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En juillet 2008, Dominique Voynet (Europe-Écologie les Verts) et son équipe, élus quelques mois plus tôt à la tête de la ville de Montreuil (93), dans l’immédiate périphérie de Paris, lancent un projet de relogement à destination d’une centaine de familles roms roumaines que l’incendie de leur squat vient de mettre à la rue. Ce « projet » n’est pas sans créer des remous dans le paysage politique local (Vermande 2010, Benarrosh, 2011). Une bonne part des reproches formulés tout au long de son déroulement pointe le caractère « improvisé », « spontané » ou « officieux » d’un dispositif perçu comme étant géré « dans l’intimité » : ces termes sont autant de synonymes possibles d’« informel ». Cette politique publique locale est ainsi régulièrement critiquée pour son « manque de lisibilité » et l’absence totale d’« évaluation » des actions menées, certains se demandant finalement s’il y a « un pilote dans l’avion »[1]. De leur point de vue, cette absence de « pilotage » et d’« organisation rigoureuse » risque d’aboutir à l’échec du projet tout en exacerbant les tensions au sein de la ville.

Ce dispositif, qui a pris en 2009 la forme d’une Maitrise d’oeuvre urbaine et sociale (MOUS)[2], est officiellement arrivé à son terme le 31 décembre 2014. À cette date 90 % des familles satisfaisaient aux critères permettant d’accéder à un relogement[3] et près de 80 % d’entre elles ont été (ou se sont) relogées, selon des modalités très diverses. D’un strict point de vue quantitatif, il est indéniable que cette initiative visant à résoudre une problématique de mal-logement est une « réussite ». Vingt-deux logements modulaires « passerelles » (en attente d’accès au logement pérenne) et 35 logements sociaux (dont 25 pour les familles de la MOUS) furent construits dans le cadre du projet. L’existence de ces logements abordables est sans aucun doute l’une des raisons principales du succès. Ils ne concernent cependant qu’approximativement 60 % des familles : certaines accédèrent directement au logement social diffus, à Montreuil ou ailleurs, tandis qu’une douzaine d’autres partit se reloger dans le parc privé, notamment en proche province. Par ailleurs, en adoptant là encore l’étroite perspective du benchmarking (Bruno et Didier, 2013), le « coût par ménage » du projet apparait bien inférieur à celui d’autres dispositifs menés dans des villes voisines : 64 000 euros à Montreuil contre 111 000 à 227 000 ailleurs[4]. Partant de ce constat « objectif » chiffré, il est possible de se demander comment un tel projet « mal piloté » et jugé « improvisé », par nombre d’observateurs comme par la majeure partie de ses acteurs, a pu aboutir à de tels résultats.

Cela fait maintenant plus d’une cinquantaine d’années que la sociologie des organisations et l’analyse des politiques publiques (Policy analysis) documentent l’informalité structurant les modalités de prise de décision administrative et leur mise en oeuvre (Simon 1947 ; Cohen, March et Olsen 1972 ; Crozier et Friedberg, 1977). Les outils d’évaluation (Policy studies) ne cessent quant à eux de se perfectionner depuis les années 1960 afin de domestiquer cette informalité, partant du principe qu’elle produit des effets inattendus qui compromettent l’efficacité de l’action (Perret, 2008 ; Desrosières, 2014). On se demandera ici si, à l’inverse, les quiproquos, bricolages, malentendus et autres tactiques réactives et mouvantes des uns et des autres n’ont pas tant compromis le « bon déroulement » de cette MOUS qu’ils ont été la condition de sa possibilité même et, in fine, l’une des clés de son « succès ». À partir de l’exemple de Montreuil, auquel s’ajouteront des observations menées dans d’autres dispositifs comparables, l’hypothèse que l’on s’efforcera d’étayer est ainsi que c’est précisément l’incertitude sur les tenants et aboutissants d’un tel « projet », tout autant que le flottement caractérisant ses modalités de mise en oeuvre, qui a favorisé cette « réussite », en ménageant des marges de manoeuvre à l’ensemble des parties prenantes dans un contexte urbain, économique, réglementaire et politique fortement contraignant, sinon hostile. Il s’agira ce faisant de saisir la valeur de l’informalité dans le cadre de politiques publiques menées en direction de « populations » dont la présence semble poser problème.

Avant cela, il convient de préciser l’origine des matériaux qui seront ici exploités. Suite à un doctorat en ethnologie (monographie d’une communauté rom en Roumanie ; Olivera, 2012b), j’ai été embauché en 2007 en tant qu’anthropologue-formateur par l’association Rues et Cités, basée à Montreuil, afin de former les professionnels du secteur médico-social du département de Seine-Saint-Denis sur les questions relatives aux Tsiganes et aux Roms. Du fait d’une longue expérience auprès de diverses populations tsiganes sur le territoire montreuillois, l’association fut associée dès le printemps 2008 à l’élaboration du projet de MOUS, puis à sa mise en oeuvre : trois professionnelles furent ainsi recrutées afin d’accompagner la moitié des familles « bénéficiaires » (l’autre moitié étant « confiée » à partir de janvier 2010 à l’association ALJ93 cf. infra). Parallèlement à la MOUS de Montreuil, l’association Rues et Cités s’investit dans deux autres « projets d’insertion » pour des familles roms roumaines, à Saint-Denis (janvier 2011) et Bobigny (juin 2012). C’est ainsi en tant que salarié d’une structure associative directement impliquée dans ces dispositifs que j’ai pu mener de 2008 à 2015 une double enquête ethnographique auprès, d’une part, de l’ensemble des acteurs de la « question rom » au niveau local (services de l’État, élus locaux, professionnels d’institutions diverses, ONG, militants, etc.) et, d’autre part, d’un certain nombre de familles roms roumaines vivant (ou ayant vécu) en habitat précaire, plus particulièrement dans le département de la Seine-Saint-Denis[5]. Ce sont les données issues de ces sept années de « participation observante » (Abercrombie et al., 2000) qui nourrissent la réflexion ici menée sur le potentiel productif de l’informalité dans la mise en oeuvre de politiques d’hospitalité publique (Gotman 2004).

La « question rom » à Montreuil et en France : « non-accueil » global et hospitalités locales

Lorsqu’à l’été 2008 la nouvelle municipalité de Montreuil décide le lancement d’un « projet pour les Roms », la présence dans les villes françaises de ceux que l’on appelle depuis quelques années les « Roms migrants » (Cousin, 2009) n’est pas un fait nouveau : dès l’automne 1989 s’était constitué à Nanterre un bidonville habité par des familles récemment arrivées de Roumanie dans un contexte de déliquescence du régime communiste. Dans la première moitié des années 1990, l’image des « Roms en fuite », ou « exilés », domine. Jugés marginalisés dans leur pays d’origine depuis des siècles, contraints à la « sédentarisation » et victimes de discriminations massives (Pons 2005), les Roms reprendraient d’une certaine manière le « voyage » commencé il y a mille ans (Marushiakova et Popov, 2008). Cette perception exotique et/ou victimaire, largement partagée dans le champ associatif et militant (Chaix, 2008 ; Vitale et Boschetti, 2011 ; Benarrosh et Bruneteaux, 2012), s’étiole assez rapidement au sein des institutions. Du « demandeur d’asile » au « sans-papiers », le regard sur ces migrants change progressivement et c’est à partir du début des années 2000, dans un contexte électoral marqué par les thématiques de l’« insécurité » et de l’« immigration subie » (Terral 2004), que s’installe dans les médias l’image négative des « Roumains » (Roms et non-Roms confondus dans un premier temps). Cette croissance progressive de la « question rom » dans le débat public culminera à l’été 2010 avec le « Discours de Grenoble » du Président Sarkozy : ce dernier, axant explicitement son propos sur la relation entre immigration et délinquance, fera des « Roms » la figure exemplaire des étrangers indésirables ayant « vocation à retourner dans leur pays d’origine ».

