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Introduction

En misant sur la continuité, la stabilité et la constance, la rhétorique religieuse tend généralement à nier toute trace d’innovation au sein de la tradition dans laquelle elle s’inscrit. Afin de s’assurer d’une certaine légitimité, les religions s’appuient sur une longue et solide tradition qui se serait transmise sans interruption depuis les temps les plus reculés. On n’hésite alors pas à affirmer que les enseignements des grands maîtres du passé sont universels et applicables à toutes les époques et à toutes les situations, peu importe le contexte dans lequel on les replace. L’analyse historique vient évidemment nuancer ce portrait idyllique des traditions religieuses qui ne sont effectivement pas des monolithes immuables et immémoriaux. Celles-ci évoluent au fil de l’histoire humaine, changent au gré des transformations culturelles et sociales des communautés dans lesquelles elles s’implantent, négocient avec les instances séculières et religieuses leur pertinence et leur droit d’exister ; bref, elles innovent constamment pour s’assurer une place dans le monde. Dans le cadre de cet article, deux outils d’analyse seront proposés pour étudier les innovations au sein des traditions religieuses : les théories de la réception et l’invention des traditions. L’intérêt de l’utilisation de ces outils en histoire est qu’ils permettent, entre autres choses, de dépasser les oppositions classiques tradition/modernité et authenticité/innovation en analysant les religions, non pas du point de vue de ce qui reste inchangé dans l’histoire d’une tradition religieuse, mais plutôt du point de vue des ruptures et des transformations à l’intérieur de celle-ci.

Les théories de la réception, introduites par Hans Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception[1], proposent de placer le lecteur et l’acte de lecture d’une oeuvre littéraire (analysé par Jauss comme un « événement ») au centre de l’analyse littéraire. En transposant les théories littéraires de la réception dans un contexte culturel et religieux (comme l’ont fait par exemple les auteurs du collectif Reception Study : From Literary Theory to Cultural Studies[2]), il est possible de repérer des processus historiques qui placent un individu récepteur (et par extension une communauté) au centre d’un processus herméneutique lui permettant de s’inscrire d’une manière toute spécifique à l’intérieur d’une tradition religieuse. Ce processus de mise en sens de la tradition du point de vue du récepteur renvoie à la rupture, à la discontinuité, à la réinterprétation, à l’adaptation, à l’appropriation, en un mot, à de l’innovation au sein des traditions religieuses.

Mieux connu en sciences des religions, le concept d’invention des traditions cible plutôt certains processus de légitimation permettant aux membres d’une tradition religieuse de construire et de maintenir, par diverses stratégies, une continuité avec un passé, même si ce passé et cette continuité peuvent être très souvent fictifs. Introduit par Eric J. Hobsbawm et Terence O. Ranger dans The Invention of Tradition[3], ce concept a, de prime abord, permis à ses auteurs de comprendre comment la notion de tradition peut évoluer en contexte moderne. De façon plus précise pour notre propos, il permet de comprendre comment une tradition religieuse peut sauvegarder ses propres prétentions à être une tradition dans un monde en perpétuel changement simplement en revendiquant l’autorité que lui confère la continuité avec le passé. En somme, il permet de comprendre comment les adeptes se réclamant d’une tradition religieuse donnée négocient leur rapport à l’inévitable besoin d’innover en construisant une continuité avec un passé traditionnel, de façon à masquer les innovations.

Ces deux outils d’analyse ne servent pas tant à nier une continuité à l’intérieur des traditions religieuses qu’à mettre en évidence le caractère « construit » de cette continuité. L’utilisation conjointe de ces deux outils permet, à ce qu’il nous semble, de mettre en lumière des processus ou des forces qui, à première vue, pourraient sembler contradictoires (l’innovation et la tradition), mais qui, dans les faits, font partie d’un même système rhétorique destiné à légitimer l’existence d’une tradition religieuse dans un monde en constant changement. Ces traditions qui, inévitablement, innovent sans cesse, usent donc parallèlement de stratégies, ou mettent en place des mécanismes, visant à (ré)introduire de la continuité là où, dans les faits, il n’y en a pas.

Pour expliciter notre propos, nous appliquerons conjointement ces deux approches à un cas particulier, celui de la réception et de la réinvention du taoïsme dans les sociétés occidentales au xxe siècle. Cette tradition religieuse chinoise vieille de plusieurs siècles a en effet été réinventée en Occident par des choix bien ciblés. Elle fut littéralement reconstruite et transformée en une tradition spirituelle universelle répondant aux attentes des Occidentaux en matière de spiritualité contemporaine. L’analyse de cet important foyer d’innovation religieuse permet également de comprendre d’autres cas similaires de réception de traditions asiatiques en Occident.

I. La réception d’une tradition religieuse

Réagissant au formalisme des théories littéraires classiques, qui ne s’intéressent qu’à l’oeuvre et à son auteur, les théories de la réception se proposent de façon générale d’introduire une troisième variable, le lecteur, et d’analyser l’expérience ou l’effet que procure la lecture d’une oeuvre littéraire, ce qui permet de rendre compte des transformations de celle-ci au fil du temps. Cette approche s’appuie sur l’idée que le sens d’une oeuvre apparaît (également) au moment de la lecture, c’est-à-dire au moment où un individu décide de prendre un livre, de l’ouvrir et d’en lire le contenu. Pour analyser l’« événement » que constitue l’acte de lecture, Hans Robert Jauss reprend à son compte la notion d’« horizon » de Hans-Georg Gadamer en postulant que l’horizon dans lequel évolue un individu qui en l’occurrence est un lecteur crée chez celui-ci des attentes spécifiques. Cet horizon d’attente est constitué de toutes les expériences accumulées par le lecteur, mais plus particulièrement :

  • de l’expérience qu’il possède du genre littéraire dans lequel s’insère l’oeuvre lue ;

  • de l’expérience qu’il possède des thèmes abordés dans l’oeuvre ;

  • et de toute autre expérience de sa vie quotidienne qu’il peut opposer au monde imaginaire construit à travers cette même oeuvre[4].

