Abstracts
Résumé
En étudiant la mise en oeuvre des politiques d’intégration participatives au sein d’une maison de quartier à Paris et d’une autre à Helsinki, cet article s’interroge sur la manière dont un lien de citoyenneté plus solide est tissé entre les femmes migrantes et la société française et finlandaise. L’observation in situ au coeur des dispositifs participatifs du café des mères à Helsinki et de l’atelier d’écriture à Paris montre que, bien que les politiques d’intégration participatives poursuivent officiellement des objectifs similaires, elles produisent en pratique un attachement civique de nature différente cantonné aux cadres normatifs du maternalisme et de la citoyenneté communautaire dans le premier cas, et à du féminisme et de la citoyenneté politique dans le second. Confrontée à l’insuffisance du cadre interprétatif des « modèles d’intégration » nationaux, cette recherche examine la variation des trois techniques du « travail d’attachement » que déploient les agents de terrain à la lumière d’éléments explicatifs locaux, comme la trajectoire des institutions et l’organisation des dispositifs comparés. Elle identifie comme apport principal de l’ethnographie aux comparaisons internationales la possibilité de développer des analyses multiniveaux et des comparaisons partielles, mais réalistes.
Mots-clés :
- comparaison internationale,
- ethnographie,
- Finlande,
- France,
- genre,
- politiques d’intégration des immigrés
Abstract
Analyzing the local-level implementation of participatory integration policies, this article asks how a stronger tie is woven between migrant women and French and Finnish societies. Careful observation of a mothers’ café in Helsinki and a creative writing workshop in Paris, two distinct tools of participative integration policies, allows for discovering significant differences in the tie that is effectively produced between migrant women and their host society despite the policies’ identical agendas. Unconvinced by the interpretative framework of ‘national models of integration’, this research examines variation in the techniques of ‘attachment work’ in the light of local-level explananda, namely the history of the institutions and the organization of the policy tools that are being compared. It advocates for the ethnographic method’s unique contribution to international comparison, i.e. the possibility to develop multi-level analyses and partial but realist comparisons.
Keywords:
- comparative method,
- ethnography,
- Finland,
- France,
- gender,
- immigrant integration policies
Article body
Introduction
Dominées par un raisonnement basé sur des « modèles nationaux[1] », les comparaisons internationales des politiques d’intégration des immigrés ont longtemps négligé l’échelle analytique locale. La « pensée modélisante » (Duyvendak et Bertossi, 2009) peint une carte de l’Europe où les différents modèles d’intégration donnent une couleur différente aux unités nationales, qui se distingueraient par des « philosophies d’intégration » (Favell, 1998) ou des « idiomes culturels » (Brubaker, 1992) permettant de penser la place des immigrés et des minorités dans la cité. Selon cette tradition, la comparaison franco-finlandaise serait structurée par une opposition entre le modèle « républicain » et assimilationniste français, et le modèle « multiculturaliste » finlandais soi-disant plus tolérant à l’égard des différences.
Le cadre interprétatif des modèles d’intégration est toutefois aujourd’hui sujet à une remise en question sérieuse (voir Bertossi et Duyvendak, 2012 ; Favell, 2001 ; Fischer et Hamidi, 2016). En effet, en ramenant aux modèles d’intégration l’interprétation des différences observées entre les politiques nationales, il attribue aux sociétés nationales une cohérence interne exagérée et repose, de ce fait, sur des comparaisons souvent hâtives et superficielles. Faute de prendre en compte l’échelle analytique locale, la pensée modélisante se fonde sur une absence de distinction entre réalité discursive et pratique, négligeant ainsi la complexité des terrains concrets. Pour cette même raison, elle repose sur une conceptualisation peu problématisée de la notion même d’intégration : normative plutôt qu’empirique, statique plutôt que dynamique.
Dans le prolongement de ces interrogations, cet article propose une autre approche que celle de la comparaison des politiques d’intégration nationales : une approche axée sur leur pratique ordinaire. Il porte sur la mise en oeuvre à Paris et à Helsinki des politiques d’intégration des femmes migrantes, une nouvelle catégorie prioritaire des politiques publiques (Frigoli et Manier, 2013 ; Martikainen et Tiilikainen, 2007). Les mesures d’intégration locales ont en outre la particularité de s’écarter des politiques d’intégration plus traditionnelles par leur dimension relationnelle et localisée. Au lieu de faire avancer l’alignement de la position sociale ou des pratiques culturelles des nouveaux arrivants avec celles de la majorité nationale à l’aide d’outils standardisés, la démarche d’intégration participative considère que la création de liens interpersonnels plus nombreux et plus solides entre les immigrés et leurs concitoyens est le moyen d’intégration le plus adapté.
Officiellement, les politiques d’intégration participatives françaises et finlandaises poursuivent un objectif quasi identique : sortir les femmes migrantes de leurs foyers familiaux et les faire participer aux activités collectives « civiques » organisées par des institutions publiques locales, comme les « maisons de quartier », outils privilégiés d’animation sociale des quartiers populaires. Mais dès que l’on gratte la surface et que l’on descend à l’échelle locale de la pratique ordinaire de ces politiques, des différences considérables apparaissent dans leurs formes locales et dans la nature des liens qu’elles produisent. À Helsinki, les femmes immigrées, accompagnées de leurs enfants, sont amenées à partager un repas au « café des mères », tandis qu’à Paris un atelier d’écriture créative leur est proposé. Le café des mères conditionne l’attachement civique des femmes immigrées à travers le développement d’une identité collective centrée sur la maternité, ainsi qu’à travers la maîtrise des normes domestiques finlandaises et le tissage d’un lien pérenne avec la communauté locale. L’atelier d’écriture, par contre, apprend à ses participantes à se reconnaître mutuellement en tant que femmes souffrantes en voie d’émancipation, à condition qu’elles acquièrent un ensemble de compétences politiques et thérapeutiques qui leur permettront de rejoindre la société française au-delà de la maison de quartier.
Comment alors interpréter ces différences ? Dans quelle mesure sont-elles produites par des modèles d’intégration nationaux ? Sont-elles plutôt le fait de simples singularités des terrains d’enquête ? Existe-t-il des éléments explicatifs de niveau intermédiaire et, si oui, lesquels ? Cet article propose de dépoussiérer la pensée modélisante en répondant à la question suivante : comment articuler les différents niveaux d’analyse des données empiriques produites à l’échelle locale pour construire une comparaison internationale ?