Au-delà des instrumentalisations politiques nationales, la (re)cons-truction d’une image prototype de la « minorité rom » au cours des vingt dernières années par les institutions européennes et diverses ONG a également contribué à nourrir le stéréotype d’une « population » homogène, maintenue depuis des siècles en marge de la « modernité européenne » et cumulant les handicaps dans tous les domaines de l’« insertion » (scolarité, travail, santé, habitat, etc. — Olivera, 2012a). Dans un contexte politique et économique marqué par la logique de la « crise » et un sentiment de pénurie généralisée dans l’ensemble des secteurs d’une action sociale soumise aux impératifs budgétaires et managériaux d’efficacité (Chauvière, 2007 et 2011), les pratiques locales et nationales d’éloignement des « Roms » se généralisent (évacuation des lieux de vie, renvoi vers le pays d’origine) ou, dans le meilleur des cas, de non prise en charge dans les services de « droit commun » (Delépine et Lucas, 2008 ; Nacu, 2010). En dépit de chiffres confirmant depuis de nombreuses années la faiblesse numérique de cette « population » et sa stabilité (moins de 20 000 personnes à l’échelle nationale depuis 2005-2006), la « question des Roms » apparait souvent insoluble aux yeux des pouvoirs publics, sinon par des opérations d’expulsion/évacuation (Cousin, 2013 ; Cousin et Legros, 2014). Montreuil ne fait alors pas exception dans le paysage français : la municipalité dirigée jusqu’en 2008 par Jean-Pierre Brard (député-maire apparenté communiste) ignore les familles roms vivant en squat sur le territoire municipal depuis la fin des années 1990, lorsqu’elle n’est pas à l’initiative des décisions d’évacuation de ces lieux de vie (Lévy-Vroelant et Ségal, 2003 ; Benarrosh-Orsoni, 2011). Les arguments invoqués ici comme ailleurs renvoient à la « responsabilité de l’État » (ou de l’Union européenne) et au « manque de moyens » dans un territoire déjà confronté à d’importantes problématiques sociales et de logement.

À l’encontre de cette politique globale de rejet, on assiste toutefois localement, dès la seconde moitié des années 1990, à la mise en place de divers « projets » au bénéfice de familles « roms migrantes ». En Ile-de-France, les premières initiatives datent de la toute fin des années 1990 (Fontenay-sous-Bois en 1999) et du début des années 2000 (Lieusaint-Sénart, Lurbe i Puerto 2015 ; Achères). À ce jour, on peut compter plus d’une quinzaine de dispositifs de ce type sur l’ensemble du territoire régional, certains menés à terme, d’autres toujours en cours[6]. En province également, diverses initiatives ont été prises au cours des dix dernières années, notamment dans les agglomérations de Nantes, Lille, Montpellier, Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Toulon, Toulouse, Marseille, etc. « Projets d’intégration », « sites d’accueil », « programmes d’inclusion », « villages d’insertion », ces dispositifs sont divers par leur dénomination et leur forme (orientation des familles en province, relogement diffus dans le parc social ou par le biais de baux précaires, terrains collectifs de caravanes ou d’Algécos, construction de logements modulaires ou de chalets, etc.), mais également par leur taille (quelques familles ici, plusieurs centaines de personnes là) et les parties en présence (commune, intercommunalité, département, région, préfecture et partenaires associatifs divers). Si les acteurs publics s’appuient en partie sur des routines administratives et idéologiques ayant inspiré les politiques de relogement et de contrôle des étrangers précaires au cours des décennies passées (Bernardot, 2008), de tels projets relèvent davantage de l’« expérimentation » locale (Legros, 2010a et 2010b) que d’une politique coordonnée. L’observation de la mise en place de ces dispositifs met en effet en lumière une grande variété de situations, directement liée à la nature particulière de chaque contexte urbain, politique, associatif et socio-économique (micro) local.

Le passage à l’acte : des réseaux aux politiques publiques

Dans la quasi-totalité des cas, on observe la présence, en dehors des familles migrantes concernées, de deux acteurs principaux à l’origine des « projets d’insertion » : un groupe de militants formant un « collectif de soutien » aux familles d’une part, et des membres de la municipalité (élus, directeurs de cabinet ou responsables de services des solidarités par exemple) d’autre part. L’origine des collectifs de soutien est variable selon les lieux (partis politiques, syndicats, réseaux proches de l’Église et associations de solidarité, collectifs informels de voisins, etc.), mais ils ont tous en commun d’avoir eu les moyens, avec plus ou moins de difficultés, de mobiliser des interlocuteurs au sein des mairies. Dans certains cas, c’est le maire lui-même, ou son directeur de cabinet (comme à Montreuil, tel qu’on le verra, ou à Saint-Denis en 2010), qui devient la cheville ouvrière institutionnelle du lancement d’un projet, en entamant un travail de contact direct avec les futures familles bénéficiaires, aux côtés des militants. Cela donne lieu à un réel engagement de la personne concernée qui, par la suite, est rejointe par d’autres élus de la majorité, l’engagement individuel devenant alors progressivement politique municipale.

À Montreuil, un « comité de soutien aux Roms » se forme en 2002. Ce collectif informel regroupe des militants locaux d’horizons divers[7]. En mars 2002, la mairie tente d’évacuer un bâtiment dans lequel vivent depuis quelques mois près de 150 personnes « en y envoyant un bulldozer » (Lévy-Vroelant et Segal, 2003) : cet évènement constitue le moment fondateur du comité qui réussit à repousser (provisoirement) l’expulsion. Cette lutte autour du « squat de la rue Paul Doumer » restera un épisode marquant de la vie du collectif, qui développera alors ses activités locales et régionales en devenant pour quelques années une figure importante de la « cause des Roms » en Ile-de-France, tout en inscrivant celle-ci dans les « luttes pour les sans-papiers » à l’échelle nationale. En avril 2003, le squat rue Paul Doumer est finalement évacué, les familles se dispersent et réinvestissent d’autres bâtiments sur le territoire montreuillois — lesquels seront à nouveau évacués quelques mois plus tard, etc. À partir de l’année 2005, les activités du « comité de soutien » semblent progressivement s’essouffler et celui-ci finira par disparaitre de facto en tant que collectif l’année suivante. Une partie de ses anciens membres, notamment des élus ou sympathisants écologistes, continue néanmoins de suivre certaines familles au gré des expulsions et de les accompagner dans leurs démarches administratives (quelques-uns en hébergeront à leur domicile pendant plusieurs mois).

La victoire « inattendue » (Delacroix, 2009) de D. Voynet aux élections de mars 2008, notamment liée aux reconfigurations socio-économiques et démographiques connues par une ville telle que Montreuil au cours des vingt dernières années (Collet, 2008), entraine un renouvellement important de la classe politique locale : une partie de ces nouveaux élus entretiennent des liens étroits avec d’anciens membres du « comité de soutien aux Roms de Montreuil », quand ils n’avaient pas été eux-mêmes impliqués dans certaines de ses actions. L’interconnexion des réseaux personnels aboutit très rapidement à la mise en place de réunions informelles regroupant quelques élus, d’anciens membres du « comité de soutien », des associations (dont Rues et Cités) et des « représentants des familles roms » vivant en squat. Dès le mois de mai 2008, ces réunions visent à élaborer collectivement un projet de relogement provisoire et d’accompagnement social de ces familles, en vue de leur « insertion montreuilloise » définitive. Le directeur du cabinet de la maire s’investit lui-même personnellement dans ces échanges et joue un rôle important dans la définition des grandes lignes du « projet », tout en tissant des liens avec certains Roms participant aux réunions.

