soi (Chesneaux, 1989). Tous s’accordent pour décrire un monde anomique, dans lequel l’absence de règles serait source de possible désocialisation et d’errance. Or, là encore, l’écoute et l’observation du public des correspondants permettent de nuancer, voire de falsifier, ces descriptions aussi convergentes que complaisantes dans la dénonciation. L’action des correspondants entraîne des effets de régulation, par l’élaboration de nouvelles règles ordonnant les pratiques, et des effets de fidélisation, par l’instauration de régularités non moins nouvelles de comportements culturels. Dans les deux cas, la confiance constitue un ressort de ces deux effets et permet au correspondant d’être un agent de transformation de la relation entre le Centre Pompidou et son public et de favoriser le passage de l’errance à des formes concrètes de confiance.

Avec l’incertitude sur la valeur d’un nom, le choix au sein d’une offre pléthorique s’avère difficile. Comment en effet décider sans connaître ? La relation interpersonnelle permet de lever l’obstacle. Sans être activement recherchée, l’information utile est délivrée par le correspondant – souvent un proche – et c’est au travers du conseil personnalisé du bouche à oreille que se sont ainsi forgées nombre de découvertes. Le correspondant introduit ici une relation triangulaire entre l’individu et le Centre Pompidou, relation au sein de laquelle il joue le rôle de tierce personne. Par sa capacité d’orienter et de renseigner avec discernement, le correspondant fonde sa double qualité de dispositif de confiance et de dispositif de jugement (Karpik, 1996), sachant que la valeur de dispositif de jugement dévolu au correspondant s’avère d’autant plus précieuse que la méconnaissance des formes contemporaines de l’expression artistique est grande.

Un lien étroit unit les deux types de dispositifs, car le jugement des individus est le plus souvent fondé sur la confiance personnelle, les adhérents reconnaissant une plus grande compétence esthétique à leur correspondant dont les connaissances sont supposées leur permettre de former un jugement avec plus de discernement. En conséquence, l’adhérent délègue au correspondant la responsabilité de juger par exemple de la singularité ou de l’originalité d’une exposition. Résultante logique d’un niveau d’instruction généralement élevé et de l’élévation du niveau culturel que procure l’initiation à l’art contemporain dispensée par le service Liaison-Adhésion, la faculté de jugement du correspondant est jugée plus sûre. Tête de réseau, le correspondant active le mode « le plus sûr », aux dires des adhérents, de réduction de l’incertitude devant des valeurs esthétiques : le bouche à oreille. Il condense la double qualité du gain de temps et de la réduction de l’incertitude. « L’expérience nous montre qu’on peut faire confiance à notre correspondant et, donc, c’est vrai, au bouche à oreille », « c’est en outre un véritable gain de temps » dont les adhérents leur savent gré.

Les correspondants s’apparentent à des dispositifs de jugement du fait de l’information dont ils disposent et qu’attendent d’eux leurs adhérents. Dans l’offre pléthorique produite par le Centre en termes d’expositions, de conférences et de débats, de concerts, de spectacles de théâtre et de danse, de cycles d’initiation à l’architecture, aux arts plastiques à la musique contemporaine, de films, il est parfois difficile de s’y retrouver, encore plus de tout suivre. L’outil d’information qu’est le Magazine ne suffit pas toujours à se repérer. L’opacité de l’offre culturelle du Centre Pompidou qui conduit pour le non-initié à une incertitude sinon sur la qualité, du moins sur la valeur qu’il peut accorder à sa relation à des oeuvres contemporaines est ainsi levée. Forme personnelle de la confiance dont la mobilisation est d’autant plus valorisée que le visiteur, non-connaisseur d’art contemporain, se trouve dans l’impossibilité de connaître la singularité des oeuvres ou dans l’incapacité d’en discerner la valeur esthétique.

Aussi modeste qu’elle puisse paraître, cette construction collective se révèle fondatrice, car elle permet de surmonter, au moins partiellement, l’incertitude enracinée dans l’ignorance des qualités comme dans le différé de l’évaluation en capitalisant l’expérience des autres. L’adhérent délègue au correspondant la responsabilité de juger la qualité d’une oeuvre ou d’une exposition. Un dispositif de jugement permet de réduire l’ignorance : le jugement des individus est fondé sur la confiance personnelle en un correspondant plus informé, plus diplômé que l’adhérent. Le correspondant joue un rôle d’interface propre à réduire, voire à éviter la dissuasion prophétisée parfois, on l’a vu, dès 1977.

