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« Athée » : longtemps synonyme d’incrédule ou de libertin, fréquemment utilisé comme injure, son emploi a souvent eu pour objectif de semer l’effroi parmi les rangs chrétiens. Sans foi ni loi, disait-on, l’athée fait peur. Aux xviie et xviiie siècles, le terme embrasse toutes les formes d’hétérodoxies et on taxe promptement d’athéisme ou d’incroyance quiconque ose examiner les dogmes prescrits. Si l’emploi du terme « athée » semble encore souffrir de confusion dans la deuxième moitié du Siècle des lumières, d’Holbach est l’un de ceux qui ont contribué à sa théorisation en opposant clairement l’athéisme à deux courants philosophiques importants. En effet, il distingue dans le Système de la nature (1770) la position de l’athée de celle du déiste, et plus tard de celle du sceptique dans Le Bon Sens (1772). À en croire les idées défendues dans ces deux ouvrages, une prise de position du philosophe en faveur de l’athéisme semble être bien explicite dans les années 1770. Or, nous voulons dans cet article attirer l’attention sur la lecture du Christianisme dévoilé[1], premier ouvrage antireligieux notable de d’Holbach, dans lequel des positions philosophiques divergentes se côtoient : d’une part, y sont exposés des arguments déistes où l’existence de Dieu ne fait aucun doute ; d’autre part, on y retrouve des arguments matérialistes promouvant une conception du monde où une présence divine serait inconcevable. La question se pose : face à un athéisme franchement inexorable tel qu’il appert dans le Système de la nature, comment pouvons-nous interpréter l’ambiguïté philosophique du Christianisme dévoilé ? Pouvons-nous placer cette ambivalence sur le compte d’un premier ouvrage aux idées hésitantes ? Un athéisme non avoué, ou à tout le moins confus, peut-il être motivé par une stratégie ? Pour explorer ces différentes hypothèses, nous considèrerons d’abord les arguments qui relèvent soit du déisme soit de l’athéisme. Il sera question ensuite des tenants et des aboutissants de la conception du Christianisme dévoilé ; il s’agira ici de démontrer la stratégie argumentaire à l’oeuvre dans le discours et, finalement, nous tenterons de déterminer sa place à l’intérieur de la prolifique production holbachique et, plus particulièrement, vis-à-vis du Système de la nature.

L’abbé Bergier avait vu juste en écrivant, dans son Apologie de la Religion Chrétienne, que l’auteur du Christianisme dévoilé « pourrait tout aussi bien être un athée, un sceptique, un matérialiste, un fataliste ou un cynique ; car la seule chose qui lui importe, c’est que le christianisme périsse[2] ». L’objectif de l’ouvrage est bien entendu de montrer le christianisme sous son vrai jour. En ce sens, la nature confessionnelle de l’ouvrage apparaît être foncièrement théiste, voire déiste, dans la mesure où c’est le christianisme et ses rouages qui y sont explicitement condamnés, et non Dieu, comme nous l’annonce du reste le sous-titre : Examen des principes et des effets de la religion chrétienne. D’emblée, dans sa préface, d’Holbach avertit le lecteur que le but de l’ouvrage est bel et bien de s’attaquer à la religion chrétienne, sans pour autant qu’il soit question de s’en prendre à son Dieu : « beaucoup d’hommes sans moeurs ont attaqué la religion, parce qu’elle contrariait leurs penchants ; […] comme citoyen, je l’attaque, parce qu’elle me paraît nuisible au bonheur de l’État, ennemie des progrès de l’esprit humain, opposée à la saine morale[3] ». Tout correspond ici à une philosophie déiste, si l’on considère que le déisme s’efforce de suivre les règles dictées par la raison, se veut rationnel et proche de ce qu’on appelle une « religion naturelle », c’est-à-dire fondée sur l’expérience humaine. Il tombe donc sous le sens qu’un auteur déiste — autant qu’athée — veuille attaquer et démasquer le christianisme.

