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Le principe d’un droit des usagers à disposer d’une possibilité de choix quant aux services publics auxquels ils ont recours apparaît de manière si récurrente dans différentes politiques publiques (Astier, 2007) qu’on peut affirmer qu’il s’agit désormais d’une idéologie légitime et dominante de l’action publique contemporaine. Mais ce qui semble moins assuré est la réponse à la question suivante : d’un champ d’intervention publique à l’autre, quelle est la prégnance exacte de cette idéologie sur les pratiques des professionnels, sur les modes de prise en charge et sur le champ des possibles d’action offerts aux usagers ?

C’est à cette question que nous entendons répondre en étudiant, sur la base d’enquêtes empiriques de type ethnographique conduites en France, quatre domaines d’action publique différents : les politiques sociales en faveur de la protection de l’enfance, et plus spécifiquement les dispositifs de soutien à la parentalité ; les politiques d’insertion des jeunes sans emploi ; la politique d’aide à domicile en faveur des personnes âgées « dépendantes » ; les politiques de choix d’établissement scolaire par les familles. Il semble intéressant de comparer ces quatre domaines d’intervention dans la mesure où ils mobilisent des conceptions idéologiques communes du choix de l’usager, qui se déclinent sous des formes variées en fonction des enjeux de chaque institution et des logiques propres aux usagers. Trois types de choix se dégagent alors de l’analyse : le « choix-liberté », le « choix-responsabilité » et le « choix-autonomie ». Les deux premiers types sont produits par les institutions au moyen des consignes officielles et de l’organisation pratique, tandis que le dernier désigne les « stratégies d’adaptation » (Goffman, 1968 : 257) des usagers.

Notre analyse s’appuie sur plusieurs outils d’investigation et procède d’un raisonnement en trois temps. D’abord, elle est étayée par une étude documentaire mettant en exergue la façon dont, dans les textes et discours officiels, le choix de l’usager est configuré par les responsables politiques et le législateur. Ensuite, grâce à, d’une part, des entretiens menés auprès de plusieurs catégories de professionnels (directeurs de structure, agents de base) mandatés pour mettre en oeuvre ces politiques intégrant l’idée d’un choix de l’usager, et, d’autre part, des observations de situations de travail institutionnelles et d’interactions entre professionnels et usagers[1], l’analyse porte sur la manière dont l’activité concrète se réorganise (ou pas) autour de cette philosophie du choix, et ce qu’elle implique pour les usagers.

L’ambivalence et les paradoxes d’une idéologie transversale aux services publics

L’idéologie politique du choix est une notion centrale dans l’ensemble des textes législatifs relatifs aux politiques publiques étudiées : le choix y est présenté comme un des opérateurs à partir desquels s’établirait la relation entre les institutions et les populations. La notion n’est cependant pas univoque : l’analyse des textes révèle que ce terme n’a pas toujours le même statut et ne relève pas nécessairement de la même philosophie de l’individu.

On distingue au moins deux conceptions contrastées du « choix de l’usager » en vigueur dans ces politiques publiques, soit deux réponses à la question « Qu’est-ce que choisir pour l’usager de ces services publics ? » Dans le premier cas de figure, le choix est conçu comme un « choix-liberté », c’est-à-dire comme la possibilité et le droit pour l’usager de poursuivre son intérêt propre en tant que « pur » sujet capable de s’autogouverner, de s’autolégiférer, de se donner à lui-même sa propre règle de conduite (Descombes, 2004). Dans le second cas de figure, le choix est pensé comme un « choix-responsabilité » ; l’usager a alors l’obligation de remplir certains devoirs, certaines charges et « cette obligation excède le cadre de la réparation et de la punition » (Ricoeur, 1994), en l’occurrence l’usager doit aussi « faire des choix » dont il doit pouvoir répondre aux yeux des acteurs publics.

Ces deux conceptions paraissent antithétiques : l’une prétend en effet ouvrir à l’usager un champ des possibles, alors que l’autre tend à délimiter ce dernier. Mais l’analyse permettra de montrer comment l’ambivalence de cette idéologie, loin d’être une limite, est en fait une ressource (Payet et Battegay, 2008) contribuant à assurer aux acteurs publics des formes d’emprise renouvelées et légitimes sur un « matériau humain » (Goffman, 1968 : 121), conformément au mandat qui leur est confié (Hughes, 1996).

Guider les parents : entre obligation de choix et choix des moyens

Les mesures dont il est question ici sont de nature coercitive et présentent un caractère obligatoire dès lors qu’elles sont prescrites à l’initiative d’un juge (mandat judiciaire) ou d’une assistante sociale (mandat administratif) pour intervenir dans le cadre d’une situation familiale jugée préoccupante. Pensé comme une mesure de prévention de la maltraitance infantile, le dispositif met en oeuvre une action de « guidance parentale » conduite auprès de parents repérés comme rencontrant des difficultés particulières dans l’éducation de leurs enfants. La double conception du choix susdite est assez nette dans les textes législatifs qui structurent l’action des dispositifs de soutien à la parentalité de l’aide sociale à l’enfance.