Dispositifs de confiance, dispositifs de promesse

Le correspondant assure donc un rôle d’informateur ou de coordinateur. Dans une cascade de manifestations, dont la communication paraît peu préoccupée de hiérarchisation, la voix humaine et le conseil avisé jouissent d’une grande valeur. Ce statut d’informateur ou de connaisseur avisé, conféré par les adhérents à leur correspondant respectif, est d’autant plus valorisé que la communication du Centre, peu préoccupée de hiérarchisation, rend la voix humaine et le conseil avisé d’une grande utilité. Personne avec qui l’adhérent entretient une relation, le correspondant est attendu, et entendu, comme un informateur crucial à qui les adhérents savent pouvoir lui faire confiance. La confiance accordée au jugement du correspondant coïncide avec une reconnaissance d’autorité engendrant une remise de soi, propre d’une relation paradoxale, car égalitaire et asymétrique. Émile Benvéniste rappelle ainsi que l’étymologie de confiance, fides, présente deux sens principaux, le premier fondé sur l’équivalent du crédit, le second, qui enracine la confiance dans une inégalité des conditions renvoyant à une reconnaissance d’autorité (Benvéniste, 1969 : 103-121).

La confiance désigne une relation d’échange régie par une norme de réciprocité. Or, nous découvrons deux formes concrètes de la confiance. La première se noue entre l’individu et son correspondant : elle coïncide avec les formes personnelles d’un dispositif de promesse ; la seconde s’établit entre l’individu et le Centre Pompidou et caractérise des formes impersonnelles d’un même dispositif de promesse. Se situant aux antipodes du discours consumériste, cette pratique de mise en relation permet d’opérer une réappropriation du sens. Grâce aux actions du service Liaison-Adhésion, le piège de la privation de sens est ainsi écarté, selon les dires des correspondants. En évitant de réduire le statut de la culture à celui de culture consommée, en offrant un espace de culture discutée (Habermas, 1978 : 167-182), espace que certains correspondants ont qualifié d’espace de résistance, le Centre Pompidou a su, de 1975 à 1995, transformer le temps de consommation en espace d’instauration d’un rapport au sens.

De ce fait même, l’action que le correspondant déclare mener auprès de ses adhérents vaut une incitation qu’il n’hésite pas à qualifier de décisive. « Pousser les gens à sortir » et « chercher à les faire découvrir l’art contemporain » sont des formules qui reviennent fréquemment dans la bouche des correspondants. Ceux-ci prêtent aux adhérents une passivité, une indolence, une forme de méconnaissance, voire de l’incuriosité. Les actions du correspondant garantissaient ainsi la qualité du dispositif de promesse entre individus si l’on accorde avec Lucien Karpik qu’un tel dispositif a pour fonction de garantir les engagements des partenaires et par là, d’assurer l’exécution du contrat (Karpik, 1996 : 540). Parce que le correspondant paraît pouvoir garantir la permanence et l’équilibre du contrat qui se dessine entre l’institution et son public, deux formes de production de la confiance se dessinent autour du correspondant : l’une s’inscrivant dans la dynamique des interactions, l’autre autour des qualités de la personne. Sous cette perspective, le correspondant conjugue donc, en actes, un dispositif de jugement et un dispositif de promesse.

Les impacts normatif et cognitif de la médiation

Médiateur entre deux sphères qui auraient pu ne pas se rencontrer, le correspondant assure une fonction d’interface permettant de réduire la distance entre l’individu et l’institution. Ainsi, les correspondants jouent à plein leur rôle de relais. La dimension humaine de cette médiation paraît, à côté de contenus culturels, représenter un critère important, voire déterminant, puisque non dissuasif, dans la venue d’une personne. La difficulté, par défaut le plus souvent de connaissance des codes, à apprécier, voire à approcher l’art contemporain, de même que la résistance devant la complexité d’un lieu tel que le Centre Pompidou soulignent l’utilité du correspondant pour l’adhérent néophyte. Cette fonction s’observe en effet particulièrement chez les jeunes correspondants qui prêtent à leurs non moins jeunes adhérents un sentiment d’inquiétude devant l’immensité du Centre. Ceux-ci éprouveraient une sorte de peur en présence de cette « carcasse de flux et de signes », de ce « trou noir dévorateur d’énergie culturelle » qui aboutirait alors à la « dissuasion culturelle » (Baudrillard, 1977). Cette machine, cette « raffinerie », évoquée dès 1977 garderait ainsi ces traits plusieurs années après. Un correspondant, qui était lycéen lors de l’entretien, indique que ses amis-adhérents se sentaient « sécurisés » par la possession d’un laissez-passer : « cela est plutôt rassurant d’entrer avec une carte dans cet énorme cube hyperconcentrée ». De la même manière, une étudiante confie, à l’issue d’une réunion de correspondants, son bonheur de voir que « derrière cet énorme édifice et ces milliers de personnes existait une dimension humaine ».