L’article développe une réponse à ces questions par une analyse intermédiaire située entre l’échelle macrosociologique des modèles d’intégration et celle microsociologique des conceptions et des caractéristiques des « street-level bureaucrats », les professionnels de terrain qui mettent en oeuvre les politiques (Lipsky, 2010). Son propos est fondé sur une enquête de terrain réalisée sur une période allant de 2011 à 2016, dans deux quartiers populaires ciblés par des politiques de rénovation urbaine : Kamppila à Helsinki et Tiercy dans la région parisienne[2]. Il mobilise deux types de matériaux empiriques : des comptes rendus d’observation participante des dispositifs participatifs locaux et des entretiens approfondis avec les agents de terrain (n=10). L’enquête a abouti à l’identification de trois techniques générales de travail d’attachement — négociation de reconnaissance mutuelle, affirmation des normes communes, encouragement à l’entraide — et de deux facteurs significatifs de leur variation contextuelle — la trajectoire de l’institution locale et l’organisation du dispositif participatif —, dont l’analyse forme le coeur de cet article.
L’article débute par la présentation des politiques d’intégration participatives françaises et finlandaises. Elles sont étudiées ici depuis la perspective de leur dimension relationnelle. Les cas finlandais et français sont ensuite présentés séparément afin de mettre en lumière leurs singularités. L’article explique ensuite comment la comparaison « par le local » a été concrètement opérationnalisée. La conclusion de l’article discutera de l’apport du regard local pour la compréhension des politiques d’intégration.
1. La dimension relationnelle des politiques d’intégration participatives
En matière d’immigration et d’intégration, la politisation par le genre est une des principales tendances convergentes entre les pays européens dans les années 2000. Sous l’influence des organisations internationales et de la prise de conscience de la féminisation des flux migratoires, des pays d’accueil aussi différents que la France et la Finlande s’engagent dans le développement de mesures d’intégration qui ciblent la nouvelle catégorie d’intervention des « femmes immigrées » (Frigoli et Manier, 2013 ; Martikainen et Tiilikainen, 2007 ; Tuori, 2009). Les dispositifs du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) introduit en France en 2004 et du Plan personnel d’intégration (PPI) établi Finlande en 1999 sont des exemples de ces nouvelles politiques qui font de la relation entre l’État et l’immigrée un contrat plutôt qu’un processus graduel, et dont les termes doivent être respectés par les deux parties (Pélabay, 2011). En échange des services garantis par l’État — formations civiques et linguistiques, accompagnement social et bilan professionnel —, les femmes immigrées sont censées devenir des actrices actives et autonomes de leur intégration. On attend d’elles qu’elles prennent part à des activités qui leur permettent d’assimiler les normes et les valeurs « non négociables » de leurs sociétés d’installation, comme la laïcité et l’égalité homme-femme en France, ou les principes d’égalitarisme et de travail salarié en Finlande (Hachimi Alaoui, 2012 ; Vuori, 2012).
La palette d’outils standardisés est complétée dans les deux pays par des dispositifs d’intégration participatifs, des « ateliers » ou des « projets » d’intégration organisés typiquement à l’échelle locale, au sein des quartiers populaires où se concentre la population immigrée. En France, les mesures locales d’intégration des femmes immigrées se sont appuyées sur des activités collectives allant d’initiatives de médiation sociale à des ateliers de cuisine ou de couture, ou encore à de l’accompagnement de femmes victimes de violence (Faure et Thin, 2007 ; Hamidi, 2010 ; Manier, 2013 ; Palomares, 2008). En Finlande, ce sont surtout des projets d’intégration articulés autour du thème de la parentalité qui ont proliféré (Intke-Hernández et Holm, 2015 ; Nordberg, 2015).
Ces différentes mesures ont en commun de promouvoir l’« empowerment » des femmes immigrées, terme compris dans le sens d’une injonction à développer un ensemble de compétences individuelles nécessaires pour « conduire rationnellement son existence » et « être entrepreneur de sa propre vie » (Bacqué et Biewener, 2015). Mais au-delà de cette dimension individuelle du processus de « citoyennisation » (Nordberg et Wrede, 2015), les dispositifs participatifs d’intégration contiennent une dimension relationnelle. Ils sont fondés sur une perception des femmes immigrées comme étant « détachées » de la société d’installation (Nordberg, 2015), c’est-à-dire comme excessivement attachées à leur entourage familial ou interethnique, et trop faiblement liées à ceux qui dépassent ces cercles. Ces mesures se concentrent donc sur l’établissement de liens entre les femmes migrantes et les individus, les groupes et les institutions qui composent la société à l’échelle du quartier.
Malgré sa prégnance, la dimension relationnelle des politiques d’intégration participatives reste négligée par les études sociologiques. Les recherches antérieures précédemment citées produisent des analyses sur le maintien des frontières ou sur la construction des subjectivités au sein de ce type de politiques, mettant ainsi en évidence les effets parfois exclusifs de ces politiques sur la formation de la citoyenneté des femmes immigrées. Mais en tournant le dos à la dimension relationnelle des politiques d’intégration, elles ne permettent pas de comprendre comment la citoyenneté des immigrées est conditionnée par le profond travail des agents de l’État sur les relations entre les migrantes et leurs concitoyens.
Cette recherche se concentre sur l’analyse du processus d’attachement civique, c’est-à-dire la construction progressive d’un lien entre l’immigré et l’État-nation doté d’une dimension affective et sujet à une régulation normative spécifique à son contexte (Paugam, 2017). Plus précisément encore, les dispositifs participatifs sont ici interrogés sous l’angle du « travail d’attachement », autrement dit des pratiques d’initiation, de maintien et de transformation des liens sociaux qui attachent les femmes migrantes aux autres et à leur société d’installation (Haapajärvi, 2018). L’observation participante du travail d’attachement au sein des maisons de quartier de Kamppila et de Tiercy a permis d’identifier in situ les pratiques de négociation de reconnaissance mutuelle, d’affirmation des normes communes et d’encouragement à l’entraide comme des techniques de solidification de l’attachement civique. En analysant la variation de ces techniques, il s’agit de comprendre comment le lien entre les femmes migrantes et leurs sociétés d’installation prend sa forme particulière dans les deux cas étudiés.
