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Les parenting cultures studies ont connu d’importants développements depuis le tournant du siècle avec, en particulier, la création en 2010 d’un centre de recherche qui leur est dédié à l’université du Kent, le Centre for Parenting Cultures Studies, et la publication d’un ouvrage éponyme en 2014 (Lee et al., 2014). Ce centre a joué un rôle majeur dans le développement de toute une série de recherches, de conférences et de publications au cours de cette décennie. L’équipe qui anime ce centre s’est inscrite dans les pas de Frank Furedi qui, à la fin des années 1990, a été l’un des premiers à repérer le changement de paradigme que représentent l’apparition et la popularisation de la notion de parenting, dont la « parentalité » est un proche équivalent en langue française (Martin, 2003). Pour Furedi, ce changement est loin d’être anodin : « Dès que les enfants sont considérés comme relevant de la responsabilité d’une mère et d’un père plutôt que d’une communauté plus large, la vision moderne de la parentalité devient centrale » (Furedi, 2002 : 106). Cet argument est un signe d’une reformulation de la fonction de childrearing ou de socialisation, qui serait en quelque sorte « parentalisée ». Pour le dire encore autrement, la socialisation assurée par les parents primerait sur, voire occulterait les autres instances de socialisation, à un point tel que la socialisation ne serait plus envisagée comme la tâche de toute une génération d’adultes et d’institutions d’une société donnée, mais comme relevant de la seule responsabilité de ceux qui, comme parents, sont chargés de garantir le futur de l’enfant. D’où l’idée de parental determinism[1].

En France, il est tentant de rapprocher ces analyses de celles développées dans les années 1970 par de nombreux auteurs, comme Robert Castel, dans La gestion des risques (1981), qui soulignait la place croissante de la psychologisation de la question sociale et le rôle tout aussi croissant des « thérapeutes pour bien portant ». On pense aussi à Jacques Donzelot, qui, dans La police des familles (1977), soulignait le passage, au fil du temps, d’un « gouvernement des familles » à un « gouvernement par les familles » :

[…] dans le gouvernement par la famille : cette fois, la famille n’est plus le sujet politique de son histoire. Elle devient plutôt l’objet d’une politique. Elle n’est plus un but pour ses membres à travers des stratégies d’alliance, la gestion des filiations, mais un moyen pour chacun de ceux-ci dans la perspective de leur épanouissement propre, chacun pouvant faire valoir le déficit de son épanouissement et l’imputer à la famille sous condition qu’il prenne appui sur un juge, un travailleur social ou un thérapeute qui les aidera à identifier la source de leur malaise dans les travers de leur famille passée ou présente et à s’en libérer d’une manière ou d’une autre[2]

Donzelot, 2005 : 6

Comment mieux formuler ce qui se trame sous nos yeux à propos non plus tant de la famille, institution passée en mode mineur, mais des parents eux-mêmes ?

De vecteurs premiers de socialisation, les parents sont devenus les responsables des réussites comme des échecs de leur progéniture. Et en l’admettant, les parents sont conduits à incorporer toutes les injonctions à se comporter comme de « bons parents » (Martin, 2014), en investissant intensément ce rôle (intensive parenting) au risque d’en faire trop (over-parenting ; hyper-parenting), en cherchant à se doter des compétences qui garantissent leur performance, mesurée par la réussite de l’enfant, que ce soit à l’école ou, plus tard, dans la vie professionnelle de ce dernier. Ce déterminisme parental revisite peut-être à sa manière les analyses en matière de reproduction sociale de génération en génération, c’est-à-dire ces mécanismes qui opèrent selon une logique d’accumulation de capitaux culturels, scolaires, économiques, sociaux pour tenter d’atteindre, voire de garantir la réussite de l’individu (Bourdieu et Passeron, 1970). Dans cette perspective, les travaux d’Annette Lareau sur les pratiques de concerted cultivation des parents des couches moyennes américaines sont particulièrement éclairants (Lareau, 2011). La domination des experts et des conseils, la médiatisation et la marchandisation de modèles standardisés de bonnes pratiques parentales à la fois renforcent la perception que les pratiques spontanées et, en particulier, celles des milieux populaires ou des cultures dominées sont des pratiques à risques, mais aussi génèrent et entretiennent le doute dans les couches moyennes dans un contexte où les mécanismes de la reproduction sociale s’affaissent avec la panne de l’ascenseur social.

Dans son ouvrage, Dimitra Hartas souligne elle aussi la manière dont l’individualisme, la psychologisation et l’économicisme se sont immiscés dans cette question de l’investissement parental, sous couvert de défendre l’accès au bonheur.

