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La formation est un critère important en matière d’égalité entre les sexes : accès aux différents domaines, niveau atteint et taux de diplômes sont des indicateurs clés des progrès enregistrés, mais également des écarts persistants. En ce qui concerne la Suisse, l’Office fédéral de la statistique (OFS) souligne que l’égalité progresse nettement quand on s’intéresse au nombre moyen d’années de formation (en augmentation chez les jeunes femmes) et au niveau de formation : pour ce dernier, l’écart séparant le niveau atteint respectivement par les hommes et les femmes se réduit, mais il faut signaler que les jeunes femmes restent plus nombreuses à ne pas effectuer de formation après la scolarité obligatoire ou à suivre une formation secondaire brève[1]. Malgré ces avancées notables, peu de changements sont constatés en ce qui concerne le choix d’une profession, qui reste de nos jours toujours fortement déterminé par le sexe (Bühler et Heye, 2005 ; OFS et BFEG, 2008). Comme l’ont constaté nombre d’études menées en sociologie de l’éducation et en sociologie du travail, les filles, depuis la généralisation de la mixité à l’école, ont une meilleure réussite scolaire que les garçons, mais une insertion professionnelle plus difficile, caractérisée par des orientations qualifiées par Marry et Schweitzer d’« incontestablement moins rentables en termes de carrière professionnelle et salariale » (2005 : 214) –, une meilleure insertion professionnelle est garantie par les filières où dominent les mathématiques et la physique, où les filles sont minoritaires. L’assignation prioritaire des femmes à la sphère reproductive explique aujourd’hui encore leur insertion particulière dans le travail rémunéré : le choix des professions renvoie à la division sexuée du travail, les femmes occupant plus souvent des emplois situés dans la continuité du travail domestique (les emplois de service aux personnes, par exemple, sont presque entièrement féminisés), alors que les hommes sont plus répartis dans les emplois des secteurs tertiaire et secondaire.

En Suisse, les options de formation, en particulier dans les hautes écoles, sont fortement contrastées, en dépit d’une égalité d’accès formelle. On observe une permanence autour des choix des hommes pour des professions en lien avec la technique (ingénierie, par exemple) et ceux des femmes pour des professions dans le domaine de la santé ou du social. De manière globale, l’orientation scolaire et professionnelle est marquée par une sexuation persistante (Marro, 1997 ; Vouillot, 2010), et les stéréotypes de sexe continuent à dominer les représentations qu’ont les jeunes du monde du travail et des métiers (Bosse et Guégnard, 2007).

Dans ce contexte, que se passe-t-il pour les personnes qui font un choix « atypique », autrement dit celui d’une formation dans une profession regroupant en majorité des individus de l’autre sexe ? Quelles sont leurs motivations, quel accueil leur est réservé, quels projets font-elles pour leur avenir ? Une large partie des études se sont concentrées sur les choix d’orientation des filles (Daune-Richard et Marry, 1990 ; Mosconi et Dahl-Lanotte, 2003 ; Durand-Delvigne et al., 2011), ce qui pourrait laisser entendre qu’elles seules sont responsables d’un manque de diversification des choix et qu’elles n’investiraient pas assez les filières techniques (Vouillot, 2010). Si le choix de s’intéresser prioritairement aux filles est compréhensible tant en termes de politiques d’égalité qu’en ceux, historiques, de leur développement dans un cadre scientifique, il est cependant réducteur. En effet, la répartition inégale dans les filières de formation est également le fait des garçons – d’où l’intérêt de placer les rapports sociaux de sexe au centre de la réflexion et d’interroger des jeunes des deux sexes ayant fait un choix atypique de formation, à l’instar par exemple de Lemarchant (2007) et de Gianettoni et al. (2010).

Après avoir brièvement présenté le contexte suisse de la formation professionnelle tertiaire, nous discuterons des politiques d’égalité mises en oeuvre dans ce domaine. Pendant dix ans, ce sont explicitement les femmes qui étaient la cible de ces mesures, lesquelles visent désormais à augmenter, parmi la population étudiante, la part du sexe sous-représenté dans certaines filières. Nous confronterons cet objectif aux résultats de la recherche que nous avons menée, autrement dit à ce que vivent les étudiantes et les étudiants du sexe minoritaire dans deux domaines d’études (santé et ingénierie), concernant les attitudes du corps enseignant, l’identification à des modèles, le vécu des stages, ainsi que leurs projections quant à leur carrière et à leur vie familiale. Nous conclurons sur les tensions soulevées par ce changement d’énoncé des plans d’égalité, puisque, d’une part, il n’est pas (encore) accompagné de mesures concrètes pour les étudiants (hommes) et, d’autre part, et surtout, il symétrise les objectifs en passant sous silence les caractéristiques très différentes de la réalité professionnelle, sociale et familiale qui marquent les groupes de sexe.

