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Rockefeller, le philanthrope sans merci qui ne faisait jamais de quartier à un concurrent plus faible, se considérait comme le protecteur universel des pauvres.

Boorstin, 1991 : 920

On connaît la fondation Rockefeller pour ses actions dans le domaine de l’agriculture, de la santé et de l’hygiène dans les pays « du Tiers-Monde » (Cueto, 1994 ; Schneider, 2002 ; Birn, 2006 ; Trescott, 2006). Les études quant à son implication sur le territoire des États-Unis sont plus rares[1], en dépit de son rôle historique dans le traitement de la « question sociale » de ses grands centres urbains. Cette forte implication a parfois été présentée comme ayant concouru à une forme de biologisation du social (Tournès, 2007 : 178-179)[2]. Cet article se propose d’élargir l’attention en considérant une autre dimension de l’intervention philanthropique : celle par laquelle s’expérimentent de nouvelles relations entre incitation, prestations sociales et conduite de l’action publique. Entre 2007 et 2010, la fondation Rockefeller contribue au financement d’Opportunity NYC. Cette initiative « anti-pauvreté » est expérimentale, c’est-à-dire temporaire et soumise à un protocole d’évaluation, et exclusivement financée par des fonds privés.

Premier transfert monétaire conditionnel (conditional cash transfer) à être implanté aux États-Unis, ce programme offre aux plus pauvres des New-Yorkais des récompenses financières conditionnelles à des comportements prédéterminés. Ce mode de pilotage censé les aider à sortir de l’indigence est présenté par la mairie de New York comme une incitation à « faire les bons choix ». D’abord, nous analyserons le cadre institutionnel de cette expérimentation philanthropique, à la fois les acteurs qui l’ont portée et la collecte des fonds qui s’y rattache. Puis nous verrons comment cette politique s’est implantée dans un territoire, comment notamment elle fut acceptée par des organisations communautaires au départ réticentes. Enfin nous terminerons par l’enjeu doublement politique de ce programme, pour les élus comme pour les fondations. Ce sera l’occasion d’examiner les raisons pour lesquelles le modèle américain de la charité organisée privée – parfois qualifié de « modèle social américain » (Sauviat et Lizé, 2010) – s’oppose au modèle social français de redistribution. La culture philanthropique, comme la défiance envers l’État, a conduit les États-Unis à un certain nombre de compromis sociaux et d’agencements institutionnels, ou « polity » (Hammack, 1999), qui sont pourtant loin de rester sans émules en Europe. Sauf que les notions d’espace privé et d’espace public[3], de religieux et de social, y renvoient à des configurations culturelles et politiques très contrastées d’un continent à l’autre. Il ne s’agira pas ici de reprendre l’ensemble des données culturelles et historiques qui façonnent la manière de traiter la pauvreté, mais bien d’essayer de clarifier comment fonctionne Opportunity NYC, sous quelles impulsions politiques, sous l’angle de la participation de la fondation Rockefeller.

Une « incitation » contre l’indigence

Changer « la culture et le comportement des pauvres » est une antienne de l’action philanthropique (O’Connor, 1999 : 174). Opportunity NYC poursuit une telle « modification » en conditionnant une aide financière[4] à la prise de « bonnes décisions », selon les mots de M. Bloomberg lors de son lancement en 2007 :

Cette politique est appelée « transfert monétaire conditionnel », et est conçue pour contrer ce simple constat selon lequel la contrainte de la pauvreté conduit souvent les gens à prendre des décisions – manquer un rendez-vous chez le médecin, ou négliger d’autres tâches élémentaires – qui ne font la plupart du temps qu’aggraver leurs perspectives d’avenir. Les transferts monétaires conditionnels les incitent plutôt à prendre des décisions sensées[5].

L’incitation porte sur trois principaux domaines de la vie : la famille et la santé (Family Rewards), le travail (Work Rewards) et l’éducation des enfants (Spark[6]). Chaque comportement se voit attacher une récompense allant de 20 $ à 600 $.