Ce qui a changé désormais est la manière dont nous entendons le bonheur pour nous-mêmes, nos enfants et les enfants des autres. Le bonheur est devenu un but et non un dérivé de modes de vie qui font sens pour les parents et les familles. Le bonheur est conçu de manière instrumentale : les enfants peuvent atteindre de bons résultats et être heureux si les parents suivent les conseils des experts en éducation

Hartas, 2014 : 4

Dans ce contexte, la bonne parentalité devient une opportunité économique, un moyen de réduire l’argent consacré par les contribuables en externalisant l’éducation et le care vers les parents

Hartas, 2014 : 12

Dans l’excellent numéro thématique de la revue Families, Relationships and Societies consacré à la thématique « Childhood, parenting cultures and adult-child relations in global perspectives » qu’elle a piloté avec Rachel Rosen, Charlotte Faircloth prend un exemple particulièrement éclairant pour illustrer les changements de cultures de parentalité auxquels nous assistons. Elle évoque une situation hier fort banale de la vie quotidienne des familles en Norvège (et sans doute banale aussi il y a environ un demi-siècle dans un pays comme la France) : laisser son enfant dans sa poussette à l’entrée d’une boutique alimentaire où l’on fait une course rapide. À l’aune du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui (en particulier depuis la crise sanitaire liée au SARS-CoV-2 et les précautions que chacun doit prendre en présence de personnes inconnues et même connues), il ne fait guère de doute qu’un tel comportement parental pourrait être considéré comme irresponsable, voire dangereux. Pourtant, non seulement il ne l’était pas hier, mais c’est oublier que ce comportement était aussi un marqueur de la confiance que les adultes s’accordaient mutuellement quant à leur capacité de protéger collectivement les enfants, qu’il s’agisse ou non des siens.

Rosalind Edwards et Val Gillies (2013) soulignent un phénomène analogue lorsqu’elles évoquent le regard que l’on portait dans les années 1960 sur la liberté avec laquelle les enfants de classes populaire et moyenne, ou vivant dans de petites communes, pouvaient jouer à l’extérieur, sans le regard, la vigilance ou la surveillance d’adultes. Ayant grandi à cette époque en France, je pourrais témoigner de mon expérience à cet égard. Aujourd’hui, de jeunes enfants qui jouent pendant de longs moments de la journée, hors de l’école, « loin du regard de l’adulte » ont de bonnes chances d’être qualifiés d’enfants « livrés à eux-mêmes » (et non plus libres), voire d’être considérés comme négligés, prenant des risques et même en danger. À l’échelle de quelques générations, il ne fait guère de doute que les normes des comportements acceptables ont beaucoup changé et qu’une grande partie de ce glissement témoigne d’un affaissement de la confiance dans les liens sociaux.

Même si son approche théorique et sa discipline de recherche sont bien différentes de celles de Frank Furedi, on trouve encore chez un historien de l’enfance comme Harry Hendrick de nombreux arguments pour défendre une approche en matière de parenting cultures. Alors que Furedi évoquait un paranoïd parenting, Hendrick (2016) défend la thèse d’un basculement de la culture de parentalité vers un narcissic parenting à partir des années 1980 en Angleterre. Par cette expression de « narcissic parenting », il évoque non pas le narcissisme primaire, nécessaire selon les psychanalystes pour structurer le sentiment de confiance en soi chez l’enfant avant d’aborder autrui, mais au contraire un narcissisme secondaire caractérisé chez l’adulte par un manque de confiance dans le futur — considéré comme inconnu et même inconnaissable — compromettant la capacité du parent de reconnaître les besoins et les attentes de l’enfant. « Au lieu de l’empathie pour les enfants, le narcissisme parental privilégie une image de soi confuse, déformée, anxieuse et essentiellement autocentrée, en particulier lorsque l’éducation parentale l’y encourage tout en l’exposant à la tromperie de la "responsabilisation" néolibérale » (Hendrick, 2016 : 24). Suite à ce changement, les parents douteraient de la pertinence et surtout de l’efficacité de leurs pratiques spontanées, improvisées pour ne plus privilégier que des pratiques parentales labellisées par les experts. Parallèlement, selon Hendrick, du Thatchérisme au New labour, se serait forgée une nouvelle vision de l’enfance, rendue compatible avec des préceptes néolibéraux et avec le projet de remoralisation du Royaume-Uni. Ces préceptes néolibéraux sont en phase avec l’hypothèse du cycle of deprivation de Sir Keith Joseph, figure de la nouvelle droite britannique de l’époque, préoccupée par la reproduction de la pauvreté de génération en génération. Les lectures comportementalistes puiseraient aussi leur force dans cette hypothèse, cherchant à établir un lien entre pratiques parentales et délinquance. Hendrick confirme ce renouveau du comportementalisme au cours de ces années 1990, où il s’agit moins de changer le comportement d’autrui ou d’éliminer les comportements indésirables, que d’aider les individus à se changer eux-mêmes, un self-managing behaviour change.

