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Dans des pays comme les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne ou la France, les plus graves épisodes de violence urbaine des dernières années trouvent leurs origines dans des incidents opposant la police à de jeunes hommes racisés et se soldant par la mort d’un ou de plusieurs de ces derniers : c’est le cas de Clichy-sous-Bois à Ferguson, en passant par Tottenham et Montréal-Nord (Charest, 2009 ; Dillon et Fanning, 2012 ; Fassin, 2015 ; Taylor, 2016). Bien que les interactions entre les forces policières et les minorités racisées en Amérique du Nord et en Europe mènent, dans la grande majorité des cas, à des résultats moins tragiques qu’à un ou plusieurs décès, elles conduisent tout de même souvent à des mobilisations populaires, elles occupent une place importante dans différentes initiatives citoyennes et elles nourrissent des rapports de recherche qui attirent l’attention du public sur ces incidents.

Dans le cas montréalais, les mobilisations populaires ont atteint un sommet après le décès de Fredy Villanueva lors d’une intervention policière à Montréal-Nord en août 2008. L’incident a été largement médiatisé et vigoureusement dénoncé par des mouvements et des organisations contre les violences policières comme le Collectif opposé à la brutalité policière et Montréal-Nord Républik (Meunier, 2008 ; Bernard et McAll, 2010). Près d’une décennie plus tard, des militantes et militants associé-es au mouvement Black Lives Matter ont occupé une scène durant le Festival International de Jazz de Montréal afin de dénoncer la mort de Pierre Coriolan, qui a été abattu lors d’une intervention policière dans le quartier Centre-Sud en juin 2017 (Labbé, 2019 ; Radio-Canada, 2017).

En ce qui concerne les rapports de recherche, une étude déposée en mars 2009 auprès du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) par le criminologue Mathieu Charest observait une augmentation du nombre d’interpellations des personnes noires par le SPVM à partir de 2006-2007. Durant ces années, la proportion de personnes noires parmi les individus interpellés par le SPVM était de 30 %, soit quatre fois plus que le poids démographique de la population noire à Montréal, qui est de 7 %. Pour Charest, cela s’explique par le déploiement, à partir de 2005, d’escouades policières mobiles dédiées à la lutte contre les gangs de rue (Charest, 2009 : 3). Son étude a été présentée dans les médias comme un « rapport alarmant », alors que le SPVM, au contraire, a discrédité la méthodologie utilisée par le criminologue (Handfield, 2010). Plus récemment, un rapport déposé auprès du SPVM par les sociologues Victor Armony et Mariam Hassaoui, ainsi que par le criminologue Massimiliano Mulone souligne le fait que les interpellations, tout en constituant un outil important pour lutter contre la criminalité, ne sont pas actuellement régulées par une politique claire au SPVM. Cette absence pourrait contribuer, selon les trois chercheur-euses, à la disparité des probabilités d’interpellation entre, d’une part, certaines minorités racisées (notamment les personnes arabes, autochtones et noires) et, d’autre part, la majorité non racisée à Montréal (Armony, Hassaoui et Mulone, 2019 : 115-116). Ce dernier rapport a eu un retentissement considérable lors de sa parution. Le chef du SPVM, Sylvain Caron, a effectivement promis des actions concrètes et rapides qui s’appuieront sur les recommandations contenues dans le rapport, tandis que la Ligue des Noirs du Québec a demandé la mise sous tutelle du SPVM, en affirmant que le lien de confiance entre la police montréalaise et la population était brisé (Schué, 2019 ; Corriveau, 2019).

