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Si la lecture est un jeu, comme l’a fort bien documenté Michel Picard (1986), le jeu est aussi une lecture, si par lecture on entend manipulation, compréhension et interprétation d’un texte[1].

Les pratiques actuelles de lecture et de consommation culturelle des jeunes tendent de plus en plus à suivre une logique commerciale les incitant, par exemple, à s’intéresser à des films, à des bandes dessinées et à des romans pour résoudre les énigmes de jeux vidéo. À l’inverse, les jeunes prolongent l’expérience de la lecture d’un roman à travers la spectature de ses adaptations filmiques et de l’interactivité sur des plateformes de jeux vidéo. Il s'agit d'un phénomène de convergence technologique et culturelle[2] qui peut certainement être récupéré par l’école[3]. Les oeuvres adaptées de la littérature inviteraient le lecteur à confronter, à réinterpréter, à traduire et à transposer ses lectures grâce au tissage de fils narratifs multiples, qui complexifie l’expérience tout en la stimulant[4]. Un bon lecteur/communicateur contemporain est donc celui qui possède les clés de plusieurs modes sémiotiques et de supports technologiques toujours plus originaux, interactifs, diversifiés et, conséquemment, complexes[5]. Cet article articulera une réflexion autour de deux questions : quel dispositif de lecture permet d’engager et de réguler l’interprétation de jeunes lecteurs/joueurs?; et comment des scénarios didactiques autour d’un roman et d’un jeu vidéo favorisent-ils (ou non) l’expression singulière et l’investissement du sujet lecteur? Partant du constat que les processus d’interprétation s’activent de manière itérative tout au long du parcours de lecture et de spectature d’une même histoire[6], nous verrons comment des parcours de lecture multimodale stimulent l’expression singulière du sujet lecteur. Nous présenterons les données d’une expérimentation, dans deux classes du primaire (9-10 ans), d’un dispositif didactique alliant roman et jeu vidéo à partir du récit Le funeste destin des Baudelaire de Lemoney Snicket. L’analyse du dispositif expérimenté – et de ses effets sur le sujet – resitue le concept du sujet lecteur[7] dans le champ de la multimodalité[8] afin d’ouvrir la réflexion sur la pluralité grandissante des formes, supports et modes médiatiques, notamment en contexte éducatif[9].

L’école et la culture multimodale des jeunes

Dès le début de leur scolarité, les jeunes apportent à l’école, particulièrement dans les sociétés industrialisées, une culture populaire fortement tributaire des médias. Cheung[10] regroupe sous le concept de « culture populaire » les émissions de télévision, les films à effets spéciaux, la musique, les bandes dessinées, la mode, les jeux vidéo et Internet, qui, dit-il, véhiculent des coutumes et des valeurs marquant en profondeur le style de vie des jeunes. Or, l’enseignement néglige trop les savoirs et les compétences générés par ces pratiques culturelles multimodales extrascolaires qui, enrichies par la pratique réflexive, par des étayages conceptuels et des contenus nouveaux, sont susceptibles de donner plus de sens individuel et social aux apprentissages scolaires. L’école doit donc se « brancher » davantage sur la culture multimodale en revitalisant les objectifs propres aux différents programmes officiels et en donnant droit à une interdiscursivité créative[11]. Ainsi la compétence générale « lire et apprécier des textes variés[12] » devrait s’appuyer sur une didactique qui tient compte de la nature des textes variés (film, roman-photo, album, bande dessinée, jeu vidéo…) et des modalités spécifiques à leur appropriation par les élèves en contexte scolaire. Pour l’instant, la spécificité de ces nouvelles textualités et de leur modalité de lecture n’apparaît pas dans les programmes québécois de formation au secondaire. Pourtant, nos recherches en littératie médiatique multimodale démontrent que la force des jeunes réside dans la mise en réseau de l’information à travers des pratiques discursives multimodales et la constitution d’un répertoire d’images, de textes et de vidéos[13]. La question de la légitimité d'un accompagnement formel des jeunes en lecture multimodale de récits/narrations sur des supports variés s’impose, ces jeunes étant déjà très engagés dans des pratiques informelles multimodales, et particulièrement celles impliquant les jeux vidéo comme le soulignent les enquêtes récentes[14].