Les dispositifs de médiation opèrent donc un pouvoir de structuration des pratiques en transformant des façons de vivre des relations à l’art, des expériences culturelles, voire des pratiques artistiques. Ces effets peuvent être thématisés en un double impact. Le premier, de type normatif, se trouve à l’origine de transformations dans la fréquentation. Un second, plus cognitif, influence les modes de représentations de la relation de l’individu à l’art et structure les registres d’identification à l’institution. Si les politiques de public influencent le niveau de fréquentation, elles produisent également un double impact, normatif et cognitif, sur les représentations du public.

L’impact normatif tient dans la transformation des pratiques. Bien qu’en définitive marginal lorsque rapporté aux classes populaires, l’élargissement du public des classes moyennes fonde la possibilité de nuancer le discours même de l’échec de la démocratisation. Mais plus encore qu’un impact sur les volumes, l’effet qualitatif porte sur la transformation de la relation à l’art. Plus fréquente, cette pratique peut devenir habituelle, pour toute une série de catégories de personnes qui n’auraient peut-être jamais connu cette relation, sans ces politiques de public. La régularité qu’instituent les actions qui relèvent des politiques de public, grâce aux routines mêmes qu’elles définissent et mettent en place, forme ainsi une condition pratique de l’élaboration de nouvelles normes de comportement.

L’impact cognitif des politiques de public réside dans un effet qualitatif, car les actions de médiation conduites par Beaubourg transforment l’image du public, en permettant d’abord aux individus le constituant de se délier des contenus antérieurs de leur socialisation et en leur offrant un nouveau principe d’association. Le second effet tient dans la réciproque inverse. Les individus partiellement mais sensiblement transformés par l’institution, en transformant à leur tour l’identité même. Là où l’institution présentait une barrière à la fréquentation, une séparation d’avec la société, un obstacle que la tarification incarne parfois matériellement, les individus formant le public établissent, à l’inverse un pont, puisque nous l’avons vu, les dispositifs de jugement et de promesse constitués par les correspondants du Centre Pompidou permettent d’assurer le passage de l’errance à la confiance.

Les pouvoirs invisibles de la médiation culturelle

Les effets du travail de médiation suggèrent ainsi l’existence d’un pouvoir des institutions culturelles. De même, la mise en évidence de leur impact cognitif, à côté de leur impact normatif, sur les individus tend à montrer que la logique des pratiques culturelles ne saurait dès lors se réduire à une logique de distinction : d’autres logiques sont à l’oeuvre que l’on découvre dans la transformation des pactes de réception et dans la transformation des formes de sociabilité que favorisent les dispositifs de médiation.

Ce double impact montre le rôle actif des intermédiaires dans la réduction des difficultés rencontrées par beaucoup dans l’accès aux oeuvres artistiques et culturelles, leur rôle dans l’élaboration de liens originaux facilitant l’instauration d’une relation approfondie et continue à l’art et à la culture et, enfin, leur rôle non moins actif dans l’institution d’un espace public et l’instauration d’un espace commun démontre l’existence et l’efficience des processus de médiation.

Car, loin d’être impuissante devant les déterminants classiques des pratiques culturelles, la médiation culturelle possède une capacité à façonner la relation des individus à l’art et à produire des effets sociaux dont celui de confirmer ou, à l’inverse, d’infléchir les effets de l’habitus cultivé. La médiation culturelle exerce donc un pouvoir, que Michel Foucault définissait comme « une action sur d’autres actions » (Foucault, 1992). Par leurs actions, les « médiateurs » que le Centre Pompidou a su faire naître en son sein, sous la figure du correspondant, complémentaire à celle de l’adhérent, ont du moins exercé un véritable pouvoir de structuration des pratiques culturelles. La médiation culturelle, en tant que processus, définit la part invisible des politiques culturelles, part invisible qui s’explique par le pouvoir ignoré de sa propre action. Les actions de médiation, exercées au sein du public lui-même, définissent des espaces où s’expriment et se cristallisent des identifications collectives, des façons de vivre des relations à l’art, des expériences culturelles et des pratiques sociales.