Répondant à son engagement, d’Holbach s’attarde dans les premiers chapitres de l’ouvrage à démontrer que le problème ne relève guère du Christ lui-même, mais plutôt de l’outil qu’est devenu le christianisme aux mains des autorités religieuses et dont la puissance est utilisée à mauvais escient, dans le but de manipuler et de soumettre le peuple. Dans cette première partie du Christianisme dévoilé, il n’est donc pas question d’athéisme, mais nous pourrions penser que d’Holbach met sciemment la table en début d’ouvrage afin d’amadouer le lecteur, d’autant plus qu’il décrit le christianisme comme une religion qui « ne respire que la douceur, la concorde, l’humilité [et] le pardon des injures[4] ». Il est certes évident qu’une part d’ironie teinte la phrase. D’Holbach poursuit sur le même registre : « comment les prêtres du Dieu de paix ont-ils pu faire servir son nom de prétexte, pour troubler la société, pour en bannir l’humanité, pour autoriser les forfaits les plus inouïs[5] ? » Jusque-là, l’existence de Dieu n’est pas mise en cause et, à l’instar de plusieurs partisans du parti philosophique, l’auteur dénonce le pouvoir que se sont approprié les prêtres.

Ce n’est qu’aux sixième et septième chapitres que l’on peut voir d’Holbach s’aventurer timidement sur le terrain de l’athéisme. Dans un premier temps, considérons cette allusion au matérialisme : « quelques merveilles que pût faire un homme, ou, si l’on veut, un Dieu lui-même, elles ne prouveront jamais […] qu’un être immatériel, et dépourvu d’organes, ait pu parler aux hommes[6] ». N’ayant pas tout l’aplomb que nous lui connaissons dans le Système de la nature[7], D’Holbach lance toutefois une première perche à l’idée d’un système matérialiste qui annonce, en quelque sorte, l’ensemble des réflexions philosophiques qui parcourront le Système de la nature, et plus particulièrement celles concernant la matière, soit l’ancrage de son athéisme philosophique. Dans un deuxième temps, d’Holbach interroge le lecteur : aurait-il été préférable de « laisser l’homme dans l’ignorance totale de la divinité, que de lui révéler un Dieu rempli de contradictions[8] ? » Comme s’il prenait préalablement le pouls de son lectorat afin d’éviter de le brusquer, d’Holbach insiste néanmoins, dans son questionnement, sur l’ignorance de la divinité, et non de la religion, bien que le « Dieu rempli de contradictions » fasse explicitement référence au Dieu des chrétiens. Au tiers de l’ouvrage, après s’être longuement penché sur le caractère contradictoire des attributs divins, le philosophe soutient qu’en raison des incohérences relevées dans les différentes représentations de Dieu, les chrétiens n’en ont qu’une idée confuse, laquelle rend « son existence douteuse, ou même impossible, aux yeux de tout homme qui consulte sa raison[9] ». Dans un même élan, d’Holbach affirme non seulement que les contradictions sur lesquelles reposent les fondements du christianisme minent la crédibilité de la religion, mais aussi que ces mystères « détruisent l’existence même de Dieu[10] », surtout en raison des docteurs du christianisme qui ne réussissent pas à trouver un consensus sur la nature de la divinité et qui, au contraire, ne parviennent qu’à « l’anéantir ». Cependant, après ces pas craintifs sur le chemin de l’athéisme, d’Holbach fait aussitôt volte-face pour parler d’un « être nécessaire, qui gouverne la nature par des lois immuables[11] » et que « l’on ne peut nier l’existence d’un Dieu[12] », si ce n’est celle du Dieu des chrétiens. En s’efforçant de démontrer l’inconsistance caractérisant la Bible, d’Holbach paraît scandalisé qu’il s’agisse là « d’un ouvrage qu’on a le front d’attribuer à l’Esprit saint » et « d’un amas de contes, indignes de la gravité de l’histoire et de la majesté de la divinité[13] ». Dans cet extrait, d’Holbach semble même contrarié du manque de sérieux avec lequel l’Esprit saint et la divinité sont considérés dans le livre sacré. Cependant, on comprend également que contrairement aux religions révélées, le déisme ne découle d’aucune tradition écrite, que cette croyance refuse la révélation et rejette avec véhémence l’imposition d’un intermédiaire entre la divinité et le croyant. Puisque d’Holbach réfère ici à l’Esprit saint, l’hypothèse déiste comporterait donc un contresens. De deux choses l’une : soit d’Holbach est ironique, comme il l’est fort explicitement à plusieurs reprises dans le texte[14], soit il utilise un déisme « approximatif » pour éviter d’effrayer un lecteur avec un prosélytisme athée.