L’horizon d’attente de Jauss se définit donc comme un système de références, objectivement formulable, construit en fonction des attentes d’un individu et, par extension, d’une communauté. En d’autres mots, il s’agit d’un répertoire conventionnel, ancré dans un contexte culturel et historique précis, et dans lequel le lecteur puise les éléments lui permettant de donner un sens à ce qu’il lit. L’acte de lecture procède dès lors d’un tri, d’un choix, ou d’une reconnaissance selon un système de références particulier, et permet au lecteur d’interpréter le texte en posant des questions qui ne sont ni inscrites de manière intrinsèque et permanente dans le texte ni imputables aux intentions de l’auteur. La lecture d’un texte suscite chez le lecteur des questions, mais celles-ci sont construites par ce dernier en fonction de son horizon d’attente particulier.

Lors de la réception d’une oeuvre, il peut se passer deux choses.

  • Dans le premier scénario, l’oeuvre répond exactement aux attentes du public. Elle suit exactement les règles du genre ; elle respecte les normes littéraires établies ; elle suscite chez le lecteur des questions, mais des questions qu’il s’est déjà posées à la lecture d’autres oeuvres ; elle maintient le lecteur dans des « lieux communs » ; bref, elle n’apporte rien de nouveau à tel ou tel genre littéraire. Dans ce cas, il se peut que l’oeuvre soit bien reçue, mais elle passe habituellement plutôt inaperçue ; elle ne laisse pas sa marque dans la société. Jauss qualifie de « livres de recettes » ces oeuvres rédigées avec succès selon un procédé qui a fait ses preuves (on pourrait aussi dire des livres « conçus selon une recette établie »).

  • Dans le deuxième scénario, l’oeuvre ne correspond pas (ou pas totalement) à l’horizon d’attente du public auquel elle s’adresse. Elle revisite le genre et le style ; elle propose de nouveaux thèmes ; elle fait en sorte que le lecteur se pose de nouvelles questions ; elle propose de nouvelles réponses ; elle déstabilise le lecteur en le sortant de sa « zone de confort » ; on peut ainsi dire que l’oeuvre innove[5] par rapport aux normes littéraires établies.

Dans ce deuxième cas, il se crée ce que Jauss appelle en contexte littéraire un « écart esthétique », c’est-à-dire un écart entre l’horizon d’attente préexistant et l’oeuvre elle-même, ou plutôt l’événement que constitue la lecture d’une oeuvre « innovante ». C’est cet écart entre l’horizon d’attente et la réception de l’oeuvre qui indique, selon Jauss, le degré d’acceptation que celle-ci suscite dans une société[6]. Encore ici, il peut se passer deux choses.

  • Il se peut que l’écart esthétique soit tellement grand que l’oeuvre n’arrive pas à se tailler une place au sein du public. Elle se heurte à des normes fixées depuis longtemps et n’arrive pas à s’imposer. Elle est alors rejetée, reléguée aux oubliettes et n’aura évidemment aucun impact sur la société et sur la lecture d’oeuvres subséquentes.

  • Il se peut aussi que la lecture de l’oeuvre entraîne « un “changement d’horizon” en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience[7] ». L’oeuvre redéfinit ainsi les normes, le genre, le style, les « règles du jeu », de sorte que la nouveauté se transforme peu à peu en norme pour les oeuvres subséquentes. Dans ce cas, l’innovation est acceptée et s’impose. C’est dans cette catégorie que Jauss classe les « classiques » ou les « chefs-d’oeuvre », c’est-à-dire des oeuvres qui laissent leurs marques dans l’histoire de la littérature ou des arts en (re)définissant les normes littéraires et artistiques d’un genre ou d’un autre.

Quand la réception d’une oeuvre nouvelle vient modifier l’horizon d’attente du public (c’est-à-dire qu’elle vient changer les normes de lecture d’un genre particulier), c’est la lecture (ou l’interprétation) de toutes les oeuvres du même genre (subséquentes, mais également précédentes) qui est revue. Une analyse complète de l’expérience de lecture d’une oeuvre ne peut donc se faire qu’à travers la reconstitution de l’horizon d’attente du premier public de celle-ci et de l’évolution de cet horizon d’attente jusqu’au lecteur actuel.

De même, il est impossible pour le chercheur d’analyser un horizon passé, c’est-à-dire la question posée sous l’effet de la lecture d’un texte à une époque donnée et la façon dont on y répondait, sans tenir compte de l’horizon du présent. La question suscitée à l’origine par la lecture d’un texte ne subsiste pas en elle-même ; elle doit être constituée (ou reconstituée) par le philologue ou l’exégète qui, lui, ne peut le faire qu’à l’intérieur de son propre horizon de chercheur contemporain. « Gadamer explique que la question ainsi reconstituée ne peut plus être replacée dans son horizon originel, parce que celui-ci est toujours a priori englobé dans notre horizon actuel[8] ». On doit alors, comme le préconise Gadamer, procéder à une « fusion des horizons », c’est-à-dire mêler et unifier des horizons censés être indépendants (temporellement et culturellement) l’un de l’autre.

