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D’après la définition morale du substantif « justice » de l’Encyclopédie, « le premier & le plus considérable des besoins étant de ne point souffrir de mal, le premier devoir est de n’en faire aucun à personne, surtout dans ce que les hommes ont de plus cher ; savoir, la vie, l’honneur & les biens. Ce serait contrevenir aux droits de la charité & de la justice, qui soutiennent la société[1] » ; une « faute » à l’égard d’un « prochain » suppose ainsi une rétribution ou une réparation. Dans cette perspective, l’étude de la correspondance carcérale du comte de Mirabeau et du marquis de Sade soulève un problème éthique : quelle réparation peut apporter le système pénal lorsqu’il est lui-même coupable de cruautés envers les détenus ?

Ces épistoliers ont plusieurs points communs qui autorisent cette réflexion[2] : cousins éloignés, ces aristocrates et libertins, auteurs d’ouvrages licencieux, sont tous deux arrêtés pour moeurs dans des conditions similaires, l’un pour dettes, rapt et adultère, l’autre pour rapt, empoisonnement et sodomie[3]. Afin d’étouffer l’affaire, leur famille recourt à la lettre de cachet qui permet d’éviter un procès public et ainsi l’opprobre familial[4].

Les deux hommes ont été incarcérés au donjon de Vincennes. Mirabeau y est enfermé de juin 1777 à décembre 1780 ; Sade, de février 1777 à février 1784. Ils ont ainsi été emprisonnés au même moment et au même endroit, et ont eu affaire au même lieutenant général de police, Lenoir, en fonction de 1776 à 1785. Les archives elles-mêmes en témoignent : le 13 décembre 1780, le comte signe son procès-verbal de sortie au verso de l’écrou du marquis[5].

Ils ont même eu l’occasion d’échanger des propos qui sont toutefois peu aimables. On sait, par le compte-rendu de l’administrateur Rougemont à l’inspecteur Lenoir, que le 28 juin 1780, une altercation a eu lieu entre les deux hommes : Sade engage Mirabeau à « baiser le cul » du commandant, car il est vraisemblablement jaloux d’apercevoir Mirabeau, simple comte, à la promenade. Un marquis devrait selon lui recevoir la primauté de ce « privilège ». Mirabeau lui répond qu’il est « un homme d’honneur qui n’a jamais disséqué ni empoisonné de femmes[6] », faisant ainsi référence à la légende noire de son interlocuteur. Le comte assure encore à Lenoir que le marquis est un « monstre[7] ». Mirabeau refuse en effet que l’on puisse assimiler la passion réciproque que sa maîtresse, Sophie de Monnier, et lui-même éprouvent aux exactions de Sade contre des prostituées et aux violences auxquelles il s’est livré.

Malgré cette inimitié, leur expérience des douleurs carcérales et leur perception critique de la justice leur sont communes. Leurs souffrances légitiment leurs critiques du système[8], au moment même où s’élabore une réflexion visant à réformer le droit pénal. En effet, depuis les années 1740, règne un esprit réformateur unanime. Des auteurs tels que Montesquieu (De l’esprit des lois, 1748), Beccaria (Des délits et des peines, 1764) ou Voltaire (Prix de la justice et de l’humanité, 1778) prônent la proportionnalité et la modération des peines[9]. Les principes beccariens sont ainsi résumés : « Pour que n’importe quelle peine ne soit pas un acte de violence exercé par un seul ou par plusieurs contre un citoyen, elle doit absolument être publique, prompte, nécessaire, la moins sévère possible dans les circonstances données, proportionnée au délit et déterminée par la loi[10]. » On sait alors que Mirabeau et Sade ont lu Beccaria : le premier le cite dans son traité consacré aux lettres de cachet[11] ; le second, s’il ne cite jamais explicitement le traité dans sa correspondance carcérale, possède cet ouvrage à Vincennes[12].

Il s’agira donc de montrer dans quelle mesure la correspondance carcérale de Mirabeau et Sade[13], dont l’immoralisme est parfois fondé en axiome[14], transmet paradoxalement une éthique pénale unanime en cette fin de siècle : si le droit naturel établit qu’un homme ne doit sous aucun prétexte faire souffrir un autre homme[15], ils soutiennent qu’en aucun cas, l’on ne peut défendre les excessives cruautés de l’incarcération d’un détenu, même coupable[16]. Réclamant justice pour eux-mêmes, les deux épistoliers imprégnés de l’esprit réformiste se montrent utiles à une cause plus générale en ce qu’ils illustrent, par le témoignage, les nécessités d’une amélioration du système pénal. La légitimité de leurs revendications se fonde alors sur leur expérience intime de souffrances jugées iniques[17].