La lecture multimodale : parcours et processus

Considérer la lecture sur des supports variés, intégrant à différents degrés l’image, le texte et le son, c’est accepter de passer du paradigme de l’écrit « classique » à celui de la multimodalité[15]. D’où l’idée de faire évoluer la notion de texte vers une conception certes plus large, mais aussi et surtout plus complète et en phase avec la réalité actuelle de la communication, celle de multitexte[16]. Le multitexte met en jeu plusieurs modes iconiques et textuels, dont les rapports prennent diverses figures. Ainsi, lorsque nous parlons de lecture de jeu vidéo, nous ne désignons pas la lecture textuelle (ex : dialogues et consignes), mais la lecture multimodale du jeu. Les parcours de lecture multimodale s’appuient sur des processus cognitifs/subjectifs généralisables (ex : inférence, identification, synthèse, concrétisation), mais selon des modalités spécifiques à la nature des multitextes. Par exemple, la principale distinction entre roman et jeu vidéo est que ce dernier n’opère pas à partir des mêmes codes d’expression narratifs et impose ainsi des modalités de lecture différentes. Lorsque le joueur extrait du jeu vidéo des unités d’information qu’il juge importantes et construit les liens entre les disjonctions de la narration, il le fait à travers des procédés propres au jeu vidéo; il doit combler les trous narratifs, reconstituer l’ordre des images mobiles, associer les sons à des espaces narratifs manquants.

Nos travaux ont permis d’identifier quatre niveaux de lecture multimodale qui prennent racine dans la nature des multitextes et les modalités de lecture qui en découlent : 1er niveau : la lecture d’écrits, d’images fixes/mobiles, de sons (parole, bruit, musique) et de gestuelles (expression du corps, du visage) exige l’analyse et la manipulation de « combinaisons codiques » (ex : couleur, angle de prise de vue, mouvement); 2e niveau : la lecture de bandes dessinées, de films, de jeux vidéo exige l’analyse et la manipulation de « combinaisons modales » (ex : séquences d’images fixes avec ou sans texte, séquences d’images mobiles avec sons); 3e niveau : la lecture de plusieurs langages propres au film, à la BD, au jeu vidéo exige l’analyse et la manipulation de « combinaisons langagières » (ex : séquences filmiques complémentaires à des séquences textuelles); 4e niveau : la lecture/production de plusieurs médias, hypermédias (ex : blogues, réseaux sociaux, wiki, diaporamas) exige l’analyse et la manipulation de « combinaisons médiatiques et multimédiatiques » (chaque média pouvant contenir des vidéos, des images, du texte et hyperliens vers d’autres documents médiatiques).

Ainsi les compétences en lecture multimodale assureraient l’accès aux sens de tous les types de multitextes. Le dispositif didactique de la présente recherche se situe au troisième niveau puisqu’il mise sur un parcours de lecture multimodale croisant les langages propres au roman et au jeu vidéo.

L’ajout du jeu au parcours du sujet lecteur

Dans Le récit en jeu : narrativité et interactivité, Archibald et Gervais soulignent l’importance de la transformation majeure du récit au xxe siècle, qui « a quitté partiellement son ancrage linguistique et discursif pour migrer vers des formes iconographiques et audiovisuelles comme la bande dessinée et le cinéma[17] ». Le jeu vidéo, autre évolution récente du récit, serait à mi-chemin entre le récit et le jeu :

Il permet une grande activité systémique, comme tout jeu, mais il encourage un rapport inductif au monde représenté, comme tout récit. Comme le monde d’un texte ne se construit qu’à partir d’un procès unique qu’est la lecture du récit, le monde d’un jeu vidéo ne se dévoile qu’à travers ses séances de jeux, qui sont autant de procès et d’indices[18].