Or, ce pouvoir des actions de médiation culturelle semble ignoré et rend leur efficacité sociale et politique invisible. Est invisible la capacité des institutions à influencer des activités, à gouverner des pratiques et à instaurer des « régimes de familiarité » entre les individus et la culture. Ainsi, les institutions culturelles, telles que le Centre Pompidou, ont produit des normes et des règles, et des routines apparemment insignifiantes. C’est pourquoi il est possible de conclure sur l’idée que le pouvoir ignoré des institutions culturelles explique que celles-ci représentent la part invisible des politiques de la culture. En ce sens, elles participent à la mise en oeuvre des politiques de la culture, mais plus encore, à l’élaboration de leur définition même.

Les sens de la médiation

Pour conclure, la médiation culturelle revêt donc plusieurs dimensions et significations entremêlées. Projet politique lorsqu’elle vise à favoriser l’accès de chacune et chacune aux oeuvres de culture, procédure technique lorsqu’elle définit un dispositif ou une action de mise en relation, processus sociopolitique enfin, lorsqu’elle condense les conséquences de cette action et révèle par là même que les outils ne sont pas neutres. Mieux, ils produisent des effets politiques, des normes sociales ou des attentes culturelles. Projet, procédure, processus : le point commun à ces trois statuts de la médiation réside dans le fait qu’ils favorisent chacun la construction d’un rapport au sens. Le sens de l’action culturelle ne serait donc finalement pas perdu, puisque dans l’action même de médiation apparaît l’identité du médiateur, mais aussi la possible institution d’un espace public, condition de possibilité de l’instauration d’un monde commun (Tassin, 2003 : 15, n. 1). La médiation trame ainsi l’espace des possibles en s’enracinant dans des expériences passées et des événements de pensée d’hier qui se déploient encore aujourd’hui.

Vieille problématique nichée également dans la question politique, fort ancienne, de la réception des symboles, la médiation définit une thématique contemporaine pour la sociologie de la culture comme pour la sociologie politique. Comme l’a montré Hannah Arendt, l’action fait naître l’acteur, facilite la création du lien social par l’intermédiaire du plaisir de la sociabilité éprouvée dans l’action et favorise enfin le processus même de subjectivation. Par la médiation est ainsi mise en évidence la constitution d’un espace public d’apparition où se produit, s’exhibe et prend naissance un médiateur, né de ses propres actions et désidentifié de son substrat culturel identitaire, ce qu’Hannah Arendt appelait une seconde naissance, politique. La médiation peut alors définir un phénomène politique, qui permet de penser au plus juste les modalités d’apparition et de subjectivation d’acteurs sociaux sur la scène culturelle puisque l’action de médiation favorise la création de l’identité de l’acteur culturel.

La médiation culturelle définit alors ce qui permet d’écarter, de dévier, de différencier de l’enchaînement de la vie à elle-même. Cet écart, cette « déviance » institue un moment d’ouverture du sens et favorise sans doute le déploiement du sens même d’une pratique culturelle qui peut conserver sa signification d’acte de culture, irréductible à un acte de consommation. Car, on l’a vu, la médiation culturelle, comme processus, permet de travailler, à défaut de la dépasser, ce que Simmel appelait la tragédie de la culture dans le double mouvement d’une subjectivation de la culture objective et d’une objectivation de la culture subjective. La tension propre au divorce entre l’hypertrophie d’une culture objective et l’atrophie relative de la culture subjective trouverait alors peut-être dans le processus de médiation une source de régulation. La médiation culturelle pourrait, sous cette perspective, faciliter l’institution de régimes de familiarité propres à diminuer l’autorité de certaines formes de la culture et participer à ce que Jean-Claude Passeron nomme la démocratisation d’un rapport social substituant « une pratique de familiarité et de personnalisation du contact au recours impersonnel à un pouvoir statutaire d’autorité » (Passeron, 2003 : 378). Sur le plan méthodologique, l’analyse des processus de médiation peut donc également s’avérer cruciale.

Sur un plan plus théorique, une telle conclusion permet de dissocier l’enchaînement par trop linéaire qui distingue analytiquement production, médiation et réception, puisque l’on découvre une action réciproque, une Wechselwirkung (Simmel) entre ces moments qui s’entrelacent puisque les modes de réception s’encastrent dans des modalités de médiation. Cela invite à penser le caractère indissociable d’une sociologie de la culture, d’une sociologie de la réception et d’une sociologie de la médiation pour qui entend saisir la dynamique de la formation des jugements de goût comme celle de leur évolution. Parce que l’individu se développe en se différenciant des autres et en se personnalisant dans les actions réciproques qu’il entretient avec lui, avec autrui et avec les objets qui l’environnent, l’individu est marqué au sceau de la relation jusque dans la constitution de sa personnalité. En ce sens, l’analyse des processus d’individuation et de subjectivation s’avère aussi indissociable d’une compréhension sociologique de la médiation comprise comme un processus d’action réciproque.