Des dollars philanthropiques

Les foyers concernés pouvaient gagner jusqu’à deux fois plus que le plafond du Temporary Assistance for Needy Families[7], mais trois fois moins que celui de l’Earned Income Tax Credit[8]. Une famille participante touche en moyenne 6 000 $ par an, soit un budget « récompenses » de 7,5 millions de dollars (Riccio et al., 2010 : 81), pour un budget global de 26 millions de dollars par an (Center for Economic Opportunity, 2007 : 16). Ce sont donc environ 17,5 millions de dollars annuels qui sont consacrés au paiement des différents intermédiaires et prestataires de services sociaux.

L’ensemble provient de fonds privés. La fondation Rockefeller et la fondation Bloomberg versent 10 millions de dollars chacune, le reste étant constitué de dons de moindre envergure[9]. Le Mayor’s Fund to Advance New York City[10] centralise les subsides récoltés par le biais des réseaux interpersonnels[11], selon une procédure assez peu formalisée :

La « Deputy Mayor » a appelé le responsable de programme à la fondation Rockefeller, ils ont pris rendez-vous et ils se sont entendus sur la marche à suivre[12].

La fondation Rockefeller mentionne quant à elle cette dotation dans son rapport d’activité de 2008 sous le titre Fostered Resilience and Innovation in New York City. Un choix justifié par une « implantation historique » et un « engagement citoyen ». La ville de New York y est présentée comme un « laboratoire dans lequel sont testées des solutions aux problèmes par les diverses régions urbaines et dynamiques du monde[13] ».

Le Mayor’s Office et le Center for Economic Opportunity, équipe dédiée au pilotage de plusieurs initiatives sociales dont Opportunity NYC, décident de la répartition entre les différents acteurs chargés de sa mise en oeuvre. En aucun cas les sous-traitants de services sociaux ne sont en contact avec les financeurs :

Avez-vous des contacts avec les financeurs ? La fondation Rockefeller, par exemple… Non, tous nos contacts dans ce domaine sont établis avec les gens du « City Hall ». Ce sont eux qui parlent aux financeurs[14].

L’architecture de ce système d’acteurs peut être dessinée à partir de cette ventilation financière (tableau 1).

Tableau 1

Financements de la fondation Rockefeller relatifs au projet Opportunity NYC

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Un programme politique

Le tableau ci-contre présente les dotations allouées par ordre chronologique décroissant. La première a été accordée à une fondation mexicaine. Rappelons-le : un des arguments de la campagne de lancement d’Opportunity NYC a été l’échange de « bonnes pratiques » du « Sud » vers le « Nord ». Un transfert mis en scène avec éclat. Les premières dépêches tombent en avril 2007 : « Le maire de New York visite Mexico afin d’en connaître davantage sur un programme de lutte contre la pauvreté[15] », « La Ville de New York recherche des astuces contre la pauvreté à Mexico[16] ». Les journaux mexicains abondent dans ce sens. « Ils “piratent” un programme mexicain[17] » titre l’un d’eux. « Ils exportent Oportunidades[18] » confirme un autre. Le calendrier de la fondation Rockefeller indique que le financement mexicain intervient en amont de ces annonces. Alloué le premier semestre de 2007, il a été logiquement accordé en 2006. Le second financement est destiné à l’institut de recherches privé MDRC, organisme national spécialisé dans les politiques sociales. Il débute même avant celui pour la fondation mexicaine. Son rôle consistait à préparer le programme new-yorkais d’un point de vue opérationnel (principes et répartitions des rôles), mais aussi scientifique (protocole d’évaluation). De cette manière, lorsque Michael Bloomberg fit ses premières annonces sur les « enseignements à tirer de l’expérience mexicaine », ses équipes travaillaient déjà à l’essaimage du projet depuis plusieurs mois. En somme, une première version était déjà prête :

Pour la première version, je pense que nous avons commencé à y travailler sérieusement à la fin de 2006, et au printemps de 2007 nous avions une version quasi complète du schéma de conception[19].

Le troisième financement est également accordé à MDRC. Il a pour justification la « recherche sur l’efficacité d’Opportunity NYC ». Après six mois consacrés à la conception du programme, l’institut se vit accorder 28 mois de soutien financier pour statuer scientifiquement sur le bien-fondé du programme. La quatrième dotation est dirigée vers le Center for Economic Opportunity, bureau dépendant directement du cabinet du maire. Sa mission générale était de coordonner les relations entre les conseillers de Bloomberg et les acteurs de recherche ou opérationnels, avec notamment la responsabilité de relire et de corriger les travaux et protocoles établis par MDRC. On constate là un changement d’échelle budgétaire : on passe de quelques centaines de milliers de dollars à cinq millions de dollars.