Tout d’abord, forts d’une expérience intime de la torture carcérale, les épistoliers dépeignent une justice arbitraire : ils dénoncent plusieurs formes d’abus judiciaires. Ensuite, dans un retournement rhétorique somme toute traditionnel, ils dévoilent l’immoralité des juges : ils inversent les rôles et font des prisonniers les victimes.

L’iniquité de la justice : arbitraire des motifs d’incarcération et des peines infligées

À Vincennes, Mirabeau et Sade s’insurgent contre « une injuste prison[18] », « si tellement contraire à toutes les lois du bon sens et de l’équité[19] ». Dans une perspective beccarienne, ils dénoncent en premier lieu l’arbitraire des motifs d’incarcération, ensuite l’inadéquation entre l’erreur commise et la peine infligée, enfin l’absence de procès.

L’illégitimité des motifs d’incarcération

En avocats de leur propre cause, leur premier argument consiste à mettre en question la légitimité des motifs de leur enfermement par lettre de cachet.

Considéré comme un jeune débauché, notamment parce qu’il fait des dettes, mène une vie libertine et se bat en duel, Mirabeau connaît à plusieurs reprises l’incarcération par lettre de cachet à la demande de son père. Enfermé au fort de Joux, il fait la rencontre de Sophie de Monnier. Mariés l’un et l’autre, ils décident de fuir à Amsterdam en 1775 et seront retrouvés et arrêtés en 1777.

Énumérant les propos de ses calomniateurs qui le disent « scélérat, […] intéressé, sans honneur, sans discrétion, sans générosité », Mirabeau prend, dit-il, « un vrai plaisir à coudre toutes ces absurdités, parce qu’il [lui] semble [qu’il les entend] parler et [qu’il veut] laisser un modèle de leurs beaux propos[20] ». Dans une prosopopée, il reproduit le tissu de mensonges qui a permis sa réclusion et tente de modifier les termes de l’accusation.

Tout d’abord, il est enfermé pour le « rapt » de Sophie de Monnier. Selon lui, il s’agit plutôt d’un sauvetage[21] : il est périlleux pour une jeune femme d’une vingtaine d’années d’être mariée à un septuagénaire. Elle était d’ailleurs éprise du libertin et donc parfaitement consentante. À ce sujet, Voltaire rappelle au demeurant que « la loi anglaise n’ordonne la mort [pour rapt] qu’en cas que la fille se plaigne d’avoir été ravie[22] ».

Ensuite, admettant avoir contracté des dettes, il indique toutefois combien elles sont surévaluées par son père : « il prétend que je dois plus de cent mille écus, ce qui n’est exagéré que des trois quarts[23] ». L’ironie du fils, qui perce dans la négation restrictive, est une façon de ridiculiser cette accusation qui n’a, selon lui, pas « l’ombre du bon sens[24] ». D’une façon générale, il reprend de façon systématique ce qu’il croit être les causes de son enfermement pour mieux les dénoncer : le marquis de Mirabeau, son père, a abusé du pouvoir que lui confère la lettre de cachet.

En juin 1772, Sade, lui, est condamné par le parlement d’Aix pour l’« affaire de Marseille » : il aurait maltraité, sodomisé et empoisonné des prostituées. Le marquis s’insurge qu’on lui fasse « un procès de rapt et de viol ![25] » et affirme n’être « coupable de rien de grave[26] », sauf, dit-il, « d’aimer un peu trop les femmes[27] ». Dans sa « grande lettre » du 20 février 1781, le syntagme « Je suis un libertin, mais… » en emploi anaphorique ponctue chacune de ses phrases pour mieux rétablir la vérité : « Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier[28] ». Cette requalification écarte le caractère criminel de ses pratiques sexuelles pour les transformer en une forme mineure et ordinaire d’immoralité : « M. de Sade, rappelle-t-il, a fait tout ce que l’univers fait[29] ».