L’une des originalités du « projet de projet » montreuillois est alors cette volonté, affirmée dès ces premières réunions qui ne portent pas encore le nom de « comité de pilotage », de prendre en compte l’« ensemble des familles roms » présentes à Montreuil. Ce choix vise à proposer une alternative aux dispositifs dits « villages d’insertion » (Legros, 2010a ; Bessone et al., 2013), tels que récemment mis en oeuvre dans d’autres villes du département (Aubervilliers et Bagnolet en 2007, puis Saint-Denis/Fort de l’Est et Saint-Ouen en 2008), dont la logique de « tri » et les modalités de fonctionnement (gardiennage 24h/24 des sites) sont dénoncées par de nombreuses associations[8]. Sur ce sujet comme sur d’autres, il s’agit pour la nouvelle municipalité de démontrer qu’« une autre politique [de gauche] est possible »[9]. Cette décision locale souhaite ainsi s’inscrire dans le paysage politique régional et national en tant que « choix courageux » et « responsable » d’une grande ville dirigée par une figure d’envergure nationale. Plus largement encore, lors de la réception des familles en mairie pour le lancement officiel de la MOUS (février 2010), D. Voynet établira dans son discours un lien direct entre celle-ci et la nécessité d’« inventer de nouvelles réponses aux défis liés aux migrations internationales entrainées par le changement climatique ». Le projet « pour les Roms de Montreuil » revêtirait ainsi une dimension exemplaire en participant d’une démarche politique globale visant à contribuer au « bien commun » à l’échelle planétaire. Un tel « discours de politique générale » intervient cependant près de deux années après les premières réunions informelles du printemps 2008 et s’ajoute à de nombreuses autres formes de justification avancées par l’ensemble des partenaires (ville, militants, associations, État...) pour légitimer la MOUS.

Il ne s’agit évidemment pas de minorer le poids des convictions morales ou politiques des différents acteurs investis dans le projet, mais l’on peut constater à Montreuil comme ailleurs la grande variabilité des registres mobilisés en vue d’expliciter les finalités d’une telle politique publique : « urgence humanitaire » suite à un incendie/une évacuation, soutien à la « communauté rom », lutte contre le racisme et les discriminations, protection de l’enfance, lutte contre l’habitat insalubre ou l’économie informelle, tradition d’accueil de « Montreuil ville monde », devoir d’« intégration républicaine », lutte contre la politique du gouvernement[10], etc. Ces registres de justification, variables selon les acteurs et les contextes d’interlocution, peuvent être complémentaires et participer d’une même démarche générale. Ils cohabitent cependant au sein du même projet et des mêmes services avec d’autres logiques d’action (et d’autres intérêts) a priori contradictoires. D’autres considérations, généralement moins exposées, permettent en effet de passer de l’investissement personnel et militant à l’« intérêt général ». Ces opérations de lutte contre l’habitat « indigne » s’inscrivent tout d’abord dans des opérations de « cosmétique » ou de « renouvellement » urbain, en gommant ou en déplaçant ces enclaves de grande précarité matérielle (Legros, 2010b). On observe parfois également une volonté de mieux contrôler des « populations mouvantes », comme à Bordeaux où le lancement d’une MOUS coïncide avec la délivrance de « titres de circulation » aux ressortissants bulgares vivant en squat (Cabrol et Dumeau, 2011). Dans le champ associatif, la participation à de tels projets peut permettre de se forger une image de « spécialiste » et d’étendre son périmètre d’intervention dans un environnement hautement concurrentiel (Padis et Pech, 2004). Enfin, la mise en place de ces dispositifs permet bien souvent d’opérer une sélection parmi les familles présentes sur le territoire, en accueillant une partie d’entre elles selon une logique d’hospitalité sous contrat tout en justifiant l’expulsion des familles non retenues, généralement majoritaires[11].

Nous avons vu que le « choix » avait été fait à Montreuil de ne pas opérer de « sélection » parmi les familles présentes. Cette décision ne put cependant être définitivement validée — et acceptée par l’État « partenaire » — qu’en raison, là encore, d’une opportunité liée aux réseaux interpersonnels : le sous-préfet de l’arrondissement de Bobigny qui signa la première convention entre la municipalité et la préfecture à l’automne 2008 (lancement d’une « MOUS diagnostic ») était connu pour sa proximité avec le parti socialiste et une certaine « distance » vis-à-vis de la politique menée par Sarkozy et son gouvernement[12]. Nombre d’élus montreuillois estimaient dès l’année suivante que son successeur « n’aurait sans doute pas accepté une telle convention sans une redéfinition préalable du périmètre [ie. le nombre de “bénéficiaires”] de la MOUS ». Le nouveau sous-préfet précisa lui-même à plusieurs reprises lors des « comités de pilotage » avoir « hérité de ce dossier », tout en exprimant à mi-mots ses doutes quant à la « faisabilité d’une telle opération ». De son côté, et aux antipodes d’un tel positionnement, le directeur de cabinet de D. Voynet envisageait initialement ce projet comme un dispositif global dont le partenariat avec l’État ne serait qu’un élément (financier) parmi d’autres : à la Ville de trouver d’autres solutions et ressources pour l’ensemble des familles, migrantes ou non, vivant en habitat précaire à Montreuil. Seulement exprimée en petit comité, cette position n’a semble-t-il jamais été formulée par écrit et, de fait, sera assez rapidement perdue de vue tandis que le « projet » s’institutionnalisera dans le cadre de la MOUS, dès l’année 2009.

On constate, quoi qu’il en soit, la coprésence de différents registres de justification, plus ou moins bien formalisés, officiels ou officieux, variables selon les acteurs, mais également variables pour un même acteur au fil du temps. L’État lui-même, bien que censément détaché des complexités mouvantes des contextes locaux, semble mener une politique réactive et contradictoire : la majorité de N. Sarkozy pouvait officiellement prôner une politique d’« éradication des campements illicites » tout en finançant, via les préfectures, des dispositifs d’accueil et d’insertion variés, tandis que l’actuelle majorité est l’auteure d’une circulaire sur l’« anticipation et l’accompagnement des évacuations de campements illicites » (circulaire du 26 août 2012 du gouvernement Ayrault) et a mis en place une mission interministérielle qui incite à la « multiplication des initiatives locales et au dialogue soutenu avec les associations », tout en poursuivant une politique systématique d’évacuation des lieux de vie (Goossens 2013).

Les motivations, intérêts et exigences des différents acteurs sont ainsi divers et, dans bien des cas, contradictoires. Les parties en présence s’entendent toutefois sur un point essentiel : la nécessaire réussite du projet. Ce qui précède permet toutefois de deviner que la définition de cette « réussite » n’est en rien simple et évidente. D’autant qu’une fois acquise la décision politique, la mise en place de tels dispositifs se confronte à d’importantes difficultés sur le plan matériel et financier. Les négociations, non-dits et autres arrangements implicites ne se limitent en effet pas au processus de prise de décision et de justification de l’action. Ils se poursuivent, voire s’amplifient, une fois le projet officiellement « lancé ».

