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Chaque système de protection sociale a consolidé un équilibre spécifique entre responsabilités collectives et responsabilités familiales par rapport aux risques sociaux et aux besoins de care. Le vieillissement démographique menace les équilibres ainsi établis en faisant craindre une augmentation importante de la population âgée, donc de la part de personnes âgées dépendantes ayant besoin d’une aide à la vie quotidienne. Comment ces personnes vivront-elles ? Qui s’occupera d’elles ? Quelle articulation entre l’intervention publique et l’aide familiale ?

Les trois régimes d’État providence – social-démocrate, conservateur et libéral – distingués par Esping-Andersen (1990), proposent une classification des pays fondée sur la « démarchandisation » (decommodification) de la force de travail, c’est-à-dire la capacité des politiques sociales à émanciper les acteurs sociaux de leur dépendance au marché du travail. Lui reprochant de ne pas avoir suffisamment pris en compte la variable « famille » et d’avoir exclu la question de l’organisation de la vie privée, les analystes féministes développent tout au long des années 1990 d’autres approches comparatives de l’État providence (Martin, 1999), distinguant différents modèles de contrat genre liés à la répartition des tâches au sein du couple (Lewis, 1992ab), ou classant les pays en fonction des obligations familiales (Millar et Warman, 1996), ou encore en fonction des obligations de care (Anttonen, Sipila, 1996 ; Jenson, 1997). Introduit par les travaux féministes (Orloff, 1993 ; Lister, 1994), le concept de défamilialisation a été repris par Esping-Andersen (1999) et défini comme « la capacité des politiques sociales à réduire la dépendance des individus à la famille ; à renforcer le contrôle individuel sur les ressources économiques indépendamment de toute réciprocité familiale ou conjugale » (1999, 45).

Alors qu’Esping-Andersen (1999), en élargissant son analyse au care, propose une nouvelle fois les trois régimes, plusieurs auteurs distinguent le modèle scandinave, caractérisé par une obligation familiale minimale et un accès universel à des services pour les familles ; un modèle libéral – en Europe, le Royaume Uni – caractérisé par la prévalence du marché comme réponse aux risques sociaux ; un modèle familialiste des pays du Sud, qui correspond donc à l’Italie, où traditionnellement, les tâches de care relèvent de la famille et non de l’État ; et un modèle mixte, dit continental, dans lequel on trouve la France, avec des obligations familiales plus limitées et une offre de services en fonction de la situation des familles (Anttonen et Sipila, 1996 ; Jenson, 1997).

Dans ces travaux, pour ce qui concerne plus spécifiquement le secteur de la dépendance, l’accès à des services à domicile ou en institution garanti par les politiques publiques correspond à un certain niveau de défamilialisation. Néanmoins, à partir des années 1990, un nouveau type d’intervention se développe, fondé sur des dispositifs de cash for care, c’est-à-dire l’attribution d’une aide non pas en services mais en espèces, afin de faciliter soit l’achat de services sur le marché du care soit la rémunération d’aidants familiaux. Dans les pays relevant du modèle de care scandinave, où la réponse de l’État était traditionnellement une réponse sous forme de services, la création de ces prestations financières suggère, selon certains auteurs, la possibilité d’une « re-familialisation » et d’une marchandisation du risque dépendance (Knijn, 2001). En revanche, dans un certain nombre de pays de l’Europe continentale où l’offre de services était traditionnellement faible, l’introduction des mesures de cash for care correspond à un élargissement de la protection sociale dans ce domaine. En même temps, certains travaux montrent bien que les dispositifs de cash for care diffèrent d’un pays à l’autre (Ungerson et Yeandle, 2007 ; Da Roit, Le Bihan et Österle, 2007), ce qui laisse supposer qu’il existe différents degrés de dé/re-familialisation.

Le présent article propose d’analyser la réponse des pouvoirs publics aux problèmes économiques et sociaux posés par le vieillissement, en s’intéressant aux enjeux de familialisation/défamilialisation/re-familialisation du care en France et en Italie. Dans ces deux pays, la famille joue traditionnellement un rôle important dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Les aidants familiaux sont ainsi très impliqués dans les tâches de care, et les politiques sociales sont historiquement fondées sur des principes comme l’obligation alimentaire, qui met la famille au premier plan. Si certains travaux récents montrent une augmentation du nombre d’aidants potentiels dans les décennies à venir (Gaymu, 2008), cela ne signifie pas que ces aidants seront disponibles pour s’occuper de leur conjoint ou parent(s) âgé(s). Quelles sont dès lors les autres solutions proposées par les gouvernements et la portée des politiques qui se dessinent depuis la fin des années 1990 ? L’analyse s’appuie sur une recherche comparative menée dans six pays européens – dont la France et l’Italie – portant sur les enjeux de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale des filles et des fils qui ont une activité professionnelle et doivent s’occuper d’un parent âgé dépendant[2]. Elle constate d’abord la convergence des politiques menées dans les deux pays, vers des dispositifs de cash for care, dont les caractéristiques sont cependant très différentes. Elle interroge ensuite l’impact de ces dispositifs sur les pratiques quotidiennes de care et sur le rôle des aidants familiaux. L’externalisation des tâches de care grâce aux prestations financières versées aux personnes âgées dépendantes signifie-t-elle pour autant que l’on assiste à un mouvement de défamilialisation du care ? La situation est-elle la même en France et en Italie ?