De surcroît, il déclare que l’accusation d’empoisonnement n’est qu’une « calomnie[30] » : la poudre de cantharide placée dans des dragées, qu’il a lui-même mangées, était en effet utilisée pour ses vertus aphrodisiaques ; un mauvais dosage a fort probablement provoqué des vomissements[31]. En 1778, l’avocat de Sade, maître Gabriel, présente d’ailleurs une requête au parlement qui relaie les arguments épistolaires de l’accusé. À la lecture de ces éléments, le parlement d’Aix casse son arrêt de 1772 et le transforme en une simple admonestation[32], prouvant ainsi que les chefs d’accusation initiaux étaient abusifs. Sade, qui se croyait libre, est « cependant reconduit [à Vincennes] en vertu de la lettre de cachet qui avait permis son arrestation[33] ». Même s’il a déjà démontré l’injustice qui lui est faite, le captif est donc contraint de renouveler, en vain, l’expression de sa plaidoirie épistolaire. Dans les premières lettres envoyées de Vincennes en septembre 1778, il s’insurge par conséquent contre un système « si tellement absurde, si tellement contraire à toutes les lois du bon sens et de l’équité », qu’il semble être « l’ouvrage d’une main ennemie qui ne cherche qu’à [le] perdre[34] ». D’après son expérience, prouver son innocence, tout du moins la faiblesse des arguments de l’accusation, ne suffit pas à le libérer.

Finalement, ces échanges épistolaires, en particulier la vaine réitération de leur défense, montrent le caractère illégitime des motifs d’incarcération et d’élargissement par lettre de cachet. Leurs auteurs rejoignent ainsi Malesherbes qui s’inquiétait « de la légitimité des raisons qui peuvent pousser les familles à demander l’internement de l’un des leurs[35] » et « avait [par conséquent] créé une commission chargée d’examiner, et au besoin de rejeter, les demandes de lettres de cachet[36] ». L’expérience du comte et du marquis met de fait en lumière les excès d’une famille jugée tyrannique à qui la justice a donné les pleins pouvoirs.

Les épistoliers soulèvent encore l’une des aberrations du système pénal de ce siècle : la notion d’équivalence entre un délit et la peine qui le sanctionne n’obéit pas à des codifications minutieuses[37]. La sanction et sa durée, qui n’est pas communiquée, peuvent paraître arbitraires.

L’inadéquation entre l’erreur commise et la peine infligée

Ayant démontré la fragilité des accusations, Mirabeau et Sade dénoncent encore l’inadéquation entre les erreurs commises et la punition infligée[38]. Ils demeurent ainsi dans le sillage de Beccaria qui réclame la « proportion entre les délits et les peines[39] ». Plus particulièrement, l’auteur considère la prison comme relevant d’une véritable peine dont on doit mesurer les effets[40].

Dans cet esprit, Mirabeau et Sade exposent et dénoncent la cruauté des sévices subis : « l’on pourrait me détenir, sans me détruire[41] », déclare le comte. En effet, les conditions matérielles de détention, et particulièrement le linge trop rare, la mauvaise qualité de la nourriture, la vermine perpétuellement présente dans les cachots, de même que la privation de promenade et d’air nuisent cruellement à la santé du prisonnier. Mirabeau et Sade, à l’instar d’autres écrivains de l’expérience carcérale, représentent finalement le donjon de Vincennes comme un séjour des morts. Mirabeau, qui dit porter pour tout habit un « linceul[42] », se décrit à plusieurs reprises comme « enseveli[43] » dans un « sépulcre[44] ». Sade, lui aussi, compare la prison à un « tombeau[45] », « où l’on [l’a] englouti tout vivant[46] » et se dépeint comme un cadavre ambulant : « J’étais comme un véritable déterré, au point de me faire peur moi-même[47] » ; à quarante ans, ajoute-t-il sur un ton sarcastique, il prend « une petite teinte de cercueil[48] ». Cet imaginaire sépulcral, reprenant les topoï du roman noir, vise la mise en lumière du corps souffrant du détenu, mais dénonce encore symboliquement la « mort civile[49] » à laquelle il est condamné. La prison confine de cette manière à la peine de mort. Les épistoliers réclament en conséquence une punition proportionnée à leurs fautes et font de cette revendication l’un des leitmotive de leur correspondance.