Le récit du jeu vidéo est donc pensé en amont par le concepteur en termes d'interactions des modes en jeu, et non simplement comme une coprésence de ces modes, comme c’est le cas pour le film, par exemple. Le lecteur est véritablement le héros, l’acteur principal, grâce auquel l’histoire se met en mouvement et prend vie. À chaque « clic de souris », il est à même de transformer en signes des images (ou des portions de multitexte) et de recueillir ainsi les indices qui lui permettront de progresser dans le jeu jusqu’à la résolution de l’énigme. Le lecteur des « hyperfictions » est donc conduit par une « chaîne narrative serrée et le désir de “connaître la suite”, tout en effectuant occasionnellement des pauses pour contempler la richesse des images qui lui sont offertes[19] ». À l’instar d’Archibald et Gervais, Chibout et Martin constatent que, même si les jeux vidéo sont les moins aptes à laisser s’exprimer la liberté personnelle, qui semble prisonnière du code ou du programme, « les joueurs se veulent libres de leurs significations[20] ». Il faut ainsi tenir compte du parcours sémiotique du joueur.

Le joueur qui interagit avec les objets et les personnages d’un monde virtuel induit chemin faisant un monde fictionnel avec lequel il interagit sur une base interprétative. C’est ce qui lui permet de progresser dans l’“espace événementiel” et qui permet aux jeux vidéo d’être des productions sémiotiques et culturelles, autant qu’informatiques[21].

Dans le cas que nous examinons, les processus interprétatifs des lecteurs-joueurs doivent être considérés en fonction des modes et des codes spécifiques à chaque récit, soit ceux du roman et du jeu vidéo. Notre application des concepts reliés à l’activité subjective de la lecture romanesque à celle de l’environnement vidéoludique nous amène à postuler l’existence d’une identité lectorale multimodale, soit celle que se construit le sujet lecteur/joueur au fil de ses parcours de romans et de leur adaptation en jeux vidéo. Ainsi, l’approche subjective privilégiée pour l’élaboration du dispositif didactique et des grilles d’analyse de cette recherche tient compte de la singularité du parcours du lecteur/joueur. Nous partons du postulat selon lequel les « textes de lecteur[22] », grâce à la relecture du roman par le jeu vidéo, profitent de l’apport de langages multimodaux (texte, image, son) pour s’élaborer au contact de codes et de contenus nouveaux. Dans cette approche, l’encadrement didactique permet aux élèves de réorganiser les contenus symboliques, les valeurs, les déplacements sémiotiques, et donc de s’assurer de la continuité de l’activité fictionnalisante du sujet lecteur.

En outre, l’approche subjective met l’accent sur la singularité de la relation qui s’établit entre un texte et un sujet lecteur[23]. Le roman et le jeu vidéo sont considérés comme des oeuvres inachevées, incomplètes qui nécessitent la collaboration du lecteur/joueur afin de prendre forme, et ce, d’une manière toujours inédite. Plus précisément, nous retenons la théorisation de Langlade[24] qui cible quatre activités fictionnalisantes : l’« activation fantasmatique », le « jugement moral », la « cohérence mimétique » et la « concrétisation imageante », que nous avons adaptées au cinéma[25] et que nous appliquons maintenant au jeu vidéo.

Le contenu fictionnel d’une oeuvre est toujours investi, transformé, singularisé, par l’activité fictionnalisante du lecteur qui produit des images et des sons en complément de l’oeuvre (concrétisation imageante et auditive), réagit à ses caractéristiques formelles (impact esthétique), établit des liens de causalité entre les événements ou les actions des personnages (cohérence mimétique), (re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de son propre imaginaire (activité fantasmatique), porte des jugements sur l’action et la motivation des personnages (réaction axiologique)[26].