Les politiques de prise en charge des personnes âgées dépendantes en France et en Italie : l’apparente convergence vers des dispositifs de cash for care

Les contextes italiens et français

Dans les années 1980, il manquait en France comme en Italie un système général de prise en charge des personnes âgées dépendantes. Les deux pays se caractérisaient plutôt par un ensemble de mesures variées, superposées et insuffisantes par rapport au risque que représentait la dépendance. Même si le soutien informel est partout une source fondamentale d’aide pour les personnes âgées dépendantes, il a toujours eu un poids particulier dans les pays de l’Europe du Sud où le modèle de care, dit familialiste ou méditerranéen (Anttonen, Sipila, 1996), est fondé sur la mobilisation de la famille. Si la France est souvent classée dans le modèle continental en raison de l’étendue de sa politique dans le secteur de la petite enfance, elle est plus proche du modèle méditerranéen pour ce qui est de la prise en charge des personnes âgées. Comme beaucoup d’études l’ont montré, les besoins des personnes âgées dépendantes ont trouvé des réponses surtout grâce au travail non rémunéré des femmes, filles et belles-filles en Italie (IRER, 2000) comme en France (Attias-Donfut, 1995, 2002). Les obligations légales à l’égard des membres de la famille en situation de dépendance sont restées fortes (Millar et Warman, 1996 ; Saraceno et Naldini, 2007), en présence d’un système de prise en charge collective insuffisant.

En Italie, l’offre de services est faible et s’organise exclusivement au niveau local. L’institution ne concerne que 2 % des personnes âgées de 65 ans ou plus, avec des différences importantes entre les régions (ISTAT, 2006 ; Bonarini, 2002). Malgré une variabilité territoriale considérable, les services à domicile sont très limités dans l’ensemble du pays et ne constituent pas une alternative viable à l’institutionnalisation ou à une prise en charge informelle (Da Roit et Castegnaro, 2004). En revanche, et cela correspond bien à la tendance traditionnelle du welfare state italien (Lamura et al., 2008), la mesure de politique sociale la plus importante dans ce domaine est une allocation monétaire nationale introduite dans les années 1980, l’indennità di accompagnamento, initialement réservée aux personnes handicapées, dont bénéficient également les personnes âgées qui ont besoin de soins continus, qu’elles vivent à domicile ou en institution. Elle est attribuée indépendamment de l’âge et du niveau de revenu.

De manière semblable, la question de la dépendance des personnes âgées comme problème public est relativement récente en France (Ennuyer, 2002 ; Martin, 2003 ; Frinault, 2009) ; elle ne s’est inscrite sur l’agenda politique qu’au milieu des années 1980. Comme en Italie, la principale mesure dont pouvait alors bénéficier la population âgée – l’allocation compensatrice pour tierce personne – avait été conçue pour répondre aux besoins des personnes handicapées. Les dérives de ce système, inadapté à la population âgée, du fait notamment de l’absence de suivi de l’utilisation de ces aides, ont conduit les pouvoirs publics à faire de la prise en charge des personnes âgées souffrant d’incapacités physiques ou psychiques, dites dépendantes, un objet de politique publique à part entière. À la différence de l’Italie, où, d’une certaine façon, le dispositif est resté au stade de l’allocation compensatrice pour tierce personne avec la généralisation de l’indennità di accompagnamento, une politique spécifique a été élaborée. Elle est centrée sur la mise en place d’une prestation monétaire destinée à financer des services d’aide à la vie quotidienne à domicile comme en institution : la prestation spécifique dépendance (PSD) est créée en en 1997 et devient l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) en 2002. La priorité est également accordée au maintien à domicile, ce qui semble aller dans le sens du souhait des familles, puisque 90 % des personnes âgées de 75 ans et plus vivent à domicile et qu’elles sont encore plus de trois sur quatre au-delà de 85 ans (FNORS, 2008).

Des logiques de réformes très différentes en Italie et en France

En dépit d’un débat croissant dans la deuxième moitié des années 1990 autour du thème de la dépendance, les politiques sociales italiennes ont connu très peu de transformations. Plusieurs régions et autorités locales ont introduit des allocations monétaires complémentaires, sur la base de critères différenciés. Mais attribuées en fonction du niveau de revenus et destinées aux personnes âgées les plus dépendantes, ces allocations restent négligeables quant à leur montant et à leur taux (Da Roit, 2007). La nouveauté la plus importante est une loi cadre nationale sur les services et les prestations sociales de 2000. Mais elle n’a eu que peu d’impact : dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées dépendantes, les innovations ont été de portée très limitée et les recommandations formulées par la commission mise en place afin de créer un système général de protection contre le risque dépendance (Commissione Onofri 1997), ont été largement négligées.