Ainsi, Mirabeau ne se déclare pas innocent. Effectivement adultère, il réclame justice dans une société qu’il veut croire juste : « Il arrive très fréquemment des choses plus étonnantes et plus graves que la fuite de la femme d’un époux septuagénaire, et […] ces choses n’attirent pas aux coupables une punition aussi cruelle[50] ». Par cette question rhétorique, le détenu apostrophe, comme fréquemment, le destinataire de sa lettre et l’enjoint à faire preuve d’esprit critique. En 1778, Voltaire lui-même dénonce ce chef d’accusation : « la société, expose-t-il, a fait une convention secrète de ne point poursuivre les délits dont elle s’est accoutumée à rire[51] ».

Selon la même logique, Sade s’insurge : « Je ne suis [dit-il] coupable que de simple et pur libertinage, et tel qu’il se pratique par tous les hommes[52] ». Effectivement, à Marseille, au xviiie siècle, « le développement de la prostitution et de formes insolites de la débauche sont fréquemment suggérés dans les registres de la Compagnie du Saint Sacrement[53] ». Le marquis affiche un mépris malheureusement commun pour les prostituées : « rien n’est moins respectable qu’une putain et […] la manière dont on s’en sert doit être aussi égale que celle dont on pousse sa selle[54] ». L’aristocrate s’estime plus précieux que ces objets sexuels sans valeur. Le vocabulaire familier employé à l’égard de ces femmes ainsi que leur réification manifestent son refus du déclassement social opéré par la prison[55]. La logique sociale et le caractère ordinaire d’une certaine forme de débauche supposent en conséquence que la peine est abusive : « Non, des putains ne valent pas douze ans de supplices[56] ».

Les deux libertins ne sont donc pas tout à fait immoraux. Ils avouent leur penchant pour les femmes, toutefois, la faute leur semble mineure au regard des tortures carcérales et mérite d’être réévaluée. C’est pourquoi ils exposent la nécessité d’un procès.

La nécessité d’un procès : une correspondance devenue tribunal

Beccaria déclare qu’« une fois que les preuves ont été reconnues valables et la certitude du délit établie, il faut accorder à l’accusé le temps et les moyens nécessaires pour se justifier[57] ». Le système des lettres de cachet, parce qu’il se développe dans un secret absolu, s’oppose en tout point à ce principe. L’absence de procès fait du détenu un « objet que l’on peut livrer à la machine de l’établissement…[58] ».

Le silence imposé au profit de la famille prive l’individu des pouvoirs de la justice et le soumet à la loi du plus fort : « le loup dispute avec l’agneau, déclare Mirabeau. Si sa victime se justifie sur un point, il l’attaque sur un autre[59] ». Cette référence à La Fontaine souligne l’impossibilité pour le reclus de se défendre, les preuves du délit n’étant d’ailleurs pas même établies.

Sade s’étonne en effet « qu’il y ait dans le monde un gouvernement qui tolère de pareilles infamies, un gouvernement qui, sans examen, sans interrogation, sans éclaircissement, et seulement parce que ça engraisse les roues de la machine, sacrifie[60] » un innocent. Par conséquent, il réclame, mais en vain, la possibilité d’être entendu : « Si on a de l’humanité, on éclaircira et on ne me condamnera pas sans m’entendre[61] ».

De même, Mirabeau conteste l’intérêt du secret absolu, maintenu en faveur d’un supposé intérêt familial : « Quant aux prisonniers de famille, de bonne foi, où est l’importance d’un secret si profond, qu’il faille tout leur refuser et presque les étouffer dans leurs cachots, de peur que leur existence ne soit connue ?[62] ». Rien ne semble justifier selon lui la mutilation subie au nom de l’honneur des familles, car cette question est éminemment relative : « presque toujours, d’après Beccaria, [dans les codes et les annales des nations] les noms de vice et de vertu, de bon citoyen ou de criminel prennent un autre sens au cours des siècles[63] ». La seule justification de l’opprobre familial ne doit donc pas motiver une incarcération.

Par conséquent, l’écriture épistolaire pallie cette absence de procès. La correspondance constitue la voix du condamné et l’espace de sa défense. Les épistoliers captifs marquent eux-mêmes leurs juges du fer rouge en les comparant à la plus cruelle et la plus arbitraire des institutions : l’Inquisition.