L’approche de la réception proposée par Jauss demande donc de procéder à une analyse synchronique (replacer la lecture d’un texte dans son horizon d’attente à un moment donné de l’histoire), mais également de tenir compte d’une analyse diachronique (analyser l’évolution et les transformations de l’horizon d’attente à travers le temps), en plus de tenir compte de l’horizon propre au chercheur qui analyse la réception d’une oeuvre[9]. En fait, ce processus herméneutique, décrit par Jauss pour comprendre l’acte de lecture, s’enclenche à chaque fois qu’un individu est placé devant une situation nouvelle. On verra dans la troisième partie qu’une tradition religieuse comme le taoïsme qui s’impose dans le paysage occidental déclenche également un tel processus de réinterprétation. Les interprètes occidentaux du taoïsme puisent alors dans leur bagage expérientiel (c’est-à-dire leur expérience du religieux et du spirituel) les éléments qui leur permettent de faire une « lecture » de cette situation nouvelle et ainsi de lui donner un sens particulier. L’approche de la réception prend ici tout son sens si on peut arriver à élargir l’acte de lecture à des situations extralittéraires, par exemple une situation religieuse.

Cette approche semble de fait tout indiquée pour l’étude des textes sacrés issus des traditions religieuses apparues au cours de l’histoire. Il nous apparaît cependant que la même grille d’analyse pourrait être appliquée à l’étude de la réception des croyances, des pratiques, en somme des traditions religieuses en elles-mêmes, qu’on « lit » pour leur donner un sens en fonction d’un horizon d’attente particulier, un horizon qui peut changer lorsqu’un individu, un groupe ou une circonstance particulière arrive tout à coup avec une nouveauté (de nouvelles croyances, une nouvelle vision du monde, de nouveaux rites, de nouveaux textes, de nouvelles interprétations des textes existants, de nouvelles manières de vivre en communauté, etc.). C’est ce qu’on appellera l’innovation religieuse, c’est-à-dire une innovation qui vient changer l’horizon d’attente du domaine religieux dans une société et qui vient redéfinir les normes du « genre religieux/spirituel ». On convient ici que l’objet religieux, ne serait-ce que l’idée de « tradition », est souvent beaucoup plus fluide et abstrait qu’une oeuvre littéraire ou artistique. Une analyse de la réception orientée vers le religieux demande donc davantage de prudence et de précision pour ne pas s’égarer dans des généralités et risquer de sombrer dans des abstractions conceptuelles qui éloigneraient de la réalité vécue par les individus inscrits dans un cheminement religieux spécifique. C’est pourquoi l’approche de la réception doit constamment être ramenée à des objets concrets et aux individus qui composent les traditions religieuses, qui adhèrent à des croyances et qui s’inscrivent dans des pratiques.

II. La réinvention d’une tradition religieuse

L’application particulière de l’approche de la réception à l’étude des phénomènes religieux demande de définir exactement ce qu’on entend par « tradition », en particulier dans son rapport à l’innovation. On dit souvent de la modernité qu’elle s’oppose de façon toute naturelle à la tradition. Cette dernière, incarnant la continuité, se marierait mal avec l’impératif du changement et de l’innovation qui caractérise les sociétés modernes. L’affirmation semble tout particulièrement vraie lorsqu’il est question de traditions religieuses qui cherchent habituellement à mettre en valeur, d’un côté, de grandes vérités ontologiques immuables, et de l’autre une lignée ininterrompue de transmetteurs de ces vérités qui cherchent à conserver la tradition intacte depuis les temps les plus reculés. Mais même si elle incarne la continuité, la tradition n’en est pas pour autant monolithique et statique ; elle n’est jamais figée dans le temps, ni complètement hermétique et isolée. Wilfred Cantwell Smith la présente comme une masse de données objectives qui est « cumulative » dans l’espace et le temps[10]. Ainsi, les traditions religieuses « évoluent, grandissent, changent au gré des hommes et des femmes qui s’en réclament, au rythme également des rencontres qu’ils font. Ces traditions ne sont pas des systèmes fermés, mais un cumul d’initiatives individuelles[11] ». Chaque génération, chaque individu contribuent à la tradition en lui apportant quelque chose de nouveau, ce qui la fait vivre, la fait revivre, la transforme, et lui permet de se renouveler, d’évoluer et de survivre. « À chaque époque — rappelle Roland Goetschel —, ce qui est transmis à partir du passé se trouve interpellé, questionné, mis en demeure de répondre aux problèmes et aux angoisses des hommes à chaque temps. Et cela se fait à travers toutes sortes de tentatives, de conflits, d’avancées et d’impasses[12] ». De ce point de vue, l’innovation devient réellement une condition sine qua non à la survie (et, paradoxalement, à la continuité) de la tradition dans le temps.

D’un autre point de vue, la tradition ne peut se permettre de faire table rase du passé et interpelle tout ce qui l’a précédé ; c’est, comme le définit Jean Pépin dans l’Encyclopaedia Universalis « un appel que le présent adresse au passé ou l’héritage par lequel le passé se survit dans le présent[13] ». Dans ce contexte, la tradition assure d’abord une fonction d’autorité à l’égard de la continuité dans le temps. Pour Danièle Hervieu-Léger, cette fonction fondamentale de la tradition n’entre pas en contradiction avec son caractère novateur. De fait, la tradition, définie par la sociologue comme « l’ensemble des représentations, images, savoirs théoriques et pratiques, comportements, attitudes, etc., qu’un groupe ou une société accepte au nom de la continuité nécessaire entre le passé et le présent[14] », s’intègre bien à la modernité dans la mesure où justement elle confère au passé une autorité transcendante[15]. Si les religions innovent sans cesse, Hervieu-Léger rappelle aussi que toute tradition est soumise à un impératif de continuité et que toute nouveauté se doit d’être réintégrée, d’une manière ou d’une autre, dans la tradition[16]. Dès lors, si la tradition a pour fonction d’établir un relais entre le présent et le passé, elle apparaît aussi clairement comme un lieu d’innovation.