Pour faire suite à l’hypothèse déiste, précisons que d’Holbach introduit une nuance de poids à propos du christianisme dans la conclusion de son ouvrage : « Nous ne nierons point cependant, que la religion chrétienne ne soit quelquefois un frein pour quelques âmes timorées[15] », de même qu’« on ne peut pas nier non plus, que la crainte d’un Dieu, qui voit les pensées les plus secrètes des hommes, ne soit un frein pour bien des gens[16] ». Cette nuance n’est pas sans rappeler un Voltaire déiste qui insiste sur les bienfaits moraux associés à la religion. Toutefois, allant au-delà de la réflexion du patriarche de Ferney — qui juge que la croyance en un Dieu est un joug salutaire aux hommes et que la crainte des châtiments est un frein essentiel aux peuples —, d’Holbach soutient que la religion ne met aucun frein aux passions des hommes, que la raison, que l’éducation, que la saine morale ne puissent y mettre, et ce, bien plus efficacement. À cet égard, d’Holbach ajoutera dans son Catéchisme de la nature que la honte et la crainte du mépris de ses semblables sont les plus puissants mécanismes d’autorégulation des passions[17].

À la lumière des faits exposés, que pouvons-nous penser de l’apparente dilogie associée au Christianisme dévoilé ? De toute évidence, les données textuelles de l’oeuvre ne nous permettent pas de prendre une décision formelle et de choisir entre les deux interprétations possibles mentionnées, entre déisme et athéisme. Nous pourrions arguer en faveur de la première position, celle du déisme, car non seulement les apparences y convergent, mais Chaussinand-Nogaret prétend que d’Holbach aurait embrassé pour un certain temps cette doctrine[18]. Nous pourrions penser qu’à l’époque ses idées à propos de l’existence d’un Dieu n’étaient pas encore fixées[19]. En isolant le Christianisme dévoilé de l’ensemble du corpus holbachique et en vertu de son contenu, rien ne nous permet d’y repérer une position athée franche. L’interprétation générale de la dissemblance, entre cette première oeuvre et le Système de la nature, laisse quant à elle subsister la possibilité d’une double clé : soit d’Holbach a réellement évolué dans sa pensée en passant d’une philosophie plus ou moins ouverte au déisme à une philosophie carrément athée — comme ce fut le cas pour Diderot, par exemple —, soit il sera simplement passé d’une tactique à l’autre. Toutefois, la présence, aussi mince soit-elle, déjà dans le Christianisme dévoilé d’une conception matérialiste de l’ordre de l’univers, laisse deviner qu’en rédigeant le premier ouvrage, d’Holbach avait déjà à l’esprit le noyau de sa conception athée. Face à l’aboutissement de sa pensée matérialiste, telle que nous l’observons distinctement dans le Système de la nature, il nous apparaît en effet plus vraisemblable d’établir qu’un mouvement initiateur de cet athéisme philosophique se perçoit à travers les lignes du Christianisme dévoilé. À l’instar de Pierre Naville, nous dirons que « tout d’Holbach n’est pas encore là[20] ». À partir du portrait critique que le philosophe dépeint du christianisme et par la structure même de l’ouvrage, nous pouvons toutefois déceler une réelle stratégie argumentaire. Si la religion chrétienne et sa morale sont invalides, si l’homme peut se passer d’un Dieu, si une morale fondée sur la raison et la nature peut y suppléer, quel modèle embrasser alors ? La réponse, d’Holbach la prépare savamment tout au long du Christianisme dévoilé : l’auteur accompagne son lecteur et lui enseigne le doute tout en lui offrant les outils nécessaires à la critique de sa réalité, transcendant par le fait même le cadre religieux exclusivement.

À l’origine de la réflexion religieuse à laquelle d’Holbach souhaite engager son lecteur s’inscrit le questionnement qui prévaut dans Le Christianisme dévoilé : faire l’examen de sa religion, en l’occurrence du christianisme, et scruter quels en sont les principes et les effets sur l’individu, la société, la morale et la politique. Cette décomposition analytique, opérée par d’Holbach, des arguments dont s’enorgueillit la religion chrétienne (la révélation, les miracles, etc.) rend possible chez le lecteur une désacralisation, à la fois historique et philosophique, de l’objet religieux et des cultes qui y sont associés. Elle lui permet également de rompre avec l’argument-clé qu’est celui de la tradition. Le philosophe propose de remonter aux prémisses du christianisme et, en observant attentivement les textes sur lesquels sa validité repose, il prépare le terrain à un athéisme historique en démontrant, à tout le moins dans le cas de la religion chrétienne, l’inconsistance de Dieu.