Le cinquième financement est destiné à la tenue d’une conférence en Italie[20] réunissant les spécialistes et responsables chargés des questions sociales. L’équipe du maire a en effet eu pour mission de constituer ce qu’ils appellent un learning network, dans le but de donner une plus grande publicité à Opportunity NYC et dans l’espoir de l’essaimer dans d’autres villes. Par un communiqué de presse conjoint avec la fondation Rockefeller[21], M. Bloomberg fait savoir qu’il a rencontré les maires de Philadelphie, PE (Michael Nutter, DEM), Baltimore, MD (Sheila Dixon, DEM), Chicago, IL (Richard M. Daley, DEM), Shelby County, TE (A. C. Wharton Jr., DEM), Savannah, GA (Otis Johnson, DEM) et Miami, FL (Manuel Diaz, IND). Ceux-là ne donneront pas suite, contrairement à Gordon Brown, invité en février 2008, et qui lancera dans la foulée un programme similaire appelé « Contract Out of Poverty ».

Les deux dernières dotations correspondent aux coûts de fonctionnement et d’opérationnalisation. Elles furent versées à un fonds qui est aussi un service municipal. À la différence du Center for Economic Opportunity, ce dernier existait avant cette série d’initiatives sociales. Il n’a pas été créé par Michael Bloomberg, bien que celui-ci ait choisi d’en développer l’usage :

Il a été créé en 1994 par un autre maire, le maire Giuliani, mais il n’était réellement consacré qu’à de petits projets. Le maire Bloomberg et sa première « Deputy mayor » Patti Harris en ont fait quelque chose, jouant un bien plus grand rôle dans la création de partenariats entre les agences, les services municipaux et le secteur privé[22].

Si la mairie est l’ordonnateur et Rockefeller, le financeur, ils ne participent jamais à la mise en oeuvre du programme. Comme l’usage s’en est répandu aux États-Unis, celui-ci est administré localement par une série d’associations communautaires (community-based organizations) sur la base d’un contrat de prestation de services.

Un pouvoir de notables

New York est la ville qui a connu la naissance et l’essor de la famille Rockefeller, de son industrie, puis de sa fondation. C’est aussi un territoire où les associations communautaires préexistent historiquement au gouvernement local. Un de nos interlocuteurs nous dira que les deux entretiennent une « relation symbiotique » ou de « dépendance réciproque[23] ». Opportunity NYC met en relation ces trois types d’acteurs et de légitimités[24]. C’est encore plus net si l’on déplace le regard vers les caractéristiques des quartiers dans lesquels ces interactions se nouent et s’éprouvent. On observe alors une accommodation relative des associations communautaires avec ces notables locaux que sont les politiques et les philanthropes, et cela, en dépit de leurs divergences d’opinion.

La géographie de la pauvreté new-yorkaise

Dans le territoire très clivé qu’est New York (Mollenkopf et Castells, 1992), les quartiers tiennent une place cruciale. Administrativement, la ville est divisée en cinq boroughs, chacun d’eux étant subdivisé en community districts. C’est cette dernière unité qui a été retenue pour la sélection des sites d’expérimentation. Six ont été choisis dans trois boroughs distincts (le Bronx, Brooklyn et Manhattan, voir la figure 1), en raison de leur pauvreté persistante :

Ces six zones ont été choisies car elles figurent parmi les communautés de New York qui connaissent la plus grande pauvreté persistante. Elles ont en effet souffert de forts taux de pauvreté et de chômage, même quand la situation économique de la ville était globalement bonne.

Riccio et al., 2010 : 6

Figure 1

Les quartiers ciblés par Opportunity NYC

Les quartiers ciblés par Opportunity NYC

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Si Manhattan est connu pour le haut niveau de vie de ses habitants, toute la partie au nord de Central Park (CD 9, 10, 11, 12) contraste par une pauvreté endémique. Staten Island, îlot huppé de la métropole, ne comprend pas véritablement ce qu’on pourrait qualifier de quartiers à l’abandon. Le Bronx connaît, lui, globalement une situation dégradée, plus que le Queens. Quant à Brooklyn, pour la partie la plus proche de Manhattan, elle correspond plutôt à des zones embourgeoisées. Voyons de plus près quelques caractéristiques sociologiques des districts ciblés par ce programme social.

