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Je reconnais à sa juste valeur l’effort accompli par la FNAC et Virgin pour créer un climat attrayant autour des objets culturels et je comprends les jeunes qui, se promenant de rayon en rayon, se laissent tenter par un compact-disc, un roman policier, un jeu électronique[1].

La création de la Fédération Nationale d’Achat des Cadres (FNAC) en 1954 par André Essel et Max Théret constitue l’une des innovations les plus importantes du secteur de la grande distribution française dans la seconde partie du xxe siècle. D’une part, la mise en place d’un service de jugement de l’offre incarné par les tests comparatifs, dont les résultats sont diffusés aux adhérents dans le journal Contact, a contribué à rationaliser le choix du consommateur et à améliorer la qualité des produits technologiques. D’autre part, la pratique de remises sur les articles, comme sur la billetterie des spectacles, ainsi que la promotion de certains évènements, ont favorisé l’accès à la culture, parallèlement à l’accroissement du niveau d’instruction de la population et à l’institutionnalisation d’une politique culturelle d’État[2].

Encouragée par le succès économique des premières décennies, la diversification de l’enseigne en termes de produits commercialisés l’a conduite à devenir aujourd’hui le leader européen de la distribution de biens culturels et technologiques. Après le matériel photo, pour lequel la compétence des fondateurs, le réseau d’adhérents et le dispositif du groupement d’achats permettent une orientation du consommateur vers la qualité et l’obtention de remises, les disques, l’électroménager, les bateaux, les articles de sport et de camping, le livre, le matériel informatique ont fait leur entrée dans les magasins entre les années 1960 et 1980.

Si la distribution du livre au sein de grandes structures commerciales n’est pas une nouveauté[3], la création de la librairie à la FNAC Montparnasse en 1974 constitue un temps fort pour les détaillants et, plus largement, pour l’ensemble de la chaîne du livre. La superficie de la surface de vente, la présence de vendeurs, la taille de l’offre ainsi que le regroupement de différents biens culturels sous un même toit la distinguent des « magasins multiproduits[4] ». La première librairie de l’Hexagone, qui s’appuie sur un réseau de 80 points de vente, un millier de vendeurs et le site en ligne de la FNAC, réalise aujourd’hui 16 % du chiffre d’affaires du livre en France.

S’appuyant sur l’histoire de l’entreprise[5] et sur le point de vue des acteurs impliqués dans la chaîne du livre (éditeurs, distributeurs, détaillants, journalistes spécialisés[6]), cet article propose de revenir sur la façon dont la FNAC a vendu le livre depuis 1974. En mobilisant une approche classique de la sociologie de la consommation étudiant les structures commerciales pour les pratiques marchandes qu’elles façonnent[7], il s’agit d’examiner les nouvelles conditions d’achat que le distributeur a aménagées pour le livre et ses conséquences pour les clients et les professionnels du secteur. En d’autres termes, il s’agit d’observer de quelle façon la FNAC a su articuler une logique économique, liée aux normes de rentabilité de la grande distribution, et une logique symbolique attachée au livre, bien situé au sommet de la hiérarchie culturelle. Trois éléments sont mis en évidence : les innovations apportées par « l’agitateur culturel » dans la médiation du livre à son lecteur-consommateur, les controverses que son engagement a suscitées – au niveau des rabais accordés et au niveau de la diversité de l’offre –, ainsi que les effets provoqués, pour les éditeurs et diffuseurs, par les stratégies de rationalisation que l’enseigne a mises au point pour sélectionner l’offre et approvisionner ses points de vente.

Les innovations de 1974 : des remises et un accès direct au livre sur une grande surface