Les hautes écoles spécialisées et l’égalité entre les sexes

Les possibilités de formation professionnelle en Suisse sont nombreuses et elles s’inscrivent à différents degrés (secondaire et tertiaire). Au milieu des années 1990 ont été créées les hautes écoles spécialisées (HES) qui sont de niveau universitaire[2]. Elles offrent des formations orientées vers la pratique dans divers domaines, parmi lesquels technique et technologies de l’information, architecture, santé ou encore travail social. Selon la Loi fédérale sur les HES, elles préparent « à l’exercice d’activités professionnelles qui requièrent l’application de connaissances et de méthodes scientifiques » (art. 3, al. 1)[3].

Dans les HES, le nombre total de femmes a augmenté : toutes les filières confondues, il est passé de 25,9 % en 2000 à 51,2 % en 2011 – ce qui s’explique notamment par l’intégration, dans l’intervalle, de domaines d’études très féminisés comme la santé ou le travail social. Cependant, la répartition des sexes entre domaines a très peu évolué durant la dernière décennie : selon l’OFS, les femmes représentaient 86,2 % des étudiants dans la santé en 2002 et 86,9 % en 2011 ; dans le domaine technique et technologies de l’information, elles ne sont, pour les mêmes années, respectivement que 4,5 % et 7,8 %, mais en constante progression[4].

L’égalité entre les sexes figure en bonne place dans la Loi fédérale sur les HES, qui énonce que ces dernières veillent à « assurer l’égalité effective entre les femmes et les hommes » (art. 3, al. 5, let. a). L’Ordonnance sur les HES précise les contours de cet exercice en mentionnant trois groupes de mesures : augmenter la part du sexe sous-représenté (population étudiante, corps enseignant, etc.) ; promouvoir le développement de compétences en matière d’égalité entre les sexes ; et promouvoir la recherche sur l’égalité[5]. C’est sur cette base qu’a été élaboré un programme fédéral « Égalité des chances entre femmes et hommes dans les HES », mis en oeuvre dans plusieurs plans d’action successifs[6]. L’objectif auquel nous nous intéresserons ici concerne l’augmentation des proportions d’étudiantes ou étudiants du sexe minoritaire dans les filières d’enseignement, point qui est poursuivi dans les différents plans. En effet, le plan 2000-2003 prévoyait de « sensibiliser et motiver [les femmes] aux études HES » pour les domaines technique et médias, et de « mettre en place des conditions cadres favorables » (flexibilité du cursus de formation, suppression des limites d’âge, etc.) ; le plan 2004-2007 visait « l’augmentation de la proportion d’étudiantes dans les branches techniques et économiques ». Ces deux premiers plans étaient donc orientés vers les seules femmes. Le plan 2008-2011 formulait l’objectif plus général de parvenir à une « représentation équitable des sexes » parmi les étudiantes et les étudiants, soit à « une proportion minimale de 30 % de femmes et d’hommes ». Après un accent mis sur les étudiantes des domaines techniques et économiques, le plan s’élargit aux filières peu mixtes et s’adresse tant aux femmes qu’aux hommes. Un tel changement s’explique notamment par les réflexions menées au sein du Conseil fédéral (le gouvernement suisse) pour répondre à la pénurie de personnel qualifié. Différentes pistes ont été imaginées, parmi lesquelles, pour en rester au niveau de la formation, celle d’attirer des jeunes femmes ou des jeunes hommes dans les domaines où elles et ils sont peu présents. Ainsi le Conseil fédéral stipule que « l’intérêt des étudiantes pour les filières d’études MINT [mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique] doit être renforcé et [qu’]il convient de sensibiliser les jeunes hommes aux formations et aux professions d’avenir des domaines de la santé et du travail social » (2012 : 3048).

La Haute École spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) retenue pour notre enquête[7] a mis en place plusieurs projets dans le domaine de l’ingénierie : une « année préparatoire Future ingénieure » (un semestre de sensibilisation aux filières de formation puis un semestre de formation pratique en entreprise) ; des ateliers pour les adolescentes ; et un magazine et un site Internet, « ingenieuse.ch », pour familiariser les jeunes femmes au domaine. En dehors de ces mesures du côté de l’ingénierie, la HES-SO précise que « les garçons profitent aussi de toutes sortes d’animations dans les filières Santé et Travail social lors des Journées Oser tous les métiers ou Futurs en tous genres »[8]. Ces journées, organisées chaque année par les bureaux cantonaux de l’égalité, proposent à des enfants entre 8 et 12 ans d’accompagner leur père, leur mère ou une autre personne de leur entourage sur leur lieu de travail. Il ne s’agit donc pas de mesures propres à la HES-SO pour inciter les hommes à rejoindre les domaines très féminisés – mais le Plan d’action appelle explicitement à développer de tels projets[9].