A l’inverse, en France, la politique en faveur des personnes âgées dépendantes définie à la fin des années 1990 a connu un certain nombre d’évolutions (Le Bihan et Martin, 2007). C’est même au contraire les ajustements réguliers de la politique menée et, d’une certaine façon, l’impossibilité de stabiliser un dispositif, qui caractérise la situation française. Ainsi, la prestation spécifique dépendance créée en 1997 s’est avérée beaucoup trop restrictive, et les 150  000 bénéficiaires que comptait alors l’allocation, bien loin de l’estimation des 850  000 personnes âgées dépendantes de l’enquête HID (Handicap-Incapacité-Dépendance) de 1998. La réforme de l’allocation proposée avec la création de l’allocation personnalisée à l’autonomie est ainsi fondée sur la redéfinition des critères d’attribution ; elle vise à sortir de la logique de contrainte budgétaire et à ouvrir l’accès de la prestation financière à un plus grand nombre de personnes âgées dépendantes : elle est désormais accessible aux personnes âgées de dépendance moyenne et elle n’est plus réservée aux catégories sociales les plus défavorisées. Mais l’histoire de la politique française à l’égard des personnes âgées dépendantes ne s’arrête pas là, et les débats engagés dans les années 1980 perdurent en fait encore aujourd’hui. Si le choix d’une allocation monétaire adoptée dans les années 1990 n’est pas remis en question, les modalités de son financement, ses conditions d’attribution et, plus largement, l’articulation entre l’aide des pouvoirs publics et l’aide apportée par la famille restent des enjeux majeurs. Ainsi, la création d’un 5e risque a toujours été un enjeu de l’évolution du dispositif. En 2004, une première étape est franchie avec la création d’une caisse spécifique, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), alimentée par une contribution des employeurs, en échange de la suppression d’un jour férié, et par une contribution sociale (0,1 point de CSG). Si en 2008, la création d’un 5e risque est à nouveau affirmée dans le rapport demandé par le gouvernement (Vasselle, 2008), les mesures restent pour le moment en suspens et proposent un dispositif qui demeure en réalité loin d’un véritable risque assurantiel, même s’il en emprunte le vocabulaire.

Convergence et divergence des dispositifs de cash for care

Si l’histoire des deux pays est différente, un élément de convergence fort se dégage des deux systèmes de prise en charge : le développement de dispositifs de cash for care. Dans les deux cas en effet, l’attribution d’une prestation financière constitue l’un des pivots de la politique de prise en charge. La question est alors de savoir si ces dispositifs favorisent ou non la défamilialisation du care. L’allocation personnalisée d’autonomie et l’Indennità di accompagnamento n’ont pas les mêmes caractéristiques (Tableau 1).

Tableau 1

Caractéristiques des prestations financières en France et en Italie

Caractéristiques des prestations financières en France et en Italie

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En Italie, les bénéficiaires de l’indennità di accompagnamento reçoivent une allocation d’un montant mensuel forfaitaire défini une fois pour toutes – 472 € par mois en 2009. Son usage est complètement discrétionnaire et ne nécessite aucune justification administrative ni financière. Avec environ 10 % de personnes âgées (de 65 ans ou plus) qui en bénéficient (Micheli et Rosina, 2009), cette allocation représente la plus importante forme de soutien collectif pour les personnes âgées dépendantes (Da Roit, 2009).

En France, le nombre de bénéficiaires de l’APA témoigne également de l’importance du dispositif dans la politique en faveur des personnes âgées. On compte 827  000 bénéficiaires dès avril 2004 et 1 094  000 en juin 2008 Mais les caractéristiques de l’allocation sont assez différentes de celles de l’indennità di accompagnamento. D’abord, le montant de l’APA n’est pas fixe, il dépend du niveau de dépendance[3] et du niveau de revenus[4]. Ensuite, et c’est là une différence majeure, la régulation publique du dispositif est plus forte en France. Ainsi, la prestation est versée pour financer un plan d’aide précis, déclinant le type et la quantité d’aide dont la personne a besoin, et défini par les équipes médico-sociales du conseil général. Ce dernier doit par ailleurs organiser un suivi de la situation de dépendance afin d’ajuster le plan d’aide et un contrôle d’effectivité de l’aide afin de s’assurer que les sommes versées sont bien utilisées pour financer le plan d’aide.

En définitive, si l’on réfléchit en termes de familialisation/défamilialisation, les principes d’action sont différents d’un pays à l’autre. En Italie, il s’agissait, en étendant l’indennità di accompagnamento aux personnes âgées dépendantes, de soutenir les familles en leur versant une compensation financière pour les tâches de care effectuées au quotidien. La prestation est d’ailleurs conçue comme un revenu supplémentaire du ménage. Au niveau politique, le principe est celui de la reconnaissance du travail informel non rémunéré, qui demeure le support du care. En France, la mise en oeuvre de la PSD puis de l’APA est étroitement liée à la politique d’emploi. En effet, dès les années 1990, le secteur des services à la personne est considéré comme un gisement d’emplois important. La création d’une prestation financière offrant la possibilité de financer ce type de services va de pair avec le développement de ce secteur d’activité. La logique est donc celle de la défamilialisation du care.

Dans les deux cas, c’est au niveau individuel que la prise en charge s’organise, en fonction de la situation et du choix des usagers. Le cash for care est considéré comme la solution la plus flexible et donc la plus adaptée aux besoins des familles. Cependant, le « libre choix » est explicite en France où l’APA peut être utilisée pour rémunérer un proche ou pour payer des services professionnels. En Italie, la pénurie de l’offre et le faible montant de la prestation ne laisse dans la pratique que peu de marge de manoeuvre aux familles.

Mais qu’en est-il des pratiques du care ? Comment les familles s’organisent-elles au quotidien pour faire face aux difficultés que rencontre(nt) le(s) parent(s) âgé(s) pour accomplir seul(s) les actes de la vie quotidienne ? Comment les prestations financières sont-elles utilisées dans les deux pays et quel impact ces mesures ont elles eu sur la familialisation du care en France et en Italie ?