Entre contraintes et opportunités locales : mettre en place le « projet »

Dans la majorité des cas le lancement de telles expériences est, comme à Montreuil, à l’initiative d’une municipalité ou d’une intercommunalité. En région parisienne, les villes concernées sont immédiatement confrontées à une double contrainte : un tissu urbain dense en pleine mutation et des ressources financières limitées (communes déjà confrontées à d’importantes problématiques sociales). Généralement lancés dans l’urgence (suite à un incendie de bidonville ou à une expulsion) et dans un cadre réglementaire hostile (mesures d’économie budgétaire, réglementation limitant l’accès au travail et aux droits sociaux des ressortissants roumains et bulgares – on y reviendra), ces dispositifs entrainent les acteurs institutionnels et associatifs à multiplier les bricolages, largement conditionnés par les contraintes et ressources locales.

Trouver un site disponible libre de tout projet urbain à moyen terme constitue la première question à résoudre. Suite à l’incendie du « squat de la rue Dombasle » en juillet 2008, les familles roms de Montreuil trouvèrent d’elles-mêmes deux terrains à proximité : l’un comme l’autre étaient propriété de la Ville, laquelle « valida » provisoirement cette installation spontanée. Il fut ensuite décidé que l’un des terrains serait viabilisé (rue Pierre de Montreuil) tandis que le second (rue Saint-Just – une parcelle occupée par une double rangée de garages que les occupants aménagèrent progressivement) devrait être libéré dans les mois à venir. Il s’agissait donc d’entamer l’aménagement du premier site, relativement exigu (moins de 1500 m — pour 140 personnes) et déjà occupé, tout en prospectant sur le territoire municipal afin de trouver un terrain à même d’accueillir 50 familles. Un premier site, propriété du Syndicat des eaux D’Ile-de-France, mais dont la Ville avait l’usage par convention, fut identifié et des travaux de terrassement commencèrent en janvier 2009. Ils furent interrompus quelques semaines plus tard lorsque le SEDIF exigea l’arrêt du chantier et, sans attendre, fit murer l’entrée du terrain. Suite à divers recours au tribunal, la municipalité abandonna ce projet et chercha un nouveau site adapté : il fut trouvé quelques mois plus tard et les familles de la rue Saint-Just y emménagèrent finalement en janvier 2010.

À Saint-Denis, les habitants de l’ancien bidonville dit du Hanul, évacué par les forces de l’ordre à l’été 2010, furent réinstallés dans l’urgence par la Ville sur des parcelles à proximité du Stade de France (Passage Dupont, août 2010), puis déplacées en septembre 2011 vers un site limitrophe de la commune d’Épinay-sur-Seine (« Cuisine centrale ») qu’elles durent quitter huit mois plus tard pour (re) déménager à l’autre extrémité de la commune (« terrain Voltaire », avril 2012) sur une parcelle obtenue après de longues et âpres négociations avec la préfecture (Olivera, 2014). D’une manière générale, le « choix » du lieu d’implantation de tels projets constitue à lui seul une illustration ironique de la relative (im)puissance publique : après plusieurs semaines/mois de prospection des terrains disponibles sur la commune, par les élus et/ou les services compétents, le choix s’arrête bien souvent sur une parcelle à proximité immédiate de terrains ayant déjà été occupés illégalement par des familles roms migrantes, parfois même par celles devenues « bénéficiaires du projet » quelques mois ou années plus tard — lorsqu’il ne s’agit pas exactement du même site.

Une fois identifié un terrain et, si nécessaire, obtenues les autorisations idoines, il reste à viabiliser celui-ci (terrassement, accès à l’eau et branchements électriques) et à l’aménager (installation de caravanes ou autre type d’habitat, de sanitaires, de salles collectives/bureau pour les travailleurs sociaux). Le rachat au dernier moment d’un ensemble de préfabriqués modulaires démontés suite à la fin d’un chantier réalisé par Vinci dans une commune voisine permit ainsi à telle municipalité de reloger une quarantaine de familles sur une parcelle. Leurs occupants durent refaire les cloisons manquantes (les modulaires étaient empilés sur trois niveaux et se retrouvent ici dispersés à l’horizontale sur le site), installer des portes et fenêtres, co-bricoler avec les services municipaux des solutions de chauffage, etc. Les municipalités et associations se trouvent finalement à devoir résoudre les problèmes matériels auxquels les familles sont elles-mêmes confrontées depuis plusieurs années et, tout en disposant de moyens d’action théoriquement considérables, sont contraintes à leur tour d’inventer et de négocier en permanence, aussi bien face aux difficultés matérielles qu’avec l’environnement institutionnel et administratif auquel elles se heurtent : réticences à intervenir de la part de certains services municipaux ou des entreprises prestataires, longueur des délais de traitement des demandes auprès d’EDF ou de la régie de l’eau, etc. La finalisation effective du « site d’accueil » peut ainsi intervenir plusieurs mois après le lancement du « projet », parfois même après plus d’une année.

L’un des terrains de la MOUS de Montreuil (rue Pierre de Montreuil) constitue un exemple frappant de ces bricolages permanents. Une trentaine de familles s’y installent, sous tente, juste après l’incendie (juillet 2008). Au mois de septembre, des caravanes y sont livrées. Dans le même temps, la ville fait installer une citerne d’eau (obtenue auprès du service des espaces verts) et un groupe électrogène, dans l’attente des raccordements aux réseaux — lesquels prendront plus de deux mois. Un premier ensemble de sanitaires est ensuite posé, tandis qu’une entreprise prestataire réalise les branchements électriques. Près d’un an plus tard, la moitié du terrain est recouverte d’enrobé bitumeux (la présence des familles et/ou des raisons budgétaires rendant impossible la viabilité de l’ensemble du site). Les premières caravanes (d’occasion) étant peu adaptées à une occupation permanente, une réorganisation globale du site s’accompagne de la livraison progressive de nouvelles caravanes, plus vastes et robustes (notamment des « doubles-essieu », telles qu’utilisées par les Gens du Voyage), achetées à un prix intéressant en Bretagne après prospection des travailleurs sociaux du terrain parmi leurs connaissances[13]. En dépit d’un plan de site réalisé a posteriori par une architecte du service de l’urbanisme en 2010, d’interventions régulières des techniciens municipaux ou de prestataires et, plus généralement, de la volonté partagée par tous (en premier lieu les familles elles-mêmes) de rendre le terrain plus « vivable », ce dernier conservera jusqu’à sa fermeture définitive à l’hiver 2015 des allures de « bidonville municipal » : exiguïté, écoulement des eaux vers le fond de la parcelle (accentué par l’asphaltage partiel), problèmes électriques récurrents, sanitaires sous-dimensionnés et rapidement dégradés, murs d’enceinte délabrés... Dans le même temps, les familles purent garder la main sur la manière d’habiter leurs espaces privatifs : choix d’emplacement et d’orientation des caravanes (parfois regroupées en U pour une famille élargie), autoconstruction des auvents/appentis pour bénéficier d’une pièce supplémentaire (salon-cuisine, fermé en hiver), ameublement à leur convenance de leur intérieur, etc. Tout en étant régulièrement dénoncée par nombre d’acteurs ou observateurs de la MOUS, l’informalité de ce terrain garantissait à ses occupants un certain nombre de marges de manoeuvre afin de s’approprier leur habitat, de recevoir des proches de passage (« non-bénéficiaires » du projet) ou de développer leurs activités économiques (stockage de ferraille ou de fleurs selon les saisons), toutes choses officiellement interdites dans de nombreux « sites d’insertion » et, notamment, sur l’autre terrain de la MOUS de Montreuil, celui de la rue de la Montagne Pierreuse, ouvert en janvier 2010 et géré par l’association ALJ93.