L’« horizon répulsif » d’une justice inquisitoriale

La force de ces détenus est d’employer une attaque des plus répandues. En effet, « l’horizon répulsif des terres d’Inquisition » compte parmi les « lieux communs qui mobilisent leur terrible potentiel de craintes[64] ».

Les correspondances carcérales étudiées ne font effectivement pas exception : selon Mirabeau, « cette terrible inquisition civile, exercée par les ordres arbitraires[65] » s’inspire des stratégies inquisitoriales de domination. Sade se compare à un torturé de l’Inquisition[66] et fait référence à la « poire d’angoisse[67] ». Il désigne maintes fois Rougemont, gouverneur du château de Vincennes, comme « un familier du Saint-Office[68] » et un « révérend père inquisiteur[69] ». Sur le modèle de Voltaire[70] ou Morellet[71], les épistoliers confrontent les usages de l’institution pénitentiaire à la politique de la terreur pratiquée par l’Inquisition : « Sans doute [Rougemont] impassible […] a lu l’histoire de l’[I]nquisition ; sans doute il l’étudie, il la médite, et son administration est réglée sur un tel modèle[72] », expose Mirabeau, qui songe probablement à l’Histoire de l’Inquisition française (1715) de Constantin de Renneville.

Dans sa lettre du 2 décembre 1779, Sade réclame également à sa femme le « traité des inquisiteurs » et indique qu’il se trouve probablement chez Rougemont[73]. Le marquis songe vraisemblablement au Directorium inquisitorum écrit entre 1375 et 1380 par Nicolas Eymerich, grand inquisiteur du royaume d’Aragon, qui détaille les stratégies inquisitoriales de torture physique et psychologique pour mieux maîtriser les hérétiques. Le succès de la traduction de l’abbé Morellet, publiée en 1762 et intitulée Manuel des Inquisiteurs, révèle le vent de contestation qui court à l’égard des pratiques judiciaires de l’Ancien Régime. Dans le même esprit, Sade souligne la pertinence du rapprochement entre les techniques d’Inquisition et le système judiciaire de son temps : « les prisons d’état ont pour maxime un secret inviolable mais le secret est un abus réel et manifeste à l’ombre duquel se commettent mille tyrannies et mille injustices et l’on pourrait dire d’elles, en ce sens-là, ce qui a toujours été dit de l’Inquisition[74] ». Cette comparaison souligne la nécessité d’une réforme.

Inspirés par une association devenue fréquente entre les pratiques inquisitoriales et la justice du xviiie siècle, les épistoliers révèlent donc une menace qui pèse sur l’ensemble de la population française : au siècle des Lumières, tout citoyen peut encore subir cette mécanique de l’écrasement institutionnel, et pour des motifs variables[75]. L’absence de procès soumet selon eux le prisonnier martyr à la loi « du plus fort[76] », celle d’une autorité arbitraire dont les méfaits sont masqués et qui fait fi de toute hiérarchie sociale.

Le prisonnier par lettre de cachet n’est donc plus un coupable, mais bien une victime ; le secret ne profite qu’à un système judiciaire injuste. Le silence contraint du captif entache même la crédibilité de l’arrêt : « Qu’il me soit permis de le dire, monsieur, tout homme qu’on empêche de parler pour sa défense est probablement innocent[77] », assure Mirabeau.

Dans cette perspective, l’espace épistolaire tient lieu de tribunal : le condamné, privé de procès, expose sa plaidoirie aux censeurs et fait du lecteur son juge. La correspondance de Mirabeau et Sade est un acte de dévoilement : écrire permet de démasquer la perversité de ceux qui, libres, détiennent l’autorité.

L’immoralité des juges : la correspondance carcérale, oeuvre de dévoilement

Mirabeau et Sade, en dévoilant « le dessous des cartes[78] », adoptent la stratégie habituelle de l’inversion des rôles. Ils dénoncent l’immoralité, voire la sauvagerie des tenants de l’institution, « qui, selon Sade, osent abuser de tous les droits de l’humanité[79] » : « ces procédés sont odieux ; ils sont également dépourvus d’humanité et de bon sens et ne portent l’emblème que d’une férocité imbécile pareille à celle des tigres et des lions[80] ». Les brigands, les pervers et les assassins ne sont pas ceux que l’on croit[81].