Les initiatives citoyennes, pour leur part, ont pris de nombreuses formes au cours des dernières années à Montréal. Nous pouvons mentionner par exemple l’Avis sur la problématique du profilage racial à Montréal que le Conseil interculturel de Montréal (CiM) a produit en août 2006, et qui invitait notamment le SPVM à réviser la réglementation sur les incivilités et les désordres sociaux, afin d’assurer une meilleure communication entre les jeunes appartenant à une minorité racisée et les services policiers (CiM, 2006 : 24-25). En 2017, une consultation publique sur le profilage social et racial a été menée conjointement par deux commissions permanentes du conseil municipal de Montréal : la Commission sur le développement social et la diversité montréalaise et la Commission de la sécurité publique. De nombreux mémoires ont été déposés par des organisations issues de la société civile durant cette consultation, ce qui a mené à l’identification par les deux commissions de 31 recommandations. Parmi celles-ci, il était proposé de mettre en place un système de collecte de données concernant l’appartenance ethnoraciale et sociale perçue et présumée des individus qui font l’objet d’une interpellation policière, système qui serait coordonné par une équipe de recherche indépendante et validée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, afin de veiller au respect des droits et libertés garantis par les Chartes canadienne et québécoise (Commission sur le développement social et la diversité montréalaise et Commission de la sécurité publique, 2017 : 9). Enfin, le 27 juillet 2018, le Service du greffe de la Ville de Montréal a reçu, en vertu du droit d’initiative, une pétition réclamant la tenue d’une consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques. La pétition a été jugée valide et l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) a fait connaître sa démarche de consultation en avril 2019. Une synthèse des 34 activités contributives citoyennes (ACC) qui se sont tenues dans le cadre de cette consultation a été diffusée lors d’une série de soirées itinérantes organisée par l’OCPM entre le 15 et le 24 octobre 2019[1]. Cette synthèse indiquait que le profilage racial et social a été le deuxième thème le plus abordé lors des ACC, après la question de l’emploi. En outre, plusieurs personnes ayant participé aux ACC ont mentionné une « perte de confiance envers les institutions et la police, qui fait que plusieurs citoyens n’osent plus se plaindre » (Office de consultation publique de Montréal, 2019 : 23).

Bien que les interactions conflictuelles, et parfois létales, entre la police et des personnes appartenant à certaines minorités racisées aient été l’objet de plusieurs mobilisations populaires, rapports de recherche et initiatives citoyennes au cours des dernières années à Montréal, elles ne sont pas la seule forme de discrimination ciblant les communautés racisées et démunies au Canada et, plus largement, dans les démocraties libérales contemporaines. Cet article se propose d’étudier les enjeux soulevés par les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale dans un contexte démocratique à partir d’une analyse en deux étapes. Nous esquissons d’abord un portrait de ces inégalités au Canada. Nous mettons ensuite en lumière les conséquences de ces inégalités et, notamment, les manières dont elles contreviennent aux principes structurants de la démocratie libérale. Nous concluons en examinant des pistes de solution identifiées dans la littérature pour contrer ces inégalités et, par extension, pour remédier à la perte de confiance qu’elles peuvent provoquer à l’égard du système de justice pénale et, plus largement, de la société dans laquelle les personnes et communautés concernées vivent. Nous visons ainsi à analyser le débat sur les inégalités ethnoraciales à Montréal et, plus particulièrement, les tensions entre le SPVM et plusieurs personnes appartenant à des minorités racisées dans un contexte social plus large, en nous basant principalement sur des recherches menées au cours de la dernière décennie dans les domaines de la sociologie, de la criminologie et de la science politique. Notre article mobilise des concepts tels que le cynisme légal (Bell, 2016a) et le clivage ethnoracial dans les stratégies de gouvernement (Soss et Weaver, 2017), en s’inspirant notamment d’une synthèse des inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien corédigée par le sociologue Akwasi Owusu-Bempah et le criminologue Scot Wortley (Owusu-Bempah et Wortley, 2014), ainsi que d’une réflexion sur les conséquences de ces mêmes inégalités pour la vitalité démocratique d’une société donnée.

1. Les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien

Avant de nous engager dans une étude des inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien, il est pertinent d’offrir un portrait général de ce dernier, afin de bien situer notre objet d’analyse. Le système de justice pénale au Canada comporte trois composantes principales : la police, les tribunaux et les services correctionnels.

Les membres de la police sont répartis en trois services : les services municipaux, les services provinciaux, qui sont surtout actifs à l’extérieur des centres urbains, et les services fédéraux de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), qui remplacent les services provinciaux pour les trois territoires fédéraux et toutes les provinces à l’exception du Québec, de l’Ontario et de Terre-Neuve-et-Labrador (Conor, Robson et Marcellus, 2019). La police est la composante la plus visible du système de justice pénale. Dans la plupart des cas, c’est à la suite d’une interaction avec la police et, notamment, d’une arrestation que des personnes sont amenées à interagir avec les deux autres composantes.