D’une part, les textes officiels[2] visant à instituer les principes et fondements de ces dispositifs insistent sur une dimension spécifique du choix liée à la figure de « parent ». En effet, le parent doit répondre ès-qualités d’« une obligation de choix, de surveillance et de protection de son enfant (en matière d’éducation, de santé) ». La parentalité se définit comme l’obligation morale de réaliser des choix relatifs à certaines décisions cruciales pour l’éducation de l’enfant. S’adressant à des parents repérés comme défaillants, la mesure de soutien à la parentalité entend contraindre les individus à entrer dans un espace public de délibération et de décision lié à leur responsabilité parentale. Le dispositif vise alors à soutenir, dans la formation de ces choix, un parent « formaté comme un acteur-qui-prend-des-décisions » (Callon, Rabeharisoa, 1999 : 217).

D’autre part, la loi[3] destinée à promouvoir le développement des droits de l’usager dans l’ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux introduit l’idée de « libre choix » entre les prestations. Elle encourage également l’information des usagers quant aux possibilités de recours dont ils disposent pour s’opposer à une décision les concernant. Ici, le choix est conçu comme un « choix-liberté » : par la figure de l’usager-client, l’individu disposerait de marges de manoeuvre et serait habilité à se définir eu égard à ses intérêts propres. Le choix est alors un choix de moyens (entre le type de prestation et l’organisme prestataire) et ne concerne pas les finalités de l’action, lesquelles demeurent fixées par les missions officielles assignées à une mesure ou à un dispositif.

L’insertion des jeunes sans emploi : choix des finalités et contrainte des moyens

La notion de choix est également une modalité officielle d’association entre les dispositifs des politiques d’insertion et les jeunes qu’ils concernent. En fonction de leur statut, les textes et discours officiels ne déclinent pas la notion de choix de façon identique et on peut, là encore, distinguer les deux conceptions ci-dessus décrites.

La conception du « choix-liberté » est omniprésente dans les messages publics qui s’adressent aux jeunes (site Web, plaquettes et dépliants). Au moyen du concept de « projet » personnel, le jeune est construit comme un acteur animé par le désir de réaliser des finalités personnelles, faisant face à un marché public de l’emploi constitué par une pluralité d’options et de possibles (stages, formations, contrats de travail aidés). La Mission locale jeunes est présentée comme une aide au choix de moyens, par la communication d’informations considérées comme essentielles à l’élaboration de choix éclairés (relatifs au type de stages, de formations, de contrats de travail). La légitimité accordée aux finalités « pour soi » du jeune peut s’expliquer par le caractère inavouable des finalités institutionnelles : compte tenu du marché de l’emploi, il s’agit moins d’affranchir les individus des dispositifs d’insertion que de les y inscrire.

Quant aux textes législatifs fixant le cadre réglementaire d’intervention des Missions locales jeunes[4], ils mobilisent davantage la conception d’un « choix-responsabilité », entendu comme contrainte morale à répondre des choix qui s’imposent lors de la réalisation d’un parcours d’insertion. Mises en forme à partir de l’idéologie du « parcours », les carrières institutionnelles d’insertion apparaissent comme une succession de décisions et de choix individuels entre différentes options disponibles. Le « personnage prescrit » (Goffman, 1968 : 179) qui affleure dans ces textes se détermine par des choix réalisés entre différentes options institutionnelles qui s’imposent à lui. L’individu-usager est donc mis en situation de devoir réaliser des choix entre des scénarios de parcours qu’il n’a pas choisis (contrainte de moyens).

L’aide à la vieillesse dépendante : choix volontaire et contrainte de dignité

Dans les politiques de prise en charge de la vieillesse dépendante, on retrouve cette double conception du choix de l’usager. Ainsi, l’allocation personnalisée à l’autonomie est une prestation en nature (aide humaine ou technique), financée en partie par les pouvoirs publics (conseils généraux) et qui « est accordée […] sur sa demande [et] par décision du président du conseil général […] à toute personne […] remplissant les conditions d’âge et de perte d’autonomie, évaluée à l’aide d’une grille nationale, également définie par voie réglementaire[5] ». Ce dispositif repose bien sur un principe de « choix-liberté », puisque c’est à la personne de faire le choix de demander (ou pas) à bénéficier de cette aide. Elle a aussi la possibilité de refuser ou de contester le plan d’aide établi par les acteurs publics à la suite de sa demande initiale à bénéficier de cette allocation[6]. Mais, dans le même temps, cette mesure publique est fondée sur une conception du choix de l’usager comme « choix-responsabilité ». En effet, la personne âgée ayant-droit est aussi considérée comme un être incapable d’effectuer seule certaines activités, que les pouvoirs publics posent comme « essentielles » à une vie quotidienne digne : s’habiller, se nourrir convenablement, prendre soin de son corps... Ainsi, cette allocation est-elle attribuée à des personnes âgées « qui se trouve[nt] dans l’incapacité d’assumer les conséquences du manque ou de la perte d’autonomie liés à [leur] état physique ou mental ; [elle] est destinée aux personnes qui […] ont besoin d’une aide pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie ou dont l’état nécessite une surveillance régulière » (ibid. article L232-1). Cette vision de la personne âgée aux points de vue de « dépendance » et de « besoin » met alors cette dernière (et surtout ses proches) « face à leurs responsabilités » aux yeux des pouvoirs publics : ils doivent « faire les bons choix » (en matière d’aide à domicile) pour que la personne âgée puisse vivre convenablement.