Une variante de ce déterminisme parental s’appuie sur des apports venant d’autres domaines : la biologie ou, plus précisément, les neurosciences. Après John Bruer (1999), des auteurs comme Jan Macvarish (2016) ou encore Val Gillies, Rosalind Edwards et Nicola Horsley (2017) insistent sur les usages et les mésusages des savoirs et découvertes en neurosciences par les décideurs politiques, lorsqu’ils privilégient les interventions précoces (politics of early intervention). Ils défendent alors l’idée que les pratiques parentales au cours des premières années de l’enfant ont un impact majeur, qui peut aller jusqu’à être irréversible sur le développement de ce dernier. Or, le transfert des connaissances en neuroscience sur le développement précoce du cerveau à la définition de politiques publiques est pourtant hautement problématique, dans la mesure où l’usage politique de ces connaissances conduit à la fois à biologiser et à individualiser, en tous les cas à décontextualiser les problèmes. L’idée qui fonde ces interventions précoces est en effet que :

Le « mauvais type de parenting » a des effets biologiques et culturels, retardant le développement du cerveau des enfants et transmettant des valeurs et des comportements sociaux préjudiciables de génération en génération […]. Pourtant, transférer directement les connaissances issues de ces études dans des interventions de politique sociale s’adressant aux familles pauvres et marginalisées est pour le moins opportuniste et tendancieux

Gillies, Edwards et Roseland, 2017 : 3 et 11

Il semble bien, pourtant, que cette piste séduise de nombreux décideurs publics aujourd’hui, ce qui les conduit à concevoir une politique de l’enfance uniquement sous l’angle d’une responsabilisation des parents et à partir de la capacité de ces derniers à adopter les bonnes conduites[3].

En France, vingt ans après les États-Unis et une dizaine d’années après le Royaume-Uni, l’idée a fait son chemin. Elle guide une politique émergente appliquée aux « 1 000 premiers jours », entendus comme la durée qui sépare le quatrième mois de conception du deuxième anniversaire de l’enfant. La plasticité cérébrale, les formidables capacités d’apprentissage et l’hypothèse de l’impact majeur de ces premières expériences sur le futur adulte justifient, selon les experts mobilisés et les décideurs, de tout faire pour optimiser les pratiques durant cette période qui met bien sûr sur le devant de la scène la mère et le père. Parce que « cette période est sensible pour le développement et la sécurisation de l’enfant, qui contient les prémisses de la santé et du bien-être de l’individu tout au long de la vie », les rédacteurs de ce rapport — pratiquement tous issus du champ de la psychologie, de la pédiatrie, de la pédopsychiatrie, de la gynécologie et de la parentalité positive (on remarquera l’absence totale de la sociologie ou de la démographie) — se sont employés à formuler des propositions et des mesures, dont la seule immédiatement adoptée a été le doublement de la durée légale du congé paternel qui passerait à 28 jours. À la différence de la formulation de la politique d’intervention précoce au Royaume-Uni, ce tout récent rapport français se défend d’être déterministe. « En mettant en évidence des facteurs de risque, il ne s’agit pas d’être déterministe : il s’agit au contraire, à travers l’opportunité offerte de cette période des 1 000 jours, d’identifier des interventions précoces et des pratiques préventives. » (Rapport de la commission des 1 000 premiers jours, 2020 : 13)

Malgré ces précautions, les idées qui guident ces experts en « interventions précoces » sont que beaucoup de parents contemporains manquent de repères, sont démunis face à cette terra incognita qu’est l’enfant qui arrive et sont susceptibles de commettre de très regrettables erreurs. Le meilleur moyen de répondre à cette « détresse parentale » est donc, selon ces experts, de les prendre par la main, de développer des lieux de conseils, de multiplier les experts pour ce faire, de détecter les plus fragiles d’entre eux. « Il faut permettre d’accompagner chaque parent isolé afin de le seconder face aux défis de la parentalité. » (Rapport de la commission des 1 000 premiers jours, 2020 : 15) Il est même question de bâtir des « maisons des 1 000 jours », comme il y a déjà des « Maisons des adolescents », des « Maisons de santé », des « Maisons sport santé », des « Maisons départementales des personnes handicapées ». Mais ce qui frappe dans ces initiatives qui encadrent la fonction parentale est l’oubli total de ce qu’elle représente d’un point de vue collectif et intergénérationnel. Et il ne suffit pas de lancer ce poncif, « il faut tout un village pour élever un enfant », pour régler la question.

Aussi, comme Charlotte Faircloth, nous pensons en somme que :

Ce qu’observent et soulignent les spécialistes des parenting cultures dans les contextes néolibéraux, c’est que la tâche d’élever la prochaine génération est devenue très fragmentée et détaillée, avec un accent particulier mis sur les pratiques de la vie quotidienne. Plutôt que de « socialiser » les enfants dans un ensemble de valeurs sociales communes, une perspective plus individualisée signifie que l’objectif est d’élever des « individus qui réussissent » et qui sont capables d’« être eux-mêmes », ce qui repose clairement sur une vision très réductrice de « l’enfant » […]. Une approche individualisée de la parentalité est susceptible d’éroder les notions de confiance sociale et de solidarité

Faircloth, 2020 : 150