2. Kamppila : des citoyennes-mères au service de la communauté locale
Le « café des résidents » (asukaskahvila) du mercredi midi est le moment fort de la semaine à la maison de quartier de Kamppila. C’est lui qui y attire le plus de participantes : entre quatre et quinze mères accompagnées de leurs enfants. Il s’agit principalement de femmes non immigrées et de migrantes d’origine somalienne, qui ont en commun leur quartier d’habitation et le fait d’être en dehors du marché du travail : elles sont à la maison avec leurs enfants. Lors du café, les cinq agentes de la maison circulent parmi les usagères et participent au repas commun à leurs côtés. Les agents de terrain sont tous des femmes, mères de famille, diplômées des métiers du social, employées en contrat à durée indéterminée (CDI) par la ville de Helsinki, et Finlandaises autochtones, à l’exception de Ksenia, originaire de Saint-Pétersbourg.
Le café obéit à un mode d’opération simple. Chaque mercredi, une habitante du quartier, appelée à l’occasion la « cuisinière », prépare un repas dans la cuisine de la maison et le vend aux autres usagères de l’institution : les « clientes ». La cuisinière arrive à la maison de quartier tôt le matin afin d’avoir le temps de préparer la nourriture et de mettre le tout en vente à 11 heures. Si, en temps normal, les usagères peuvent apporter leur propre casse-croûte, elles sont censées consommer, le mercredi, les plats préparés par la cuisinière autour des deux tables rondes de la salle à manger, entre 11 heures et 13 heures.
À 13 heures, les agentes invitent la cuisinière à débuter la phase de ménage. Les autres usagères, par contre, sont invitées à s’installer dans le salon de la maison de quartier. Façonné tel le salon d’un foyer privé — équipé de canapés confortables, de rideaux fleuris, de plantes vertes, de jeux et de jouets —, l’espace devrait, selon les agentes, offrir des sociabilités informelles. Il devrait notamment permettre à toutes de prendre du plaisir à être parmi les autres (oleilla), et peut-être de poursuivre les échanges amorcés pendant le repas, souvent sur des thèmes qui touchent aux enfants et à la vie du quartier, des thèmes par lesquels toute participante saurait se sentir concernée.
Entre mères de famille
À Kamppila, la reconnaissance mutuelle entre les participantes du café est fondée sur la maternité. Divisée tel un foyer familial entre son intérieur, composé d’une cuisine, d’une salle à manger et d’un salon, et l’extérieur, qui comprend un jardin potager, la maison de quartier incite les femmes locales à effectuer ensemble des activités ordinaires traditionnellement féminines, comme préparer la nourriture, éduquer les enfants et prendre soin de l’environnement de la maisonnée.
Le maintien d’une identité collective de mères de famille n’est toutefois pas seulement permis par l’aspect matériel de l’institution ou par le type d’activités collectives qui rassemblent les femmes locales. Les agentes de terrain interviennent aussi de façon active au cours des interactions entre les usagères, créant ainsi des conditions favorables à leur reconnaissance mutuelle en tant que mères, comme le montre l’observation suivante :
Leena, une des agentes, s’installe pour manger entre Saana et Bilan, deux mères respectivement d’origine finlandaise et somalienne, assises autour d’une table avec leurs enfants. Les deux femmes se concentrent sur leur repas et nourrissent leurs enfants, sans entretenir d’interactions entre elles. Leena commence par prendre des nouvelles de la santé de Muhanad, le fils de Bilan, qui a souffert d’otites répétées. Après avoir écouté Bilan, elle s’adresse à Saana dans le style nonchalant d’une discussion informelle : « Tes filles en ont fait aussi, non ? Tu avais des remèdes alternatifs, non ? » Saana commence à raconter avec enthousiasme des soins consistant à planter des bougies dans les oreilles, ainsi que des méthodes ostéopathiques. Leena ponctue son récit d’exclamations enthousiastes. Bilan répond poliment aux conseils de Saana : « Oui, oui, donne-moi les liens. Je regarderai. C’est très intéressant ». Saana sort de nouveau son téléphone intelligent et commence à énumérer des références pour Bilan
Note du terrain du 5 octobre 2012
En faisant communiquer Saana et Bilan sur la santé de leurs enfants, Leena provoque un échange entre deux femmes séparées par leurs origines ethniques et sociales, et peut-être aussi par leurs intérêts. Le temps de cette interaction, Saana, une Finlandaise issue des classes moyennes en congé de maternité, et Bilan, une jeune mère somalienne sans diplôme et avec une famille nombreuse à charge, échangent plus que des informations factuelles : elles se reconnaissent mutuellement comme des mères de famille, des actrices concernées par le bien-être de leurs enfants et par celui des autres.
La maîtrise de la maison
Le café des mères est unanimement considéré par les agentes de l’institution comme le vecteur idéal de l’intégration des immigrés. Veera, une des animatrices, décrit son intérêt particulier : « Il est très important qu’elles [les femmes immigrées] puissent voir comment c’est à l’intérieur d’une maison finlandaise, comment les choses sont faites » (Entretien du 20 février 2013). La participation au café des résidents enseigne aux femmes migrantes la maîtrise de l’organisation temporelle, spatiale et fonctionnelle d’un foyer familial finlandais, ainsi qu’une certaine morale domestique finlandaise construite sur les idéaux de propreté, d’égalité et de respectabilité.