La thèse de l’« invention de la tradition » proposée par Eric J. Hobsbawm et Terence O. Ranger en 1983 paraît utile pour comprendre, d’un côté, comment la notion d’innovation s’inscrit dans une tradition religieuse, et de l’autre, comment ces mêmes traditions construisent une rhétorique de la continuité qui, au premier abord, semble s’opposer à toute idée d’innovation, de transformation ou de progrès. Cette théorie permet entre autres de comprendre comment la notion de tradition peut innover, mais tout en gardant ses prétentions traditionnelles, à savoir l’autorité d’une continuité avec le passé. Pour Hobsbawm et Ranger, les traditions inventées impliquent effectivement une idée de continuité, mais cette continuité n’a pas d’ancrage dans la réalité historique.

Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié. […] Cependant, même en présence d’une telle référence à un passé historique la particularité des traditions « inventées » tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive[17].

Les traditions inventées sont donc des réponses à des situations nouvelles, mais qui prennent la forme de références à des situations anciennes[18]. Par un processus de formalisation et de ritualisation, un État, une classe dirigeante, une communauté (ou même un individu fondateur) arrive à imposer — souvent simplement par la répétition de gestes symboliques — des croyances, des pratiques et des coutumes en puisant dans le matériel culturel déjà existant et en adaptant ce matériel à la situation nouvelle : « L’adaptation apparaît lorsque d’anciens usages sont confrontés à de nouvelles conditions et que de vieux modèles sont utilisés dans de nouveaux buts[19] ».

La théorie proposée par les deux historiens reste limitée dans son application originelle. Pour les auteurs de ce collectif, le phénomène d’invention des traditions ne peut apparaître que dans un contexte moderne où se développent les idées de « nation », de « nationalisme » et d’« État-nation », c’est-à-dire dans l’Europe de la fin du xviiie siècle. Les traditions inventées se caractérisent, dans ce contexte, non pas par leur contenu spécifique (qui cherche à créer une continuité avec un passé traditionnel), mais par la modernité de leurs fonctions politiques et sociales. De fait, ils proposent une analyse des dynamiques légitimatrices au sein de grands ensembles politiques modernes. Pour appliquer cette théorie aux traditions religieuses comme le taoïsme et à l’élaboration d’une approche entourant l’innovation religieuse, l’apport de certains auteurs qui ont tenté d’élargir la théorie de Hobsbawm et Ranger est nécessaire. Nous nous limiterons ici à deux exemples.

James R. Lewis et Olav Hammer, dans The Invention of Sacred Tradition[20], reprennent la théorie de l’invention des traditions pour l’appliquer spécifiquement aux traditions religieuses. Leur approche a l’avantage d’élargir l’invention des traditions au domaine de la religion, ainsi qu’à l’étude de périodes qui dépassent le xviiie siècle. Les textes qu’ils présentent montrent bien que le domaine religieux est propice aux inventions et réinventions de toutes sortes, en particulier lorsqu’il est question pour une tradition religieuse de se construire une lignée historique légitimant une origine ancienne. Selon Lewis et Hammer, ce phénomène ne se limite pas à la modernité, mais constitue un élément de toute l’histoire religieuse de l’humanité[21]. On peut cependant reprocher aux auteurs de ce collectif de s’être limités aux inventions à l’intérieur des écritures sacrées et d’avoir négligé d’autres aspects intéressants des phénomènes religieux, comme les croyances et les rituels, qui peuvent aussi être « inventés ».

Par ailleurs, réagissant à l’idée que l’invention des traditions ne s’applique qu’à l’étude des grands ensembles nationaux, Tad Tuleja, dans son ouvrage Usable Pasts : Traditions and Group Expressions in North America[22], présente des textes qui appliquent cette théorie (ce qu’il appelle des usable pasts, des « passés (ré)utilisables ») à l’échelle plus petite des microsociétés et des micropratiques. Les textes qu’il présente montrent en effet que ce phénomène se retrouve aussi au sein de petites communautés n’ayant pas nécessairement de poids politique, mais qui utilisent leur capacité d’invention et de création pour se doter d’un héritage légitime. « Tous les groupes, qu’il s’agisse de groupes ethniques, de groupes régionaux, de groupes organisationnels ou occupationnels, de familles, peuvent en venir à utiliser des pratiques anciennes — qu’elles soient authentiquement anciennes ou réinventées — comme marqueurs d’une identité commune susceptibles d’être manipulés[23] » (notre traduction).

De ce point de vue, la thèse de l’invention des traditions se prête bien à l’analyse des transformations historiques au sein des religions. En définitive, une tradition inventée est une tradition qui est passée par un processus d’innovation, mais qui passe pour une tradition qui est restée la même depuis ses débuts. En construisant une continuité avec un passé (même si celui-ci peut être fictif), on confère une autorité à la tradition et, en quelque sorte, on la « fige » dans le temps, de façon à donner du poids au message initial issu d’un passé lointain et faisant autorité (une lignée de maîtres, un mythe de création du monde et de l’humanité, un texte sacré ancien, etc.). Que cette autorité soit basée sur une continuité qui n’a pas de réel ancrage dans la réalité historique n’a que peu d’importance ; l’important est que la tradition puisse faire accepter cette continuité comme base de son autorité. L’invention d’une tradition religieuse relève dans bien des cas d’une réception particulière de pratiques, de rituels ou de propositions d’ordre philosophique, moral ou religieux qui sont « inventés » et très souvent « réinventés » à un moment donné de l’histoire. On peut alors parler d’innovations religieuses, mais d’innovations masquées par une rhétorique traditionnelle misant sur la continuité avec le passé.