Tableau 2

Quelques caractéristiques des districts concernés (recensement de 2000[25])

Quelques caractéristiques des districts concernés (recensement de 200025)

Note : Bronx CD5 (Morris Heights, University Heights, Fordham, Mount Hope); Bronx CD6 (East Tremont, Bathgate, Belmont, West Farms); Brooklyn CD5 (East New York, New Lots, City Line, Starrett City); Brooklyn CD16 (Ocean Hill, Brownsville); Manhattan CD10 (Central Harlem); Manhattan CD11 (East Harlem).

Source : http://www.nyc.gov/html/dcp/html/lucds/cdstart.shtml

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On le constate : plus d’un tiers des habitants concernés reçoit une aide sociale publique (AFDC/TANF, Home Relief, Supplemental Security Income, Medicaid). Les Afro-Américains et les Latinos constituent l’écrasante majorité de la population de ces quartiers, avec un taux de non-maîtrise de l’anglais qui peut être élevé lorsque les Hispaniques sont en plus grand nombre. C’est avec ces réalités sociologiques que doivent travailler les associations locales. Implantées au coeur des communautés, celles-ci connaissent bien les besoins et les attentes propres de ses membres. Et elles ne voient pas toujours d’un bon oeil l’application des principes voulus scientifiques de l’« expérimentation sociale » promue par la fondation Rockefeller.

Un jeu d’alliances objectives

L’essentiel du métier de ces organisations communautaires est le « case-management » : recevoir les pauvres du quartier et les aider à trouver un travail ou une formation diplomante. Avec Opportunity NYC, les travailleurs sociaux n’étaient plus censés délivrer l’information recherchée, mais conseiller le « client » afin qu’il agisse par lui-même, quitte à l’adresser à une autre association locale[26]. Cela afin de mesurer l’effet de l’incitation. Une nouvelle chaîne administrative se mettait ainsi en place : plus individualisée, contractualisée et conditionnelle.

Ces relais locaux[27] sont, eux aussi, engagés par contrat. Ces derniers sont conclus non directement avec la mairie ou les fondations, mais avec une organisation intermédiaire, Seedco, elle-même sous contrat avec MDRC, institut sous contrat avec le City Hall[28]. Les services municipaux sont engagés par la voie d’un appel d’offres interne. Ils fonctionnent avec leurs fonds propres, financiers et humains, et ne bénéficient en aucun cas de l’argent apporté par les fondations[29].

Le mode de fonctionnement du secteur privé prédomine et pose des questions aux associations communautaires administrantes. Avec un degré d’adhésion parfois mitigé, ces nonprofits en viennent à mettre en oeuvre un script cognitif qui se rapproche plutôt de celui du nouveau management public (Anheier, 2009 : 1082). Les banques communautaires, autre type d’acteur privé, sont impliquées quant à elles dans un but lucratif. Les pauvres sont une clientèle « volatile »[30] du système bancaire traditionnel. Il est courant aux États-Unis que les indigents n’aient pas de comptes bancaires de manière continue en raison des frais élevés et imprévisibles qu’ils occasionnent[31]. La souscription d’un compte dédié, exempt de ce genre de prélèvements, est obligatoire avec l’entrée dans le programme.

Certaines associations sont plus catégoriques et refusent toute collaboration[32]. L’organisation Community Voices Heard, située à gauche, a par exemple édité des documents argumentaires (quatre pages, bulletins, rapports complets) contre Opportunity NYC (Youdelman, 2005 ; Kasdan, 2008)[33]. Des recherches qui ont été rendues possibles par de l’argent philanthropique… et dans certains cas de la fondation Rockefeller elle-même. Une telle prise de position demeure peu fréquente. Ne dégageant aucuns fonds propres ou très peu, les financements fédéraux étant inexistants, les associations communautaires n’ont pas d’autres ressources financières que la mairie ou les fondations. En outre, le prestige de travailler avec les instances politiques locales reste un gage de fiabilité et de visibilité.

Un modèle social philanthropique ?