Cash for care et pratiques du care

En s’intéressant aux arrangements d’aide mis en place dans les familles, l’enquête qualitative menée dans le cadre du programme WOUPS apporte un certain nombre d’éléments de réponse à ces questions. Les entretiens qualitatifs approfondis conduits dans chacun des pays (voir encadré) auprès d’une vingtaine d’aidants familiaux permettent en effet d’approcher au plus près la vie quotidienne des familles. Tous les aidants interrogés sont des fils ou des filles, entre 40 et 60 ans, qui ont une activité professionnelle et sont confrontés à la dépendance de leurs parents âgés. Ils vivent en milieu rural ou en milieu urbain et sont de catégories socio-professionnelles variées. Les situations étudiées sont des situations particulièrement difficiles qui mettent les aidants aux prises avec une diversité d’obligations, à la fois familiales et professionnelles. Elles mettent bien en évidence les stratégies d’externalisation du care mobilisées par les familles en France et en Italie, et le rôle majeur des aidants familiaux auprès de leur(s) parent(s).

L’externalisation des tâches de care

Les situations concrètes de dépendance montrent que les allocations monétaires sont utilisées pour rémunérer des aidants recrutés à l’extérieur du ménage. Le souci est identique – externaliser les tâches de care – en faisant appel à des tiers, mais les modalités diffèrent.

En Italie, les familles ont recours à des aidantes immigrées, qui fournissent la plupart des soins directs. Ce système s’est développé dès la seconde moitié des années 1990, avec l’émergence d’un marché des soins spécifiques, celui des badanti, des femmes immigrées travaillant chez les personnes âgées dépendantes, souvent sans papiers et/ou sur le marché noir[5]. Une badante[6], à plein temps, dans la majorité des cas cohabitant, s’occupe de la personne âgée et de la maison 24 heures sur 24 et six jours sur sept. Plusieurs sources de financement permettent de payer, la plupart du temps au noir, les employées : les 472 € de l’indennità di accompagnamento, la pension de la personne âgée et un complément versé par les enfants. Au total, pour 900 à 1200 € par mois, la famille peut employer une badante à plein temps. Comme l’explique Elena, les tâches confiées aux badanti consistent à « faire un peu de tout » et « à être là ». En d’autres termes on demande à ces aidantes rémunérées de faire une diversité de tâches qui vont de l’aide à la personne à l’aide ménagère, de l’administration de médicaments à la compagnie. Selon les personnes rencontrées, le plus important est d’avoir quelqu’un qui « jette un oeil » constamment sur la personne âgée. Dans plusieurs des situations étudiées, la badante est la seule aidante rémunérée qui intervient auprès de la personne âgée. Mais les arrangements d’aide peuvent également inclure des services professionnels de l’aide à domicile (assistenza domiciliare), pour un nombre très limité d’heures d’aide.

Rosmara est auxiliaire de vie dans une maison de retraite et ne peut pas assumer seule la prise en charge de sa mère très dépendante, âgée de 74 ans. Elle a recours à plusieurs types d’aide : des aides à domicile, une badante qui est là six heures par jour, six jours sur sept, mais ne réside pas au domicile de sa mère puisque son père est toujours là et peut la surveiller pendant la nuit. Enfin, comme elle travaille parfois le dimanche et que c’est le jour de congé de la badante, Rosmara a recruté une remplaçante pour rester auprès de sa mère ce jour-là.

Le lundi matin, une aide à domicile vient pour laver ma mère et, quand elle est en forme, elle la lève. Puis elle s’en va et revient le midi pour faire la même chose : la lever, la changer, la mettre au lit. Plus tard, en fin d’après-midi, vers 18 h-18 h 30, je vais chez elle et je refais la même chose : la laver, la changer, la faire manger, la mettre au lit. La badante passe la journée avec elle. Elle a besoin d’une surveillance continue, toute la journée, à chaque instant. La nuit, quand il n’y a pas de problème particulier, c’est mon père qui s’en occupe. Le week-end et les vacances, il faut que je remplace la badante qui ne travaille pas.

En France, aucune des familles rencontrées dans le cadre de cette recherche n’a recours au marché noir. Il semble que le contrôle d’effectivité de l’APA ou les réductions fiscales proposées dans le cas de l’emploi d’une personne à domicile limitent ce phénomène[7]. L’ensemble des arrangements d’aide étudié repose donc sur l’emploi d’une personne rémunérée et déclarée. Il peut s’agir d’une professionnelle de l’aide à domicile ou d’une personne choisie par les familles (à l’exception du conjoint).

Françoise, qui est infirmière psychiatrique, s’occupe de sa mère de 80 ans, très dépendante, qui est à un stade avancé de la maladie de Parkinson. Elle a besoin d’aide au quotidien pour se lever, faire sa toilette, manger, faire ses courses, s’occuper de la maison… Elle a recruté d’abord au noir puis légalement – grâce à l’APA –, une aide à domicile qu’elle connaissait, qui vient six à sept heures par jour, cinq jours par semaine. Cela coûte 1 500 €, payés par les 620 € de l’APA et les 840 € de pension que reçoit sa mère. À ces employés rémunérés pour s’occuper des tâches domestiques et d’aide à la personne, s’ajoute dans la grande majorité des cas une infirmière ou une aide soignante, financée par l’assurance maladie, qui passe une à deux fois par jour pour s’occuper de la toilette de la personne âgée et effectuer les soins médicaux nécessaires. Ainsi, la mère de Françoise reçoit la visite de l’infirmière tous les jours.

En définitive, même si les modalités sont différentes, l’introduction d’une allocation monétaire permet aux familles dans les deux pays d’externaliser les tâches de care. Et, même si en Italie cela n’était pas un résultat attendu du dispositif, l’indennità di accompagnamento représente une ressource fondamentale pour « acheter du care », car il augmente considérablement les possibilités économiques d’accéder au (très flexible) marché du care. Cette externalisation ne veut cependant pas dire que les aidants familiaux sont soulagés de toute contrainte. Ils restent, au contraire, des acteurs clés de la prise en charge, sur le plan économique bien sûr, puisque la prestation financière – particulièrement en Italie – ne suffit pas à rémunérer l’aidant, mais aussi sur le plan de l’aide apportée.