III. La réception et la réinvention du taoïsme en Occident

L’utilisation conjointe de ces deux approches paraît éclairante pour analyser diverses formes d’innovations, de transformations et de mutations dans le domaine religieux, et plus précisément pour analyser des phénomènes de transferts culturels et religieux. L’exemple de la réception du taoïsme en Occident servira ici à appuyer notre propos. Cette religion chinoise aux contours un peu flous s’est tranquillement fait connaître des Occidentaux à partir des années 1960, et davantage dans les années 1990, à travers une littérature classique et populaire, ainsi qu’à travers diverses pratiques psychocorporelles à connotation thérapeutique et méditative. Cette réception dans la deuxième moitié du xxe siècle est tributaire d’un horizon d’attente qui se développe au moment où les premiers missionnaires européens vont entrer en contact avec la société chinoise au xvie siècle. Au fil de ces contacts, le taoïsme a été réinventé pour devenir une religion universelle, un héritage de l’humanité répondant aux attentes des Occidentaux en matière de spiritualité.

Dans les faits, on ne devrait pas parler du taoïsme chinois comme d’une tradition unifiée, mais bien de traditions taoïstes diversifiées qui s’identifient toutes au concept cosmologique et ineffable de dao. Ces traditions se construisent au fil du temps, puisant leurs racines dans la cosmologie chinoise de l’Antiquité (le dao, le taiji, le yin et le yang, les cinq phases, les huit trigrammes), dans certaines pratiques mystiques associées aux anciens « maîtres des rituels » (fangshi) et autres « chercheurs d’immortalité », mais également chez certains penseurs de la période dite des « Printemps et automnes » (771-256 avant J.-C.) comme Zhuangzi et Laozi. Les sinologues s’entendent cependant pour dire que ce qu’on identifie aujourd’hui comme le taoïsme, c’est-à-dire un système religieux organisé constitué de plusieurs écoles et courants, se constitue à partir du iie siècle après J.-C. au sein d’une communauté d’aristocrates du sud de la Chine. La grande majorité des écoles, des temples, des monastères ou des traditions taoïstes d’aujourd’hui s’inscrivent à l’intérieur de deux courants encore vivants : la voie de l’unité orthodoxe (zhengyi dao), qui découle du mouvement de la voie des maîtres célestes (tianshi dao) apparue au iie siècle ; et l’école de la complète perfection (quanzhen), qui représente la branche monastique du taoïsme se développant à partir du xiie siècle. Si les maîtres célestes, qui représentent la forme plus liturgique du taoïsme, sont surtout présents dans le sud de la Chine, les moines de l’école quanzhen, plus intéressés par l’ascèse, se sont quant à eux davantage installés dans le Nord[24].

Dans The Tao of the West. Western Transformations of Taoist Thought[25], l’historien John J. Clarke a amplement analysé et décrit les différentes étapes de la réception du taoïsme dans les sociétés occidentales, ainsi que les différentes transformations qui en ont résulté. Dans une perspective qu’il inscrit au sein d’une « histoire des idées », Clarke propose une enquête sur l’actuel passage historique d’idées de l’Asie vers l’Occident, et sur les processus sociaux, culturels et herméneutiques qui ont favorisé ce passage[26]. Il met plus particulièrement en lumière « une variété de façons grâce auxquelles le taoïsme a subi une reconstruction et une transformation aux mains de ses commentateurs et interprètes occidentaux, et a donc été reconstitué à l’intérieur du cadre globalisant de la pensée occidentale, de ses aprioris et de ses façons de voir[27] » (notre traduction).

Les innovations qui ont mené à cette reconstruction apparaissent dès les premiers contacts entre les missionnaires jésuites et les Chinois à partir du xvie siècle. On peut même affirmer que la manière dont les missionnaires vont aborder et traiter le taoïsme à cette époque façonnera tout l’horizon d’attente de la réception de cette religion chinoise pour les générations subséquentes, à la fois les générations d’intellectuels qui voudront comprendre le taoïsme sur une base académique et en traduire les textes fondamentaux, et à la fois quelques « adeptes » qui voudront en faire une expérience pratique, surtout à partir du milieu du xxe siècle[28]. En effet, les premiers missionnaires jésuites en Chine, à commencer par Matteo Ricci (1552-1610)[29], en s’identifiant aux lettrés confucéens qui géraient les affaires de l’État chinois à cette époque, confirmaient ainsi leurs présuppositions initiales, à savoir que la société chinoise, sous l’influence d’un confucianisme d’État, était une société éclairée constituée au sein d’un cadre de pensée rationnelle et théiste, donc, dans l’esprit des missionnaires, ouverte à l’évangélisation chrétienne[30]. En contrepartie, et toujours sous l’influence des lettrés de l’État confucéen, les missionnaires ont rapidement perçu le taoïsme et le bouddhisme comme des traditions rivales dont les pratiques ne pouvaient concorder avec le message du Christ. « Le taoïsme fut ainsi étiqueté de superstition idolâtre et, contrairement au théisme éclairé de la religion d’État, rejeté en tant que “faux culte” dont l’enseignement était inspiré par le diable et dont les pratiques relevaient de la divagation et du délire » (notre traduction)[31]. Par ailleurs, c’est ici que se crée un écart « esthétique » (on pourrait parler d’un « écart spirituel ») entre l’horizon du taoïsme chinois et les attentes des Occidentaux qui sont modulées par un horizon spirituel bien précis (horizon qui a évidemment évolué depuis l’époque des missionnaires jésuites).