D’Holbach concentre ses énergies à mettre en lumière les incohérences, la confusion, les contradictions liées à l’histoire du christianisme, de même que les prescriptions imposées et les stratégies d’endoctrinement mises en oeuvre par cette même religion. Par sa maîtrise des textes sacrés et sa connaissance des commentateurs anciens et modernes — en font foi les nombreux livres à ce sujet qui composent sa bibliothèque[21] —, le philosophe opère, grâce à une stratégie argumentaire méthodique, une déconstruction de la rhétorique chrétienne, tenue pour sacrée et intouchable. Dans le livre saint, de même qu’à travers les discours portés par les Pères de l’Église, d’Holbach déplore les illogismes à deux niveaux. D’abord, il met en lumière les incongruités textuelles, c’est-à-dire qu’il soulève les paradoxes bibliques alors que la divinité, dit d’Holbach, « y souffle le froid et le chaud ; elle s’y contredit à chaque instant […] elle édifie d’une main, pour détruire de l’autre[22] ». Puis, il relève les contradictions entourant l’entreprise exégétique. Les commentateurs divergent d’opinion entre eux, soutient-il, et se brouillent à propos des difficultés liées aux textes. Parmi ces difficultés, comme le note d’Holbach, la question des attributs divins occupe un rang privilégié.

Cette absence de clarté, à la fois intrinsèque et extrinsèque aux textes sacrés, incite le philosophe à croire en l’imposture du christianisme en raison de la multiplication des interprétations inconciliables. Qui plus est, chaque interprète prétendant détenir la vérité, les positions sont présentées comme de véritables postulats, ce qui n’est pas sans ajouter au caractère décousu et inintelligible de la religion. Si d’Holbach ne questionne pas l’existence historique de Jésus, ses réflexions le portent toutefois à affirmer que la religion chrétienne est une construction de l’homme. Notons toutefois que le philosophe n’hésite pas, à quelques reprises dans le Christianisme dévoilé, à s’éloigner du Dieu chrétien pour suggérer une généralisation englobant toutes les religions. Par exemple, il affirme que la notion de divinité est une construction de l’esprit, qu’elle est même « l’objet le plus redoutable que l’esprit humain ait pu jamais enfanter[23] », avant de conclure avec force : « il semble que partout la religion n’ait été inventée que pour épargner aux souverains le soin d’être justes[24] ». Ainsi, par sa critique des fondements de la religion chrétienne, le philosophe souhaite interpeller le lecteur et l’invite à constater combien l’inconsistance inhérente au christianisme mine sa crédibilité au point où le bon sens ne peut le soutenir et légitimer l’envahissement du domaine religieux dans toutes les sphères de la société.

Tel le point de départ d’une réflexion qui sera élargie, Le Christianisme dévoilé est le canevas d’une entreprise aux multiples ramifications, lesquelles outrepassent le cadre de cette première ébauche[25]. En dépit de l’ambiguïté entourant la nature athée/déiste de l’ouvrage, nous croyons que l’architecture même du Christianisme dévoilé doit nous porter à une plus ample réflexion que celle relevant du christianisme exclusivement. D’ailleurs, l’ordre des subdivisions chapitrales témoigne d’une mûre réflexion et celles-ci sont présentées selon un effet de gradation calculé. Échelonnée au fil des chapitres, la stratégie adoptée par d’Holbach semble en effet avoir pour objectif d’amener le lecteur à se questionner à propos de la religion sous tous ses aspects. Graduels, ces questionnements portent sur le crédit que l’on peut prêter à la Bible ou sur la crédibilité et la cohérence même de l’histoire du christianisme depuis ses débuts, mais également sur la nature de la divinité, sur les raisons motivant la foi ou encore sur le rôle des intermédiaires ; d’Holbach invite ainsi le lecteur à repenser son attachement à l’institution à la fois chrétienne et religieuse. Il pousse son lecteur, de même, à une prise de conscience politique sur le rôle du souverain, sur l’importance de la moralité et le rassure, d’une façon toute rationnelle, quant à son utilité citoyenne au sein de la collectivité. Pourfendant l’enthousiasme et l’asservissement religieux, le baron veut prévenir ses semblables : dès qu’il laisse à d’autres le soin de réfléchir à sa place, l’homme ouvre dangereusement la porte à la manipulation et la domination. En somme, à travers l’entreprise du Christianisme dévoilé, d’Holbach met en garde le lecteur tout en s’appuyant sur le christianisme pour illustrer ses propos.