Parcours des étudiantes et étudiants minoritaires

Dans notre recherche, nous nous sommes intéressées aux deux domaines les moins mixtes de la HES-SO, soit Ingénierie-architecture (17 % de femmes) et Santé (14 % d’hommes)[10], en rencontrant les étudiantes et les étudiants ayant fait un choix atypique – autrement dit les femmes en ingénierie et les hommes en santé[11]. Notre objectif était de documenter leur trajectoire afin de comprendre les obstacles ou les facilités rencontrés durant la formation, ainsi que les mécanismes genrés de carrière tels qu’ils apparaissent déjà dans ce contexte avant la pratique professionnelle.

Nous avons mené une quarantaine d’entretiens, surtout avec des étudiantes et étudiants, mais aussi avec quelques enseignantes et enseignants ainsi qu’avec des responsables des projets d’égalité des chances. Le corpus que nous présentons ici est composé de vingt-neuf entretiens approfondis réalisés avec des étudiantes et étudiants pour la plupart inscrits en deuxième année de formation bachelor dans plusieurs filières des deux domaines sélectionnés : en ingénierie, nous avons rencontré des étudiantes des filières Génie civil, Systèmes industriels, Informatique, Microtechniques et Ingénierie de gestion ; en santé, des étudiants des filières Soins infirmiers, Nutrition-diététique, Ergothérapie et Psychomotricité. La majorité de ces personnes ont entre 20 et 25 ans, vivent chez leurs parents et ont commencé leur formation directement après le baccalauréat ou un apprentissage ; quelques-unes (quatre femmes et un homme) ont un profil sensiblement différent puisqu’il s’agit pour elles d’une deuxième formation, entreprise après l’âge de 30 ans.

Des soutiens variables du corps enseignant

De quelles mesures et plus globalement de quels soutiens ces étudiantes et étudiants minoritaires ont-ils bénéficié au sein des écoles ? L’attitude des enseignantes et enseignants est une dimension qui ressort nettement des entretiens : elle oscille entre soutien et rejet, indifférence et résistance. En ce qui concerne les femmes dans les filières d’ingénierie, certains professeurs (des hommes, en l’occurrence) proposent à ces étudiantes de participer à des activités officielles comme les journées « Portes ouvertes » de l’école. Une telle initiative a un double effet : pour l’extérieur, elle met en avant le fait que la formation accueille des femmes et, en interne, elle est plutôt perçue comme une façon de les intégrer dans la filière. Les étudiantes sont aussi parfois encouragées par leurs professeurs, qui les motivent à mener à terme leur formation, arguant des besoins en main-d’oeuvre : « En plus, en génie civil, il manque des gens […] du coup, ils encouragent tous ceux qui sont là à y rester ; et c’est vrai que la plupart des profs sont aussi conscients qu’il y a besoin de femmes dans ce métier » (Coralie[12], génie civil, 24 ans).

Bien que les étudiantes se défendent de bénéficier de favoritisme de la part des enseignants (reproche souvent émis par leurs camarades hommes), certaines évoquent une tolérance de leur part, surtout en ce qui concerne les délais de restitution de travaux. Pourtant, des étudiantes comme Magali considèrent l’attention particulière que leur portent les professeurs comme un poids, qui contribue plus à les stigmatiser qu’à leur offrir de bonnes conditions de travail : « Ils demandent toujours si j’ai bien compris, et ça, ça m’énerve ! Parce que comprendre, oui, je comprends. […] J’aime pas quand on porte de l’attention sur moi en cours […] parce que je considère que je ne devrais pas ralentir une classe » (systèmes industriels, 39 ans). Par ailleurs, Julie, parmi d’autres, relève que le fait d’avoir de bonnes notes et une certaine facilité en cours les aide à ne pas se faire remarquer (négativement) et permet de se faire apprécier des professeurs : « J’ai une certaine facilité, donc… ils ne s’attardent pas plus que ça sur moi » (informatique, 20 ans).