Cela n’a pas empêché les missionnaires de s’intéresser à quelques textes classiques de la tradition taoïste comme le Daodejing et le Zhuangzi, des textes dont la profondeur philosophique a rapidement fait dire aux missionnaires — en confirmation de ce que leur rapportaient encore une fois les lettrés confucéens — que les adeptes contemporains du taoïsme s’étaient finalement éloignés des enseignements des philosophes de l’Antiquité et en avaient perdu l’essence au profit de l’idolâtrie et de la pratique d’une forme de magie menant soi-disant à l’immortalité. C’est dans ce contexte que les missionnaires en sont venus à distinguer ce qu’ils voyaient d’un côté comme un taoïsme classique ou philosophique, hérité de quelques penseurs de l’Antiquité comme Laozi, l’auteur présumé du Daodejing, et du Zhuangzi, et de l’autre un taoïsme religieux, qu’ils percevaient comme une dégénérescence idolâtre de la tradition classique[32].

Cette vision dichotomique du taoïsme constitue en elle-même l’horizon d’attente premier de la réception du taoïsme en Occident, et marquera ainsi l’imaginaire occidental ainsi que la réception subséquente du taoïsme jusqu’au xxie siècle. Les intellectuels victoriens du xixe siècle, James Legge (1815-1897) et Richard Wilhelm (1873-1930) en tête, ont hérité de cette même interprétation du taoïsme, préférant étudier les textes classiques et croyant y trouver l’essence du taoïsme, et ce au détriment de l’étude des communautés de pratique[33]. Cette préférence pour les textes classiques n’est par ailleurs pas unique aux études taoïstes. Gregory Schopen fait remarquer que cette situation existe encore aujourd’hui chez plusieurs spécialistes de l’étude du bouddhisme qui affichent une préférence marquée pour certains types de sources matérielles, en l’occurrence quelques textes classiques du bouddhisme, et négligent des sources archéologiques importantes, une préférence qui, selon Schopen, n’a pas de justification scientifique valable[34]. Pour bien des spécialistes, le « véritable » bouddhisme ne peut être saisi que par l’analyse des textes et des dogmes fondamentaux, dont on suppose, à tort selon Schopen, qu’ils étaient connus et étudiés par tous les bouddhistes de l’histoire[35]. Ce parti pris pour la recherche de la « vraie religion » à partir des textes pourrait en fait cacher une influence des premiers réformateurs protestants qui cherchaient dans la Bible la « vraie » religion chrétienne. De même, le refus de la part de ces mêmes spécialistes de considérer ce qui peut être tiré des sources archéologiques « ressemble énormément à une nouvelle manifestation de la crainte et de la méfiance des protestants du xvie siècle à l’égard de réels comportements religieux et historiques » (notre traduction)[36].

Une tendance similaire semble à l’oeuvre, du moins à certains niveaux, lorsqu’il est question de comprendre le taoïsme en Occident. Ce qu’on constate en effet, c’est que dans son transfert vers l’Occident, le taoïsme chinois a fait l’objet d’une série de choix d’éléments répondant aux attentes des Occidentaux, alors que d’autres éléments qui ne cadraient pas avec ces mêmes attentes ont tout simplement été mis de côté, comme s’ils n’existaient pas. Conformément à l’interprétation des premiers missionnaires en Chine et des intellectuels victoriens du xixe siècle, les Occidentaux qui se sont intéressés au taoïsme dans la deuxième moitié du xxe siècle ont retenu les quelques textes de philosophie qu’on rattache systématiquement à un taoïsme classique de l’Antiquité chinoise comme le Daodejing de Laozi, le Zhuangzi, et auxquels on ajoute quelques fois le Yijing, le Classique des transformations[37]. On peut aujourd’hui retrouver des traductions de ces textes sur les tablettes de toutes les bonnes librairies, ou alors se rabattre sur une série de livres populaires traitant du tao (dao), des livres écrits pour la plupart par des Occidentaux reprenant librement les idées des textes classiques, et dont les plus populaires, Le tao de la physique de Fritjof Capra (1975)[38] et Le tao de Pooh de Benjamin Hoff (1982)[39], sont rapidement devenus des best-sellers. On a également retenu ce qui se rattache à la dimension plus mystique du taoïsme et qui est liée aux pratiques dites de longévité : pratiques méditatives, techniques respiratoires et gymnastiques auxquelles les Occidentaux sont habituellement initiés à travers la pratique moderne du qigong[40] et l’art martial du taiji quan. Ces pratiques qui, dans leurs formes traditionnelles chinoises, sont censées mener l’adepte taoïste sur le chemin salutaire de l’immortalité, ont principalement été adoptées en Occident en raison de leur caractère thérapeutique et méditatif [41], bien plus que pour leur capacité à mener l’individu à l’immortalité.