Choisir son établissement scolaire ?  Conditions et « bonnes formes » du choix

Depuis sa massification dans les années 1960 et 1970, le système éducatif français accueille les élèves dans l’enseignement secondaire selon un principe de carte scolaire. En théorie, ce principe exclut le choix de l’établissement scolaire de l’enfant par les familles, ce dernier étant scolarisé dans « son établissement de secteur », soit celui le plus proche de son domicile. On observe toutefois depuis quelques années une volonté politique « d’assouplissement de la carte scolaire », fondée sur un principe de « choix-liberté » des familles. Ainsi, pour la rentrée scolaire 2007, le ministre de l’Éducation nationale a décidé qu’« une liberté nouvelle est donnée aux familles dans le choix du collège ou du lycée de leur enfant : […] dès la rentrée 2007, davantage d’élèves pourront s’inscrire dans un établissement hors de leur secteur[7] ». L’objectif des responsables politiques était « de préparer la disparition progressive de la carte scolaire » (ibid.). Or, l’analyse des brochures de rentrée suivantes (2008-2009-2010) a montré que, depuis, si les familles ont bien toujours la possibilité de choisir entre différents établissements, la carte scolaire n’a pas disparu. De plus, ces brochures réactivent un principe de « choix-responsabilité » en spécifiant que les familles, si elles souhaitent ne pas scolariser leur enfant dans leur établissement de secteur (cas de figure qui reste « la règle générale »), doivent « faire une demande de dérogation ». Cette demande sera satisfaite « s’il y a de la place dans l’établissement demandé » (en moyenne une demande sur trois n’est pas satisfaite) et traitée sur la base « de critères prioritaires », qui restent largement identiques à ceux existant avant l’assouplissement de la carte scolaire : problème médical, élève handicapé, élève boursier, fratrie[8]… Ainsi, cette politique d’assouplissement de la carte scolaire repose sur la tension entre, d’un côté, une conception de l’usager comme libre de suivre son intérêt particulier – le service public étant là avant tout pour lui permettre de réaliser cet intérêt – et, de l’autre, une vision de l’usager comme devant faire un choix (celui de l’établissement de son enfant), mais en se conformant à des règles d’affectation définies en dehors de lui.

Choix de l’usager et emprise institutionnelle

À la suite de l’analyse du cadre réglementaire de ces différentes politiques, on perçoit mieux comment toutes ont pris leurs distances avec l’ordre symbolique qui sous-tendait la relation des institutions totales au « matériau humain » : dans le cadre de ces services publics, la prise en charge des populations ne suppose plus de rompre avec l’autonomie des actes des individus (Goffman, 1968 : 87), mais bien plutôt de placer ces derniers en position de « faire des choix » dans le cadre d’un champ des possibles institutionnellement délimité.

Ainsi, la notion de « choix-responsabilité » constitue la pierre angulaire de ces politiques publiques : tenu pour responsable de la scolarisation et de l’éducation de ses enfants, de la réalisation d’un parcours d’insertion ou encore des conséquences de son propre vieillissement, l’individu est sommé de se situer « dans un espace public de choix, et par conséquent de délibération et de justification qui lui est imposé de l’extérieur » (Callon, 1999 : 217). Les services publics mis en place consistent alors à soutenir et à activer l’individu dans la mise en pratique et dans l’exercice de cette contrainte de choix que la société lui assigne.

Parallèlement à cette institutionnalisation du « choix-responsabilité », on peut aussi observer, d’une politique publique à l’autre, des variations dans la mobilisation du principe d’un « choix-liberté », conçu comme un instrument d’affiliation institutionnelle des usagers dans la poursuite de leurs intérêts propres. Présenté comme une marge de manoeuvre accordée à l’individu, que ce soit dans le cas du soutien aux parents ou de la carte scolaire, le « choix-liberté » porte sur les moyens destinés à la mise en oeuvre d’une finalité institutionnelle non négociable : la bonne éducation des enfants (aide sociale à l’enfance) et leur scolarisation (Éducation nationale). Dans le cas des politiques d’insertion, l’usager est libre d’agir au regard de visées qui lui sont propres, tout en étant socialisé par des choix de moyens dont les options sont entièrement définies en dehors de lui. Enfin, dans le cas des politiques de prise en charge de la dépendance, le « choix-liberté » de l’usager porte aussi bien sur les finalités (« veut-il être aidé à domicile ou pas ? ») que sur les moyens employés (organisme prestataire d’aide ou contrat salarial de gré à gré).

De ce point de vue, l’idéologie du choix de l’usager permet à différentes politiques publiques d’allier un principe de reconnaissance des personnes et des formes d’emprise renouvelées sur les usagers, en fonction de leurs propres finalités et dynamiques.

Le choix des usagers à l’épreuve de la vie des institutions publiques

Tant qu’on en reste au niveau des principes écrits (lois, brochures), la tension observée entre le « choix-liberté » et le « choix-responsabilité » ne pose pas véritablement de problème ; en effet, la forme écrite permet de les faire coexister sans trop de difficultés (March, 1990). Mais les choses se compliquent pour les professionnels des institutions : face à un usager, comment à la fois lui donner le choix et lui demander de suivre des règles définies en dehors de lui ? C’est en fonction de diverses dynamiques institutionnelles que ces professionnels traitent de ce problème pratique.

La responsabilité au prix de la liberté ? Le cas de la personne âgée dépendante

La gestion de ce problème pratique peut passer, pour les professionnels, par une hiérarchisation entre les deux conceptions du choix dans leurs interactions avec les usagers.