Sur ce dernier, aménagé avant l’arrivée des familles (cf. ci-dessus), les caravanes furent disposées en ligne, à distance « réglementaire » les unes des autres, toute construction supplémentaire étant interdite. L’association gestionnaire autorisa néanmoins dès l’été suivant le montage d’auvents en tissu devant les caravanes, étant donné la chaleur régnant sur ce vaste terrain asphalté dénué du moindre arbre... De même, si les familles devaient y utiliser la cuisine collective (infrastructure inexistante sur l’autre terrain), une certaine tolérance fut progressivement de mise quant à la préparation des repas dans les espaces privatifs. Enfin, après une première année de gardiennage strict du site, la liberté de visite diurne de proches non-bénéficiaires de la MOUS fut petit à petit tolérée (sans toutefois pouvoir héberger des invités, pas même les nouveaux conjoints de jeunes membres des familles « participant au projet »). En dépit d’une image et d’un discours très « rigoureux », l’association gestionnaire du site dut ainsi accepter au fil du temps certains compromis et tolérer une forme minimale d’informalité afin de rendre le quotidien supportable, pour les familles « bénéficiaires » comme pour les travailleurs sociaux. En raison du démarrage à venir d’un chantier sur cette parcelle, les familles durent cependant quitter ce terrain début 2013 et emménager sur une nouvelle parcelle, rue Édouard Branly, dans des conditions bien moins « normalisées » : terrain beaucoup plus exigu et partiellement occupé par un vaste hangar, sous lequel furent installées une partie des caravanes.

Finalement, quel que soit le degré d’informalité toléré sur ces sites, face à une situation « provisoire » qui dure souvent plusieurs années, l’entretien des infrastructures et des habitations devient l’objet d’interventions permanentes. Cette situation est d’autant plus mal vécue, en particulier par les élus, les techniciens municipaux, mais aussi par les familles, que de tels projets visent à résorber l’habitat indigne tout en bricolant par la force des choses de l’habitat plus ou moins précaire... Or, l’aspect extérieur de ces lieux devrait à leurs yeux incarner l’une des premières « réussites », visible et tangible, d’une telle politique urbaine.

Parallèlement, la pérennisation du financement de ces dispositifs constitue pour les communes concernées une autre tâche difficile : leur fonctionnement (gestion et entretien du site, accompagnement social des familles, etc.) nécessite de recourir à des partenaires tels que l’État, la Région, le Département ou l’Union européenne. Sur un même territoire, les villes porteuses de projet se retrouvent en concurrence afin d’obtenir les mêmes financements, en particulier pour la mise en place d’une MOUS (localement négociée avec la préfecture) ou pour l’accès aux fonds européens (Fonds social européen et Fonds européen de développement régional).

Ainsi, à Montreuil comme ailleurs, la résolution de l’ensemble des problèmes matériels, réglementaires et financiers finit par constituer aux yeux des acteurs municipaux un aboutissement en soi. Les objectifs du « projet » sont progressivement reformulés et la tâche principale devient, non plus l’éradication de l’habitat « indigne/informel », mais la résorption des sites d’insertion eux-mêmes, à échéance plus ou moins brève (3 à 5 ans pour une MOUS).

Définir le « périmètre » de l’action en temps réel

Durant la période de mise en forme politique, logistique et budgétaire du dispositif, un autre type de bricolage concerne la fixation de son « périmètre », c’est-à-dire la constitution d’une liste définitive de « bénéficiaires ». Si l’État, principal promoteur de cette exigence, mobilise une argumentation politique aujourd’hui bien rodée (vision méritocratique de l’intégration des étrangers adossée à la rhétorique de l’« immigration choisie » – Weil 2005), force est de constater que les « critères de sélection » apparaissent sur le terrain opaques et mouvants (Clavé-Mercier 2014, Maillary 2013). Les « enquêtes sociales » ou « diagnostics sociaux » n’auraient pas tant pour fonction d’identifier les « candidats légitimes » (en raison de leur « vulnérabilité » ou, au contraire, de leur « intégrabilité ») que d’aboutir à une liste dont le nombre de places serait largement déterminé à l’avance pour des raisons politiques, logistiques et/ou budgétaires[14].

Dans les dispositifs où, sans jamais être totalement absente, la rhétorique de la « vocation à s’intégrer [ou non] » ne constitue pas le discours dominant, d’autres critères s’imposent, en particulier la notion d’« attachement à la commune ». Tel fut le cas à Montreuil, Saint-Denis (Hanul) ou Bobigny notamment : ces trois municipalités ont chacune mis en avant le fait que les familles « bénéficiaires du projet » possédaient des « liens anciens avec la ville ». De fait, dans les trois cas il était question de personnes ayant vécu, dans leur très grande majorité, entre 6 et plus de 15 ans sur le territoire communal (Benarrosh-Orsoni 2015). Néanmoins, d’autres Roms présents depuis plusieurs années dans ces villes n’ont pas été intégrés à ces dispositifs.

Dès les premières réunions du printemps 2008 visant à discuter du « projet de projet », la Ville de Montreuil demanda aux « soutiens » de dresser une liste des familles. Après quelques hésitations, ceux-ci s’y refusèrent, invoquant le fait qu’il ne leur revenait pas de « trier les gens », tout en soulignant que le projet s’adressait à « tous les Roms » vivant en squat dans la ville. Une bonne partie de ces derniers habitaient alors le « squat de la rue Dombasle », mais quelques familles étaient disséminées dans d’autres lieux : parmi elles, celles n’ayant aucun lien avec le groupe principal (originaire de la région d’Arad et accompagné depuis plusieurs années par le « comité de soutien ») ne furent jamais « listées »[15]. Inversement, certaines familles bien connues des militants, ayant longtemps vécu à Montreuil, mais installées depuis peu dans d’autres villes ou régions de France, revinrent sur place afin d’être « intégrées au projet ». Enfin, quelques individus « prélistés » (entretenant de bonnes relations avec certains « soutiens » ou élus) firent rapidement venir des proches vivant ailleurs en Ile-de-France, pour les mêmes raisons. La population de la rue Dombasle s’accrut ainsi relativement au fil des semaines, passant approximativement d’une centaine à plus de 200 personnes. L’incendie du mois de juillet mit fin à ce mouvement centripète et c’est une fois installées en urgence sur les deux sites provisoires que les familles furent recensées par deux agents municipaux volontaires : une liste de 259 noms fut constituée à cette occasion.

Dans un autre quartier de Montreuil, des voisins d’un squat abritant une dizaine de familles[16] se rapprochèrent de la mairie afin d’obtenir le rattachement de celles-ci au projet de MOUS. Cela fut chose faite à la fin de l’année 2008. En février 2009, le projet concernait ainsi 328 personnes[17]. Finalement, dans le Rapport de la mission d’information et d’évaluation de la MOUS« Roms » publié en juin 2012, il est écrit : « En 2010, la Ville et la Préfecture ont recensé 350 personnes éligibles au titre du programme d’insertion ». Tout en demeurant par la suite proche de ces chiffres, l’accord entre la Ville, la Préfecture et les associations sur le nombre exact de « ménages bénéficiaires » ne fut en réalité jamais aisé à établir (cf. les chiffres des nombreux bilans d’activité des associations mandatées entre 2010 et 2015). Sans même compter les naissances, mariages, décès ou séparations, certaines situations demeurèrent mouvantes : rattachement tardif d’un conjoint ou d’enfants demeurés en Roumanie, familles non listées et pourtant présentes du début à la fin du dispositif, exclusion de certaines familles vivant sur le site de l’ALJ93, aller/retours Montreuil-Roumanie de certains, départs volontaires, mais « non enregistrés » de quelques personnes (vers la province ou l’étranger), etc.