Ces mêmes interprètes occidentaux, fascinés par la philosophie et les pratiques psychocorporelles qu’offrirait la tradition taoïste, « oublient », par le fait même, et de façon plus ou moins volontaire, tout ce qui touche à la dimension plus liturgique du taoïsme : la croyance en une succession de divinités et d’immortels faisant partie du panthéon chinois, le culte rendu à des divinités qui se trouveraient à l’intérieur du corps humain, la déification de Laozi, les célébrations religieuses ponctuées de nombreux chants, prières et récitations de textes révélés, dirigées par un clergé ordonné, les pratiques exorcistes et l’utilisation de charmes pour lutter contre les démons et les esprits mauvais qui rôdent un peu partout, tous des éléments qui sont en fait au coeur de la pratique taoïste traditionnelle encore aujourd’hui en Chine, mais qui sont tout simplement mis de côté parce qu’ils ne correspondent pas à l’image du taoïsme que les interprètes et commentateurs occidentaux se sont construit en fonction de l’horizon d’attente particulier décrit plus haut. C’est dans ce contexte global de réception que Kirkland parle littéralement, un peu à la manière de Schopen, de « protestantisation du taoïsme » dans son transfert vers l’Occident[42]. En faisant ces choix et en oubliant certains autres aspects, ces taoïstes américains, comme les appelle Elijah Siegler, auraient agi de la même manière que les chrétiens protestants qui ont tourné le dos aux institutions cléricales et à la liturgie catholique pour privilégier l’étude personnelle des textes sacrés contenus dans la Bible et la relation personnelle qu’ils entretiennent avec Jésus-Christ — en d’autres mots pour miser uniquement sur le potentiel donné à chacun d’être sauvé grâce à sa relation privilégiée, sans intermédiaire, avec Dieu[43]. Cela étant dit, et comme le fait bien remarquer Schopen[44], cette analyse relève davantage de l’hypothèse et ne démontre rien en soi : elle ne fait qu’éclairer l’horizon d’attente qui permet d’un peu mieux comprendre la manière dont le taoïsme (ou le bouddhisme) est perçu dans les sociétés occidentales à partir du milieu du xxe siècle.

Dans la réinvention du taoïsme, les interprètes et commentateurs occidentaux innovent en déconstruisant la tradition, en la morcelant, en isolant quelques éléments qu’ils considèrent importants, et en rejetant d’autres éléments qu’ils jugent superflus. Parallèlement, ils reconstruisent ou réinventent une tradition qui cadre avec leurs attentes et leur désir de s’identifier à une tradition orientale. « Il est tentant pour un lecteur occidental — qui a perdu contact avec plusieurs des présupposés religieux occidentaux — de se chercher une identité dans le “taoïsme” et de re-définir le “taoïsme” de manière à se faciliter la tâche, et à se trouver une justification » (notre traduction)[45]. En même temps qu’ils sélectionnent des éléments du taoïsme pour en rejeter d’autres et reconstruire le taoïsme, ces néo-taoïstes, taoïstes occidentaux ou taoïstes américains cherchent à se rattacher à une tradition, à l’autorité d’une continuité avec un passé dit « taoïste ». On ne présente évidemment jamais ces innovations comme une réinterprétation de la tradition chinoise ; le taoïsme tel que vécu en Occident n’est jamais présenté comme une nouvelle religion ou comme une innovation religieuse. Au contraire, ce nouveau taoïsme cherche à maintenir coûte que coûte une continuité avec la tradition taoïste ancienne, même si cette continuité est elle aussi réinventée. Ceci dit, dans son transfert vers l’Occident, le taoïsme passe par un processus de dé-culturalisation, et même de dé-historicisation. C’est en quelque sorte ce qui permet aux interprètes occidentaux de « fusionner », comme le préconise Jauss, l’horizon traditionnel chinois du taoïsme avec l’horizon spirituel occidental moderne pour créer ainsi une tradition qui répond à leurs attentes.

Dans cet ordre d’idée, et parlant d’« exotisme religieux », Véronique Altglas s’est intéressée à ce qu’elle nomme un « processus de domestication » des ressources religieuses de l’Asie mis en oeuvre pour en faciliter l’appropriation par des Occidentaux. Ces processus de domestication passent par deux phénomènes principaux, à savoir la psychologisation (une redirection des ressources vers « une quête d’épanouissement personnel qui passe par une amélioration de soi[46] ») et l’universalisation des ressources exotiques (« des tentatives de neutralisation des différences[47] »). Au terme de ce processus de domestication, le taoïsme n’est ainsi plus une tradition chinoise historiquement identifiable au sein d’un contexte socio-culturel chinois et répondant à des attentes chinoises ; il est présenté en Occident comme un héritage universel de l’humanité, libre à chacun de s’en approprier les ressources pour ses propres besoins. Il perd son caractère « autre », ethnique et historique, pour devenir une tradition universelle, une sorte de philosophie quiétiste, une tradition naturaliste et écologique, une spiritualité individuelle que chacun peut pratiquer sans s’inscrire dans une structure institutionnelle donnée, une tradition holistique qui est faite pour tous les êtres humains, qui répond aux problématiques de toutes les époques, incluant celle de l’individu occidental contemporain. « La mise à disposition des ressources symboliques, rappelle Altglas, […] se joue dans l’affirmation de leur universalité et de leur particularité. […] L’altérité religieuse est ainsi souvent neutralisée par la croyance en une vérité universelle transcendant cultures et traditions[48]. »

Certains, comme Kirkland, y voient là une forme insidieuse de colonialisme, au sens où l’entendait Edward Said en parlant de l’orientalisme à l’époque coloniale[49]. Dans ce processus de transferts et de domestication, on s’approprie une tradition chinoise en faisant taire ses adeptes traditionnels et en affirmant, à leur place, ce qu’est le taoïsme. Commentant le livre de Clarke, le sinologue exprime bien son propos lorsqu’il écrit :

Je soutiens que le taoïsme […] ne « me » concerne pas. Et je suis conscient qu’à chaque fois que je porte les yeux sur un phénomène donné avec le présupposé que je suis en droit de faire « mien » tout ce qui peut servir mes intentions, je m’engage dans une action profondément coloniale. […] Si ce que je regarde devient l’objet de mon attention uniquement parce que je considère qu’il peut m’apporter quelque chose, on peut considérer que ce même objet a fait l’objet d’une forme injustifiable d’appropriation coloniale[50] (notre traduction).