Néanmoins, une partie des enseignants est plus réfractaire à la présence d’étudiantes et se comporte parfois de manière hostile envers elles. Par exemple, Marie dit qu’ils les ignorent : « Il demande une réponse, je la dis, il n’entend pas » (génie civil, 21 ans) – mais il entend parfaitement la même réponse donnée par un camarade de classe, aussitôt félicité. Clara trouve qu’ils ont tendance à les décourager (surtout en première année) de leur choix de formation : « On nous a quand même dit : “Les architectes, c’est à côté” » (génie civil, 22 ans). Ou encore Magali dit qu’ils leur rappellent constamment qu’elles sont des femmes : « J’arriverais assez… à me considérer comme les autres. Mais ce sont certains de ces professeurs qui nous rappellent tout le temps qu’on est des femmes » (systèmes industriels, 39 ans).

Du côté des filières de santé, les hommes ont tendance à profiter de soutiens informels des enseignants (en particulier des femmes), qui se montrent plutôt ouverts, voire très enthousiastes face à leur arrivée dans la formation, selon Nicolas : « Quand j’étais venu chercher mon dossier [d’inscription] ici, on m’a dit : “On manque d’hommes, ça fait plaisir qu’il y ait des hommes, on [en] a besoin” » (soins infirmiers, 25 ans). Certains étudiants disent être un peu privilégiés par rapport à leurs camarades femmes : « Quand les profs sont des femmes, je suis plus facilement chouchouté » (Cédric, psychomotricité, 24 ans), voire même « favorisés [… car les enseignants sont] contents qu’il y ait des hommes et font tout pour qu’on se sente bien [… surtout] les enseignantes » (Vincent, nutrition-diététique, 23 ans). Cependant, certains étudiants se plaignent du comportement d’une partie des enseignantes, qui, par exemple, demandent toujours aux hommes de se mettre torse nu face à la classe dans le cadre d’exercices pratiques. José relève aussi qu’elles leur font des remarques sur leur manque de qualités (féminines) pour exercer la profession : « La prof dit : “Ah mais de toute façon, vous les hommes vous ne savez pas pleurer, donc vous ne serez pas de bons infirmiers” » (soins infirmiers, 26 ans).

Les enseignantes et enseignants semblent ainsi considérer les étudiantes et étudiants minoritaires, que ce soit en ingénierie ou en santé, d’abord en fonction de leur appartenance à un groupe de sexe, auquel elles et ils les renvoient régulièrement. Leur attitude passe de l’attention trop poussée qui souligne leur statut à part au rappel que leur entrée dans la profession est contraire aux normes.

L’identification à des modèles

Pour les étudiantes et étudiants minoritaires, les enseignants du même sexe qu’elles et eux peuvent représenter des modèles et jouer un rôle souvent déterminant dans le fait de poursuivre leurs études et d’envisager leur avenir professionnel (Durand-Delvigne et al., 2011).

Dans les filières d’ingénierie étudiées, les femmes professeures sont plutôt rares : cela limite les possibilités d’identification pour les étudiantes, qui doivent donc trouver d’autres moyens pour aller de l’avant. Elles comptent surtout sur leurs ressources personnelles : un caractère affirmé, une volonté à toute épreuve et le soutien de leurs proches, dont témoigne Coralie : « Je crois qu’en tant que femme il faut avoir un certain répondant, si on se laisse marcher dessus, ça sera plus difficile. C’est vrai… des fois il faut rester forte et puis se dire : “Bon ben il faut qu’ils me considèrent comme… comme les autres, en fait”, et montrer qu’on est capable » (génie civil, 24 ans). De plus, le petit nombre de ces enseignantes est parfois associé à leur manque de légitimité : « Nous on a toujours été habituées à être qu’avec des hommes [professeurs], et c’est un peu rassurant aussi que ce soit un homme qui fasse… parce qu’on a l’impression qu’il sait mieux […] c’est plus son domaine » (Marie, génie civil, 21 ans). Les étudiantes reproduisent ainsi le jugement défavorable porté sur les femmes dans le domaine technique, jugement auquel elles doivent elles-mêmes faire face.

Du côté des filières de santé, le nombre d’hommes professeurs est par contre assez élevé proportionnellement à leur présence dans ces professions, en particulier dans la formation en soins infirmiers. Une telle présence permet aux étudiants de s’identifier à eux, relève Pierre : « Moi, ce qui m’avait aussi encouragé au début […] c’est aussi qu’il y ait des profs hommes qui ont une carrière ou en tout cas des expériences très abondantes » (soins infirmiers, 23 ans). Ainsi, ils n’ont pas l’impression d’être « dans une profession de femmes » (Éric, soins infirmiers, 24 ans) et l’appartenance à une minorité n’est pas, dans leur cas, un problème pour se projeter dans un avenir professionnel serein.