L’observation du travail des agents d’un conseil général chargés d’évaluer à domicile la dépendance d’une personne âgée montre qu’il est fréquent que des usagers, fortement dépendants d’autrui dans leur quotidien, manifestent leur refus de se soumettre à cette évaluation : ils ne saluent pas le référent social, lui tournent le dos lorsqu’il arrive, refusent de répondre à ses questions qui portent sur la capacité de l’individu à se nourrir seul, à s’habiller, à aller aux toilettes… ou font des réponses brèves et sèches ; voire expriment clairement leur refus d’une aide institutionnelle. Malgré ces résistances, les référents sociaux poursuivent leur évaluation à partir d’indicateurs prédéfinis (grille AGGIR) et proposent un plan d’aide lorsque la situation de la personne répond aux critères réglementaires. Différents aspects de la vie de cette institution permettent de comprendre cette occultation par les professionnels du principe du « choix-liberté » de l’usager. Premièrement, il semble que ce que donnent à voir et à entendre ces personnes âgées in situ – apparence physique, (in-)intelligibilité des propos, mises en récit (éventuellement par la famille souvent présente) de leur vie quotidienne – conduit les professionnels à se sentir autorisés à « faire leur bonheur malgré elles » (Bourdieu, 1989). La personne âgée est a priori considérée comme en incapacité de choisir ce qui est bon pour elle (c.-à-d. qu’elle doit se faire aider), soit parce qu’elle aurait perdu des facultés psychiques censées lui permettre de s’autogouverner, soit parce qu’elle ne serait plus capable « de voir la réalité en face » (elle refuserait d’accepter qu’elle vieillit et donc qu’elle a besoin d’aide). Deuxièmement, si un référent social ne tient pas compte de certaines résistances de la personne âgée, c’est bien souvent pour mieux tenir compte de ce qu’il perçoit de la situation du proche parent présent sur la scène : un proche jugé (ou qui se dit) épuisé, débordé, « qui n’aurait plus de vie à soi »... Ainsi, aux yeux des professionnels, certaines personnes âgées ne sont plus vraiment responsables d’elles-mêmes, ce qui conduit à leur dénier le droit de choisir et à transférer ce droit à leurs proches, considérés comme responsables de leur vieux parent.

Le choix de l’usager au service des enjeux de gestion : l’exemple de la carte scolaire

Une autre configuration est celle où la vie de l’institution – ses dynamiques internes comme les propriétés de son environnement – conduit ses professionnels à osciller entre l’activation d’un « choix-liberté » et la mobilisation d’un « choix-responsabilité » dans leurs rapports avec les usagers.

C’est le cas des agents administratifs qui ont à traiter les demandes de dérogation des familles. Certes, il existe des motifs prioritaires fixés réglementairement, mais c’est aussi en fonction de contraintes gestionnaires que ces agents administratifs accepteront ou refuseront une demande de dérogation. Ainsi, dans certains contextes scolaires, les enjeux de gestion ont tendance à limiter les possibilités de choix des usagers. En effet, les établissements les plus demandés doivent faire face à l’afflux de demandes, alors que leurs locaux ne sont pas extensibles à l’infini : cela limite le nombre de classes (et d’enseignants) possibles et, de fait, le nombre d’élèves accueillis. Par ailleurs, les autorités scolaires ne souhaitent pas fermer des établissements pourtant évités par certaines familles pour des raisons politiques (fermer un établissement est mal vécu par les élus) et financières (une fermeture suppose d’agrandir un autre établissement). Dans ces deux cas de figure, les agents administratifs tendent à examiner les demandes de dérogation en occultant le principe d’un choix-liberté pour les usagers et en réaffirmant la nécessité d’un choix-responsabilité : les demandes des usagers ne sont acceptées qu’à la condition qu’elles n’entravent pas la bonne gestion du système éducatif. À l’inverse, dans d’autres contextes scolaires, les agents administratifs sont beaucoup plus enclins à fonder leur décision sur le principe de « choix-liberté » : c’est le cas lorsque le collège demandé par la famille est en sous-effectif (par rapport à ses capacités d’accueil) ou lorsque le collège du secteur est, lui, en sureffectif, ou encore lorsque les demandes de dérogation entre deux collèges « s’équilibrent ». Dans ces cas-là, même si les motifs de la dérogation ne sont pas prioritaires, voire jugés « un peu légers », les agents ont tendance à rendre un avis favorable au regard de cet enjeu d’adéquation des places et des effectifs.

Ici, le choix des usagers n’apparaît donc pas comme un principe d’action autonome, mais bien plutôt comme une variable d’ajustement subordonnée à des enjeux de gestion.

Le choix de l’usager comme stratégie de pacification de la relation de service

On observe également cette tendance à l’oscillation entre un « choix-liberté » et un « choix-responsabilité » au sein des Missions locales jeunes : l’idéologie du choix de l’usager est ici tantôt activée dans une visée de maintien de l’ordre et de gestion pratique des flux de jeunes sans emploi, tantôt contrecarrée par une logique de marché.