Après avoir eu le projet de confier la gestion de la librairie au groupe Hachette puis à la chaîne lilloise le Furet du Nord[8], André Essel annonce en 1972 l’investissement de la FNAC dans la vente de livres[9] : « il y a bien longtemps que nous songeons à la librairie[10] ». Le cofondateur de l’enseigne, ancien militant trotskyste, dénonce le régime de « prix conseillé », fondé sur l’accord entre l’éditeur et les détaillants, et annonce son souhait d’avantager le consommateur en réalisant, pour les livres, ce qu’il a réussi pour la photo et l’électroménager : accorder une remise substantielle et fournir un conseil adapté aux besoins du client. Le projet de la FNAC suscite l’émotion des libraires bien avant l’ouverture de la librairie. Au mois de février 1974, Essel déploie un argument de force visant à justifier son projet. Dans une lettre adressée à Joseph Fontanet, ministre de l’Éducation nationale, il explique que la diminution du prix du livre aurait un impact positif sur les pratiques de lecture. L’intérêt marchand de l’entrepreneur se convertit en intérêt général et éducatif. Plaidant plus largement pour une plus grande diffusion du livre, Essel demande au Ministre de s’opposer aux ententes des éditeurs et au malthusianisme économique caractérisant la position de ces derniers : « les éditeurs se mobilisent pour tenter d’empêcher la FNAC de troubler leur quiétude, de perturber leur marché, de forcer la porte de leur domaine réservé et surtout, ils essaient d’obtenir les moyens légaux qui interdiraient à la FNAC de diminuer les prix des livres[11] ». Cette politique de prix différente fera l’objet d’une controverse qui aboutit en 1981 à la création de la loi Lang sur le prix unique du livre[12]. Pour la création de la librairie et pour compenser sa méconnaissance du milieu de l’édition, Essel recrute une professionnelle du livre. Après avoir suivi les cours dispensés par le Cercle de la Librairie en 1948-1949[13], Simone Mussard travaille à la Librairie de Paris en 1949 avant de participer à l’ouverture du Drugstore Opéra. Elle poursuit sa carrière dans l’édition pendant trois ans chez Tchou[14] avant de rejoindre Hachette pour l’ouverture d’une librairie sur l’avenue des Champs-Élysées, puis la FNAC dès 1973. Compte tenu de son expérience, Mussard joue un rôle fondamental dans l’introduction et le développement du livre à la FNAC jusqu’à son départ en 1990.

L’ouverture de la librairie de la FNAC le 12 mars 1974[15], située rue de Rennes à Paris au sein du nouveau magasin de l’enseigne, apporte un certain nombre d’innovations dans la vente du livre. Hormis le rabais accordé sur le prix de vente, un grand nombre de livres est présenté sur une vaste surface : 40 000 références sont proposées sur 900 mètres carrés puis, cinq ans plus tard, 120 000 sur 1900 mètres carrés. En termes de distribution, l’option choisie est celle du libre-service auquel sont associés un merchandising et des repères très clairs pour présenter les livres et orienter le client (codes couleurs, panneaux, mobilier disposé de façon spécifique, affichage, classement)[16]. Ce dispositif, qui est complété par un service d’aide et de commandes réalisé par des vendeurs étudiants ou anciens étudiants de lettres et de sciences humaines[17], permet aux amateurs d’accéder librement à tous les ouvrages et d’en prendre connaissance. Ce système constitue une nouveauté dans la mesure où il est appliqué à grande échelle[18]. Expliquant en partie le succès rapide de l’activité « livre » de la FNAC, le « libre-service assisté à la demande » a eu, selon les observateurs, des effets sur la chaîne du livre. Du côté des éditeurs, il a modifié les techniques de fabrication et de commercialisation du livre et a contribué à une normalisation de la production (couleur des couvertures, clarté et visibilité des tranches, format du livre). Du côté des diffuseurs, les fonctions d’intermédiation entre l’édition et la vente au détail ont été également revues. Des remises plus importantes ont pu être concédées à la FNAC compte tenu des quantités commandées et vendues, et de son importance prise dans la vente au détail du livre. Pour compléter sa formule, l’enseigne adapte une innovation des grands magasins américains, qui proposent, dès le début du xxème siècle, des lectures de pièces de théâtre et des concerts pour leur clientèle favorisée[19]. Après les artistes musicaux invités lors des « Vendredis de la FNAC Étoile », la FNAC poursuit l’organisation de débats et de dédicaces avec des écrivains, instituant ainsi des évènements indirectement marchands pour ses visiteurs.

Inaugurant des magasins sur le territoire, l’enseigne devient la plus importante librairie de France dès la fin des années 1970 et compte 10 sites en 1980. La part du chiffre d’affaires des éditeurs réalisé à la FNAC passe de 1 à 2 % en 1975, à 7 % en 1993 et à 16 % en 2004[20].