Confrontation au monde professionnel

La pratique de stages en entreprise ou en institution permet aux étudiants de se confronter, souvent pour la première fois, au monde professionnel. Qu’ils soient liés aux cursus d’études (dans les filières santé) ou pratiqués librement pendant les vacances (ingénierie), les stages participent à la fois au vécu de formation des étudiants et à leur projection professionnelle.

Les étudiantes en ingénierie qui réalisent des stages en entreprise considèrent ces expériences comme très formatrices, mais elles relèvent parfois la méfiance des patrons envers l’engagement de femmes, comme Mélissa : « C’est vrai qu’au début, le patron, il était assez dubitatif […] et puis, après quand il a vu mon travail, comment je travaillais et tout, il a commencé à me donner plus de responsabilités » (informatique, 36 ans). Chloé note une forme de test de la part des collègues : « Dès qu’une nouvelle fille arrive, ils vont un petit peu l’embêter et puis voir si elle tient le coup » (systèmes industriels, 22 ans). En réaction à ces comportements, les étudiantes préconisent une affirmation individuelle de leurs motivations : « Après c’est à la personne de savoir s’affirmer et puis se faire respecter » (Julie, informatique, 20 ans). Confrontées à des réactions parfois méfiantes, voire carrément hostiles, à l’arrivée de femmes dans ces mondes d’hommes, elles ne remettent pas en question les comportements machistes de leurs patrons et collègues. Si elles insistent sur l’expérience au final positive de pratiquer des stages, elles font aussi l’apprentissage de devoir s’imposer dans ces milieux et considèrent qu’il est normal, pour une femme dans un domaine professionnel masculin, de devoir faire ses preuves : il leur faut « avoir du caractère », comme le signalait Lemarchant (2007).

Quant aux étudiants en santé, ils se confrontent régulièrement au milieu professionnel par le biais de stages obligatoires dans leur cursus d’études. S’ils soulignent l’accueil plutôt positif qui leur est fait dans les services hospitaliers, certains relatent des expériences plus difficiles avec des responsables de stages ou des équipes : « J’ai ressenti un peu qu’on me traitait différemment parce que j’étais un garçon. […] On me faisait des reproches, on me comparait au stagiaire d’avant qui était une fille », dit Alan (soins infirmiers, 23 ans). Certains, comme Nicolas, disent apprécier le travail avec d’autres hommes et l’ambiance des équipes mixtes : « Dès qu’il y avait des hommes, ça calmait quand même assez les tensions. […] Moi, j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec les hommes sur le terrain, en tout cas » (soins infirmiers, 25 ans). Assez rapidement dans leur cursus, les étudiants (en particulier infirmiers) se dirigent (et sont dirigés) vers un choix de services « plus adaptés », où ils côtoyeront des collègues hommes alors qu’un certain nombre de services semblent être réservés, de manière plus ou moins explicite, aux femmes, comme la pédiatrie ou la gynécologie ; ils font vite la différence entre les lieux où ils sont facilement acceptés (là où des hommes sont déjà présents) et ceux où leur intégration est plus difficile. Par ailleurs, la pratique régulière des stages leur permet de créer des contacts professionnels, dont ils espèrent bénéficier au moment de chercher une place de travail.

Carrières et projections professionnelles

Comment ces étudiantes et étudiants voient-ils leur avenir professionnel ? Les futures ingénieures hésitent entre d’un côté le travail en entreprise, qui implique de nombreuses visites sur les chantiers et donc de s’imposer dans un monde d’hommes, souvent vu comme particulièrement machiste, et de l’autre le travail en bureau d’études considéré comme plus adapté pour les femmes, où le principal outil de travail est l’ordinateur. Certaines envisagent de se tourner vers la gestion ou le management, alors que d’autres pensent déjà ne pas forcément travailler dans leur domaine de formation, comme Julie : « Je me vois pas spécialement travailler dans le domaine, en fait. […] Je vais finir ce papier parce que je pense en avoir les capacités et puis après voir ce que je peux en faire » (informatique, 20 ans).

Pour d’autres, le choix même de la formation est remis en cause, comme pour Mélissa : elle rencontre des problèmes d’intégration dans son groupe d’étudiants (ils lui font des remarques et la remettent en cause) et hésite à continuer dans la voie qu’elle a sélectionnée. Face à ce problème, le professeur à qui elle a demandé conseil lui recommande de choisir une option différente (logiciel plutôt que télécom), ce qui la laisse perplexe : « En logiciel, il y a plus de personnes avec qui j’ai des affinités. Je ne sais pas du tout où je veux aller » (informatique, 36 ans).