Le « choix-liberté » est l’opérateur d’une interaction organisée sur le principe d’une « relation de service » : le chargé d’insertion informe et oriente l’usager le plus efficacement possible afin que ce dernier puisse mener à bien le projet professionnel de son choix. Ainsi le « choix-liberté » est initialement un facteur de pacification des interactions entre les conseillers et les jeunes à la recherche d’un emploi, dans la mesure où les possibilités d’orientation proposées par le conseiller ne se définissent pas comme l’imposition d’une destinée et entrent plutôt dans une économie de moyens justifiée par la poursuite par le jeune de son intérêt privé. Ainsi présentée, la gestion bureaucratique du chômage juvénile de masse n’apparaît pas comme telle et, à ce stade, le « choix-liberté » constitue un support par lequel s’exerce une violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970) au sens où il fait reporter sur l’individu et ses choix la responsabilité de son invalidation sociale.

Cependant, dans l’ordre des situations de travail, deux facteurs institutionnels entrent en concurrence avec le principe du « choix-liberté ». Premièrement, les conseillers sont évalués au regard de la répartition, par leurs soins, d’un maximum d’usagers en fonction de la palette des dispositifs de l’action publique (stages, formations, contrats de travail aidés). Cette exigence de résultat pousse parfois les conseillers à extorquer l’accord d’un jeune pour s’inscrire dans la formation proposée. L’usager n’a alors d’autres choix que d’acquiescer, sans vraiment avoir toutes les informations lui permettant de savoir à quoi cela l’engage réellement.

Deuxièmement, ces carrières institutionnelles reposent sur un paradoxe. Quand bien même elles se donnent à voir (et à vivre) comme une suite de décisions privées dans la mise en oeuvre d’un projet individuel, dans les faits, les possibilités de choix se réduisent considérablement en fonction de l’âge, du niveau de qualification, de la mobilité de l’usager et du marché de l’emploi local. L’usager se trouve alors pris dans cette injonction paradoxale à faire les choix qui s’imposent. En ce sens, le « choix-responsabilité » est ici l’idéologie dominante : les jeunes sont placés dans une situation de choix apparents et sommés d’en répondre, en entrant publiquement dans une démarche de délibération, de décision et de justification face au professionnel (Ballain, Glasman et Raymond, 2005).

À qui profite le choix ? Tensions entre programme institutionnel et principe de libre-choix

Qu’en est-il de ce droit donné à l’usager des services de l’aide sociale à l’enfance de choisir à la fois le type de prestations et l’organisme prestataire ? La logique de marché permet dans certains cas d’accéder aux requêtes de l’usager, mais, plus généralement, compte tenu de leur programme institutionnel, les services de l’aide sociale à l’enfance mettent en oeuvre un « choix-responsabilité ».

En matière d’accès aux différentes prestations (placement en famille d’accueil, placement en foyers de l’enfance ou mesures de « guidance parentale »), les professionnels (assistante sociale, juge des enfants) ne mettent pas en oeuvre le principe de « libre choix » auprès des parents, car l’usager reconnu comme sujet d’un droit à choisir est bien l’enfant. Lorsque celui-ci est jugé trop jeune pour établir un choix éclairé, les professionnels déterminent une option à sa place et à son intention (selon le principe du « meilleur choix pour l’enfant »). Les parents sont alors au mieux invités à participer à l’élaboration de ce jugement, sachant que la décision finale appartient au prescripteur. Sinon, le type de prestation est imposé par décision du juge ou de l’assistante sociale, parfois contre l’avis des parents.

En ce qui concerne le choix de l’organisme prestataire, les parents ont là un peu plus de marge de manoeuvre. Dans le cas des mesures de « guidance parentale », ce sont généralement des critères de proximité géographique du domicile qui déterminent le choix de l’établissement. Toutefois, certains parents souhaitent choisir un établissement selon d’autres critères. La structure convoitée peut donner suite à cette requête dans la mesure où elle se positionne sur un marché d’offre de prestations et souhaite attirer plus d’usagers, ce qui permet ici l’exercice d’un « choix-liberté ». Mais cette possibilité est bien toujours subordonnée aux intérêts de l’enfant définis par les autorités de tutelle.

Les parents sont avant tout tenus de répondre de leurs responsabilités parentales. Au nom de l’épanouissement de leur enfant, on les invite à se situer dans un espace de choix et de décisions concernant la scolarité, l’alimentation, le sommeil, le bien-être psychique, la sociabilité de l’enfant, des normes sanitaires (prendre conscience de l’obésité de son enfant et engager des démarches de soin), ou encore des normes psychiques (parler ou pas du décès d’un proche, de l’emprisonnement d’un père, de la séparation des parents).

De l’idéologie politique aux pratiques institutionnelles : des processus pluriels

Il n’existe donc pas une seule façon pour les acteurs institutionnels de résoudre le problème pratique consistant à articuler les conceptions antagonistes de « choix-liberté » et de « choix-responsabilité » pour l’usager. Le premier type consiste en la hiérarchisation de ces conceptions. Par exemple, les professionnels exigent des usagers, de façon durable et systématique, un « choix-responsabilité » plutôt qu’un « choix-liberté » (ou inversement). Le second type procède d’une oscillation entre ces conceptions : en fonction des circonstances, des situations, on attend d’un même usager tantôt un « choix-liberté », tantôt un « choix-responsabilité » (double-bind). Le troisième type relève d’une segmentation de ces conceptions : d’un lieu à l’autre d’une même institution, la conception du choix proposée à l’usager varie. Par ailleurs, le recours à ces formes typiques dépend du champ de possibilités et de contraintes des acteurs institutionnels.