Si la maîtrise technique de la maison finlandaise est une condition nécessaire de la participation au café, elle ne garantit pas seule le maintien des relations interpersonnelles. Les agentes s’efforcent de transmettre aux femmes migrantes les règles des interactions qui permettent d’entretenir à la maison une ambiance « chaleureuse, conviviale et familiale (kotoisa) » par l’orchestration des interactions entre les usagers, comme le dévoile la séquence suivante :
Malla et Riia, deux jeunes mères finlandaises qui viennent régulièrement à la maison de quartier, et leurs quatre enfants occupent une des tables de la salle à manger, tandis que trois mères somaliennes sont rassemblées autour de la deuxième. Anas est assis sur les genoux de sa mère somalienne, Farido. Soudainement, Anas se penche vers le couffin où dort le bébé de Xaawo, une amie de Farido. Il manque de tomber des mains de sa mère qui, en essayant de le rattraper, renverse son verre de jus de fruits sur la table. Xaawo réprimande le garçon en somalien. Celui-ci commence à pleurer. Farido le pose par terre et le tire par l’oreille. Malla et sa copine arrêtent de manger. Consternées, elles lèvent les yeux et commencent à chercher les agentes du regard. En attendant, Malla se lève, tend promptement des serviettes à Farido afin qu’elle puisse essuyer la table et les mains d’Anas. Anas pleure fort et les tentatives des mères somaliennes pour le calmer ne font qu’ajouter au bruit. Uba tâche de rappeler à l’ordre les jeunes mères somaliennes depuis la porte d’entrée : « Chut chut ! ». Elle leur fait un clin d’oeil et échange un regard complice avec Liisa, la chef de la maison de quartier, qui se tourne vers les autres clientes, s’assied avec elles et lance des petites questions ordinaires pour détourner leur attention d’Anas et de l’éruption du désordre : « Comme il fait mauvais ! C’est vrai que bientôt c’est les vacances d’hiver, que faites-vous ? Partez-vous voir de la famille ? »
Note de terrain du 12 février 2014
On voit dans ce passage que la « normalité » de l’ambiance de la maison de quartier est une question de coopération étroite entre les individus qui s’y rencontrent. Malla tend rapidement des serviettes à Farido pour que cette dernière puisse nettoyer. Uba appelle les jeunes mères somaliennes au silence. Liisa détourne l’attention du verre renversé, du garçon réprimandé et du bruit excessif, vers les sujets consensuels de la météo et des vacances.
Outre la préservation de l’ordre, ces petites pratiques transmettent essentiellement aux femmes migrantes un style de groupe (« group style ») (Eliasoph et Lichterman, 2003) distinct de ce qu’elles connaissent, et que l’on pourrait qualifier de sollicitude discrète. Au café, il convient de faire preuve d’attention envers autrui et envers l’environnement commun, tout en restant discrète et non intrusive dans les échanges interpersonnels. Cela est particulièrement important concernant les femmes de la minorité somalienne, dont les différences de « culture » sont considérées comme problématiques lors de certaines interactions avec les Finlandais, comme l’illustre le propos de Soila : « C’est dans leur culture, qu’il y ait toujours du bruit et du mouvement. Tu peux voir ça avec celles qui sont bien intégrées et celles qui viennent d’arriver et qui ne connaissent pas le mode de vie d’ici. Avec le temps, normalement, ça disparaît, sauf si c’est un problème d’attitude » (Entretien du 20 février 2013). Autrement dit, le café comprend une certaine dimension « civilisatrice » (Bruun, Jakobsen et Krøijer, 2011 ; Elias, 1977), c’est-à-dire une harmonisation des comportements des minorités avec ceux de la majorité, nécessaire pour la fluidité des interactions ordinaires à la maison de quartier et au café, deux lieux qui sont censés socialiser les migrantes selon le « mode de vie finlandais », une référence canonique chez les agents de terrain.
Au service de la communauté locale
Les professionnels de terrain saisissent aussi l’opportunité d’encourager de petites pratiques d’entraide entre les occupantes, comme le montre la scène suivante, qui a eu lieu un jour d’été dans la cour de la maison de quartier :
Leena est assise à table avec Fadumo et deux autres femmes somaliennes, toutes des « mères régulières », et prend un café et un gâteau vers 14 heures. De l’autre côté de la table se sont installées deux mères d’origine finlandaise que Leena ne connaît pas. Elle les salue et leur adresse quelques mots gentils au sujet des bébés avec lesquels elles sont venues, puis continue sa discussion avec Fadumo. Quand une des mères finlandaises se tourne vers Leena et demande s’il y a un lieu pour changer la couche du bébé, Leena se tourne à son tour vers Fadumo : Fadumo, tu connais bien la Maison. Pourrais-tu montrer à cette jeune mère où elle peut s’occuper de son petit, où se trouve le matériel ? Je t’en remercie. La mère concernée a l’air surprise, mais suit Fadumo, qui se lève sans mot dire, mais en souriant et en lui faisant signe de la suivre
Note du terrain du 23 juillet 2014
Comme les échanges verbaux amorcés entre usagers par les agents, ces micropratiques d’entraide n’aboutissent pas forcément à des interactions profondes entre les différentes participantes. Elles sont cependant importantes, car elles densifient les liens tissés dans l’institution entre des individus qui sont habituellement séparés les uns des autres par des frontières sociales et ethnoraciales dans d’autres contextes d’interactions. Ces petites pratiques de care (Paperman et Laugier, 2011) participent également du processus d’élargissement du périmètre de l’attachement des femmes migrantes : en plus d’entretenir des liens entre les usagers au moment du café, les travailleurs sociaux cherchent à mobiliser les mères pour préserver l’environnement commun de l’institution et du quartier d’habitation. Ils s’efforcent de faire des femmes migrantes non seulement des usagères individuelles de la maison de quartier, non seulement des femmes connectées aux autres participantes du café, mais aussi des « mères du quartier » (puiston äidit), des citoyennes « communautaires » (de Wilde et Duyvendak, 2016) investies dans le maintien de l’ordre moral de leur communauté locale, l’échelle la plus pertinente de la réalisation de leur citoyenneté effective.
3. Tiercy : des citoyennes compétentes en quête de projets
À la maison de quartier de Tiercy, les femmes migrantes sont enjointes de mener ensemble un projet collectif. En 2011 et 2012, le projet consistait en un atelier d’écriture créative. Un mercredi typique, de 14 h à 16 h 30, huit à dix « participantes » du projet se réunissent autour de la grande table rectangulaire posée au centre de l’espace associatif, une grande pièce austère équipée d’un tableau blanc, d’une rangée de chaises d’un côté et d’un coin cuisine rudimentaire de l’autre. Les séances de l’atelier se déroulent sous l’oeil des deux « meneurs » du projet, Samina, animatrice de la maison de quartier, et Bader, intervenant associatif extérieur. Tous deux sont des descendants de migrants maghrébins, originaires des quartiers populaires et acteurs expérimentés du milieu associatif.