Le vol institutionnalisé : des geôliers « cupides[82] »

Dans les deux correspondances, les gardiens et l’administrateur de Vincennes sont dépeints comme des voleurs. Qu’il bénéficie ou non du « pain du roi », le détenu serait dépendant de geôliers peu scrupuleux, qui font de la prison et de ses occupants un gagne-pain. Ce lieu commun historiographique de la corruption endémique mérite d’être nuancé[83] : Sophie Abdela indique que le système lui-même induit cette situation, mais relève de possibles abus[84]. L’image persistante jette toutefois l’opprobre sur le système pénitentiaire.

Relevant les « brigandages[85] » et la « volerie[86] » qui règnent au donjon, Mirabeau déclare que le secret absolu n’a de sens que pour les surveillants qui cachent ainsi leurs forfaits[87]. Il suggère par conséquent que les émoluments des gardiens soient plus avantageux afin qu’ils ne songent pas à diminuer le budget de nourriture de leurs pensionnaires[88].

De même, Sade se considère comme « une vache à lait de la police[89] » et décrit « la lésinerie[90] » des membres de l’institution. Par exemple, il explique qu’on lui « fait boire une eau de citerne croupie[91] » et que lorsqu’il « fait rebattre [ses] matelas », on lui vole « un quart de laine[92] ». La prison devient ainsi sous sa plume « le petit garde-manger[93] » de « gens à estomac[94] ».

Dans une forme d’inversion hiérarchique, le comte et le marquis sont donc soumis aux larcins de leurs inférieurs. La morgue aristocratique de Sade est plus particulièrement affermie : la prison est un véritable « monde à l’envers[95] » dans lequel on autorise, sous couvert de secret absolu, la rapinerie la plus mesquine. Dans cette logique, la survie du prisonnier ne tient qu’à la nécessité pour le geôlier de préserver son garde-manger : « Mais pourvu qu’on vous dise […] qu’un homme n’est ni sauvé ni mort, c’est tout ce qu’il vous faut, affirme Sade. Parce [qu’] il n’y a que cela qui assure la pension[96] ».

Ce reproche inspire à Sade la métaphore du monstre dévorant : ses geôliers sont des « monstres qui font métier de vivre du sang des malheureux[97] », des « Polyphème[98] » ou des « anthropophage[s] » qui souhaitent « que le sang coule toujours dans la gueule[99] ». Le bestiaire fantastique peuple ainsi la littérature carcérale pour mieux faire craindre l’absence d’humanité et d’équité du système. L’institution autoriserait l’expansion secrète d’un monde inique. Sade prête alors à ses « tyrans » un travers qu’on impute aux deux épistoliers : le libertinage. Son accusation devient ainsi plus féroce encore.

Des juges libertins et pervers

Le libertin déclaré, dont la légende noire a traversé les siècles, montre ses « bourreaux » sous un jour particulièrement pervers. Sade dresse en effet un portrait des plus équivoques de ses geôliers en s’attaquant à leurs moeurs. Cette accusation, quoique probablement fantasmée, répond alors à l’accusation pour moeurs dont il a lui-même été victime.

Accusé de sodomie, il dénonce les penchants homosexuels de Rougemont et le suppose avide des « plaisirs de six heures du matin » avec la mauvaise compagnie des tripots parisiens, les italiques indiquant ici l’implicite graveleux[100] ; il ajoute même que l’administrateur fournirait des jeunes vierges à un cardinal[101], attaquant par la même occasion l’institution ecclésiastique. De la même façon, nommant sa belle-mère « la Vénus de M. de Sartine[102] », lieutenant général de police jusqu’en 1774, il l’imagine accorder à Boucher, premier commis de police, « ses larges faveurs[103] » pour payer en nature ses exactions. Les responsables de son enfermement seraient donc les êtres les plus dépravés qui soient et mériteraient, comme le marquis, d’être incarcérés.

Pour confirmer cette logique, il propose non sans provocation de se prostituer au profit de la police : « il n’y a que l’injure faite aux putains [que la police] ne tolère pas. […] Il faut que j’essaie aussi, quand je serai dehors, de me mettre un peu sous la protection de la police : j’ai un cul comme une putain, et je serais bien aise qu’on le respecte[104] ». Il anéantit donc toute forme de respect à l’égard de l’institution et dénonce non seulement la perversité de ses membres, mais encore les déviances sexuelles générées par la prison. Il en déduit l’absurdité de la justice française : puisque, d’après lui, « l’argent et les gueuses feront toujours tout en France[105] », aucune justice ne peut légitimement l’enfermer[106].