C’est, en partie, en fonction de ce qui émerge en situation d’interaction (ce que donne à voir et à entendre l’usager) que les professionnels traitent ce problème pratique, faisant preuve d’une créativité de l’agir leur permettant à la fois de stabiliser des routines qui leur assurent une prise sur ces situations et d’innover in situ lorsque les occurrences situées l’exigent.

Sont aussi à l’oeuvre des conceptions professionnelles de soi et d’autrui, constitutives du « noyau dur » du programme de chaque institution (Dubet, 2002). Ainsi, les conceptions déficitaires d’autrui s’accordent mal avec l’idée d’un usager capable de s’autogouverner, alors que les conceptions professionnelles axées sur la reconnaissance de compétences profanes (des parents) ou des visées particulières (des familles) intègrent le « choix-liberté » à une prise en charge voulue plus participative. Quant au principe d’un « choix-responsabilité », il est plus consensuel, puisqu’il constitue à la fois le « motif en-vue-de » (Schütz, 1998 : 56) d’une intervention visant à produire un usager capable de choix et de décisions et le « motif parce-que » (ibid.) justifiant une intervention : tenu pour responsable, l’individu est sommé de faire des choix et d’en répondre publiquement.

Les enjeux de gestion des ressources financières et humaines jouent aussi sur la façon dont chaque institution traduit pratiquement le principe du choix de l’usager et pour l’usager. Mais la prégnance de cet esprit gestionnaire (Ogien, 1995) n’a pas d’effets univoques sur les possibilités de choix des usagers : on ne peut pas affirmer que ces enjeux limitent ou contraignent unilatéralement ces choix.

L’idéologie du choix : quelle portée pour les usagers ?

Comment les usagers font-ils l’expérience des possibilités et des attentes institutionnelles en matière de choix et quels usages pratiques en font-ils ? Notre hypothèse est que les usagers font toujours des choix en propre, parfois invisibles pour les acteurs institutionnels ou selon des logiques incommensurables avec les cadres institutionnels établis. Pour désigner cette dimension du choix des usagers, irréductible aux attendus politiques et institutionnels, nous parlerons de « choix-autonomie », ce qui revient « à reconnaître [à l’individu] une sphère d’autonomie [dans laquelle] c’est à lui, s’il le veut et s’il le peut, de fixer les principes et les règles [qui ont une origine sociale] de sa conduite […] » (Descombes, 2003 : 25). Nous nous proposons de distinguer différentes figures typiques de « choix-autonomie » (Duvoux, 2009), en illustrant chacune à l’aide d’un exemple issu d’un des quatre domaines d’action publique étudiés.

Une logique de l’installation : le choix-opportunité

Bon nombre d’usagers développent des relations avec les professionnels d’un service public qui peuvent être décrites par ces derniers en matière de « choix-liberté » et de « choix-responsabilité » : ces individus semblent avoir recours au service public par libre choix, accepter librement de respecter les règles institutionnelles, y compris l’obligation de faire des choix. Toutefois, les raisons de la loyauté de ces usagers sont parfois fort éloignées de celles attendues par les institutions. C’est le cas de certains bénéficiaires de l’aide personnalisée à l’autonomie. Ainsi, les responsables institutionnels ne cessent de répéter que l’aide à domicile doit être assurée par des professionnels diplômés capables de prendre en charge les besoins objectifs et génériques censés être inhérents à toute personne âgée dépendante, tout en fixant clairement ce qui est (ou non) de leur ressort. Mais les personnes âgées sont, elles, nombreuses à insister sur le fait qu’elles ont choisi d’avoir recours à cette aide, car cela leur permet de continuer à vivre selon leurs attentes propres (irréductibles à des besoins génériques). Pour les uns (surtout des femmes), le choix d’avoir recours à une aide peut être fondé sur l’idée qu’il s’agit d’une « femme de ménage » considérée comme un prolongement d’elles-mêmes (censée faire exactement ce qu’elles ne peuvent plus faire) ; pour d’autres (des hommes), cela peut leur permettre d’entrer dans un jeu de séduction avec une femme (l’aide à domicile) plus jeune qu’eux ; pour d’autres personnes encore, le choix d’une aide à domicile peut reposer sur le fait que cela leur permet de maintenir une certaine sécurité ontologique par le maintien de routines constitutives de leur identité (Giddens, 1984) : s’épargner certaines tâches pour pouvoir continuer un peu à faire son jardin ou à avoir une vie sociale (sortir, voir des amis), « avoir quelqu’un » le soir pour limiter l’angoisse qui s’installe au moment du coucher (solitude, peur de ne pas se réveiller…).

Le coût des choix institutionnels : le choix contraint

À la différence du type précédemment décrit, il arrive aussi que les choix institutionnels présentent un coût pour les usagers en leur imposant de rompre avec certains de leurs rôles et routines constitutifs de leur identité. Cela explique que, parfois, ils résistent à cette forme d’emprise institutionnelle. Par exemple, les mères accompagnées se voient parfois signifier qu’elles devraient faire le choix de rompre ou de renouer les relations avec le père de l’enfant, jugées néfastes ou inversement propices à l’épanouissement de ce dernier. Au cours de longs « entretiens individualisés », elles sont invitées à décrire ces relations, à expliquer ce qu’elles signifient à leurs yeux, à prendre la mesure de ce qu’elles impliquent pour le bien-être de l’enfant, à déterminer les démarches à entreprendre et les choix à faire pour que ces relations se développent dans l’intérêt de l’enfant. Or, cette définition institutionnelle des relations familiales, pensées comme des relations sélectionnées et planifiées selon des critères rationnels, est peu congruente avec la façon dont la plupart des mères les conçoivent spontanément. Dans ce contexte, les mères donnent le change face aux professionnels et à leurs attentes en matière de « choix-responsabilité », avant tout au regard des risques de sanction (placement des enfants) qui pèsent sur elles.