Qu’elle se réalise dans une logique stricte ou relativement ouverte, la finalisation des fameuses « listes » prend ainsi des chemins détournés et cahoteux, où se croisent critères plus ou moins « objectifs », hasards et capital social/relations interpersonnelles, ce dont ont bien conscience les familles. C’est ainsi que peuvent coexister, provisoirement ou définitivement selon les lieux, différentes listes pour un même « projet » : celle(s) de la Ville (parfois variables selon les services : CCAS, scolarité, urbanisme…), de la Préfecture, des associations mandatées… Qu’elle corresponde ou non à une volonté affichée de sélection a priori, la constitution de la « liste définitive » se fait quoi qu’il en soit selon des modalités obscures et mouvantes, laissant plus ou moins de marges de manoeuvre aux différents acteurs selon le nombre de places effectivement disponibles. Là encore, la justification/rationalisation de la liste intervient a posteriori, afin de masquer l’informalité ayant présidé à son édification. Cette opacité peut être une manière efficace d’accueillir un nombre réduit de « bénéficiaires » (et d’en exclure quelques autres au fil du temps), mais elle peut également être l’occasion d’élargir le « périmètre » du projet ou de ménager un certain flous entre insiders et outsiders (désignés comme « surnuméraires »). Tout dépendant ici de la volonté politique initiale et des rapports de force locaux, eux-mêmes liés aux réseaux militants et aux connexions interpersonnelles : entre Roms et « soutiens », « soutiens » et élus, élus et Roms, associations prestataires et élus, etc.

Quand le « projet » devient « dispositif » : travail social et accès aux droits en milieu hostile

Un terrain, des financements, une liste et des travailleurs sociaux : une fois réunis d’une manière ou d’une autre l’ensemble de ces éléments, le « projet » devient bel et bien un « dispositif ». On observe alors fréquemment le retrait, progressif ou rapide, des porteurs politiques (élus et/ou directeur de cabinet) d’un dossier qui se voit confié aux services techniques (directions générales et autres services municipaux ou préfectoraux). Ce déplacement du champ politique au domaine technique s’accompagne d’un changement de vocabulaire : les « partenaires associatifs » deviennent des « opérateurs », tandis que sont mis en place des « outils d’évaluation » et des « indicateurs ». Car très rapidement, l’exigence de « résultats » se manifeste. Mais là encore, tandis que l’informalité est officiellement combattue, dans une démarche générale de « gestion rationalisée » et de benchmarking (production de tableaux Excel enregistrant les « progrès » des familles, etc.), on ne peut que constater la poursuite, voire l’amplification, des bricolages, de la débrouille et autres procédés informels. En vue, précisément, d’atteindre ces « résultats »... Les négociations et arrangements interpersonnels permanents constituent en effet la matière même du travail d’accompagnement social mené par les associations mandatées. Que celles-ci reconnaissent cet état de fait ou qu’elles mobilisent la rhétorique de la « bonne gestion », toutes sont confrontées à cette même réalité : mener à bien le processus d’accès au fameux « droit commun » (en termes de droits sociaux, d’accès au travail ou au relogement) relève davantage de l’artisanat (voire du « sur mesure ») que de l’exécution de procédures ou de démarches préétablies qui s’inscriraient dans une logique institutionnelle cohérente. De fait, obtenir des droits pour un public perçu et traité depuis de nombreuses années comme indésirable se réalise en contournant ou en détournant les logiques et pratiques administratives.

L’un des premiers obstacles à franchir concerne la domiciliation des « bénéficiaires ». Si certaines communes suivent la voie réglementaire en domiciliant ces dernières au Centre communal d’action sociale (CCAS), d’autres villes confient cette tâche aux associations gestionnaires des sites. Ailleurs, c’est le cabinet du maire qui délivre directement une « attestation de domicile/de participation au projet ». Sachant que ces documents doivent être régulièrement renouvelés (tous les 6 mois minimum) afin d’être valides, les travailleurs sociaux et les familles passent parfois un temps considérable à les obtenir ou à les (re) produire, sans compter les heures perdues à faire reconnaitre leur caractère « officiel » face à tel ou tel « partenaire » suspicieux.

L’autre barrière qui se dresse sur le chemin tortueux du « droit commun » est bien entendu la régularisation administrative du séjour en France. Bien que ressortissants de l’Union européenne depuis janvier 2007, les citoyens roumains et bulgares furent confrontés jusqu’en janvier 2014 à d’importantes difficultés afin d’obtenir le droit de travailler légalement : la France, comme d’autres pays de l’Union, ayant en effet décidé de maintenir jusqu’à leur terme maximal des « mesures transitoires » en vue de leur limiter l’accès à l’emploi salarié. Dans les faits, un Roumain ou un Bulgare souhaitant être embauché devait au préalable posséder une autorisation de travail délivrée par la préfecture, document qu’il n’était possible d’obtenir qu’en présentant une promesse d’embauche... De plus, seul un nombre déterminé de métiers (liste des « métiers sous tension » définie par la préfecture du département) était accessible et, enfin, le futur employeur s’engageait à verser une taxe (peu ou prou équivalente à un mois de salaire de la personne embauchée) auprès de l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration. Si l’on ajoute la nécessité d’effectuer un nombre d’heures hebdomadaires minimal, la complexité des démarches et la durée d’instruction des dossiers (parfois plus de 6 mois dans certaines préfectures saturées, tel qu’en Seine-Saint-Denis), on mesure l’ampleur des difficultés devant être résolues en vue d’accéder à l’emploi.

Dans le cadre de certains « projets d’insertion », la préfecture s’engage à délivrer des Autorisations provisoires de séjour (APS de 6 mois) donnant droit au travail salarié. Mais ailleurs, comme à Montreuil, l’État, quoique partenaire financier du dispositif, ne facilite aucunement ces démarches : les familles « bénéficiaires » de la MOUS montreuilloise durent ainsi attendre plus de quatre années avant de se voir progressivement délivrer des APS (janvier 2013). Or, sans titre de séjour, il leur était impossible d’accéder aux droits sociaux (Couverture maladie universelle, prestations familiales, etc.). De même que les mineurs de plus de 16 ans (hors obligation scolaire) se voyaient interdire l’accès à la formation professionnelle. De facto, être intégré à un « projet d’insertion » ne correspond que rarement à un changement radical de situation administrative ou économique pour les familles — alors même qu’elles doivent désormais s’acquitter d’une participation mensuelle pour demeurer sur site[18]. La grande majorité d’entre elles poursuit ainsi les activités économiques informelles (vente à la sauvette, récupération, ferraille...) pour assurer la vie quotidienne, tout en s’étant « officiellement engagées à mettre un terme à ces pratiques ». Si leur situation change progressivement, ce n’est pas en raison d’une ouverture des voies d’accès au « droit commun » par les institutions, mais grâce à la collaboration inventive et, là encore, pragmatique/réactive plutôt que planifiée, des travailleurs sociaux, des familles et de certains partenaires.