De manière didactique, le marquis procède à un « rabaissement symbolique[107] » et montre dans quelle mesure les cruautés du monde carcéral sont inhumaines, voire, nous nous permettons à dessein un anachronisme, « sadiques » ; la race humaine ne mérite ainsi qu’une peine des plus violentes : « Sainte Rousset, déclare-t-il à son amie, si, dans toutes les races d’animaux que nous connaissons sur la terre, y en eût une qui se fût faire des prisons et puis qui se condamnassent mutuellement à ce joli petit supplice, ne la détruirions-nous pas comme une espèce trop cruelle à laisser subsister ici-bas ?[108] ». Chez Sade, l’expérience des souffrances carcérales met ainsi plus généralement en doute la capacité de l’être humain à faire le bien. De fait, le condamné pour moeurs se transforme en sévère moraliste ; il incrimine ceux qui le perdent « pour le seul plaisir de faire du mal[109] ».

La révélation de la mécanique destructrice de l’institution entache finalement l’image des hommes de justice : les geôliers ne sont plus les garants de l’équité mais bien plutôt des experts consciencieux et enthousiastes de la souffrance[110].

Des geôliers sataniques : la prison comme « instrument du vice[111] »

Pour mettre en cause l’institution judicaire, Mirabeau et Sade réactivent enfin la métaphore de tradition marotique de la prison infernale, faisant ainsi des autorités judiciaires les suppôts de Satan[112].

Dans la correspondance de Mirabeau et Sade, la représentation du monde carcéral correspond en de nombreux points aux caractéristiques des enfers gréco-romains, et surtout de l’enfer chrétien. Le détenu, ignorant généralement la date de son élargissement, semble condamné à une peine éternelle appliquée par des êtres dont la vocation est la souffrance d’autrui.

Les motifs de la description reprennent les topoï de la mythologie gréco-romaine. Mirabeau, pour parler de Vincennes, évoque effectivement l’image d’un « gouffre où [gémissent les prisonniers][113] » ou d’une « caverne[114] ». Dans un esprit analogue, il dépeint l’entrée à Vincennes à la manière d’une descente aux Enfers. Ainsi, d’après le comte, « c’est ordinairement la nuit [que le prisonnier] est plongé [dans le donjon car le despotisme] craint que le soleil n’éclaire ses violences. La faible lueur d’une lampe vraiment sépulcrale éclaire les pas du captif. Deux conducteurs, semblables à ces satellites infernaux que les poètes placent dans le Ténare, guident sa marche[115] ». Mirabeau convoque des représentations traditionnelles pour mieux marquer les esprits et identifie, par conséquent, dans une inversion des valeurs, le prisonnier aux grands héros antiques, tels Orphée ou Énée. Dans le même esprit, Sade compare sa belle-mère, jugée responsable de son incarcération, au « Cerbère » et dénonce les exactions de ses « petits toutous[116] » et de « ses cerbères[117] ». Cette image provocatrice affecte à la fois l’image physique de sa cible, sa belle-mère ressemblant à un chien monstrueux, mais surtout lui confère une dimension négative : les enfers gréco-romains accueillent l’ensemble des morts, innocents ou coupables ; les monstres sont ceux qui les détiennent.

En outre, l’allégorie de l’enfer chrétien circule d’une lettre à l’autre à la manière d’un leitmotiv. Leurs geôliers sont des « Divinités de l’Enfer[118] » ; ce sont surtout d’« exécrables bêtes que l’enfer a vomis pour le malheur des autres[119] » et « qui, dit-on, renouvelleront sans cesse blessure sur blessure[120] ». « Cet horrible séjour[121] » est un « infernal lieu[122] ». Renée-Pélagie, son épouse, elle-même piégée par le système, voit sa « situation actuelle » comme « un enfer anticipé[123] ». Plus particulièrement, pour demander du secours, Mirabeau paraphrase le « De profundis clamavi » : « L’honneur que j’ai de vous appartenir me donne le droit d’invoquer votre secours pour sortir de l’abîme où je suis[124] ». Il fait du détenu un malheureux tombé dans les profondeurs de la mort et implorant le pardon divin.