Les étudiants en santé hésitent entre travailler dans le cadre hospitalier (ou celui des institutions de santé) et rechercher plus d’autonomie (santé communautaire, pratique indépendante, etc.). Un certain nombre d’étudiants infirmiers évoquent la spécialisation comme une solution pour éviter la routine et tous envisagent une formation complémentaire après l’obtention de leur bachelor : les plus souvent évoquées sont l’anesthésie, les urgences et les soins intensifs – toutes des spécialisations classiquement investies par les hommes. Les étudiants des filières autres que celle des soins infirmiers envisagent eux des formations complémentaires de type académique (master) et pensent se spécialiser, dans le domaine de l’enseignement pour Alex : « Ce qui me botterait le plus, c’est l’enseignement, à mon école si possible » (ergothérapie, 26 ans), ou de l’industrie pour Vincent : « [Mon but] serait de mixer un peu deux domaines ; le domaine […] de l’industrie, et puis le domaine de la diététique » (nutrition-diététique, 23 ans). Ils se projettent volontiers dans des carrières horizontales, leur futur métier offrant peu de possibilités d’ascension.

Autrement dit, ces étudiantes et étudiants minoritaires reconduisent, à leur façon, la division sexuée du travail sur le plan horizontal : des secteurs plus convenables pour les femmes comme les bureaux d’études (Mosconi et Dahl-Lanotte, 2003), des spécialisations plus conformes aux hommes comme les soins aigus (Lindsay, 2007).

Outre le domaine de travail envisagé, qu’en est-il de leurs projections en matière de progression de carrière ? Les étudiantes en ingénierie se voient volontiers occuper des postes à responsabilité et évoluer dans leur profession. Une bonne partie d’entre elles envisagent de continuer à se former, de préférence en suivant un master, voire un doctorat, car pour Jeanne « un vrai ingénieur, on dit qu’il a un master » (microtechniques, 24 ans). Néanmoins, les difficultés à occuper un poste d’encadrement lorsqu’on est une femme sont aussi évoquées et peuvent freiner certaines volontés : « Je pense qu’il serait difficile de se faire respecter ou de se faire comprendre en tant que femme », dit Chloé (systèmes industriels, 22 ans). Du côté des étudiants en santé, un certain nombre d’entre eux anticipent le fait qu’ils pourront construire une carrière d’autant plus facilement que leurs collègues femmes auront tendance à s’arrêter quelques années ou à diminuer leur temps de travail pour s’occuper de leurs enfants – leur laissant la place libre : « C’est beaucoup les dames qui vont rester pour s’occuper de leurs enfants […] je pense qu’en tant qu’homme, ça a plus de sens de parler de carrière parce qu’effectivement, ben voilà, c’est pas nous qui faisons les enfants, donc on n’est pas arrêtés », dit Eric (soins infirmiers, 24 ans). De fait, la moitié des étudiants en soins infirmiers rencontrés envisagent une carrière de cadre ou la voient comme une option possible.

Hommes et femmes minoritaires ne perçoivent pas de la même manière leurs perspectives professionnelles : si les femmes se posent la question de leur intégration dans un monde masculin (surtout en tant que chef), les hommes envisagent une carrière professionnelle dans laquelle ils pourront facilement évoluer – conscients qu’ils ont des possibilités de progression dont ils bénéficieront, grâce au mécanisme de l’« escalator de verre » (Williams, 1992 ; Snyder et Green, 2008). Elles et ils anticipent déjà les possibilités de travail et de carrière offertes sur le marché du travail pour les personnes ayant fait un choix atypique : or, comme l’ont montré d’autres études (Couppié et Epiphane, 2001 ; Gianettoni et al., 2010), l’entrée dans la vie active et l’intégration professionnelle de ces jeunes sont marquées par des inégalités et des changements d’emploi, autrement dit par un accès difficile aux professions envisagées.

Articulation famille-travail

La plupart des femmes rencontrées durant notre recherche anticipent le fait qu’elles devront trouver des solutions pour « concilier » vie professionnelle et vie de famille. Même si dans leur majorité nos interlocutrices sont encore très jeunes (moins de 25 ans) et n’ont pas d’enfants (une seule en a un), elles ont intériorisé l’idée que leur future vie professionnelle sera en partie contrainte par leur vie familiale.