Le rapport entre fondations philanthropiques et instances politiques a considérablement évolué au cours du xxe siècle. La tradition liberal-Whig d’une faible implication de l’État dans les champs sociaux mais aussi industriels, médicaux et urbains (Lipset, 1991 : 136) a connu un indéniable renforcement. Dans la continuité du fédéralisme traditionnel (Karl et Katz, 1981 : 238), le « nouveau fédéralisme » de Ronald Reagan a redonné une large importance au secteur non lucratif dans l’accomplissement de missions gouvernementales[34]. Dans le même temps, l’accroissement des financements municipaux et la multiplication de contrats de services entre gouvernements locaux et associations ont contribué au brouillage des frontières public-privé (Hall, 2003 : 383 ; Bielefeld et Chu, 2010 : 180-181). Le cas de la ville de New York renforce cette tendance en allouant de l’argent privé, et non plus public, à des prestataires privés. Le City Hall, sous l’égide du maire et de la Deputy Mayor Linda Gibbs, se fait le coordinateur politique unique de ces intérêts privés.

L’argent privé en campagne

L’année 2009 fut importante pour le maire sortant qui jouait sa réélection pour un troisième mandat controversé. Le budget de la campagne a battu tous les records : 102 millions de dollars[35]. L’intégralité provenait de sa fortune personnelle, alors estimée à 17 milliards de dollars[36]. Son opposant, le démocrate William Thompson, engagea 8,5 millions de dollars de sources publiques et privées[37]. L’« entrepreneur ploutocratique » (Ihl, 1999) n’a laissé que peu de chances à son adversaire. Si le montant de sa fortune passe pour un signe de réussite personnelle, il risquait de devenir le synonyme d’une distance sociale infranchissable. D’autant que son style politique, pragmatique et peu empathique, ne le plaçait pas naturellement comme le premier défenseur des pauvres. Engager dix millions de dollars dans le programme, c’était à la fois contrer cette image, donner crédit à son initiative, et s’inscrire dans la tradition attachée à son rang social.

Prélever sur des lignes budgétaires publiques revient, dans les représentations communes, à « se servir dans les poches » des contribuables. Une attitude qu’une large part des électeurs ont l’habitude de sanctionner. Déjà problématique en France, cela l’est encore davantage aux États-Unis en raison d’une hostilité culturelle à toute intervention de l’État. L’argent privé apparaît alors comme la solution la moins coûteuse politiquement. Quel que soit le mérite supposé de ceux qui reçoivent des aides sociales, quelle que soit l’effectivité du programme mis en oeuvre, quel que soit le bien-fondé accordé aux principes qui le régissent, le contribuable new-yorkais ne pourra pas arguer du « gaspillage » de son argent. Un responsable de la fondation Rockefeller décrit avec éloquence cette attitude :

Le maire et le CEO étaient très clairs dès le départ sur le fait que tout cela était très expérimental. Ils sentaient bien qu’il serait mal venu d’utiliser l’argent du contribuable pour le financer étant donné que nous ne savions pas s’il serait efficace, ne serait-ce que partiellement, et quel serait le rapport coût-avantage à l’arrivée. L’argent des fondations semblait tout à fait convenir à cet usage, car par définition elles sont davantage prêtes à prendre des risques. C’est ainsi que Rockefeller a accordé une subvention importante et a aidé le CEO à trouver des financeurs supplémentaires[38].

Autre avantage à ce procédé : il ne nécessite pas le concours, ni même la consultation, d’autres instances politiques locales, comme le City Council ou l’État de New York. S’il n’y a pas de budget à voter, il n’y a pas de projet sur lequel délibérer. Pourtant, même dans un contexte où la responsabilité individuelle et les incitations économiques font partie du langage commun, les principes mêmes de ce programme ont fait débat :

La raison pour laquelle cela est financé par des sources extérieures est qu’il n’y avait pas d’argent disponible par ailleurs, mais aussi pour des raisons politiques. Parce qu’ils paient les gens pour qu’ils se comportent de la bonne manière. Cela suscite des controverses. Certaines personnes le comprennent comme si on jetait l’argent par les fenêtres. Je pense que si c’était financé par le gouvernement, cela serait encore plus problématique. Néanmoins, c’est bien piloté par le gouvernement[39].