Les tribunaux canadiens sont répartis entre quatre paliers ordonnés hiérarchiquement : les tribunaux inférieurs, les cours supérieures, les cours d’appel et la Cour suprême du Canada. Une personne soupçonnée d’avoir commis un ou plusieurs crimes est d’abord convoquée à un tribunal inférieur ou à une cour supérieure ; elle peut ensuite demander à une cour d’appel de réviser une décision prise par le ou la juge du tribunal inférieur ou de la cour supérieure. La Cour suprême du Canada entend, quant à elle, des causes qui n’ont pas pu être réglées par une cour d’appel provinciale ou par la Cour d’appel fédérale (Ruddell, 2017 : 11-12).

Enfin, les services correctionnels comprennent deux systèmes pour les adultes : 1) les établissements de détention provinciaux, qui concernent certaines personnes en attente d’une comparution (désignées sous le terme de « personnes prévenues ») ou bien les personnes détenues ayant des peines d’incarcération de moins de deux ans ; 2) les pénitenciers fédéraux, qui sont sous la supervision des Services correctionnels du Canada et qui concernent les personnes détenues ayant des peines d’incarcération de plus de deux ans (Ministère de la Sécurité publique, 2014).

Maintenant que nous avons précisé les contours du système de justice pénale canadien, nous pouvons examiner les inégalités de traitement, à l’intérieur de ce dernier, qui ciblent les communautés racisées au Canada et, notamment, les plus démunies parmi elles. Un premier constat important est que la présence policière dans les villes canadiennes de plus de 100 000 habitant-es est proportionnelle au taux de pauvreté et au nombre de personnes appartenant à des minorités racisées. Autrement dit, les villes ayant une population plus précaire économiquement et une plus grande concentration de personnes racisées sont l’objet d’une plus grande surveillance policière, et cela augmente les probabilités d’interaction entre ces mêmes personnes et la police (Carmichael et Kent, 2015a : 274). Plusieurs études indiquent, dans une optique similaire, que les individus racisés et notamment les personnes autochtones (Tator et al., 2006 : 80-82), noires (Wortley et Owusu-Bempah, 2011 : 402-403) et arabes (Khalema et Wannas-Jones, 2003 : 34) sont plus souvent arrêtés et interrogés par la police au Canada que la majorité non racisée. En outre, une étude souligne le fait que la population canadienne âgée de 12 à 17 ans et identifiée par les parents comme autochtone, noire ou asiatique de l’Ouest (ce qui comprend les régions du Moyen-Orient et du Caucase) a presque trois fois plus de risques de rapporter une interaction avec la police au cours des douze derniers mois que la population du même âge identifiée par les parents comme appartenant à d’autres catégories ethnoraciales. Les chercheurs ont avancé deux hypothèses pour expliquer cette plus haute probabilité d’interaction entre les forces de l’ordre et les jeunes appartenant à ces trois minorités racisées : 1) l’hypothèse de la participation à des activités criminelles (selon laquelle les jeunes appartenant aux trois minorités racisées concernées auraient, selon les statistiques disponibles, de plus forts risques d’être engagés dans des activités criminelles, ce qui expliquerait une plus grande surveillance par les services policiers) ; 2) l’hypothèse des facteurs de risque (selon laquelle ces mêmes jeunes seraient surreprésentés dans plusieurs catégories et environnements considérés par la police comme des facteurs criminogènes, par exemple, un statut socioéconomique précaire, une supervision parentale lacunaire, le fait de résider dans un quartier caractérisé par un taux de pauvreté élevé et de nombreux désordres sociaux, etc.). Les modèles de régression logistique développés par les chercheurs ne permettent pas de supporter ces deux hypothèses. Selon eux, il y aurait une explication résiduelle : les interactions plus fréquentes entre les jeunes appartenant aux trois minorités racisées concernées (autochtones, noires et asiatiques de l’Ouest) et les forces de l’ordre sont dues à des pratiques policières discriminatoires (Fitzgerald et Carrington, 2011 : 472-473).