Les séances sont articulées autour de deux activités distinctes : les moments de délibération collective et l’écriture individuelle. Si les femmes peuvent venir avec leurs enfants, ces derniers sont pris en charge par Raphaël, un autre animateur de l’institution, qui s’occupe d’eux dans une pièce adjacente pendant les exercices des adultes. Au cours du temps de délibération, Samina et Bader animent la discussion, lancent des idées et modèrent les échanges, afin que les femmes rassemblées partagent leurs points de vue et leurs expériences sur des thèmes tels que les droits des femmes ou la division du travail entre les sexes. Après ce temps d’« éveil des consciences » vient le moment de la mise à l’écrit des expériences personnelles dans des petits cahiers distribués aux participantes. Un quart d’heure avant la fin de la séance, un café est servi. Les enfants peuvent rejoindre leurs mères, les sujets de discussion changent et l’ambiance est plus détendue.
Au fil des séances, Samina et Bader aident les participantes à exprimer ce que signifie pour elles « être femmes » ou, plutôt, dans la plupart des cas, ce qui les empêche de s’épanouir en tant que telles. Le raffinement progressif des textes individuels est important, car les écrits des femmes servent de matière brute à une pièce de théâtre intitulée « Les femmes et les hommes s’accordent », présentée sur la grande scène de la maison de quartier le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
Entre femmes souffrantes
Lors des séances hebdomadaires, Samina et Bader oeuvrent intentionnellement en faveur d’une prise de conscience des participantes de leur condition commune de femmes souffrant de manque de droits et d’oppressions masculines. Les échanges survenus lors de la séance inaugurale du projet démontrent particulièrement bien comment les agents de terrain cherchent à fonder l’identité collective sur l’idée de la citoyenneté féminine comprise dans le sens des droits formels :
Samina demande : « Que fait une femme ? ». « Elle peut travailler », dit Sadia, une jeune mère marocaine. « Chut, chut ! », s’écrie Samina qui s’illumine et note « droit de travailler » sur le tableau. « La femme peut travailler, gagner sa vie », répète Sadia. « Pourquoi c’est important ? », demande Samina. « Comme ça, elle peut acheter quelque chose pour elle-même », dit Radha, immigrée d’origine tamoule. « Ou c’est pas pour elle-même, mais pour la famille », reprend Sadia. « Elle peut acheter des beaux habits ! », s’exclame Djamila, une quadragénaire algérienne. « Et avec cet argent, quand elle le reçoit, elle en fait quoi ? », continue Samina. Les femmes ont l’air perplexe. « Elle le met où ? », précise Samina. « Sur son compte bancaire ? », demande Sadia. « Précisément », répond Samina. « Une femme a le droit d’avoir un compte bancaire et une carte bancaire à son nom. » Elle regarde longtemps les femmes comme pour vérifier que tout le monde a compris et écrit : « droit au compte bancaire, droit à la carte bancaire ». Elle continue sur ce thème : « Quels autres droits elle a, la femme, en France ? ». Samina scrute le public. « Voter », énonce Meriem, compatriote sexagénaire de Djamila. « Très bien, des droits politiques, elle peut voter ! ». Samina ajoute : « droit de vote » sur le tableau
Note de terrain du 12 octobre 2011
Cette approche des conditions de reconnaissance mutuelle qui s’écarte fortement du registre maternaliste employé à Kamppila se reflète par ailleurs directement dans la composition du groupe : trois des huit participantes régulières ne sont pas des mères de famille, toutes sont migrantes ou, du moins, minoritaires, et elles connaissent des difficultés d’accès aux droits.
Si les moments de délibération servent, selon Samina, à « éveiller les consciences », l’écriture individuelle resserre davantage les contours de la condition féminine qui fait l’unicité du groupe, comme le montre la séquence suivante :
« Je n’ai pas de sujet », insiste Radha. « Oh, tout le monde a un sujet », dit Bader en se plaçant à côté de Radha. « Si tu écrivais sur quelque chose qui t’a marquée ? Parle-moi d’un événement qui t’a touchée. » Bader continue. « Et si tu écrivais sur ton père ? », suggère Samina. « Mon père, c’était un alcoolique. Il est mort et je n’ai pas envie de penser à lui », renonce Radha. « Et ton mari ? », propose Samina. « Mon mari, c’est pire ! », s’exclame-t-elle. « Il est fainéant. Pourquoi écrire sur lui ? » Samina s’incline vers Radha et propose : « Bon, écris déjà cela. Mon mari est fainéant »
Note de terrain du 9 novembre 2011
Lors des ateliers, les femmes sont sommées de préparer des « récits privés » que Samina et Bader accordent par la suite avec le « récit public » des femmes migrantes, pour reprendre la terminologie d’Isabelle Astier (1995). L’atelier d’écriture amène, dans un premier temps, les participantes à objectiver les expériences subjectives liées à la figure stéréotypique de la femme migrante victime des oppressions masculines exercées sur elle par les hommes minoritaires (Guénif-Souilamas, 2005). Le projet propose de libérer celles qui en ont la volonté de leur position subordonnée.
Des compétences civiques et thérapeutiques
La participation au projet apprend aux femmes deux types de compétences nécessaires pour devenir une « bonne » citoyenne. À l’instar de la séquence précédemment mobilisée, les moments de délibération collective apprennent aux femmes migrantes des compétences civiques (Talpin, 2010) : prendre la parole en français, exprimer leurs propres opinions devant les autres et réagir poliment à des points de vue différents dans un esprit d’égalité, de démocratie et de rationalité. Autrement dit, l’atelier leur inculque des savoir-faire politiques élémentaires.