Une polémique dont la nature véritable demeure difficile à percer : sa vivacité ne profitait-elle pas à M. Bloomberg ? En suscitant des réactions des libéraux comme des conservateurs, Opportunity NYC lui permettait de conforter sa position d’indépendant. Et par là-même de puiser directement dans ses réseaux philanthropiques propres, gage d’une qualité personnelle dont les campagnes de communication devaient faire un trait distinctif :

La politique de tout ça, c’était : « Comment créons-nous un programme de ce genre sans utiliser l’argent du contribuable ? » Parce que cela allait susciter des controverses dans l’espace public. Alors nous sommes allés voir du côté des fondations. C’est là que j’interviens, en tant qu’intermédiaire entre l’administration municipale et les fondations[40].

Il faut citer le cas du numéro deux de la fondation Rockefeller à New York qui a été plusieurs années le directeur de cabinet de M. Bloomberg avant d’intégrer la fondation en 2006[41]. Il définit son propre rôle au sein de la fondation comme un pivot entre philanthropie et politique :

Mon rôle était de poser des questions sur les relations avec la mairie et sur ce que nous voulions qu’il advienne de ce projet. De poser des questions à propos de l’investissement des autorités là-dedans, à court terme et à long terme. Et de m’assurer que si nous investissions dans ce programme à la fondation Rockefeller, et qu’il s’avérait efficace, alors le gouvernement s’engagerait à le généraliser, ce qui signifie beaucoup d’argent[42].

Le recours à l’argent philanthropique permet également de resserrer les échéances de mise à disposition et d’utilisation des ressources financières, et donc de pouvoir les adapter à un calendrier électoral. Le projet, rappelons-le, devait être lancé en six mois[43]. La possibilité de mobiliser des réseaux, des équipes, voire des fonds en dehors de tout contrôle politique extérieur représentait un avantage non négligeable pour le maire sortant. La fondation Rockefeller est cependant loin de n’être qu’un simple pion d’une stratégie électorale.

Des « gatekeepers » de la politique sociale

Faisant partie des acteurs les plus importants des réseaux de politiques publiques non-partisans et à but non lucratif en lien avec les élites de l’entreprise (Dohmoff, 2009 : 957), la fondation Rockefeller tient une place à part dans l’architecture des pouvoirs new-yorkais. Par la création d’instituts, d’écoles et d’universités[44], elle intervient directement dans la formation des élites. D’aucuns pourraient y voir une stratégie indirecte de mobilisation des esprits. Les financements destinés à des centres de recherches ou de projets définissent, ce faisant, les contours des politiques sociales mises en oeuvre. Car comme toute fondation accordant une dotation, elle amende et valide le protocole utilisé, par le biais des « délivrables » :

Ce que nous appelons « délivrables » correspond aux tâches assignées au CEO et à MDRC. Cela concerne la mise en oeuvre du programme, mais pas l’impact : un certain nombre de familles dans le groupe contrôle et le groupe test, un certain nombre de procédés d’évaluation qualitative et quantitative. Nous exigeons tous ces éléments comme clause de la subvention. Dire que nous voulons tel pourcentage d’amélioration dans tel domaine n’est évidemment pas quelque chose que nous pouvons spécifier parce que personne ne sait ce que le programme donnera[45].

En procédant de « l’évaluation de l’évaluation[46] », l’intervention se fait sur la teneur du programme social et sur celle de la science sociale censée en rendre compte[47]. Ce rôle de gardien n’est pas tenu par les autres fondations ayant accordé des dons plus restreints, dont l’intérêt se situe plutôt dans la valorisation et la communication (afficher un logo, figurer nommément dans un projet, maintenir des liens avec le City Hall). On le voit : si le partenariat public-philanthropique est essentiel aux hommes politiques pour obtenir des fonds et une liberté d’action, il apparaît aux fondations comme crucial pour donner à leurs initiatives une envergure suffisante :

Ils ont une bonne idée, ils prennent contact avec une fondation, et l’idée est tellement séduisante et convaincante, elle est à la fois si créative et évidente, qui pourrait leur dire non ? Je veux dire, c’est difficile de dire non. Et l’une des raisons pour lesquelles c’est dur de dire non est que si vous vous préoccupez réellement de changer les politiques à une grande échelle, et que vous êtes une fondation, vous savez que peu importe la somme d’argent que vous donnez, cela ne fonctionnera jamais sans l’implication du gouvernement. Et peu importe votre niveau de créativité ou ce que vous apprenez si le gouvernement n’entre pas dans le jeu. Le programme ne sera jamais généralisé. Il ne vivra jamais au-delà de sa phase expérimentale. Donc, c’est très séduisant, et pour les gens qui ont travaillé pour le gouvernement et dans des associations, et qui sont maintenant dans des fondations, il est quasiment impossible de ne pas se lancer dans de tels projets[48].