Les résultats de recherche partagés ici peuvent nous aider à mieux comprendre la surreprésentation des minorités racisées dans les pénitenciers fédéraux et, en particulier, celle des personnes autochtones et noires, dont les taux d’incarcération sont respectivement six et quatre fois plus élevés que ceux de la majorité non racisée (Owusu-Bempah et Wortley, 2014 : 291). Une étude indique que les provinces avec la plus forte proportion de personnes autochtones et de minorités racisées[2] parmi leur population sont aussi celles avec les taux d’incarcération fédérale les plus élevés au Canada (Neil et Carmichael, 2015 : 326-327). Quatre éléments méritent d’être pris en considération ici. Premièrement, les données disponibles indiquent que les personnes autochtones et noires au Canada ont des taux relativement élevés d’implication dans des activités criminelles et sont notamment surreprésentées dans les gangs de rue, ce qui peut expliquer en partie leur surreprésentation dans les pénitenciers fédéraux (Owusu-Bempah et Wortley, 2014 : 294-296). Des études soulignent toutefois le fait que les conditions sociales défavorables dans lesquelles vivent de nombreuses personnes appartenant à ces deux minorités racisées, comme la pauvreté, le chômage ou la monoparentalité, peuvent contribuer à leur surreprésentation dans différents types d’activités criminelles (Scrim, 2010 ; Wortley et Owusu-Bempah, 2016). Deuxièmement, aux pratiques policières discriminatoires, que nous avons prises en compte précédemment par l’entremise de l’étude de Fitzgerald et Carrington (2011), s’ajoutent des inégalités ethnoraciales de traitement à la suite d’une arrestation. Différentes études indiquent ainsi que les personnes noires arrêtées à Toronto ont de plus fortes probabilités d’être maintenues en détention provisoire que les personnes appartenant à la majorité non racisée et qu’elles sont également plus nombreuses à recevoir une peine d’incarcération que les personnes appartenant à la majorité non racisée pour des crimes similaires. Ces inégalités ethnoraciales de détention provisoire et d’incarcération demeurent statistiquement significatives, même lorsque l’on contrôle des variables comme les antécédents criminels et la gravité d’un crime (Owusu-Bempah et Wortley, 2014 : 306-308). Troisièmement, les personnes noires et particulièrement celles qui résident en Ontario sont la cible, depuis les années 1980, d’une version canadienne de la « guerre contre les drogues », qui se manifeste entre autres par une augmentation du budget alloué aux forces policières et par une intensification de la surveillance ciblant les minorités racisées (en particulier les communautés afro-canadiennes). Cela aurait contribué à une augmentation de l’incarcération des personnes les plus démunies au sein de ces communautés au cours des trois dernières décennies (Khenti, 2014 : 192). Quatrièmement, les politiques de lutte contre la criminalité promues par le gouvernement conservateur de Stephen Harper durant sa décennie au pouvoir (2006-2015) et, notamment, l’adoption du Truth in Sentencing Act en 2009 et du Safe Streets and Communities Act en 2012 ont aggravé la surreprésentation des minorités racisées dans les pénitenciers fédéraux, avec une augmentation de la population carcérale de 44,8 % et de 71,1 % entre 2006 et 2015 pour les personnes autochtones et noires, respectivement (Zinger, 2016 : 611).

Nous pouvons aussi noter que les interactions plus fréquentes, et parfois conflictuelles, entre les forces policières et des individus appartenant à certaines minorités racisées ne contribuent pas seulement à un taux d’incarcération élevé de ces dernières par rapport à leur proportion dans la population canadienne, mais elles peuvent également mener au décès de ces mêmes individus. Une étude souligne à cet égard que la proportion élevée de minorités racisées dans les villes canadiennes de 100 000 personnes ou plus est associée à un plus grand nombre de décès causés par la police. Ce résultat pourrait indiquer, selon les auteurs, que la police est plus portée à employer des tactiques potentiellement létales avec les personnes racisées, bien que les policières soient nettement moins promptes à utiliser la force létale que leurs collègues masculins (Carmichael et Kent, 2015b : 717-718). La situation est particulièrement grave dans le cas des interactions entre les forces policières et les personnes autochtones à Saskatchewan. Le rapport annuel d’Amnistie internationale en 2001, ainsi qu’une intervention du rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2004 exprimaient leur préoccupation majeure devant les décès de personnes autochtones, mortes d’hypothermie après avoir été abandonnées par le Service de police de Saskatoon dans des champs à l’extérieur de la ville en plein hiver (Razack, 2015 : 194-195).