La redéfinition du rôle de l’aidant familial

Les possibilités d’externaliser les tâches de care ont entraîné une redéfinition du rôle d’aidant familial. L’arrangement d’aide mobilise en effet des ressources variées et il est indispensable que quelqu’un les organise et les gère. La fonction de coordination apparaît donc aujourd’hui comme une dimension essentielle du rôle d’aidant auprès d’un parent âgé (Le Bihan et Martin, 2009). L’intervention d’aidants rémunérés ne signifie pas qu’il n’y a plus aucune aide informelle, mais plutôt que les formes de l’aide évoluent : les soins quotidiens les plus lourds peuvent être délégués aux professionnels, mais l’aidant familial est toujours présent. Il se consacre aux tâches administratives, à la logistique et à l’organisation de l’arrangement d’aide (Pommer, Woittiez et Stevens, 2007). On le voit bien dans les cas de Rosmara ou de Françoise : elles sont les principales interlocutrices des professionnels ou des badanti ; ce sont elles qui les ont d’ailleurs contactés, qui ont effectué les différentes et parfois complexes démarches administratives nécessaires. Ce sont elles également qui s’assurent au quotidien que tout va bien et qui se débrouillent pour être présentes auprès de leurs parents lorsque les aidants rémunérés sont absents. Ce sont elles enfin qui prennent les rendez-vous médicaux et accompagnent leur(s) parent(s) âgés. Elles sont le lien entre les différents éléments de l’arrangement d’aide et en assurent également le contrôle.

Les tâches déléguées sont souvent les plus astreignantes, celles qui relèvent du soin de la personne âgée ou de sa surveillance permanente. Mais cette intervention des aidants rémunérés n’empêche pas l’aidant de s’impliquer également dans les tâches domestiques et d’aide à la personne. Rosmara raconte ainsi :

Je n’ai pas de planning précis pour m’occuper de mes parents. Cela dépend de mes horaires. Et quand il y a un problème, quand la badante n’est pas là ou qu’elle a besoin d’un jour de congé, je prends le relais. On s’arrange entre nous. Et puis, au quotidien, même lorsque tout va bien, je vais voir mes parents tous les soirs […] je vais aussi les voir tous les dimanches, et je m’arrange pour passer même lorsque je travaille le dimanche.

De son côté, Mireille, 58 ans, veuve, cadre dans le secteur de la santé, passe tous les dimanches avec sa mère de 88 ans, qui souffre de la maladie d’Alzheimer et vit à 50 km :

J’arrive dans la matinée, je prépare le déjeuner, je mange avec elle, je reste auprès d’elle l’après midi, pendant qu’elle se repose. Après, s’il fait beau, on se promène un peu […] Je lui lave les cheveux, je lui fais un masque pour le visage, lui coupe les ongles et même parfois, je lui fais prendre un bain.

Mireille considère qu’il est très important pour elle de s’occuper ainsi de sa mère, c’est une façon de se rapprocher d’elle et de garder des liens forts. Elle a donc choisi de ne pas déléguer la toilette le dimanche. Le rôle d’aidant et la participation ou non aux tâches de care ne dépendent pas uniquement de la possibilité ou non d’employer un tiers, de la possibilité ou non de se déplacer ou de se dégager du temps, mais aussi de la conception que l’aidant se fait de son rôle.

Les aidants principaux que nous avons rencontrés en Italie comme en France sont en définitive très présents auprès de leurs parents âgés. Giovanna, 51 ans, institutrice, mariée et fille unique, habite à quinze minutes de chez sa mère. Elle a recruté une badante qui vit au domicile de sa mère. Comme elle le dit, « elle s’occupe de tout ». Mais en tant qu’aidante principale, c’est elle qui contrôle la situation, rend visite à sa mère au moins une fois par jour et dîne avec elle. Elle passe également le week-end avec elle. Dans la plupart des cas, les aidants rémunérés ne travaillent pas le dimanche, c’est alors à la famille de s’organiser. Roger, 57 ans, chauffeur routier, marié et père d’un enfant de 11 ans, explique ainsi :

Les infirmiers, c’est tous les jours, mais les aides à domicile, c’est six jours sur sept. Le dimanche, c’est nous ! On n’avait pas le choix, pas d’aide à domicile pour manger, ni rien du tout. Le dimanche et les jours fériés, c’est nous qui nous organisons. C’est nous qui nous en occupons tous les dimanches. Ma femme prépare tout et on mange là-bas midi et soir.

Une implication importante de l’aidant familial en France et en Italie

Aidants principaux et coordonnateurs de l’aide, les filles et les fils rencontrés dans le cadre de cette recherche doivent assumer toute une série de tâches. Ils s’occupent bien souvent de la gestion des comptes, des courses, de la logistique en général. Ils doivent également faire face aux imprévus et aux situations d’urgence. C’est eux que l’on contacte à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit lorsqu’il se passe quelque chose. Comme l’explique Rosmara, même lorsqu’ils ne sont pas présents sur place, les aidants sont en veille permanente :

À la maison, vous êtes toujours en veille. J’ai dû réduire ma vie sociale et mes loisirs au minimum. Je me sens stressée et je suis le genre de personne qui ne montre rien. Mais j’ai mal au ventre en permanence.