La mise en place de programmes sociaux locaux assure à leurs promoteurs une implantation politique reconnue et forge une obligation historique envers ce territoire. La fondation Rockefeller est un acteur du fonctionnement de l’État de New York depuis près d’un siècle (Bulmer, 1999 : 30). La présence de son siège dans la ville de New York crée comme une « dette particulière » envers les populations locales :

Cela est venu de la reconnaissance du fait que nous avions une obligation particulière envers New York, car nous y avons notre siège, et c’est là que nous avons commencé[49].

Avec l’avantage d’observer et de faire observer directement les résultats :

Ce qui s’est passé tout simplement c’est que, me semble-t-il, les gens ont senti que les transferts monétaires conditionnels étaient un modèle plus gérable. Il leur semblait que les choses pouvaient être faites localement, avec un échantillon suffisamment restreint. Assez grand pour être significatif et assez petit pour pouvoir être financé. La fondation Rockefeller a adoré l’idée[50].

C’est donc en véritables détenteurs d’un patronage philanthropique localisé qu’agissent la mairie et la fondation Rockefeller. Ils s’assurent le pilotage et le contrôle d’initiatives à forte résonance médiatique et électorale, des initiatives susceptibles d’être proposées en modèle dans d’autres parties du pays, sinon à l’échelle internationale. Le point final officiel qui a été posé en mars 2010 au terme de trois ans d’expérimentation par M. Bloomberg en invoquant des résultats trop mitigés[51] n’y change rien. Comme en témoigne l’un de nos entretiens d’octobre 2009, ceux-ci étaient déjà connus :

J’ai vu les résultats… j’ai suggéré une nouvelle estimation pour… avoir une meilleure idée des résultats. Je ne peux pas vous les communiquer à ce jour. […] Je pense que… ce que je suspecte, c’est que nous obtiendrons un nombre modeste d’impacts réduits. Cela n’a pas eu d’effet sur tout ce qu’on espérait, et dans quelques domaines, mais pas aucun… Quelque chose entre rien et beaucoup [rires][52].

L’enjeu n’était pas tant, pour ses promoteurs, l’information en elle-même, que le fait qu’elle ne tombe pas dans la sphère publique à l’aube d’une élection, attendue le 3 novembre 2009. L’annoncer cinq mois après aura même valu au maire les félicitations du New York Times : « Le maire a été applaudi pour son ouverture à des approches innovantes pour combattre la pauvreté[53]. »

Conclusion

L’une des forces de l’action conduite par la fondation Rockefeller est de financer toutes les parties, même adverses, de l’action sociale locale. D’où la nécessité d’aller plus loin dans l’idée que les grandes fondations ne financent que la recherche susceptible de légitimer leur point de vue (Berman, 1983 : 152 et suiv.). Leur visée tient plutôt, selon nous, dans l’occupation d’une position hégémonique de financement des acteurs sociaux. L’objectif semble être de s’assurer un droit de regard qui dépasse même celui des institutions politiques traditionnelles. Le City Council ou l’État de New York n’ont pas eu leur mot à dire sur Opportunity NYC. Rockefeller, si. Selon le fonctionnement classique des fondations, la décision n’est pas soumise au vote. Elle n’a à rendre de compte qu’à elle-même. L’action entreprise définit un programme politique et social selon ses propres priorités (Arnove, 1980). S’il devait y avoir une « idéologie » philanthropique (Dezalay et Garth, 1998), celle-ci consisterait donc davantage à être un cadre de financement obligé plutôt qu’un directeur de conscience. C’est bien là d’ailleurs que l’on pourrait voir un affaiblissement de la démocratie. Plus encore qu’un vernis éthique à la reproduction du capital (Guilhot, 2004), l’action philanthropique rockefellerienne s’impose non pas par une sorte de « domination idéologique », mais bien plutôt par l’absence d’autres choix dans le financement des acteurs sociaux.