Deuxièmement, la bonne tenue du projet exige des femmes qu’elles maîtrisent les compétences relevant de l’univers de la psychothérapie, compétences nécessaires pour devenir la version la plus « complètement réalisée » d’elles. Dans le cas contraire, elles risqueraient de paraître « non seulement [comme des] victime[s] de quelconques conditions ou oppressions externes, mais comme [des] victime[s d’elles-mêmes] » (Illouz, 2006 : 88). Les moments de « percées », comme Samina désigne les soudaines prises de conscience des femmes, mettent en évidence ces compétences particulières :
Meriem travaille sur son texte. Elle a écrit différentes versions articulées autour de son mariage. Les autres membres du groupe ont appris qu’elle avait été mariée à quinze ans, contre sa volonté, au fils aîné du voisin. Puisque son père était déjà mort à cette époque, sa mère s’était chargée des négociations. Tout d’un coup, Meriem dit à voix haute, levant le regard : « Mais je sais ce qui ne marche pas dans ce texte. Mon père n’y est pas ! ». Les autres interrompent leurs activités. Meriem se tourne vers Bader et murmure, cette fois, à voix basse : « C’est mon père que je regrette ». Elle a maintenant les épaules tendues, le dos courbé : « J’en ai toujours voulu à ma mère et à mon mari de m’avoir mariée si jeune. Je n’étais pas prête. Je n’étais qu’une fillette. Et j’ai toujours pensé en idéalisant que mon père n’aurait pas fait de même. Qu’il aurait empêché cette folie ! » Elle éclate en sanglots : « Mais il avait été tué, fusillé sur la cour intérieure de notre maison par des soldats français qui le soupçonnaient d’activités militantes. Et maintenant, je me trouve dans cette condition, dans ce pays qui est à l’origine de ces torts ! » Les larmes de Meriem s’intensifient. Samina s’assied à côté d’elle et la tient par la main. Toutes les autres femmes arrêtent leurs activités, qu’il s’agisse d’écriture ou de discussions informelles. En se concentrant sur Meriem, leur tête s’incline, certaines la secouent légèrement. Toutes affichent des visages graves traversés de sourires compassionnels. « Ce n’est pas facile », soupire Sadia. « Bismillah », prononce Djamila (une bénédiction en arabe), qui cherche des mouchoirs à offrir à Meriem dans son sac à main. Puis les femmes retournent à leurs textes et laissent Samina, toujours sanglotante, à la charge de Meriem
Note de terrain du 18 janvier 2012
Dans le contexte du groupe, les femmes migrantes doivent avoir la volonté, conformément aux principes freudiens, de scruter leur passé et de chercher dans leurs relations familiales des éléments qui permettent d’expliquer leurs souffrances actuelles. Elles doivent être prêtes à communiquer aux autres des expériences intimes au risque de « perdre la face » en raison de la douleur que celles-ci peuvent provoquer. Elles doivent aussi apprendre à réagir au chagrin ou à la colère des autres, à des manifestations publiques d’émotions privées, à abandonner momentanément leurs activités, à incliner la tête, à soupirer un mot d’encouragement afin de permettre à celle qui s’est effondrée de se recomposer.
D’un projet à un autre
Outre les moments de « percées », les subtiles pratiques d’entraide sont importantes du point de vue de la réussite du projet qui aboutit à la publicisation du récit de chacune des participantes sous la forme d’un spectacle de théâtre sur la scène de la maison de quartier. Le 8 mars, il règne dans les coulisses une ambiance effervescente. Les femmes s’entraident à répéter leur texte, à s’habiller et à se maquiller, et, toutes très nerveuses, se rassurent mutuellement. Elles sont face à une épreuve commune, à la fois individuelle et collective, vers laquelle elles ont cheminé ensemble et qui marque la fin du projet. La réussite du spectacle dépend de la capacité de chacune à lire son texte sous la lumière écrasante du projecteur, et devant un public constitué d’autres femmes migrantes et de quelques élus locaux. Les enjeux sont forts. La qualité de leur performance ne sera pas jugée uniquement sur des critères esthétiques, mais aussi et surtout sur des critères moraux. Aujourd’hui, il s’agit d’apparaître en tant que citoyennes épanouies, en tant que femmes qui ont su s’affranchir des frontières qui les séparaient auparavant des citoyens français.
Au fil des prises de parole successives, les femmes s’apportent un soutien collectif par de petits gestes corporels : regards, sourires, applaudissements silencieux. Djamila, qui tremblait à l’idée de passer sur scène, clôt le spectacle avec un texte colérique sur son ex-mari, déclamé sans support textuel, et sans une seule erreur. Elle crache les derniers mots et frappe l’air de sa main, comme une grande comédienne : « Ô comme j’étais naïve et obéissante ! Et il [l’époux] en a profité pour me faire entrer dans des histoires et dans des conflits. Et il ne m’a jamais demandé pardon ! ». Le rideau tombe. Djamila se tourne vers les autres femmes avec un sourire jubilatoire qui se reflète sur le visage de chacune d’entre elles. Elles se précipitent pour former un rang, bras dessus bras dessous, prêtes à recevoir les applaudissements.
Les interactions observées dans les coulisses cristallisent le style de groupe propre à l’atelier, groupe que l’on pourrait qualifier de compagnonnage solitaire. Les participantes savent que, bien qu’elles partagent des expériences hautement intimes lors des séances hebdomadaires de l’atelier d’écriture et qu’elles éprouvent un état d’effervescence collective particulièrement marqué sur la scène de la maison de quartier, les liens entretenus dans le contexte du groupe ne sont pas voués à perdurer. Leur participation assidue et ponctuelle au projet pendant l’année scolaire a eu comme objectif de tisser un soutien relationnel favorisant l’avancement individuel de chacune. L’espace de confiance entretenu dans le contexte de l’atelier a permis à chacune d’effectuer un intense travail sur soi et d’acquérir des compétences civiques transposables à de nouveaux projets. Au lieu de nourrir un attachement de plus en plus profond à une communauté locale, les liens produits par le projet ont une similitude avec les « liens jetables » (disposables ties) caractérisés, selon Matthew Desmond (2012), par un investissement intense sur une courte durée obéissant à une logique de poursuite d’objectifs vitaux, comme celui d’accéder à l’expérience de la citoyenneté dans les marges de la société française.
4. Comparer « par le local »
Du point de vue de l’interprétation des résultats de recherche présentés, le cadre interprétatif des modèles d’intégration nationaux s’avère insatisfaisant. Il est vrai que certains répertoires normatifs associés au modèle « républicain » français s’accordent avec nos observations : les conceptions civique de la nation et individuelle de la citoyenneté trouvent une résonance dans l’atelier d’écriture articulé autour du thème de la citoyenneté et concentré sur le développement des compétences civiques chez les migrants individuels. De même, la conception ethnique de la nation finlandaise et la tradition collectiviste de la citoyenneté élucident l’importance de l’harmonisation des modes de vie et le développement des solidarités locales dans ce contexte.