En définitive, les inégalités ethnoraciales face aux différentes composantes du système de justice pénale canadien sont nombreuses et leur existence est bien établie dans la littérature. Maintenant que nous avons précisé quelques formes prises par ces inégalités, nous pouvons prêter attention à leurs conséquences dans un contexte démocratique libéral.

2. Les inégalités ethnoraciales, le système de justice pénale et la démocratie

La recherche identifie un ensemble de conséquences liées aux interactions plus fréquentes entre les personnes appartenant à des minorités racisées et le système de justice pénale. Nous divisons ici ces conséquences en trois sous-ensembles : les conséquences qui renvoient à la surveillance policière accrue des minorités racisées, celles qui sont associées à la surreprésentation des minorités racisées dans les services correctionnels et celles qui indiquent un clivage ethnoracial croissant dans les manières de gouverner la population des démocraties libérales avancées. Le fil rouge qui lie ces trois sous-ensembles est que les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale n’affectent pas seulement les personnes qui interagissent directement avec ce dernier, mais ont aussi des conséquences multiples et durables sur les communautés auxquelles ces mêmes personnes appartiennent.

2.1 Conséquences de la surveillance policière accrue des minorités racisées

La plus grande surveillance policière des minorités racisées et leur surreprésentation parmi les victimes de violences policières tendent à miner leur confiance à l’égard des forces de l’ordre (Cao, 2011). Cela rend le travail policier plus difficile et contribue à la création d’une catégorie de personnes moins bien protégées que les autres par la loi, puisqu’elles hésitent davantage à appeler la police lorsqu’elles sont victimes d’un méfait ou d’un crime (Kirk et Matsuda, 2011). La crainte d’une interpellation, d’une arrestation ou de l’usage excessif de la force par les services policiers a une influence majeure sur les interactions sociales dans les quartiers où ces réalités sont courantes — et cette crainte ne se limite pas aux personnes impliquées dans des activités criminelles (Stuart, 2016 : 306-307). En effet, plusieurs personnes n’ayant commis aucun crime mènent leurs vies dans un contexte marqué par des expériences répétées de harcèlement policier, ce qui peut les conduire à se méfier durablement des forces de l’ordre et, plus généralement, du système de justice pénale (Soss, 2014 : 252 ; Gau, 2015). Le concept de « cynisme légal » a été développé pour désigner la méfiance de plusieurs personnes racisées et démunies à l’endroit du système de justice pénale. Cette méfiance tend à se renforcer à la suite des décès hautement médiatisés de personnes racisées qui étaient aux mains de la police, et ce, particulièrement si ces décès ne semblent pas justifiés par les circonstances et s’ils ne mènent pas à des sanctions (Desmond, Papachristos et Kirk, 2016). Un tel sentiment envers le système de justice pénale peut mener certaines personnes à refuser de coopérer avec la police ou encore à utiliser des moyens extralégaux pour régler des conflits interpersonnels. Dans les deux cas, cela encourage une montée de la violence dans les quartiers où ces personnes résident (Bell, 2016a : 317-320). Le cynisme légal ne se limite pas au simple évitement des interactions avec les autorités policières, puisque les personnes qui jugent inéquitable le système de justice pénale sont plus susceptibles de s’engager dans des activités criminelles que celles qui l’estiment équitable (Wortley et Tanner, 2008 : 203-204 ; Kane, 2005).