Comme bien d’autres, Clarke nuance cette position en mentionnant que, contrairement à ce que décrit Said concernant l’orientalisme de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle au Moyen-Orient, le discours sur le taoïsme dans la deuxième moitié du xxe siècle ne sert pas à justifier la domination de l’Occident sur l’Orient, mais a plutôt servi de miroir qui renvoie une image corrigée (a corrective mirror) de l’Occident. Dans un esprit contre-culturel, les interprètes et commentateurs occidentaux du taoïsme se sont servis de cette tradition chinoise (comme d’autres traditions asiatiques) pour identifier et critiquer les faiblesses, préjudices et « dangers » de la civilisation occidentale[51], tout en clamant que ces mêmes traditions asiatiques pouvaient constituer un remède aux « maux » de la modernité technocratique.

Conclusion

L’approche de la réception et la théorie de l’invention de la tradition ne sont pas des innovations académiques en soi ; elles ont fait leur preuve et ont été reprises et utilisées dans plusieurs domaines d’études culturelles, que ce soit en anthropologie, en ethnologie, en histoire, ou en études cinématographiques. Il nous semble cependant que leur utilisation dans le domaine spécifique du religieux jette une lumière particulière sur l’évolution des religions dans l’histoire. Sans prétendre révolutionner quoi que ce soit au sein des études religieuses, cette approche propose une analyse susceptible de faire voir différemment les traditions religieuses, leur évolution, et leurs rapports entre elles, entre autres en dépassant des clichés sur la continuité, la tradition et la modernité.

Les religions innovent, constamment et de tout temps ; il s’agit d’une condition sine qua non pour la survie d’une tradition dans un monde en évolution. Ce constat apparaît tout aussi évident que banal. Ce qui semble beaucoup plus intéressant dans l’étude de ces innovations, c’est d’analyser et de comprendre comment les traditions religieuses, et plus précisément les institutions et les individus qui s’en réclament, négocient avec ces innovations incessantes à l’aide de mécanismes et de stratégies visant à « gérer » les innovations tout en conservant l’autorité de la tradition. L’adoption du taoïsme par les Occidentaux dans la deuxième moitié du xxe siècle témoigne d’une nouveauté dans le paysage religieux et spirituel de l’Occident contemporain. Ces mêmes Occidentaux n’adoptent cependant pas telle quelle une tradition chinoise ; la lecture qu’ils en font les amène à choisir certains éléments et à en rejeter d’autres en fonction d’attentes particulières. Il nous semble que le taoïsme vient de fait contribuer, avec l’apport d’autres traditions asiatiques, à un changement dans l’horizon d’attente des Occidentaux en matière de religion et de spiritualité, dans la foulée de ce que Colin Campbell appelle une « orientalisation de l’Occident[52] ».

Dans la réception du taoïsme en Occident — et l’exercice pourrait être fait pour d’autres cas du même type —, l’analyse de l’innovation religieuse se présente selon deux dynamiques, ou deux forces qui travaillent ensemble pour construire du sens au sein d’une rhétorique religieuse. La première dynamique renvoie aux attentes des individus qui reçoivent une tradition religieuse et qui en réinterprètent le contenu (consciemment ou non) selon un horizon spécifique. C’est la dynamique de l’appropriation, de la réinterprétation, de la rupture, de la transformation, de la mutation, etc. C’est ce qui fait en sorte que le taoïsme est transformé pour répondre aux attentes occidentales. La deuxième dynamique renvoie à la volonté de ces mêmes individus de créer, de générer, de maintenir, de conserver, ou de retrouver une continuité. Cette continuité peut être d’ordre historique, en privilégiant une lignée de maîtres, ou d’ordre divin, en valorisant le caractère universel d’un message révélé. C’est la dynamique de la constance, de la tradition, de l’authenticité, même si, dans bien des cas, tout cela est construit de toutes pièces, c’est-à-dire inventé par les adeptes d’une tradition. En faisant du taoïsme une tradition universelle et un « héritage de l’humanité », les commentateurs et interprètes occidentaux extirpent le taoïsme de son foyer culturel d’origine, le « domestique » en lui faisant perdre son caractère « autre », et éliminent ainsi la coupure provoquée par les stratégies de réception. Ces mêmes commentateurs et interprètes s’assurent de conserver un lien direct avec des penseurs et des pratiques de l’Antiquité chinoise, mais éliminent du coup les liens avec les aspects liturgiques plus tardifs qui ne cadrent pas avec la perception qu’ils s’en sont forgée.

Chacune de ces dynamiques renvoie à des stratégies particulières de la part d’individus qui s’inscrivent au sein d’une tradition religieuse. La dynamique de la réception renvoie à des stratégies d’interprétation, au sens où l’entendrait Stanley Fish[53], un autre auteur qui s’inscrit dans l’optique de la réception, c’est-à-dire des stratégies que partagent les individus d’une communauté donnée dans un contexte socio-historique donné pour interpréter un phénomène. La dynamique de la continuité qu’implique la thèse de l’invention des traditions renvoie plutôt à des stratégies de légitimation, au sens où l’entendrait Peter Berger[54]. Ces deux forces agissent ensemble, faisant en sorte que la continuité, si l’on prend la continuité au sens de survie de la tradition, est assurée non pas par la constance, mais par les ruptures, par la discontinuité, par les transformations, par l’innovation.