En France, Guy, 51 ans, employé à la mairie et marié, raconte très bien la charge mentale que représente le fait de s’occuper de ses parents qui deviennent de plus en plus dépendants. Pourtant, ils sont encore deux, vivent à proximité, et Guy a mis en place toute une organisation avec des aides à domicile et des aides soignants tous les jours de la semaine.

Dans mon organisation quotidienne, dans mon emploi du temps, je dois prendre en considération la présence de mes parents. Je dois penser mes parents. Oui c’est ça, je dois penser mes parents, alors, dans certaines situations, ça peut être contraignant. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, il faut toujours avoir ça dans la tête. Par exemple, le jeudi, je ne travaille pas, eh bien, c’est pour mes parents. Ça fait partie de mon emploi du temps, c’est incrusté dedans comme le travail comme… vous voyez, c’est devenu totalement naturel.

Bien sûr, la vigilance est particulièrement importante lorsque la personne âgée traverse une période difficile. C’est là l’une des caractéristiques majeures des arrangements d’aide mis en place pour prendre soin d’un parent âgé. Ils sont instables, ne sont jamais définis une fois pour toutes, et doivent s’adapter en permanence et sans que l’on puisse véritablement l’anticiper, aux évolutions de l’état de santé physique et psychique de la personne âgée. En période de crise, l’aidant doit être particulièrement présent. Édith, 55 ans, mariée et cadre dans un établissement de formation, habite à 120 km de chez sa mère et a eu beaucoup de mal à mettre en place une organisation de l’aide satisfaisante. Après le décès de son père, sa mère, dépressive, refusait toute aide professionnelle, et Édith ne savait jamais comment la journée allait se passer, quand elle allait l’appeler, si les aides à domicile et les infirmières avaient pu entrer ou non dans la maison. Elle a passé beaucoup de temps – particulièrement le mercredi où elle ne travaille pas, à jouer ce rôle de coordinateur :

On est fragilisé et on est fragilisé parce que premièrement, ça vous bouffe du temps sur votre temps de travail… sur mon portable, je voyais [le numéro de téléphone de sa mère] je me disais, « ça recommence ! ». Depuis novembre, c’était comme ça, plusieurs fois par jour ! C’était harcelant… Je me disais qu’heureusement, j’avais mon mercredi ! Parce qu’en urgence, j’appelais le médecin, j’appelais l’infirmière, de mon portable ici, au bureau, mais pour discuter calmement, préparer les entrées et tout ça, discuter avec maman pour la convaincre… ce n’était pas terrible ! Donc mon mercredi, j’ai passé beaucoup de temps dans les démarches téléphoniques, psychologiques par téléphone, papiers administratifs, j’ai passé mes mercredis à ça…

Cette angoisse de la sonnerie du téléphone, particulièrement révélatrice du stress que représente la charge de coordinateur de l’aide, est partagée par une grande majorité des aidants rencontrés. Luigi, 53 ans, marié, cadre dans une entreprise, dont la mère est très dépendante et qui a mis en place un arrangement très complexe combinant une multiplicité de ressources raconte ainsi :

Je peux vous dire à quel point ma vie est difficile : je dors très peu. Je m’endors sur le canapé, je vais me coucher, mais je me réveille ensuite vers 1 h 30 le matin, je me rendors et me réveille de toute façon. Vers 6 h 30 je me lève. La nuit dernière, j’ai entendu la téléalarme et je me suis dit … « dans quelques minutes, le téléphone va sonner… » Voilà, ma vie, c’est ça.

Ce rôle de coordonnateur de l’organisation de l’aide implique également de gérer un ensemble de relations au sein de sa propre famille, avec les parents et avec les frères et soeurs. Les solutions proposées aux parents âgés ne les satisfont pas toujours, et de longues discussions sont parfois nécessaires pour faire accepter la présence de tiers, qui n’appartiennent pas à la famille et que les parents considèrent bien souvent comme des étrangers :

Le plus difficile a été de faire accepter à mon père la présence d’un aidant rémunéré à la maison. Pour lui, je pouvais très bien m’en sortir toute seule, ma soeur et moi aurions très bien pu gérer la situation…

D’ailleurs, comme le raconte Édith, les difficultés sont parfois insolubles et peuvent mettre la personne âgée en danger :

L’infirmière était là pour surveiller la prise de médicaments, là, ça allait et après, l’infirmière me dit « mais elle ne mange rien »… et elle était à 51 kg au mois de juin et là, en novembre, elle était descendu à 45 kg. Là, j’ai dit « plateau-repas » mais refus ! Elle ne voulait pas, elle voulait faire ses courses, elle voulait gérer par elle-même « ce n’est pas bon, ce ne sera pas ma cuisine, etc. ». J’essaie de la convaincre, on met ça en place, sauf le dimanche. Je remplis tout, parce qu’elle ne remplit aucun papier, depuis toujours d’ailleurs car c’était mon père… Et le « plateau-repas », on m’appelle « parfois, votre mère, elle n’ouvre pas aux livreurs ! Donc on est obligé de facturer quand même »…

On le voit, la familialisation du care reste bien réelle, en dépit de l’externalisation d’un certain nombre de tâches. Les enfants de parents âgés dépendants sont toujours très présents au quotidien. Mais comment se traduisent les politiques dans le quotidien des familles ? Les modes de régulation très différents en France et en Italie n’ont-ils pas un impact sur ce rôle d’aidant familial ?