2.2 Conséquences de la surreprésentation des minorités racisées dans les services correctionnels

La surreprésentation des minorités racisées dans les services correctionnels joue un rôle important dans la reproduction des inégalités ethnoraciales et des obstacles systémiques auxquels ces minorités sont confrontées (Bentabbel et Guay, 2017 : 35). La littérature indique effectivement que l’obtention d’un dossier criminel suite à une peine d’incarcération constitue un stigmate permanent pour les personnes concernées, qui font alors face à plusieurs barrières pour accéder au logement et au marché du travail (Gottschalk, 2016 : 367-370). Les risques de mortalité sont aussi plus élevés pour ces mêmes personnes, notamment à cause d’une augmentation des problèmes de santé mentale et physique liés au stress et à la consommation de drogue (Wildeman et Muller, 2012 : 19). Les conséquences négatives durables de l’incarcération ne se limitent toutefois pas aux parcours de vie individuels à l’extérieur des établissements de détention ou des pénitenciers. La concentration spatiale des personnes ex-détenues dans des quartiers fortement défavorisés (Travis, Western et Redburn, 2014 : 283-289) peut affecter l’ensemble des personnes qui y habitent, en augmentant la méfiance mutuelle et la peur du crime tout en décourageant les investissements économiques et la présence des employeurs dans ces quartiers jugés dangereux (Smith, 2012 : 474-475). Des conséquences négatives majeures pour la vie familiale sont également identifiées dans la littérature, l’incarcération parentale étant associée à de plus fortes probabilités pour les enfants de connaître des situations d’itinérance périodiques ou permanentes, ainsi que des troubles de santé mentale ou du comportement (Wildeman, 2014 : 92-93). En définitive, la surreprésentation des minorités visibles dans les services correctionnels, avec les nombreuses conséquences que les peines d’incarcération entraînent pour les personnes, les familles et les communautés concernées, peut mener à la création d’un groupe large et permanent d’individus qui disposent d’un accès limité aux ressources et aux services, tant publics que privés, qui sont offerts par la société dans laquelle ils vivent (Gottschalk, 2014 : 290).

2.3 Le clivage ethnoracial dans les stratégies de gouvernement et la démocratie

Au-delà des conséquences mentionnées plus haut, les interactions fréquentes entre de nombreuses personnes appartenant à des minorités racisées et le système de justice pénale contribuent à un clivage de plus en plus marqué dans les manières de gouverner la population des démocraties libérales avancées, avec une population privilégiée qui interagit essentiellement avec le visage libéral-démocratique de l’État (élections, participation citoyenne, etc.) et une autre qui se voit plutôt soumise aux différentes modalités de surveillance et de répression associées au visage coercitif de l’État (services policiers, services correctionnels, etc.). Ce clivage croissant, qui demeure sous-analysé en sciences sociales, contrevient aux principes structurants de la démocratie libérale, selon lesquels un régime démocratique doit assurer la protection des droits individuels et collectifs qui permettent la pleine participation de tous et toutes à la communauté politique (Soss et Weaver, 2017 : 583-584). L’analyse des inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale présente donc un intérêt au-delà des études en criminologie, et en sociologie du racisme et des discriminations, puisque ces inégalités contribuent au sentiment, chez les minorités racisées et particulièrement chez les personnes les plus démunies au sein de celles-ci, que la loi les tient sous son égide sans pour autant les protéger (Bell, 2016b ; Sprott et Greene, 2010). Une telle situation pose un problème sérieux dans une société qui aspire à correspondre aux normes et aux principes de la démocratie libérale, puisqu’elle peut encourager le désengagement politique et civique, tant pour les personnes interpellées à répétition ou incarcérées que pour leurs proches, leurs voisins et voisines, et d’autres groupes et individus qui leur sont liés (Soss, 2014). Comme l’a indiqué Didier Fassin, après avoir mené une enquête ethnographique sur les interactions entre les brigades anti- criminalité (BAC) et des jeunes hommes racisés qui résident dans les banlieues parisiennes : « Devoir apprendre à ses enfants la banalité de la discrimination et la docilité face à l’injustice : on ne saurait s’interroger trop sérieusement sur ce que signifie, dans une démocratie, une telle concession obligée à l’état de droit » (Fassin, 2015 : 25).