Quelques-unes affirment ne pas vouloir d’enfants, alors que les autres voient leur envie de mener à bien une carrière (ascendante) limitée par leur désir de fonder une famille. Plusieurs estiment que « c’est un problème pour une femme d’être dans ce métier » (Marie, génie civil, 21 ans) et de vouloir des enfants, impliquant la présence récurrente de la notion de « choix » à faire : « Je pense que si on veut faire carrière, on peut pas tout faire. Et je pense qu’avoir une famille, si on veut faire carrière… en tout cas pour moi, c’est trop difficile », dit Coralie (génie civil, 24 ans). Certaines comptent sur des conjoints compréhensifs prêts à s’investir dans la vie familiale, alors que d’autres préfèrent retarder leur projet de famille après la réalisation de leur carrière professionnelle. Un bon nombre, comme Jeanne, envisage un compromis en passant à un taux d’activité réduit, mais sans abandonner pour autant leur métier : « [Quand j’aurai des enfants, j’aimerais] travailler de toute façon peut-être un peu moins. Mais c’est clair que je vais jamais poser mon diplôme et dire que je reste à la maison » (microtechniques, 24 ans).

Les hommes, quant à eux, ont tendance à imaginer des solutions sur ce plan qui impliquent leur (future) compagne. La plupart ne vivent pas encore en couple et n’ont pas d’enfant, mais ils anticipent déjà leur future vie de famille, avec parfois des conjointes du même métier, grâce auquel « on pourra être plus souples au niveau des horaires » (José, soins infirmiers, 26 ans). Certains disent vouloir privilégier leur vie privée par rapport à leur vie professionnelle et projettent volontiers une diminution de leur temps de travail : « Si ma future femme me disait : “[…] Je peux vraiment pas m’arrêter de travailler… tu dois t’occuper de la famille”, je le ferais, ça me dérangerait pas », dit Vincent (nutrition-diététique, 23 ans). D’autres, au contraire, envisagent le partage du travail au sein du couple selon un arrangement inverse, comme Pierre : « Dès que je commencerai, après la formation, à 100 %, [ma femme] a dit qu’elle baissera probablement déjà son pourcentage » (soins infirmiers, 23 ans). Autrement dit, pour la plupart des hommes, le choix de la vie de famille ne s’oppose pas à l’élaboration d’une carrière professionnelle, alors que pour les femmes le fait de projeter d’avoir des enfants, dans un domaine professionnel majoritairement masculin, pose la question des efforts à fournir pour tenir ensemble famille et carrière.

L’intériorisation par toutes et tous de la division sexuée du travail, assignant en priorité les femmes à l’espace domestique et reproductif, et les hommes à l’espace public et productif, explique leur insertion différenciée dans le travail rémunéré. Les mères sont tenues de « concilier » travail et famille, alors que les pères sont perçus comme pourvoyeurs de ressources – tel est du moins le modèle qui a toujours cours en Suisse : en 2011, plus de la moitié des femmes travaillaient à temps partiel, alors que les hommes travaillaient à plein temps à 86,5 %[13].

Système de genre et (re)composition des groupes de sexe

L’identification à des modèles, mais aussi l’attitude du corps enseignant et le positionnement des étudiantes et étudiants eux-mêmes recomposent les groupes de sexe : tel domaine professionnel n’est pas « fait » pour les femmes ou pour les hommes, telle compétence attendue des professionnels est considérée comme caractéristique naturelle d’un sexe au détriment de l’autre, etc. C’est d’ailleurs, paradoxalement, ce même argument qui est utilisé par la population étudiante pour critiquer les mesures mises en place par la HES-SO en faveur de l’égalité : sans voir qu’elles et ils sont aussi porteurs d’une telle essentialisation des groupes de sexe, elles et ils jugent ces mesures stigmatisantes. Si la majorité des étudiantes en ingénierie que nous avons rencontrées a déjà entendu parler des actions pour les femmes dans le domaine, elles n’en ont qu’une connaissance vague et comprennent très approximativement leur but et leur utilité. Certaines, comme Marie, pensent qu’il est vain de proposer une année préparatoire réservée aux femmes et qu’il ne « faut pas renforcer les différences en faisant une classe qui divise les gens » (génie civil, 21 ans). Le risque principal évoqué par ces étudiantes est de renforcer les difficultés d’intégration des femmes dans les classes majoritairement composées d’hommes dans lesquelles elles se retrouveront une fois l’année préparatoire terminée : « Je pense que ça peut faire un gros choc. […] On part du principe que pour être ingénieur, on sait très bien qu’on va être qu’avec des hommes  », dit Clara (génie civil, 22 ans). La seule étudiante de notre corpus qui a suivi cette année préparatoire inverse même le raisonnement : Zoé trouve discriminatoire son accès limité aux seules femmes et ne comprend pas « pourquoi ils ne feraient pas ça aussi pour les hommes » (systèmes industriels, 21 ans) – ce qui laisse entendre que l’objectif de la mesure n’a pas été reconnu. Quelques-unes évoquent tout de même l’intérêt que pourrait avoir cette démarche, pour encourager les femmes qui n’oseraient pas se lancer dans une formation « masculine » ou permettre une démocratisation des études d’ingénierie. Pragmatiques, ces jeunes femmes savent qu’elles devront faire face (et elles le font déjà) à la réalité genrée de leur future profession et aux réactions sociales que leur choix provoque. Dans cette optique, avoir eu un parcours encouragé par des mesures orientées pour les femmes les désigne comme un groupe spécifique, ayant besoin de soutien pour faire ce que les autres, c’est-à-dire les hommes, font – apparemment – sans aide.