Controverses autour du prix du livre : du discount à la loi Lang

En 1977, Essel dénonce violemment le soutien apporté par François Mitterrand[21], premier secrétaire du Parti socialiste, à l’éditeur Jérôme Lindon, président de l’Association pour le prix unique du livre[22]. Si Essel reconnaît les difficultés rencontrées par les maisons d’édition, il critique la place de plus en plus importante occupée par Hachette dans la distribution de la presse et du livre. Avec le prix unique, Hachette renforcerait, selon lui, sa position[23]. La cible d’Essel n’est plus les libraires indépendants pratiquant de fortes marges, mais le groupe Hachette, dont l’expansion serait susceptible de faire de l’ombre à la FNAC. Directeur des Éditions de Minuit, Lindon dénonce en 1978 dans le journal des adhérents de la FNAC la concurrence déloyale que la FNAC exerce sur les librairies en pratiquant un rabais de 20 %. La possibilité d’une telle remise s’explique, selon lui, par l’appui des banques qui a permis l’acquisition de l’immeuble de la rue de Rennes, par le libre-service permettant de réduire la masse salariale, et par la rotation des stocks plus rapide due à la masse de clients. Lindon milite en faveur du prix unique du livre fixé par l’éditeur. Cette mesure protègerait les libraires, en mettant fin à la concurrence sur les prix, et une partie des éditeurs, notamment ceux qui comptent sur les détaillants spécialisés pour la vente de leurs titres. Essel dénonce de son côté le conservatisme de son opposant.

Un premier bilan de la librairie est dressé en 1979. Celui-ci est positif pour les lecteurs et les éditeurs (18 000 volumes vendus par jour, 1300 comptes d’éditeur). Répondant à une seconde critique selon laquelle la FNAC ne distribuerait à terme que des ouvrages de rotation rapide et les best-sellers[24] avec une marge faible compensée par des quantités importantes vendues, la directrice du livre insiste sur l’importance de la diffusion du livre de qualité à la FNAC et la diversité de l’offre (120 000 références).

Pour répondre au mécontentement d’une partie des éditeurs, les pouvoirs publics optent en 1979 pour la suppression et l’interdiction de tout prix de référence, chaque détaillant devenant libre de fixer le prix de chaque ouvrage[25]. Pour un même livre, la diversité des prix règne selon les détaillants. Deux ans plus tard, quelques éditeurs, représentés par Lindon, parviennent à faire instaurer le prix unique du livre, fixé par l’éditeur, chez tous les détaillants, avec l’appui du nouveau ministre de la Culture, Jack Lang[26]. Mesure phare du projet présidentiel de François Mitterrand, la loi « Lang » est votée le 10 août 1981. Refusant de considérer le livre comme un produit marchand banalisé, la loi garantit l’égalité du citoyen devant le livre, qui sera vendu au même prix sur tout le territoire (à 5 % près), le maintien d’un réseau de distribution grâce notamment à une marge substantielle, et elle assure le soutien à la création et à l’édition d’ouvrages dits « difficiles ». Près de 30 ans après, différents observateurs jugent le bilan de la loi positif[27]. Selon les économistes Mathieu Perona et Jérôme Pouyet, le prix unique du livre a eu quatre conséquences. Il a fourni aux libraires les ressources assurant le maintien d’un fonds important, il a assuré la survie de librairies de petites dimensions, il ne semble pas avoir entraîné de hausse très importante du niveau général des prix et, enfin, au vu de l’évolution du nombre de nouveautés dans les pays sans prix unique, et en adoptant un point de vue strictement quantitatif, les inquiétudes quant à un appauvrissement de l’offre éditoriale ne semblent pas fondées[28].

La FNAC prévient ses clients : « le livre sera cher[29] ». Dès 1982, date à laquelle la loi est appliquée, le détaillant applique la remise de 5 % autorisée par la loi sur tous les livres et pour tous les clients[30]. Essel prévient également que le distributeur utilisera toutes les possibilités que lui laisse cette loi pour procurer aux clients des ouvrages à prix avantageux[31]. Après avoir envisagé de transformer la FNAC en coopérative pour pratiquer encore des remises[32], il met en oeuvre deux de ces possibilités de contournement dès le mois d’avril 1982. Il s’agit d’abord de l’opération « seconde lecture ». Le mécanisme est complexe : la FNAC reprend des livres achetés dans l’un de ses magasins (à 50 % du prix), ce qui donne droit à un avoir valable pendant trois mois pour l’achat de livres neufs ou en « seconde lecture » (remis en vente à 60 % du prix original). L’opération débute le 15 avril 1982 à Paris et dans les sites de province mais, face au nombre très peu élevé de livres retournés, elle est vite abandonnée. Initiée au mois de mai 1984, une deuxième stratégie est également rapidement stoppée. Dans la mesure où la loi Lang ne s’applique pas aux importations, il s’agit pour la FNAC de profiter de sa librairie située en Belgique pour approvisionner les magasins français de livres produits dans l’Hexagone mais importés artificiellement de Bruxelles, et contourner ainsi la loi sur le prix unique en pratiquant « le prix européen ». Conscientes de la faille de la loi, les structures françaises d’édition et de distribution déjouent l’opération de l’enseigne et se déclarent en rupture de stock[33]. Pour la FNAC, mais également pour le distributeur alimentaire Leclerc qui défend aussi la vente de livres avec une remise, le combat contre le prix unique est perdu. Cet échec, qui modifie l’un des principes originels de la FNAC – la mission de démocratiser l’accès à la culture par la pratique du discount –, lui permet d’un autre côté de réaliser des profits d’autant plus substantiels qu’elle négocie des marges élevées et des remises auprès des éditeurs compte tenu de son rôle important dans le commerce du livre[34].