De manière générale, si d’Holbach passe d’une critique du christianisme à la déconstruction de l’idée même de Dieu et de son existence — même si ce n’est qu’à l’état de suggestion — l’hypothèse d’un auteur déiste ne pourrait être viable. D’Holbach prétend que l’examen critique de la religion entraîne logiquement le rejet de celle-ci. Pour peu que l’on raisonne sur ses croyances, soutient le philosophe, celles-ci se révèlent naturellement sans fondement consistant. Conséquemment, l’homme n’a d’autre choix que d’embrasser le système qui s’avère le plus tangible pour la raison : l’athéisme. Cette réflexion nous permet d’envisager l’édification de la pensée athée de d’Holbach dès l’écriture du Christianisme dévoilé, cela sans oublier les clins d’oeil qu’il fait au lecteur à quelques endroits du texte, laissant la porte entrouverte au matérialisme qu’il endossera d’une façon ostensible par la suite.

Au demeurant, soulignons que dans le Système de la nature et Le Bon sens, d’Holbach n’est pas tendre à l’égard des partisans du scepticisme et du déisme. Les deux positions reflètent, selon lui, une certaine peur de l’engagement philosophique et une paresse qui empêche l’individu de porter son raisonnement à terme. Dans le Système de la nature d’Holbach est implacable : le déiste est aussi superstitieux et crédule que le croyant. Pire encore, plus inconsistant que le chrétien, le déiste persiste à croire en un être impossible à concevoir et dont l’existence n’est nullement prouvable, alors qu’il a déjà raisonné sur la religion pour en refuser les dogmes incohérents. « Pourquoi donc s’arrêter en chemin[26] ? », se questionne d’Holbach. Or, sans tenir une position ouvertement et clairement athée, le Christianisme dévoilé représente, en quelque sorte, ce cheminement réflexif permettant de mener à un athéisme fort et convaincu. Conscient également de la rhétorique mise en oeuvre par les apologistes à propos de l’athéisme depuis déjà quelques siècles, d’Holbach dénonce avec véhémence, dans le Système de la nature, l’image négative qui est projetée de l’athée[27] à travers laquelle celui-ci est dépeint comme un véritable monstre : « il leur semble que l’Athéisme soit le dernier degré du délire de l’esprit et de la perversité du coeur : intéressés à noircir leurs adversaires, ils ne montrent l’incrédulité absolue que comme l’effet du crime ou de la folie[28] ». En adoptant une philosophie ambigüe dans le Christianisme dévoilé, ou à tout le moins en camouflant un timide athéisme derrière une façade déiste, d’Holbach cherche peut-être à prendre des précautions face à un lecteur « contaminé » par la crainte collective suscitée par l’athéisme.

Cela dit, le philosophe est méthodique et parvient néanmoins à ses fins grâce à sa démonstration, qui est marquée par un but précis : non seulement démolir dans un même souffle le temple et ses fondations, mais offrir une structure de remplacement. Le processus délibérément mis en oeuvre par d’Holbach consiste en une déculturation sociale de la religion chrétienne, tel un retour à un état virginal, afin d’édifier une morale laïque sur des bases totalement nouvelles. Dans Le Christianisme dévoilé, il propose ainsi l’ébauche d’une nouvelle charpente fondée sur un pacte social en harmonie avec la nature humaine et complètera son entreprise en projetant, dans le Système de la nature, une vision laïque et matérialiste de l’existence.

En terminant, précisons que si les idées contenues dans Le Christianisme dévoilé, prises individuellement, ne sont pas nécessairement originales puisqu’elles sont puisées ici et là chez les auteurs clandestins[29] et quelques contemporains, l’originalité et la force de d’Holbach résident plutôt dans un esprit de synthèse et une impressionnante capacité de vulgarisation. Or cet apport de d’Holbach à la philosophie des Lumières est souvent occulté. À travers cet esprit de synthèse, la stabilité idéologique et l’engagement tenace de l’homme dans son siècle témoignent de son profond désir de voir les structures traditionnelles et les schèmes mentaux, essentiellement façonnés par le religieux, éclater en mille morceaux. Dans l’ensemble de sa production, la cohérence du corpus ne fait aucun doute : chaque ouvrage — qu’il s’agisse d’une contribution originale ou de l’édition d’un texte clandestin — s’avère une pierre ajoutée au mur construit pour faire obstacle à la superstition et au mensonge, et dont le Christianisme dévoilé pourrait être considéré comme la première assise.