À Montreuil, face à l’impossibilité d’accéder à court terme à l’emploi salarié pour la majeure partie des adultes[19], travailleurs sociaux et familles exploitèrent autrement la réglementation : les « mesures transitoires » ne concernant que le salariat, la « liberté d’entreprendre » demeurait possible. Bon nombre de « bénéficiaires » ouvrirent ainsi des entreprises à la Chambre du Commerce et des Métiers (« vente sur les marchés », « récupération de déchets non triés », etc.). Tout en formalisant des activités menées de fait depuis plusieurs années, la possession d’un K-bis (document d’immatriculation de l’entreprise) permettait ensuite de déposer une demande de titre de séjour en préfecture : ils obtinrent ainsi, dès 2011, des cartes de séjour de 10 ans, sans droit de travail salarié, mais débloquant l’accès aux droits sociaux. Cette « faille » fut progressivement repérée par les services préfectoraux qui, à partir de 2012, allongèrent considérablement la liste des documents à fournir pour obtenir un tel titre de séjour (comptes de l’entreprise, factures de fournisseurs et de clients, etc.). Le temps passé dans les divers services amena les travailleurs sociaux à tisser des liens particuliers avec certains employés préfectoraux (du vigile au responsable de guichet), ceci permettant d’éviter certains refus a priori, d’accélérer le traitement de dossiers en souffrance ou d’obtenir des « conseils » sur la marche à suivre, etc. Face à une administration débordée et sous pression (file d’attente devant le « service des étrangers » de la préfecture de Bobigny dès 5h du matin), ces relations interpersonnelles jouèrent un rôle non négligeable dans l’accomplissement de ces démarches complexes, dont les résultats sont bien souvent aléatoires.

Bien entendu, nombre de responsables municipaux et préfectoraux ne considèrent alors pas ces entreprises comme un « vrai travail ». De même, certaines associations mandatées refusent d’accompagner les familles dans de telles procédures, pour la même raison : l’« insertion professionnelle » doit s’accomplir dans le travail salarié. À Montreuil comme ailleurs, bien des familles en auraient aisément convenu. Mais dans l’attente d’un éventuel accès au salariat, obtenir un premier titre de séjour permet de débloquer une situation administrative inextricable. Et lorsque, quelques années plus tard, la préfecture accepta d’accorder des Autorisations provisoires de séjour dans le cadre de la MOUS montreuilloise, les adultes possédant déjà des cartes de séjour de 10 ans « sans autorisation de travail » virent celles-ci transformées en cartes de 10 ans « avec autorisation de travail »... tandis que les autres obtinrent des APS de 6 mois. Le terme « transformé » semble particulièrement adapté, puisque personne ne sut jamais comment fut vraiment prise cette « décision ». Plus précisément, personne ne l’assuma explicitement.

Plus globalement, une expression en romanès rend compte du résultat incertain des démarches administratives : lorsqu’elles déposent un dossier en préfecture ou auprès d’une autre administration, les familles disent «Sutom andre ol lila », littéralement « J’ai jeté les papiers dedans », comme s’il s’agissait d’une vaste machine au fonctionnement obscur... ce qui est bien souvent le cas. Ouverture de comptes bancaires, accès aux prestations sociales ou à une couverture maladie : ces démarches sont autant de « batailles » (selon l’expression des travailleurs sociaux) répétitives et à l’issue incertaine (Lurbe i Puerto, 2013 ; Lormier et Panait Giurea, 2015). Pour les « Roms » comme pour l’ensemble des précaires mal-logés, le parcours idéal « logement provisoire/cours de français-rédaction de CV/entrée dans le salariat/obtention d’un logement social » n’est que rarement réalisable et réalisé à court terme, pour des raisons largement indépendantes de la volonté des acteurs de terrain (« bénéficiaires » de l’action publique inclus) et avant tout liées à un contexte de pénurie généralisée par le délitement de l’« État providence » (Castel 2009). Dès lors, pour « réussir l’insertion des familles », les travailleurs sociaux et autres partenaires du projet font jouer leurs propres relations, au cas par cas : « Jean-Philippe P., 45 ans, à l’époque adjoint du chef de service du commissariat de Moissy, va jusqu’à appuyer la candidature à l’embauche de certains auprès du supermarché du coin ! », peut-on lire dans La Vie (3219) du 10 mai 2007 concernant le projet de Lieusaint. Ailleurs, des associations mandatées font recruter certains « bénéficiaires » au sein même de leur maison mère ou chez de proches partenaires (ALJ93 et Emmaüs ou Coup de Main par exemple). Au-delà de l’accès au travail, des élus peuvent également rédiger des « lettres de soutien » (équivalents des « certificats de bonnes vie et moeurs ») pour telle personne, « bénéficiaire » du projet avec laquelle ils entretiennent des relations privilégiées, en vue d’obtenir un logement dans le parc privé. Dans tous les cas, la mobilisation des chaines de relations interpersonnelles motive et permet l’exploitation efficace des (rares) opportunités offertes par la réglementation et les dispositifs institutionnels. D’aucuns verront ici l’instrumentalisation de la « lettre de la loi », afin de satisfaire des intérêts personnels imbriqués (des familles, des travailleurs sociaux, des partenaires, des porteurs politiques, etc.), plutôt que le respect de son « esprit ». Constatons toutefois que les services de l’État eux-mêmes ne procèdent pas autrement, en particulier lorsqu’il s’agit de refuser l’accès aux droits à des étrangers perçus comme « indésirables », « Roms » ou non (Lochak 1985 ; Saas 2004 ; Spire 2008).

En prise avec les divers partenaires institutionnels (Éducation nationale, services sociaux, Caisse primaire d’assurance-maladie, Pôle Emploi, etc.) eux-mêmes soumis à des contraintes diverses, le travail des associations est un lieu révélateur des multiples injonctions paradoxales traversant le secteur du travail social (Autès, 2004 ; Dhume, 2006). À tous les niveaux, on retrouve « cette sorte de schizophrénie de beaucoup d’acteurs, qui naviguent entre d’un côté un système de règles officielles non appliquées ou non applicables, mais censées au moins être la référence dans les rapports avec l’extérieur et les “bailleurs” et, de l’autre côté, des règles “de fait”, elles-mêmes diverses » (Chauveau et al., 2001 : 150). Dès lors, des tensions émergent bien souvent, en particulier, d’une part, en interne entre les acteurs de terrains et leur hiérarchie et, d’autre part, entre les divers intervenants et les « familles bénéficiaires ». Il est en effet demandé à ces dernières d’« adhérer au projet » (par la signature systématique de « contrats » formalisant un certain nombre d’engagements, conditions à l’hospitalité[20]) sans prendre en considération le fait que chaque acteur possède une vision particulière de ce « projet », que ces visions sont souvent contradictoires et, plus encore, que les pouvoirs publics n’ont pas eux-mêmes les moyens (ou la volonté) de respecter l’ensemble des termes du « contrat », étant donné les difficultés considérables concernant l’accès au travail, aux droits sociaux et, bien entendu, au logement.