L’enquête remet toutefois en question l’opposition structurante que dresse la pensée modélisante entre l’assimilationnisme républicain et l’ouverture d’esprit multiculturaliste. Ces différences grossières camouflent quelques-unes des observations les plus intéressantes, comme la forte tendance maternaliste des politiques finlandaises, le procédé thérapeutique à Tiercy, ou encore les différences entre les styles de groupe de la sollicitude discrète et du compagnonnage solitaire, qui enseignent localement aux femmes migrantes comment interagir en tant que « bonnes » citoyennes.
Cette enquête identifie la trajectoire des institutions locales et l’organisation des dispositifs participatifs en tant qu’éléments explicatifs de l’ordre local. Sans les prendre en compte, on ne comprend pas comment les politiques nationales prennent vie dans les interactions ordinaires entre les travailleurs sociaux et leurs publics.
L’empreinte des réformes de l’action publique sur les maisons de quartier
Fondée dans les années 1980 par des acteurs associatifs locaux partisans de l’éducation populaire, la « maison des associations » de Tiercy était initialement gérée par une dizaine d’associations locales. À l’image des « maisons du peuple », son organisation reposait sur des principes d’autogestion par les habitants, et de promotion de la culture populaire et des intérêts de la classe ouvrière (Cossart et Talpin, 2012). À la suite du classement de Tiercy en zone urbaine sensible (ZUS) en 1996, la « maison des associations » a été municipalisée et mise au service des objectifs des politiques de la ville, tout comme d’autres structures de ce type implantées dans les « quartiers sensibles » (Tissot, 2007). La transmission verticale des compétences civiques, particularité du cas français relevé par la comparaison faite avec le cas finlandais, doit donc être comprise dans ce contexte d’action publique plus spécifique. Le tissage d’un attachement civique plus solide chez les femmes migrantes selon ce mode n’est alors pas une exception, mais fait partie des tentatives des autorités publiques pour amener les classes populaires, perçues tantôt comme apathiques et incompétentes, tantôt comme dangereuses, à adopter des modes de participation conformes aux attentes normatives et aux modes de gouvernement de celles-ci (Talpin, 2010). Par contre, sa conciliation avec le procédé thérapeutique peut être placée dans le contexte de l’individualisation et de la psychologisation des modes d’intervention du travail social (Astier, 1995 ; Fassin, 2006), deux tendances que le renforcement de la politisation de l’intégration par le genre et de la représentation victimisante des femmes migrantes est susceptible d’amplifier (Guénif Souilamas et Macé, 2004 ; Morgan, 2017).
Bien qu’en Finlande on observe aussi des réformes néolibérales des politiques sociales urbaines (Roivainen, 2008), ainsi qu’une psychologisation des outils du travail social (Meriluoto, 2018) et une banalisation de la figure de la femme migrante victime (Keskinen, 2009), les travailleurs sociaux de Kamppila appuient leur travail d’attachement sur des références assez différentes de celles de leurs pairs tiercéens. La maison de quartier de Kamppila a été fondée dans les années 1990 par Leena et Sirpa, deux diplômées du secteur du travail social dans les années 1970, au moment où le travail social communautaire prônait les idéaux d’universalité d’accès et de mobilisation d’« en bas » des habitants des quartiers populaires (Roivainen, 2004). Employées de l’institution jusqu’à leur départ à la retraite dans les années 2010, les deux femmes contestaient les deux réformes principales auxquelles est désormais sujette la maison de quartier : l’organisation par projets et le ciblage des enfants en bas âge. Malgré les efforts de résistance à la transformation de la maison de quartier en un « jardin d’enfants », la maison de quartier porte aujourd’hui l’empreinte des réformes néolibérales qui ont remplacé, au sein des institutions locales de ce type, la finalité de l’égalisation des conditions de vie urbaine par celle du gouvernement moral de la précarité (Ibid.). L’abandon de l’esprit universaliste au profit d’une logique sectorielle s’est renforcé, dans les années 2000, avec le transfert de la tutelle de la maison de quartier, passée du département du travail social urbain au département de la petite enfance. Les anciennes activités collectives, comme l’atelier de théâtre, le club sportif et le cercle de compostage, ont été éclipsées, et le public adulte qu’elles visaient a peu à peu disparu lui aussi. La nouvelle catégorie d’intervention prioritaire est destinée aux mères au foyer avec enfants en bas âge. Ces dernières sont davantage attirées par une nouvelle offre d’activités — ateliers de peinture, de chant, de massage de bébé —, qui s’ajoutent au café des mères, déjà lui-même articulé autour de la maternité et de la domesticité. Ces transformations de l’institution renforcent donc localement la tradition maternaliste de l’État social finlandais (Anttonen, 1998 ; Nätkin, 1997) et assujettissent ainsi l’intégration des femmes migrantes à la société finlandaise à l’adoption des normes de domesticité finlandaises, dont la rigidité ne correspond pas à la représentation « multiculturaliste » de ce pays.
L’effet structurant des dispositifs participatifs
La comparaison des deux cas montre aussi que la nature de l’attachement civique produit par l’atelier d’écriture et par le café des mères dépend étroitement des principes organisationnels des dispositifs participatifs. Contrairement au café des mères de Kamppila, caractérisé par sa permanence spatiale et temporelle, l’atelier d’écriture est organisé comme un projet, une forme d’association humaine par nature transitoire, comme le suggère Luc Boltanski (2006 : 24-25) : « Chacun sait, au moment où il s’engage dans un projet, que l’entreprise à laquelle il va contribuer est destinée à vivre un temps limité, que non seulement elle peut, mais qu’elle doit se terminer ». Ce mode d’organisation requiert des femmes migrantes une participation régulière et assidue, un engagement personnel et intense, afin que l’objectif — l’intégration comprise en termes d’émancipation — puisse être atteint sur la durée courte du projet. Dans la « cité par projet », les liens durables et localisés ne sont pas idéalisés. Au contraire, il s’agit d’apprendre aux individus à diversifier leurs liens, à en nouer de façon agile, à adopter un style de groupe — celui du compagnonnage solitaire — qui permet cette fluidité sociale, afin que chacun puisse enchaîner des projets et se connecter à autrui au sein d’une société représentée comme un réseau (Ibid.).
