L’exceptionnelle diffusion de l’article de Sherry Arnstein (1969) fournit en soi matière à une réflexion sociologique. Pour ce qui nous concerne, comme chercheure·s engagé·e·s dans un projet sur les expériences de participation citoyenne, en privilégiant comme entrée le droit et la place que ce dernier occupe dans les processus concernés, nous nous sommes attaché·e·s, comme préalable, à une analyse de la très abondante littérature internationale consacrée à cette question de la démocratie délibérative/participative. C’est en quelque sorte une confrontation à une thématique nouvelle à partir de nos compétences respectives, d’un côté une compétence de juriste attachée à la place du droit dans le fonctionnement de l’univers des sciences et des technologies, de l’autre celle de chercheur en sciences sociales soucieux de faire du droit un révélateur privilégié des transformations des régimes de régulation politique des sociétés. Ce qui nous a frappé·e·s dans cette approche d’un nouvel univers de connaissance dont l’étude nous paraît susceptible de prolonger certaines de nos orientations théoriques fondées sur un intérêt central porté ainsi au droit, c’est l’existence de ce que Cécile Blatrix appelle un « marché des biens savants » (Blatrix, 2012). Les débuts en France de ce « marché » semblent venir à la suite de cette publication de Sherry Arnstein et les travaux qui le composent ont majoritairement les mêmes tonalités, c’est-à-dire que « les chercheurs sont aussi les militants des objets sur lesquels ils travaillent » (Blatrix, 2012 : 60), de telle sorte que « la démocratie participative est ainsi devenue tout à la fois un marché et un champ professionnel » (Blatrix, 2012 : 60). Dans ce cadre, l’article de Sherry Arnstein donne l’impression de fonctionner comme un signal dans un contexte historique où s’esquissent « les nouvelles technologies sociales de la vertu démocratique » (Blatrix, 2012 : 73) et où se joue la question de l’appartenance à ce « marché des biens savants ». De tels enjeux expliquent certainement que la thèse soutenue par Sherry Arnstein soit très discutée, tant pour ce que pourrait être son caractère daté que pour son traitement très circonscrit. C’est cette perception que nous avons de cet article, de son contenu et de son statut qui nous conduit à en entreprendre une analyse critique. Cette dernière est inspirée par le constat que les évolutions du champ des recherches sur la participation citoyenne ne peuvent se comprendre qu’en référence à un champ de savoir qui est celui des politiques publiques, et plus largement à une mutation du régime épistémique des savoirs en général. La conscience de cette dernière mutation est au coeur de notre propre engagement. En se centrant sur les politiques de lutte contre la pauvreté et sur la place des populations concernées : les « have-nots », les analyses de Sherry Arnstein s’inscrivent dans un champ de connaissance qui est celui des politiques sociales et de ce qu’on pourrait qualifier de l’ingénierie du travail social et de son éthique spécifique de la considération ou de la reconnaissance (Honneth, 2013). Une telle orientation conduit à un traitement de la question de la participation citoyenne dans une perspective utilitariste qui est celle des politiques publiques, de leurs défaillances et, par contraste, des efforts qu’il conviendrait d’accomplir pour que leur conception et leurs modes de mises en oeuvre, pour être plus efficaces, favorisent une implication des citoyens concernés. La fameuse « échelle » de l’autrice Sherry Arnstein suggère ainsi une sorte de progression possible dans la pratique des processus de démocratie participative. Elle va du mauvais au passable jusqu’à l’idéal, sans ignorer ce que peuvent être les déviations, les manipulations que s’autorisent les instances publiques impliquées. Le …
Appendices
Bibliographie
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