Conclusion

Cet article se proposait d’étudier les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien, en évaluant d’abord leur étendue, puis leurs effets et, notamment, leur signification dans un contexte démocratique libéral. Nous pouvons maintenant conclure en examinant les pistes de solution identifiées dans la littérature pour contrer ces inégalités et leurs nombreuses conséquences.

Une première étape importante pour s’attaquer aux inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien est de reconnaître leur existence et leur ampleur. Des études portant sur cet enjeu ont développé le concept de « racisme démocratique » pour désigner une idéologie qui vise à permettre la coexistence de deux perspectives contradictoires : d’une part, l’adhésion à des principes démocratiques comme la justice et l’égalité et, d’autre part, le maintien ou même le renforcement d’attitudes et de pratiques racistes. Parmi les différentes manifestations de ce racisme démocratique figurent le déni du racisme au Canada, un nombre insuffisant de mesures gouvernementales prises pour appliquer les recommandations contenues dans les rapports et les commissions portant sur les inégalités ethnoraciales et le racisme systémique, ainsi qu’une tendance à blâmer les victimes de ces mêmes inégalités pour les différents obstacles auxquels elles font face (Tator et al., 2006 : 19-22 ; Owusu-Bempah et Wortley, 2014 : 310-312). Des études supplémentaires pourraient être menées afin de préciser les contours de ce racisme démocratique, ainsi que les stratégies pour le contrer.

Parmi les mesures plus spécifiques qui pourraient être promues pour limiter les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale canadien, nous pouvons mentionner l’institutionnalisation de moyens de contrôle externes sur les services policiers, qui a été associée dans la littérature à un moins grand usage de la violence par la police dans le cadre de ses différentes interventions (Jobard et Maillard, 2015 : 161). Un rapport portant sur le profilage racial et le harcèlement policier dans le quartier Saint-Michel à Montréal appelle ainsi à la création d’un office indépendant du SPVM, dont les mandats incluraient la surveillance des pratiques policières dans le quartier, l’analyse de données relatives aux interpellations menées par les agents et agentes du SPVM, la publication de rapports annuels, la tenue de séances d’information et de consultations publiques, ainsi que la production de recherches indépendantes (Livingstone, Rutland et Alix, 2018 : 90). En ce qui concerne le système de justice pénale dans son ensemble, un meilleur accès à des données prenant en compte l’appartenance ethnoraciale et sociale des personnes qui interagissent avec ce système faciliterait l’identification des pratiques à améliorer et l’élaboration d’avenues prometteuses pour réduire les inégalités qui perdurent (Owusu-Bempah et Wortley, 2014 : 313-314 ; Commission sur le développement social et la diversité montréalaise et Commission de la sécurité publique, 2017). Le développement d’un programme de régularisation accessible aux personnes qui vivent sans statut légal au Canada est une autre avenue à envisager, puisque ces dernières, qui sont majoritairement racisées, n’osent pas appeler la police lorsqu’elles sont victimes d’un crime par crainte d’être déportées, ce qui les rend particulièrement vulnérables et contribue à leur isolation sociale (Magalhaes, Carrasco et Gastaldo, 2010).

Dans une perspective plus large, il vaut sans doute la peine de remettre en question le rôle croissant joué par le système de justice pénale dans la gestion des problèmes sociaux (Vitale, 2010 : 870 ; Rios, 2006 : 43). L’interaction croissante entre ce système et les personnes et communautés les plus affectées par la montée des inégalités économiques, ainsi que le recul des services sociaux figurent effectivement parmi les enjeux les plus importants de notre époque, tant au Canada que dans d’autres démocraties libérales avancées (Bellot et Sylvestre, 2016 ; Fassin, 2017 ; Weaver, Hacker et Wildeman, 2014 ; Bourgois, 2009). Réduire la présence des services policiers, des tribunaux et des services correctionnels dans la vie de ces mêmes personnes et communautés, en privilégiant plutôt des institutions et des services axés sur l’autonomisation communautaire et la justice sociale (Maynard, 2017 : 231 ; Vitale, 2017 : 226-228 ; Parazelli, 2004), constitue sans doute une avenue stimulante à explorer dans des travaux universitaires et des mobilisations populaires à venir.