Quant aux étudiants en santé, ils n’ont pas encore bénéficié de mesures de soutien et considèrent même, pour une bonne partie d’entre eux, qu’il serait inutile d’en introduire. Ils ont déjà conscience des possibilités qui leur sont offertes dans les métiers « féminins » et s’y sentent bien accueillis : ils n’ont donc pas le sentiment d’être traités de manière inégale par rapport à leurs camarades femmes et ils ne questionnent pas les privilèges dont ils vont (parfois) bénéficier. Par contre, certains estiment qu’il serait judicieux de promouvoir les métiers de la santé, notamment les soins infirmiers, en accentuant le fait que « ce n’est pas un métier de femmes, c’est un métier de personnes » (José, soins infirmiers, 26 ans). Orientation professionnelle et non-association de leur profession à la catégorie des femmes semblent donc être leurs principaux besoins.

Des mesures symétriques face à l’asymétrie des rapports sociaux de sexe ?

La transformation des plans d’action des HES en matière d’égalité, tout d’abord orientés vers les femmes et désormais vers les étudiantes et étudiants minoritaires dans un domaine, est intéressante tout en étant critiquable. Intéressante, car elle ne met pas (ou plus) l’accent sur un seul groupe de sexe (les femmes) devant « rattraper » l’autre : comme le relèvent Guichard-Claudic, Kergoat et Vilbrod, « l’avancée en mixité ne concerne pas seulement l’accès des femmes aux positions dominantes mais bien l’ensemble des formations et emplois [… et] le processus concerne également les hommes » (2008 : 12). Cette transformation est cependant critiquable car, à la lumière des résultats de notre recherche, elle nous semble marquée par une certaine candeur, laissant croire qu’il suffit de symétriser les mesures pour arriver à l’égalité entre les sexes. Or confronter les trajectoires de formation des femmes et des hommes minoritaires, et ce qu’elles impliquent, nous a permis de souligner quelques ressemblances mais aussi de nombreuses différences entre elles et eux. Toutes et tous envisagent une formation pour mener une carrière et avoir un poste à responsabilité, pour se réaliser ou aller au bout d’une passion. Elles et ils pensent que le marché du travail sera plutôt accueillant à leur égard, même s’il leur est difficile de savoir précisément, à ce stade de leurs études, dans quel domaine professionnel se diriger. C’est sur d’autres plans que les femmes évoquent des difficultés concrètes : se faire admettre dans leur choix de formation et un milieu professionnel masculin ; devoir elles-mêmes jouer le rôle de modèle (pour les suivantes) dans diverses manifestations, alors qu’elles souhaitent souvent se fondre dans la masse et ne pas se faire remarquer ; plus tard « concilier » projet familial et profession, notamment en cherchant un secteur considéré comme adéquat pour une femme dans le domaine. Les pressions de leurs camarades, des enseignants, voire de leurs proches, jouent un rôle important dans leurs projections. Autrement dit, faire un choix atypique en matière de formation n’empêche en rien une intériorisation et une non-remise en question des normes de genre. Ce n’est pas non plus une garantie de réussite et surtout cela ne permet pas (comme par magie) de sortir de l’asymétrie des rapports sociaux de sexe.

Dans ce cadre, des mesures qui chercheraient, comme le propose le Conseil fédéral, à sensibiliser les jeunes hommes au domaine de la santé et les jeunes femmes à celui de l’ingénierie sans prendre en compte le déploiement de cette plus grande mixité dans les professions pourraient bien avoir comme seul résultat de renforcer ce qui s’y passe déjà, autrement dit favoriser les hommes au détriment des femmes qui y travaillent, voir les inégalités se déplacer et non disparaître (Fortino, 2002). Les politiques d’égalité dans les HES se heurtent à leurs propres limites : elles sont conçues pour la période de formation, mais ne touchent pas directement aux questions liées à l’orientation, ni à ce qui se passera plus tard, sur le marché du travail, en particulier en ce qui concerne le rapport entre genre et (dé)valorisation des professions ou les conditions de travail.