Article body
Depuis les années 1980, de plus en plus de pays ont adopté des politiques de reddition de compte (accountability) dans le milieu scolaire. Les établissements d’enseignement ont été soumis par la suite à diverses pratiques de reddition de compte. Mais dans quelle mesure les dispositifs, les processus de mise en oeuvre ainsi que la réception et l’usage de ces politiques comme outil de pilotage se comparent-ils entre les contextes nationaux ? À partir de six contextes nationaux (la Belgique, la France, la Hongrie, Israël, le Québec et la Suisse), l’ouvrage L’école à l’épreuve de la performance, publié en 2013 et dirigé par Christian Maroy, cherche à répondre à ces questions. Les auteurs montrent que la conception de ces politiques, leur appropriation par les acteurs locaux, les logiques d’action qui les sous-tendent ainsi que leur usage dans la gouvernance des systèmes scolaires varient d’un contexte à l’autre. Il en résulte que les applications et les effets de ces politiques prennent des formes variées. L’ouvrage est divisé en trois parties : 1) le contexte et les effets des politiques, 2) les trajectoires des politiques, et 3) les réceptions et les usages politiques.
Dans la première partie, Maroy et Mons dressent le portrait général des politiques de régulation par résultats à partir de la littérature existante. Dans l’introduction, Maroy montre que, malgré les variations sur le plan des finalités, des outils et des modalités de ces pratiques, au moins quatre convergences sont observées : 1) l’application des principes d’efficacité et d’efficience empruntés au monde des entreprises, 2) l’usage de la mesure et des indicateurs, 3) la centralité de ces instruments de mesure et d’évaluation des élèves comme outils de référence et de décision, et 4) la contractualisation comme méthode de gouvernance. En dépit de ces convergences, les auteurs mettent toutefois le lecteur en garde contre toute tendance à réduire les politiques de régulation par résultats à un seul modèle, que ce soit sur le plan de la conception, du processus de mise en oeuvre ou des effets. C’est ce que vise le premier chapitre présenté par Mons et portant sur l’évaluation standardisée.
L’auteure montre que sa conception et son application ont donné lieu à deux tendances à la fois similaires et opposées, qu’elle qualifie respectivement d’accountability dure et réflexive. Observée particulièrement dans les pays anglo-saxons, l’accountability dure s’inscrit davantage dans une perspective de contrôle. L’évaluation standardisée est suivie de récompenses aux écoles performantes et de sanctions aux écoles à faible rendement, allant jusqu’à leur fermeture. L’auteure souligne, avec des exemples à l’appui, ses effets pervers au regard des finalités sociales de l’école. Les équipes-écoles sont souvent placées dans une situation de pression et elles doivent inventer diverses stratégies pour atteindre les cibles. En particulier, les études empiriques soulignent l’enseignement pour l’examen (teaching to the test), le rétrécissement des curricula et le regroupement ségrégatif visant à écarter les élèves susceptibles de baisser la moyenne des scores aux tests. Ces pratiques ont entre autres comme conséquences la centration de l’enseignement et de l’apprentissage sur les aspects cognitifs, au détriment objectif de la socialisation, de la concurrence entre les établissements et de la démotivation des enseignants, pour qui ces pratiques sont souvent contraires à la conception de la mission qu’ils ont de l’école et de leur fonction. Dans les pays ayant opté pour l’accountability réflexive, aucune forme de sanction n’est appliquée à des établissements à faible performance. Au contraire, les autorités se servent des résultats pour ajuster leur intervention en vue d’améliorer les performances des élèves.
La deuxième partie de l’ouvrage traite de la genèse et des trajectoires des politiques de régulation par résultats. Elle souligne que celles-ci s’inscrivent dans une temporalité et qu’elles ne peuvent être analysées en dehors de celle-ci. Au chapitre 2, Resnik décrit la mise en oeuvre progressive de régulation par résultats en Israël comme un long processus qui a pris sa source dans le discours véhiculé par des réseaux d’acteurs privés sur l’intérêt qu’avait le pays à être compétitif dans les tests internationaux et à en faire un problème social. Sous le couvert d’un discours philanthropique, ces réseaux ont réussi à détourner l’attention des pouvoirs publics sur les questions de justice sociale et à les convaincre de placer la régulation par résultats au centre des réformes scolaires.
Analysant le cas de la Hongrie au chapitre 3, Berényi et Bajomi montrent, pour leur part, un virage vers la régulation par résultats qui s’est effectué en sens inverse. À la suite d’une évaluation externe qui a placé le pays en mauvaise posture dans les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), ce sont les pouvoirs publics eux-mêmes qui en sont venus à la conclusion que les mécanismes de reddition de compte, notamment dans les établissements à faible performance, s’imposaient pour s’assurer de l’amélioration.
La situation est plus ou moins similaire pour le Québec, comme le montrent Dembélé et ses collaborateurs au chapitre 4. La régulation par résultats s’inscrit dans les perspectives de la réforme intitulée Virage vers le succès et mise en oeuvre à partir de 1997. Cette réforme prévoit l’accroissement de l’autonomie des établissements, qui disposent désormais de plus de responsabilités et de pouvoir de décision. Cette décentralisation vise à inciter les acteurs locaux à s’approprier le nouveau projet national d’éducation.
En Belgique francophone, Mangez et ses collaborateurs présentent, au chapitre 5, une forme d’évaluation émanant plutôt des acteurs locaux et intermédiaires : les inspecteurs et les directeurs d’établissement. Cette évaluation, qui n’est ni obligatoire ni généralisée dans toutes les écoles, s’est pourtant répandue à la suite d’initiatives individuelles. Sa force en tant qu’instrument de pilotage réside dans son caractère social, qui permet de placer les acteurs en situation d’interaction et d’interdépendance au moment de la construction et de l’usage des instruments d’évaluation.