Choix et permanence de soi

Comme nous l’avons vu ci-dessus, les termes des choix institutionnels sont très souvent définis en dehors de l’acteur et impliquent que les individus renoncent à certains rôles, relations et routines. Dans le cadre d’un accompagnement renforcé, les professionnels visent, dans certains cas, à réguler les remaniements identitaires imposés par les choix. De concert avec les usagers, ils cherchent à mettre en oeuvre des aménagements favorables au maintien d’une certaine continuité biographique.

Sans qualifications, Pauline trouve exclusivement des emplois saisonniers faiblement rémunérés. Depuis plusieurs années, elle travaille cinq mois par an dans un restaurant d’altitude situé en station de montagne. Ce travail lui semble ingrat, tant par les tâches qu’il implique que par le fait qu’il est aléatoire et offre peu de perspectives. Lasse de la situation, elle aspire à s’affranchir de cette précarité. Aux yeux du conseiller, elle doit pour cela obtenir une qualification dans un domaine de son choix (la coiffure). Mais ce parcours présente pour elle un coût rédhibitoire : elle doit faire le choix de déménager, car la formation se situe dans une ville de la vallée géographiquement assez éloignée du village où elle réside depuis sa naissance. Son conseiller-référent l’aide dans la réalisation de ce choix, étudie avec elle ce qu’implique un déménagement (les risques, les craintes, les imprévus, les bénéfices, la plus-value au regard des relations familiales ou amicales) et définit avec elle les agencements symboliques et pratiques qui lui permettraient de ne pas subir cette rupture : le rythme des retours dans son village natal, un contrat avec un opérateur téléphonique qui couvrirait des appels réguliers à ses proches, une prise de contact anticipée avec les responsables de la formation, etc.

Dans ce cas de figure, les professionnels reconnaissent le coût pour l’usager d’un choix-liberté ou d’un choix-responsabilité : cette expérience du point de vue d’autrui les conduit alors à soutenir, voire à « coproduire » le travail que doit réaliser l’usager pour articuler les attendus institutionnels en matière de « choix » et ses propres logiques de pensée et d’action.

Idéologie du choix et réification sociale

Ressort aussi la figure des usagers qui ont intériorisé l’échec que leur imputent des agents institutionnels : iils n’auraient pas fait en temps voulu les (bons) choix, ceux que l’institution jugeait nécessaires. Mais si on décrit ces individus en fonction de leurs logiques de pensée et d’action propres, il s’agit d’individus qui, d’une part, à un moment de leur parcours institutionnel, ont fait le choix de ne pas faire de choix dans les termes posés par l’institution, et qui, d’autre part, occultent cet acte d’autonomie (choisir de ne pas choisir) en acceptant de le requalifier dans les termes stigmatisants des acteurs institutionnels, en l’occurrence en tant que signe d’une incapacité (Honneth, 2005).

Un conseiller en insertion accompagne depuis plus de quatre ans David dans la réalisation d’un parcours d’insertion. Selon ce professionnel, celui-ci « met tout en échec » : il a changé plusieurs fois de « projet professionnel » (peintre en bâtiment, métiers de la sécurité), a amorcé plusieurs formations sans jamais aller jusqu’au bout et ne donne pas satisfaction sur les lieux de stages. Le professionnel exprime à David son jugement sur ce parcours, qui n’est qu’un perpétuel « retour à la case départ » et interprète cet échec par un « manque de motivation » : David n’aurait jamais vraiment fait le choix d’investir dans un parcours de formation, préférant se construire dans la déviance et la culture de rue. Dans ses rares incises, David se range sous cette interprétation de l’échec. Il fait l’aveu d’une incapacité à décider pour lui-même (« je ne trouve jamais ce qui me plaît vraiment », « ce métier, je le voulais, mais j’ai laissé tomber, y a trop de contraintes ») et cherche à signifier à son interlocuteur que, cette fois-ci, il décide de se ranger et d’entrer vraiment dans une démarche de conversion aux institutions.

Les logiques du repli sur soi : le choix de l’indifférence ?

On peut enfin observer des usagers qui développent des formes d’indifférence quasi totale à l’encontre de cette idéologie du choix : ils ne se positionnent ni sur la poursuite ou l’interruption de la relation de service, ni devant les professionnels qui attendent d’eux qu’ils fassent des choix, ni à l’égard des règles institutionnelles qu’on leur demande de suivre. Pourtant, malgré ces formes de désengagement, la relation se maintient.