Il en est autrement à Kamppila, où l’institution aménagée telle une maison familiale inscrit le groupe créé et maintenu par le café des mères dans une continuité temporelle. La maison de quartier de Kamppila est en effet considérée comme l’alpha et l’oméga de l’attachement civique des femmes migrantes. Si le projet d’écriture apprend à ces dernières des compétences transposables à de nouveaux projets et qu’il crée un style de groupe permettant aux participants de ce type d’associations structurellement fragiles de se lier, le café des mères transmet aux femmes migrantes un style de groupe, la sollicitude discrète, qui favorise des « engagements durables » (Blokland, 2017) : des liens qui attachent fortement les participantes à l’institution qui les rassemble, la maison et son quartier, plutôt qu’à d’autres individus.
Conclusion
Cet article contribue au champ d’études des politiques sociales contemporaines par une enquête sur l’éthos participatif qui se développe en leur sein. L’originalité de la démarche consiste, premièrement, en une analyse comparée des trois techniques d’attachement par lesquelles les agents de terrain construisent concrètement un lien de nature différent entre les femmes migrantes et la société d’installation à Kamppila et à Tiercy. Cette analyse des pratiques situées des politiques d’intégration permet de jeter un regard nouveau sur les comparaisons internationales qui habituellement évoluent à l’échelle analytique nationale et qui, de ce fait, adoptent une conceptualisation normative et peu explicite du processus. L’enquête de terrain montre au contraire que l’intégration est pratiquée en tant qu’émancipation individuelle à Tiercy et comme un processus d’attachement progressif à la communauté vicinale à Kamppila.
Deuxièmement, la comparaison par le local agit comme un puissant antidote contre la tentation totalisante qui hante les recherches comparées. Elle rappelle l’aspect hautement localisé des politiques participatives qui ne sauraient être mises en oeuvre par des outils entièrement standardisés. Cependant, l’atelier d’écriture n’est pas la seule activité qui peut canaliser localement la participation des femmes migrantes dans le contexte français. Les recherches antérieures portant sur le cas français inventorient des dispositifs alternatifs d’activités traditionnellement féminines, comme la couture ou la médiation des conflits de voisinage. Et bien que les activités collectives articulées autour de la maternité dominent dans le contexte finlandais, il existe bel et bien des dispositifs participatifs centrés davantage sur l’employabilité de ce public féminin.
Troisièmement, la prise en compte des éléments explicatifs de l’ordre local alerte contre les montées en généralité trop rapides vers le contexte national. La stratégie de comparaison proposée ici est, au contraire, fondée sur des « généralisations partielles » (Beaud et Weber, 2015 : 289-290). Elle se contente de généralisations limitées, dont l’ambition n’est pas d’établir de grandes différences entre les deux cas nationaux, mais d’identifier les éléments de variation des techniques de travail d’attachement et de la nature de l’attachement civique ainsi produit. L’atelier d’écriture et son procédé d’intégration civico-thérapeutique n’apparaissent pas comme un archétype de la démarche participative française, mais comme un cas particulier de ces politiques qui articulent des répertoires normatifs habituellement associés au modèle d’intégration « républicain » avec des répertoires et des modes d’interventions propres aux politiques publiques contemporaines, qui visent la construction d’un lien de citoyenneté plus solide chez les habitants des quartiers populaires. Par ailleurs, la pratique du travail d’attachement sous l’influence des références maternalistes et communautaires n’apparaît pas non plus comme une fatalité finlandaise, mais prend son sens dans le contexte des transformations auxquelles est sujette la maison de quartier en tant qu’outil d’intervention auprès des habitants des quartiers populaires de Helsinki.
De même, sans prétendre résumer les dynamiques de la citoyenneté française par le style de groupe du compagnonnage solitaire ou la citoyenneté féminine finlandaise par le style de la sollicitude discrète, les résultats de cette recherche soulignent l’effet structurant des principes d’organisation des dispositifs participatifs sur la nature de l’attachement civique. La fragilité des liens produits entre les participants de l’atelier d’écriture n’apparaît alors pas comme le produit d’un manque de volonté ou d’engagement des femmes migrantes, mais comme un résultat de l’organisation de l’action publique par des projets éphémères. La meilleure durabilité des liens forgés à la maison de quartier de Kamppila semble vouée à ne pas persister, car l’organisation par projet est également en train d’éclipser les institutions à vocation universaliste dans le contexte finlandais.
En somme, la contextualisation fine des études de cas rend possible le développement des analyses multiniveaux sensibles aux éléments nationaux et locaux. Les futures recherches pourraient encore enrichir cette approche par la prise en compte de la variation induite par les acteurs individuels, agents comme objets des politiques. Cette expérience de recherche met toutefois en évidence l’apport principal de l’approche par le local pour les comparaisons internationales des politiques publiques, à savoir la possibilité de produire des comparaisons partielles, mais réalistes.
Appendices
Notes
-
[1]
Afin de faciliter la lecture, ce terme critiquable sera par la suite employé sans les guillemets.
-
[2]
Kamppila et Tiercy sont des pseudonymes choisis afin d’assurer l’anonymat des enquêtés et la confidentialité des relations de recherche. Tiercy a été déclaré zone urbaine sensible (ZUS) en 1996. Parmi ses 8 000 habitants, environ 18 % étaient au chômage, 20 % vivaient en dessous du seuil de la pauvreté et 25 % étaient des étrangers en 2010. (Les données proviennent du Système d’information géographique du Secrétariat général du CIV, accessible en ligne : http://sig.ville.gouv.fr.) La « zone de discrimination positive » (positiivisen diskriminaation alue) de Kamppila comptait, en 2012, 5 000 habitants dont 14 % étaient au chômage et 30 % étaient issus de l’immigration, taux deux fois plus important que les moyennes observées à Helsinki. (Les données proviennent du Service des études urbaines de la ville de Helsinki et sont accessibles en ligne à l’adresse suivante : http://www.aluesarjat.fi/.)
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