Si les deux libertins admettent ainsi avoir péché, cette comparaison renferme surtout une dimension contestataire. Il ne s’agit pas de manifester une adhésion à la morale chrétienne (les auteurs ne se privent pas d’écrire en prison des ouvrages considérés comme immoraux[125]). Il s’agit plutôt, à l’aide d’une inversion logique, de mettre en cause un système punitif bien cruel et d’utiliser ses propres armes.

Les deux épistoliers fondent leur argumentation sur la mise en lumière de l’illégitimité de l’autorité : la peine est excessive ; les bourreaux sont les terribles experts de la souffrance. Dans cet esprit, répondant au « reproche » lié à la parution d’Aline et Valcour, Sade, se présentant comme « moral », déclare que « jamais [il] ne peindr[a] le crime que sous les couleurs de l’enfer[126] ». L’activation de cette métaphore infernale fait écho aux raisons de leur incarcération : ils soulignent l’incapacité de la morale chrétienne à modifier les comportements et en soulèvent au contraire la perversité. L’arme est donc retournée contre l’accusateur.

En somme, la perversion morale de certains membres de l’institution nuit à l’ensemble du système : des êtres immoraux et dépravés ne peuvent appliquer une justice équitable et conduire le détenu à l’amendement[127].

Conclusion

La correspondance de Mirabeau et Sade, dans le sillage d’autres écrits carcéraux, déchire donc le voile de l’hypocrisie institutionnelle. La correspondance tient ainsi lieu non seulement de tribunal pour les épistoliers accusés, qui organisent leur défense, mais elle offre encore un espace d’accusation, les prisonniers devenant juges de leurs propres accusateurs. Ils démontrent dans quelle mesure une justice immorale ne peut obtenir une transformation des moeurs du condamné. Au contraire, les contraintes imposées par l’administration carcérale nourrissent la révolte et l’imagination littéraire des détenus. Mis au secret pour comportement illicite, les détenus sont condamnés à se comporter de manière illicite pour survivre aux cruautés du cachot : ils inventent notamment des stratégies de contournement de la censure[128], perdurent dans leurs travers libertins et provoquent les autorités en dénonçant exagérément leurs méfaits. En effet, Mirabeau et Sade sont en vérité des détenus privilégiés[129].

Toutefois, d’après leur représentation, la prison d’Ancien Régime est bien une « machine à détruire[130] ». L’emploi d’une critique devenue ordinaire parmi l’élite intellectuelle du xviiie siècle, en particulier la convocation de l’imaginaire inquisitorial, sépulcral et infernal, indique dans quelle mesure ces auteurs témoignent d’une « sensibilité politique[131] » contemporaine. Ces correspondances carcérales participent finalement d’une forme de brimade collective à l’égard des autorités : les deux libertins, dans leur tribunal épistolaire, placent derrière eux l’ensemble des dénonciateurs du système judiciaire de cette époque.

En mettant en lumière la logique perverse et absurde des autorités, non seulement ils parviennent à regagner un pouvoir, celui du verbe, mais en plus ils se rendent moralement utiles. En cela, ils sont les héritiers de cette image du « philosophe » donnée par Dumarsais[132]. Ils visent une réforme à laquelle l’élite éclairée aspire : « Qui m’eût dit [que] le droit des gens serait violé dans un pays qui passe pour l’asile de la liberté ?…[133] », déclare Mirabeau ; « [d]e telles inconséquences pouvaient se pardonner aux siècles des esclaves et des despotes ; elles ne sont plus tolérables dans celui des Lumières et de la Liberté[134] », affirme Sade.

L’adoption des lieux communs du discours réformiste est une stratégie d’autopromotion : ils fondent leur identité et leur dignité sur les pouvoirs de leur plume. Ces témoignages de l’épreuve carcérale manifestent un refus éclairé de « [s’éteindre] dans les entraves de la servitude[135] », selon l’expression de Mirabeau. De même, Sade affirme qu’il n’a « point dans les fers pris le coeur d’un esclave[136] ». Au contraire, la condamnation pour immoralité a nourri leur haine du « despotisme[137] » et contribué à dévoiler l’iniquité institutionnelle.