Une aide à domicile intervient chez un monsieur de 90 ans vivant seul dans un village isolé dans une unique petite pièce. Ce qui marque l’observateur durant cette intervention, c’est que l’aide vaque à diverses occupations (faire chauffer le repas, étendre le linge, réparer la porte du buffet) et se préoccupe de l’usager (elle s’enquiert de ce que ce monsieur a fait ce matin : est-il sorti ? s’est-il rasé ?), mais que le monsieur s’en désintéresse : il ne porte pas d’intérêt à ce qu’elle fait pour lui (il dit ne pas avoir faim), essaie de la dissuader de réparer le buffet (ça n’a pas d’importance, selon lui), répond de manière lapidaire à ses questions. L’aide explique à l’enquêteur : « on intervient depuis le mois d’août 2009 à la suite d’une chute qu’il a faite en janvier 2009. Il est tombé une nuit et est resté deux jours seul avant que des voisins ne le découvrent avec une fracture. Peu de temps après, son chien est mort. »

L’indifférence de cet usager à l’égard de la présence de l’aide à domicile et de ses attentes est liée à des événements biographiques – la perte de son chien et la perte de capacités physiques à la suite d’un accident –, qui l’ont conduit à se déprendre de cet « idéal moral » – très moderne – selon lequel l’individu peut et même doit (pour être un individu unique et authentique) se comporter selon ses propres règles de conduite, faire des choix à distance des normes extérieures (Taylor, 1994). Pour ce vieux monsieur, les aléas et les épreuves de la vie ont fait qu’il n’est plus en mesure de suivre au quotidien deux règles de conduite qui jusqu’alors orientaient et donnaient un sens à son expérience sociale : vivre avec son chien à ses côtés, en tant que pourvoyeur d’une relation significative, et aller, chaque jour, dans les bois près de chez lui pour rapporter du bois mort. Dès lors, son quotidien consiste « à se laisser porter » et à la limite « à attendre que les minutes passent », sans avoir d’aspirations en propre ; aussi il n’a aucune raison de se positionner à l’égard de la présence de l’aide à domicile (doit-elle être là ou pas ?) et des choix qu’elle lui demande de faire (veut-il manger, sortir se promener, ou qu’elle entretienne son « chez-soi » ?) : il n’a rien à leur opposer, pas plus que de raisons de s’y rallier.

Ouverture

Au terme de cette analyse, on pourrait être tenté par une lecture univoque de ces politiques publiques en ce qui concerne le « décalage » entre intentions politiques, mises en oeuvre institutionnelles et expériences des usagers quant à cet enjeu du choix dans les services publics. Une telle lecture pourrait conduire à opposer radicalement la rhétorique de l’action publique à ses effets concrets sur les usagers, pour faire l’hypothèse interprétative d’un « double discours » assumé, voire d’un cynisme de la part des acteurs publics.

Il nous a semblé préférable d’analyser comment chaque type d’acteurs (politiques, institutionnels, citoyens), à partir d’un champ d’expériences et d’un horizon d’attentes propres, opère une ou plusieurs traductions d’une même idéologie dominante (celle du choix de l’usager dans les services publics) qui se caractérise à la fois par sa diversité et son unité ou encore par une cohérence pratique qui « n’exclut ni les divergences, ni les discordances » (Bourdieu et Boltanski, 1976 : 4-5). C’est en fait cette ambivalence (diversité/unité, cohérence/divergence) qui permet à chaque acteur, en fonction de sa position, de s’accommoder et de s’approprier cette idéologie, c’est-à-dire de l’articuler (non sans tensions) à ses perspectives et attentes propres, afin de produire une action qui convient. Ainsi, la mobilisation de cette idéologie permet aux concepteurs des politiques publiques de présenter ces dernières comme des politiques de reconnaissance des personnes ; aux acteurs institutionnels d’allier maintien d’une emprise institutionnelle et prise en compte des critiques sociales et politiques du travail sur autrui ; et aux usagers de développer des formes pratiques d’autonomie lors de leur prise en charge, que ce soit en alignant en partie cette autonomie sur les formes attendues par les acteurs publics ou, plus souvent, en marge de ces dernières.

En adoptant cette perspective, on perçoit que cette idéologie du choix de l’usager n’est pas une forme symbolique pure qui perdrait de sa prégnance au fur et à mesure de sa traduction dans des actions publiques concrètes, mais bien une sorte de « ciment symbolique » des politiques publiques contemporaines. Cette fonction d’intégration ne tient pas au fait que cette idéologie (en tant qu’institution – idéelle – de l’action publique contemporaine) serait en capacité d’imposer à tous les acteurs (publics ou non) une même façon de penser, une même ligne de conduite. Non, cette idéologie contribue à « faire tenir ensemble » les acteurs, logiques et dispositifs constitutifs de chacune de ces politiques publiques, car elle est un cadre commun qui offre à chaque acteur la possibilité de poursuivre des finalités, de suivre des règles différentes (en fonction de sa position, de sa carrière, de sa trajectoire, etc.), tout en se coordonnant (parfois a minima) avec les autres acteurs. Cette idéologie du choix permet, d’une part, le développement des perspectives propres à chaque type d’acteurs, contribuant ainsi à stabiliser l’engagement de ces derniers dans la politique publique considérée, et, d’autre part, d’initier des perspectives d’action (diverses) chez les uns et les autres suffisamment congruentes et compatibles pour stabiliser l’agencement relationnel entre différentes catégories d’acteurs.

C’est donc le caractère protéiforme de cette idéologie qui la rend robuste : dès lors qu’une pluralité d’acteurs peut se l’approprier, elle constitue, selon des modalités non intentionnelles, un facteur du maintien de l’ordre institutionnel des politiques publiques contemporaines.