La centralisation des achats et la réduction de l’offre en magasin : les conséquences pour les éditeurs

Après le rachat de l’entreprise à la Société générale des coopératives de consommateurs (Coop) par la Garantie Mutuelle des Fonctionnaires (GMF) en 1985, les stratégies d’expansion géographique initiées sous la direction de Michel Baroin, puis de Jean-Louis Pétriat, ont conduit à la recherche d’économies d’échelle et à la mise en place de structures visant à la rationalisation de certaines fonctions de l’entreprise. Parmi elles : les achats.

Pour le livre, l’instauration d’une Direction Produit, définissant l’offre pour tous les sites, et la centralisation de la gestion des commandes ont fait émerger, au cours des années 1990, une nouvelle configuration pour les professionnels. Alors que, depuis 1974, les vendeurs de la librairie[35] recevaient les représentants, passaient des commandes et confectionnaient leur rayon en toute autonomie et sans aucune coordination sur l’ensemble du réseau de magasins, la gestion des livres – de la sélection à la livraison en passant par la commande – va être peu à peu centralisée et automatisée. La première innovation en ce sens va être la mise en place de la gestion unitaire. Pour les livres, elle est lancée en 1996 et consiste en une centralisation et une informatisation du catalogue et du classement des références. Basée sur l’introduction d’un progiciel, la gestion unitaire rationalise le fonctionnement du catalogue de 44 de ses magasins (250 000 titres en 1996), les commandes aux fournisseurs, les approvisionnements, les inventaires[36]. Elle permet en outre les réassortiments automatiques ainsi que l’étiquetage informatisé. La centralisation des achats et la rationalisation de la gestion des produits vont être poursuivies dans le cadre du projet Ariane, initié dès 1994 et mis en place entre 1996 et 1998[37]. Le projet Ariane vise à moderniser la logistique et le système informatique de la FNAC. Il répond à deux objectifs principaux : une définition plus précise de l’offre et une centralisation accentuée des achats. Cette stratégie de rationalisation se justifie selon la FNAC par l’existence de problèmes divers tels que des délais de livraison trop longs, la rupture de stocks, le manque de disponibilité des vendeurs et le retard pris dans la logistique par rapport à d’autres distributeurs. Rédigé par un cabinet de conseil ayant oeuvré pour les acteurs de la distribution alimentaire tels que Promodès et Leclerc, le rapport programme une dizaine d’innovations visant à rationaliser les commandes, les relations avec les fournisseurs, l’approvisionnement, le stockage, la livraison des points de vente. Le premier travail est de définir un « coeur de l’offre » par famille de produits et par taille de magasins qui sera commandé et livré automatiquement par la centrale d’achats. En parallèle, l’enseigne a modernisé sa centrale d’achats située à Massy et à Wissous pour réceptionner, trier, contrôler, étiqueter les produits et préparer les livraisons pour chaque point de vente.

La part des produits sélectionnés automatiquement et affectés par FNAC Logistique sans l’intervention des vendeurs prend de l’importance au cours des années 1990. Pour les livres, la centralisation de la sélection et de la gestion des produits ne concernent pas l’intégralité de l’offre. Les vendeurs et les responsables de département conservent donc une plus grande autonomie sur les décisions d’achat. Variable d’un magasin à l’autre en fonction du nombre de références proposées (de 35 000 à 150 000 pour les plus grands sites parisiens)[38], la part de « l’assortiment complémentaire » nécessite des tâches supplémentaires et, tout en renforçant le crédit culturel de la firme, elle permet de répondre aux demandes les plus exigeantes.