Des modalités de régulation différentes

En Italie, le dispositif permet une grande flexibilité. Les aidants peuvent utiliser la prestation comme ils le souhaitent et le recours aux badanti est lui-même particulièrement souple. Les aidants italiens soulignent ainsi les « arrangements » qu’ils négocient directement et de manière informelle avec les badanti en fonction de leurs contraintes respectives. « On s’arrange entre nous », racontent ils, « je prends le relais lorsqu’elle n’est pas là », « si j’ai besoin et que ce n’est pas prévu, on s’arrange », « on la remplace le week-end, mais cela dépend aussi de nos propres contraintes, on s’adapte »… autant de propos qui traduisent bien le caractère informel des relations. Le dispositif en France est beaucoup moins flexible. Lorsque l’aidant rémunéré est un professionnel, ses heures d’intervention sont planifiées, ainsi que les tâches qu’il doit effectuer. Cela n’empêche pas dans la pratique une certaine souplesse, mais elle reste limitée. Dans les cas où la famille choisit de rémunérer un proche, l’organisation est sans doute plus souple, mais cela tient plus au fait qu’un proche s’occupe de son parent âgé et bien souvent effectue un nombre d’heures bien supérieur à celui qui est prévu dans le plan d’aide.

La flexibilité qu’autorise le système italien ne comporte pas que des avantages. D’abord, parce que ces badanti sont des nouveaux « valets », travaillant dans des conditions difficiles 24 h sur 24. Ensuite parce qu’il n’existe aucun dispositif de régulation de la prestation, les aidants et les personnes âgées sont donc beaucoup moins accompagnés dans leurs démarches et doivent assumer plus ou moins seuls l’organisation de la prise en charge. Le rôle de coordinateur est donc beaucoup plus exigeant qu’en France où l’évaluation du niveau de dépendance de la personne âgée et de ses besoins, de même que la définition du plan d’aide adapté à la situation est effectuée par des professionnels des secteurs sanitaire et social. Jean, 44 ans, marié et technicien de surface, raconte comment s’est passée la demande d’APA de ses parents, tous les deux dépendants :

Tout le monde a le droit à l’APA, ce n’est pas une question de revenu, ça dépend du niveau de dépendance. Il y a une commission médicale et ils te placent dans une catégorie. Ma femme, elle connaissait un peu. On a contacté les services du conseil général et on a rempli le dossier. L’assistante sociale et le médecin, ils sont venus ici, chez mes parents, pour voir comment ça se passait et ce qu’il fallait pour les aider. C’est pas mal quand même… ça permet de voir comment il faut s’organiser … Et puis financièrement, ça aide … À deux, ils touchent 900 € environ. Évidemment, ça ne suffit pas, mais c’est déjà ça, ça aide beaucoup ! Sans ça, c’est simple, tu sors minimum une brique nette par mois et par personne… Là, tu complètes seulement.

Une fois le plan d’aide mis en place, un suivi de la situation est assuré par les équipes médico-sociales du conseil général. Bien sûr, dans la pratique, les assistantes sociales du conseil général ne peuvent pas se déplacer systématiquement une fois par an pour faire le point, mais les familles savent à qui elles doivent s’adresser si la situation évolue. Les services d’aide à domicile jouent également un rôle clé, et sont des interlocuteurs privilégiés et disponibles pour les familles (Campéon et Le Bihan, 2006). Les aidants familiaux ont donc un certain nombre d’interlocuteurs auxquels ils peuvent s’adresser en cas de problème. C’est ainsi que Josiane, 49 ans, assistance dans l’administration, fille unique qui vit seule avec sa mère très dépendante et atteinte de la maladie d’Alzheimer, a d’abord obtenu 29 h d’aide à domicile par semaine, qui sont passées à 57 h au fil des années.

En Italie, l’indennità di accompagnamento est accordée aux personnes très dépendantes, mais les professionnels qui discutent de l’attribution de la prestation dans les commissions ne se déplacent pas au domicile de la personne âgée afin de définir un plan d’aide. Les aidants doivent donc souvent évaluer eux-mêmes les besoins de leurs parents. Comme le soulignent un certain nombre de personnes rencontrées, un regard extérieur serait bien plus efficace pour déterminer les besoins et repérer ce qu’il faut à la personne âgée. Il est parfois difficile pour un proche, lui-même très impliqué, de faire la part des choses. Il existe des professionnels de la santé auxquels les familles peuvent s’adresser, mais ils ne sont pas suffisamment nombreux et les procédures prennent du temps.

La faible régulation du dispositif pose également le problème du recrutement de la badante. S’il existe des organismes qui mettent en contact les travailleurs immigrés et les familles, cela n’est cependant pas un gage de la qualité du service, et les entretiens montrent qu’il n’est pas simple de trouver quelqu’un qui assure un travail de qualité.

Avec les badanti que nous avons maintenant, cela se passe bien. Mais cela n’a pas été facile. C’était une catastrophe avant pour moi et aussi pour ma mère… Ma mère me laissait des mots pour me dire ce qui n’allait pas [elle ne parle pas] et j’ai commencé à faire plus attention. J’ai découvert que l’une d’entre elles sortait et laissait ma mère seule. Une autre arrivait souvent ivre le dimanche soir. Une autre voulait faire venir son mari à la maison…

Par ailleurs, dans le système italien, les aidants sont les employeurs des badanti. Les parents âgés n’étant souvent pas en mesure de gérer une relation d’emploi, ce sont les aidants informels qui doivent chercher, sélectionner, payer, contrôler et parfois licencier les employés. Les conditions de travail sont négociées directement entre les deux parties. Les tensions et les conflits sont fréquents, et il n’existe aucun dispositif de médiation pour les résoudre. Emanuela, 44 ans, mariée, sans enfant et employée à la municipalité, explique ainsi :