La troisième partie du livre aborde la question de la réception des politiques de régulation par résultats et montre que celle-ci connaît des fluctuations selon les contextes sociaux. Plus les acteurs locaux sont impliqués dans le processus de mise en oeuvre, plus élevé est l’usage des résultats à des fins de pilotage et d’amélioration. À l’inverse, moins ces acteurs sont impliqués, plus ils ont le sentiment que cette politique est source de pression ou de contrainte et ont tendance à adopter des attitudes de doute, sinon de résistance.
Au chapitre 6, Dumay et ses collaborateurs présentent le processus un peu plus original de mise en oeuvre de la politique de régulation par résultats dans les écoles de la Communauté française de Belgique. Ce modèle combine une évaluation dont les instruments sont produits par le gouvernement et une autre dont les instruments sont produits localement par les acteurs intermédiaires, comme il a été signalé dans les paragraphes précédents. Ce couplage d’une évaluation interne et externe a favorisé une culture de pilotage axée sur le dialogue pédagogique impliquant les enseignants, tout en permettant une reddition de compte auprès d’eux.
Dans d’autres contextes, la réception des politiques de régulation peut être plutôt mitigée : les acteurs affichent un mélange d’attitudes d’adhésion, de confiance, mais parfois aussi de doute. C’est ce qu’illustrent le chapitre 7 sur le Québec et le chapitre 10 sur la France. Au Québec, le gouvernement a notamment institutionnalisé la planification stratégique et la contractualisation sous forme de conventions de partenariat entre le ministère de l’Éducation et les commissions scolaires, puis par des conventions de gestion et de réussite éducative entre les commissions scolaires et les établissements. Pour certains cadres, cette politique est un moyen de mobilisation des équipes, même si le rythme et la logique managériale selon l’approche top-down sont dénoncés. La participation à l’élaboration des conventions suscite un sentiment de valorisation et offre un cadre pour accomplir un projet de changement commun, alors que d’autres y voient un moyen de contrôle des performances du personnel.
La situation est plus ou moins similaire en France, comme l’indiquent Dutercq et Cuculou. Si, à première vue, les enseignants semblent se conforter dans les valeurs sociales véhiculées par ce nouveau paradigme, son dispositif d’évaluation s’inscrit, selon eux, dans une culture de contrôle des établissements, contrôle qu’ils considèrent comme une ingérence et une intrusion de la logique économique dans un domaine qui est strictement social.
Les chapitres 8 et 9 présentent une situation inverse dans le cas de la Suisse. Alors qu’en 2009, les ministres de l’éducation des cantons convenaient de la nécessité de former les directeurs d’établissement sur la conception des indicateurs de gestion et sur l’usage des tableaux de bord comme outil de pilotage et d’amélioration des performances des établissements, ce virage vers la régulation par résultats s’est heurté à l’opposition des acteurs locaux, pour qui elle constituait une atteinte à l’autonomie des écoles. La majorité des cadres scolaires a même remis en question la valeur ajoutée de l’usage des indicateurs et des tableaux de bord dans l’amélioration des compétences des élèves.
Il semble donc que, quels que soient les bénéfices affirmés dont la régulation par résultats est porteuse, sa mise en oeuvre réussie pose comme condition essentielle son appropriation par les acteurs locaux, car ils sont toujours à même de la mettre en échec, même avec de maigres moyens. Bref, les auteurs de l’ouvrage démontrent que les politiques de régulation par résultats convergent, mais qu’elles divergent entre elles sur plusieurs plans : leur genèse, leur forme, leur trajectoire et leurs effets, leur orientation cognitive et normative, leur usage ainsi que le degré d’implication des acteurs locaux dans la coconstruction.
Le présent ouvrage est une référence et un guide utile pour les divers intervenants en éducation : les décideurs politiques, les gestionnaires, les praticiens et les analystes. Sur le plan théorique, il offre une large perspective d’analyse des politiques. Ainsi, au-delà de l’approche globale qui s’inscrit dans le courant de la sociologie de l’action publique, diverses perspectives ont été mobilisées : la nouvelle gestion publique, des perspectives globales néomarxistes, la théorie wébérienne, l’approche sociohistorique ou la sociologie de la traduction, pour ne citer que quelques exemples. L’ouvrage combine aussi des méthodes quantitatives et qualitatives. Sur ce point, soulignons que la diversité des études de cas et des niveaux d’analyse (macro, méso et micro) permet de mieux comprendre les processus des politiques à l’étude.
Au-delà de la démonstration présentée dans chacun des chapitres et chacune des parties de l’ouvrage, celui-ci demeure cependant discret quant au cadre conceptuel propice à une meilleure régulation de politiques par résultats que l’on pourrait imaginer. Serait-ce parce que ce cadre conceptuel est utopique en raison de la complexité des contextes sociaux ? Ou encore est-il évident, le lecteur pouvant le déduire des différentes expériences nationales présentées dans les chapitres ? En dépit de cette interrogation laissée au lecteur, l’ouvrage s’impose par sa qualité pour quiconque cherche à comprendre ou à analyser la dynamique actuelle de l’expansion de politiques de régulation par résultats. Il s’adresse en particulier aux spécialistes de l’évaluation institutionnelle et de la mesure en éducation, à qui incombent la conception et la production des outils.