Ces mutations touchant, dès les années 1990, la fonction des achats de la FNAC ont suscité des questionnements dans deux domaines : les relations entre les fournisseurs et la FNAC, d’une part; le nombre de références constituant l’offre proposée par la grande surface culturelle, d’autre part. Au fur et à mesure que les nouvelles structures centralisées se sont mises en place, les professionnels du livre ont exprimé leur crainte quant au pouvoir pris par la FNAC lors des négociations commerciales. Peu de données sont disponibles mais plusieurs sources indiquent que l’enseigne culturelle demande aux éditeurs une participation plus élevée, en particulier pour la réalisation des campagnes promotionnelles (espaces publicitaires, catalogues présentant l’offre, mises en avant, dossiers thématiques, « coups de coeur »)[39]. La gestion rationalisée et partiellement banalisée du livre à la FNAC depuis une vingtaine d’années pose également la question du référencement. L’argumentation suppose de mettre en perspective le témoignage de quatre types de professionnels. Du côté des éditeurs, les acteurs importants ne considèrent pas une baisse des commandes par la FNAC, tandis que les directeurs de maisons plus modestes dénoncent le manque de visibilité de leurs titres de fonds de catalogue en magasin[40]. Les diffuseurs témoignent quant à eux d’une baisse de leur activité à la FNAC[41]. Les vendeurs de l’enseigne insistent davantage sur les dysfonctionnements en matière de commandes et d’approvisionnements groupés, dont les flux passent par la FNAC logistique de Massy (95 %) et par le dépôt du grossiste, la Société française du livre, filiale de la FNAC. Enfin, alors que jusqu’en 2008, la direction du livre de la FNAC affirmait ne pas réduire le référencement, l’audition de la directrice du livre, en poste de 2008 à 2011, dans le cadre du rapport Gaymard sur la situation du livre en France révèle la diminution du nombre de références présentes en magasin. Ce phénomène serait justifié par une baisse de la surface d’exposition liée à de nouvelles normes de sécurité[42].

Hormis la question des négociations commerciales et du référencement, la centralisation des achats a modifié le travail des vendeurs. L’analyse des pratiques de travail et du rapport à ces pratiques conclut à la dévalorisation symbolique partielle du poste, liée à la perte de certaines tâches comme la commande du « coeur de l’offre ». Cependant, de multiples espaces d’autonomie demeurent pour l’achat de l’assortiment complémentaire, pour le conseil et pour la confection des tables et des présentoirs. Cette caractéristique, qui distingue les employés du salariat d’exécution de la grande distribution, est régulièrement mise en évidence pas les personnes interrogées dans la description de leur situation de travail, à laquelle sont souvent associées une précarité de l’emploi, une stagnation du salaire et l’expérience du déclassement scolaire, entendu ici comme, d’une part, le décalage entre les aspirations professionnelles et le niveau d’études, et d’autre part, la condition salariale et la place occupée dans la hiérarchie des postes[43].

La FNAC, le livre et la révolution numérique

Analyser les innovations mises en place ainsi que les controverses suscitées par l’engagement de la FNAC dans la vente du livre depuis 1974 permet d’éclairer de manière nouvelle, d’une part, les mutations touchant les maisons d’édition, leur diffuseur et leur distributeur et, d’autre part, les logiques qui sous-tendent les pratiques d’achat des lecteurs. Parce qu’elle modifie l’activité de vente au détail et amoindrit nettement le rôle du libraire comme prescripteur, la plus grande transformation réside sans nul doute dans la forte progression de la vente en ligne comme canal de distribution[44]. La FNAC semble être bien positionnée dans cette activité, son site Internet voit le jour en 1999 après quelques expérimentations deux ans plus tôt. Amazon ouvre son site français en 2000. Plus d’un million de titres sont référencés sur FNAC.com et le détaillant voit la part de son chiffre d’affaires réalisée sur Internet augmenter et atteindre les 11 %. Du côté du livre digital, l’enseigne a pris le tournant du numérique, comme elle l’avait fait jadis pour les appareils photo, en commercialisant dès 2010 une première liseuse, le FNACBook, puis une seconde avec plus de succès, le Kobo by FNAC, en partenariat avec un distributeur canadien.

La croissance du site marchand et son statut de « premier magasin » révèlent la véritable mutation du modèle marchand de « grande surface culturelle ». Que deviendront les magasins et les équipes de vendeurs? Pourront-ils encore exercer leur fonction de conseil, chère à André Essel et Max Théret, à destination de consommateurs dont certains semblent encore attachés au contact humain[45]? Leur activité deviendra-t-elle au contraire obsolète, concurrencée par le commerce virtuel et les contenus prescripteurs présents sur Internet? La question se pose à l’heure du déclin économique de grands détaillants comme Borders et Barnes & Noble aux États-Unis ou Virgin et Chapitre, de l’autre côté de l’Atlantique.