Le rapport précédemment cité sur « les expériences d’insertion menées à l’égard des occupants de campements illicites » considère pour sa part « [qu’] à cadre juridique constant, le succès d’un village d’insertion dépend essentiellement de la qualité de l’opérateur chargé de l’accompagnement social, de l’implication des différentes partenaires, des objectifs poursuivis, mais aussi du sérieux du suivi du projet. À ce titre, la participation active de l’État est bien souvent appréciée car elle permet de fixer un cadre global [...] en faisant en sorte que toutes les parties prenantes coopèrent.] (ibid. : 20). Et d’ajouter en conclusion qu’il « semble possible de s’appuyer sur des valeurs que tous partagent pour élaborer une approche commune et coordonnée » (31). C’est pourtant précisément là où les services de l’État furent les plus impliqués en termes de « pilotage rigoureux », en particulier dans les « villages d’insertion » d’Aubervilliers (2007-2012), Saint-Ouen (2008-2013) et Saint-Denis/Fort de l’Est (2009-2014), que le « succès » apparait le plus limité : seuls 44 %, 22 % et 36 % des « ménages accueillis » dans ces dispositifs (sur une vingtaine dans chaque site) purent finalement accéder au relogement[21]. Les « résultats mitigés de ces expériences », selon l’expression fréquemment employée par la préfecture[22], sont alors attribués aux caractéristiques de ce « public particulier » que seraient « les Roms », perçus comme définitivement coupables de leur marginalité (Wacquant, 2004 ; Chauvière et al., 2008). Et le Premier Ministre M. Valls de conclure en 2013 à propos de ces dispositifs : « Cela ne peut concerner qu’une minorité car, hélas, les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution. »[23] CQFD ?

Quelles conclusions ?

L’informalité, faite d’une conjonction de bricolages, de malentendus, d’arrangements et de l’exploitation d’opportunités conjoncturelles, constitue-t-elle donc un obstacle à la « réussite » de tels projets ? Tout dépend, bien entendu, du point de vue adopté, c’est-à-dire des intérêts en jeu. Quoiqu’ayant été indéniablement efficace, l’« informalité honteuse » de la MOUS de Montreuil semble aujourd’hui être un obstacle à la mise en valeur de ses « résultats » : ce qui voulait être à l’origine un « projet exemplaire » est dorénavant perçu par bien des acteurs du dispositif, en particulier les élus, comme une expérience douloureuse que personne n’envisagerait de reproduire. Serait-ce parce que cette politique publique a rempli une bonne partie de ses « objectifs » sans qu’on sache précisément à qui en accorder le mérite ? Pour sa part, l’État semble réticent à admettre la « réussite » d’un projet dont il a jugé le « périmètre » trop élargi dès l’origine et la « gouvernance » trop peu rigoureuse : reconnaitre ce succès amènerait en effet à questionner la rationalité même des politiques menées depuis plus d’une vingtaine d’années à l’encontre des « Roms migrants » et, au-delà, de l’ensemble des précaires. Les associations mandatées hésitent quant à elles entre un sentiment de satisfaction lié au « travail accompli » et la frustration d’avoir été « instrumentalisées » par les pouvoirs publics tout en ayant oeuvré dans un environnement institutionnel schizophrène.

Si l’on se place maintenant du côté des premiers intéressés, à savoir les familles dites « bénéficiaires », les vertus de l’informalité semblent peut-être plus explicites — bien qu’elles-mêmes se soient fréquemment plaintes des flottements et incertitudes caractérisant ce projet comme bien d’autres. En conservant comme l’ensemble des « partenaires » un pied dans l’informalité tout en participant à un dispositif institutionnel garantissant une certaine stabilité résidentielle, les familles ont pu poursuivre leurs propres formes d’insertion locale et d’invisibilisation, sans s’en remettre intégralement au bon vouloir de la « puissance publique » et de l’action sociale (Urba-rom, 2012 ; Clavé-Mercier, 2015). Assez rapidement, elles ont pu constater que les « raï » (littéralement « seigneurs » en romanès, désignant ici l’ensemble des décideurs institutionnels et associatifs avec lesquels elles eurent des contacts dans le cadre du « projet ») avaient certes du pouvoir, mais un pouvoir relatif et limité. De nombreux « bénéficiaires » exprimèrent par ailleurs à plusieurs reprises avoir bien conscience du fait qu’ils avaient certes « besoin des raï », mais que ceux-ci (mairie, associations, etc.) avaient également besoin d’eux et de leur famille : pour des raisons politiques, symboliques, financières, etc. Quand les élus, techniciens et travailleurs sociaux considèrent ainsi être instrumentalisées par les « Roms », ces derniers ne sont pas en reste et estiment tout autant être instrumentalisés : par ceux qui évacuent les bidonvilles et renvoient au pays, comme par ceux qui mettent en place des « projets d’insertion ». Il ne s’agit dès lors pas tant de lutter contre cela que d’exploiter au mieux les opportunités directement ou, le plus souvent, indirectement offertes par de tels dispositifs. Comme l’ensemble des parties prenantes. De ce point de vue, l’hypercontextualisé, sans cesse mouvante, de nombreux « projets pour les Roms » laissent place à la négociation, aux non-dits, aux sous-entendus et, dès lors, aux arrangements, au coup par coup, déstabilisant au passage le schéma décideurs/bénéficiaires (dominants/dominés). Les « partenaires » continuent ainsi de co-agir et de coopérer sans être d’accord sur bien des fondements et visées de l’action.

On souhaiterait pour finir dissiper ne serait-ce qu’un seul malentendu, tout en ouvrant des pistes de réflexion que cette étude de terrain pourrait inviter à explorer. Ce qui précède ne constitue pas un éloge béat de l’informalité ou du bricolage. On l’a précisé dès l’ouverture, la « réussite » du projet de relogement de Montreuil est en bonne partie liée à la construction de... logements abordables. Si cette banalité doit être répétée, c’est parce que les pouvoirs publics ne semblent pas avoir réellement pris conscience de son évidence, et ce bien au-delà de la « question des Roms » (Fondation Abbé Pierre, 2015). D’autre part, le recours, certes difficile, à la formalité aveugle de la loi fut une étape incontournable, ceci confirmant une autre banalité : un « projet d’insertion » n’a de sens que si ses « bénéficiaires » sont des sujets de plein droit et non des « invités en conditionnelle ». La mise en lumière de la dimension contextuellement productive de l’informalité dans de tels dispositifs peut néanmoins inviter à réfléchir plus avant sur les dynamiques de coproduction de l’intégration sociale.

Bien que largement discutée dans le champ des sciences sociales depuis une trentaine d’années (Schnapper, 1991 ; Wievorka, 1996 et 2008 ; Le Boucher, 2000 ; Noiriel, 2004 ; Paugam, 2014), la conception de cette notion demeure étroitement normative pour la majorité des acteurs politiques, institutionnels et associatifs. L’intégration sociale n’est pourtant pas l’aboutissement d’un mécanisme, mais un processus jamais achevé, basé sur le mouvement réciproque des interlocuteurs en présence, ici et maintenant. Sans minorer le poids des contraintes structurelles (juridiques, économiques, politiques), il peut ainsi être utile de rappeler que le processus d’intégration sociale se situe à l’échelle des relations interpersonnelles, quels que soient le statut socioéconomique ou l’« appartenance ethnoculturelle » des sujets en présence. Dès lors, il semble qu’une certaine dose de malentendu soit nécessaire à son déroulement (La Cecla, 2002), en constituant un rempart contre l’anomie ou la domination univoque. L’informalité dont il a ici été question serait ainsi le produit de ces malentendus éminemment productifs tout en représentant une ressource précieuse, à l’heure d’une gouvernance néolibérale appliquée aux politiques urbaines et sociales qui mobilisent la rhétorique de la « bonne gestion » pour ne pas avoir à justifier politiquement la mise à l’écart d’une part croissante de nos voisins.