C’est la deuxième fois en deux mois que je remplace la badante… parce qu’elle fait des allers-retours en Roumanie. Parfois, elles y vont et ne reviennent pas, ou rentrent une semaine plus tard que prévu… Elles font comme elles veulent. De toute façon, personne d’autre ne veut faire le travail. N’importe quel travailleur en Italie a seulement 15 jours de vacances la première année et elle, elle en a déjà pris quatre fois plus… Mais essayer de discuter avec elles, ce n’est pas possible. Elles ont leur propre famille, leurs enfants… la mienne, elle a même sa propre mère. La pauvre. Mais ce comportement pose vraiment problème. En même temps, la vie est dure pour elle.

En France, les familles ont le choix entre trois types de régimes différents, qui correspondent à trois tarifs horaires : le prestataire, le mandataire et le gré-à-gré. Dans le premier cas, le tarif horaire est plus élevé, mais les familles se libèrent totalement de toute contrainte : l’employeur est le service d’aide à domicile. Roger explique au cours de l’entretien comment il a eu accès aux services :

C’est le médecin qui nous a conseillés. Il nous a dit d’aller à l’ADMR… donc, voilà, nous, on s’occupe de rien, c’est l’ADMR qui nous envoie les aides à domicile. Y en à trois, parce que ça tourne et puis on a une remplaçante, au cas où … À la fin du mois, on nous envoie la facture. Vous voyez, le mois dernier, ma mère, elle a payé 603 € à l’ADMR.

Avec le régime mandataire, les personnes âgées restent l’employeur, mais les familles recrutent une aide à domicile auprès d’une association d’aide à domicile qui les assiste pour les fiches de paie, les cotisations sociales, etc. Le gré-à-gré enfin est le tarif le plus intéressant, mais ne présente pas les mêmes avantages. En outre, lorsque la personne âgée bénéficie de l’APA, des professionnels sont souvent progressivement introduits, afin de soulager le proche rémunéré pour s’occuper de son parent. Mireille a ainsi d’abord recruté quelqu’un au noir, que sa mère connaissait bien puisqu’il s’agissait de l’une de ses petites-filles. Mais suite à l’obtention de l’APA, elle a également eu recours à une intervention professionnelle, qui est devenue de plus en plus importante au fil des années. Sa mère bénéficie ainsi de 7 h 30 d’aide à domicile par semaine, ce qui représente environ 1 h 15 par jour. À cela s’ajoute un service de portage de repas à domicile.

Conclusion

Au terme de cette analyse, on constate bien un phénomène d’externalisation du care grâce au dispositif de cash for care, explicite en France et plus implicite en Italie. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait défamilialisation du care.

En Italie, la question des personnes âgées reste du domaine privé. En effet, l’indennità di accompagnamento est conçue comme une compensation financière en échange de l’investissement important des familles dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Le système des badanti qui s’est finalement mis en place serait donc une variante du modèle traditionnel familialiste italien. Cependant, le recours à un tiers est un instrument de conciliation important pour les aidants, qui peuvent se soulager d’une partie des tâches de care et faire face plus facilement à leurs différentes obligations familiales et professionnelles.

En France, même s’il reste ambigu puisqu’il permet également de rémunérer un proche, le dispositif de l’APA a été conçu afin d’externaliser les tâches de care. Il va donc dans le sens de la défamilialisation du care. La demande d’APA introduit toute une série d’acteurs – assistantes sociales, médecins, agents administratifs, aides à domicile, responsables de services d’aide à domicile – extérieurs à la famille et qui vont contribuer à la prise en charge des personnes âgées dépendantes et, d’une manière ou d’une autre, soulager les aidants familiaux. Sur le plan économique, le soutien apporté par l’APA est plus important qu’en Italie, même si les montants versés ne couvrent pas le coût des services dans les situations de dépendance élevée qui nécessitent une contribution financière des familles. D’une manière plus générale, l’implication des familles n’est plus la même, puisque, en rupture avec la tradition de l’aide sociale en France, l’APA n’est pas soumise à l’obligation alimentaire. Les familles n’ont donc pas à rembourser les sommes perçues par la personne âgée au titre de l’APA. La France passerait donc – pour ce qui concerne les personnes âgées dépendantes et dans le cadre du système actuel[8] – d’un modèle plutôt familialiste à un modèle continental, qui associe aide familiale et aide publique.

En France comme en Italie, le soutien apporté par les tiers – badanti ou professionnels – ne signifie pas pour autant que les aidants familiaux ne sont plus impliqués dans les tâches de care. Ils restent très présents, mais le développement du cash for care a entraîné une transformation de leur rôle. La familialisation du care a évolué dans le même sens dans les deux pays. Dans ses pratiques d’abord, puisque les aidants – ici les enfants qui prennent soin de leur(s) parent(s) âgé(s) – sont moins investis dans les tâches de soins directs et plus dans la coordination. Ce sont eux qui prennent les contacts, effectuent les démarches administratives, accompagnent la personne âgée chez le médecin, s’assurent ensuite que tout va bien au quotidien, se substituent aux aidants rémunérés lorsqu’ils sont absents… autant de tâches qui constituent une charge mentale et concrète astreignante pour les aidants familiaux. Dans son intensité ensuite, car si l’activité de veille reste essentielle, elle peut se faire plus à distance et lorsqu’il y a des soins, ils sont plus discontinus.