Voici quelques questions associées aux activités fictionnalisantes qui ont guidé l’élaboration du dispositif de lecture multimodale du roman et du jeu vidéo à partir de quatre processus subjectifs du modèle de Langlade :

  • La « concrétisation imageante ou auditive » 

    Comme le jeu vidéo donne à voir, peut-on parler de concrétisation imageante chez le joueur? Toutes les images sont-elles fournies par le joueur au point d’évacuer toute possibilité d’imaginer des lieux, des situations, des personnages? Le joueur est-il contraint à la même imagerie mentale? Ou est-ce une imagerie événementielle?

  • Le « désir fantasmatique »

    Les désirs, les affabulations et autres pulsions de l’inconscient du lecteur/joueur sont-ils sollicités de la même manière? Si l’on part de l’idée que l’effet de catharsis est plus intense dans les jeux vidéo, à cause des processus d’identification suscités par la mimésis, faut-il croire que l’activation de fantasmes est plus fréquente? Le fantasme, l’affabulation procèdent-ils d’une autre manière?

  • La « cohérence mimétique »

    La cohérence mimétique part du principe que le récit ne dit pas tout et que le lecteur ou le joueur est sollicité pour compléter les trous de la narration. Ce dernier doit créer des liens pour donner une certaine cohérence au récit, et ces liens peuvent être de différentes natures (ex : psychologique, structurel). La combinaison de la lecture du roman et du jeu vidéo aurait-elle l’avantage d’assouvir le besoin de cohérence du lecteur/joueur, ou aurait-elle comme effet de donner trop de pistes au récit et ainsi de réduire l’activité de cohérence mimétique qui semble plaire aux lecteurs? Par exemple, le fait que le jeu vidéo revienne sur un certain nombre d’éléments déjà décrits dans le roman pourrait diminuer le plaisir de construire à partir de l’incomplétude du récit. Par contre, la complémentarité des éléments du roman et du jeu vidéo peut aussi mener à une étape interprétative plus profonde et à des liens plus fins et plus subtils. L’activité mimétique se situerait alors à un autre niveau, plus près de celle du jugement axiologique.

  • Le « jugement axiologique »

    Sur quoi le lecteur/joueur se base-t-il pour fonder son jugement moral? Peut-on imaginer qu’il s’implique différemment dans le roman et dans le jeu vidéo pour juger des actions des personnages?; que les codes de l’un opèrent différemment des codes de l’autre pour provoquer le jugement? L’analyse du parcours réel de lecture-jeu ou de jeu-lecture nous permettra d’apporter des éléments de réponse à ces questions.

Dispositif didactique et nature exploratoire de la recherche

Les critères qui ont guidé le choix de l’oeuvre littéraire Le funeste destin des Baudelaire (tome 1) de Lemoney Snicket (1999) et son adaptation en jeu vidéo (2004) sont les suivants : l’âge des lecteurs (9 à 10 ans), la proximité entre les deux univers narratifs (jeu et roman), la force de l’intrigue, le potentiel des oeuvres à stimuler l’imaginaire et l’accessibilité des oeuvres. « Baudelaire » est le nom de famille de trois enfants dont la vie bascule lorsque qu’ils apprennent la disparition de leurs deux parents dans un incendie. Klaus, Violette et Prunille doivent se résoudre à vivre chez leur oncle Olaf, un comte sadique et sans scrupules, prêt à tout pour éliminer les trois enfants afin de s’emparer de leur héritage. La volonté farouche de vivre de ces derniers, malgré les malheurs qui les accablent, prend le pas sur leur peur et leurs doutes. Du coup, si l'aventure est sombre, l'ambiance du jeu n'est jamais oppressante, car bien que l’absence de fin heureuse soit annoncée dès le départ, on ne peut s'empêcher de croire en la réussite de leurs plans[27].

Figure 1

Cette image est tirée du jeu vidéo Les Désastreuses Aventures Des Orphelins Baudelaire (Plateforme, Action, 2004)[28].

-> See the list of figures

La progression dans le jeu se fait grâce à la collaboration entre les trois enfants, qui possèdent des caractéristiques particulières. Le joueur peut ainsi facilement passer d’un personnage à l’autre, soit de Violette (la créative) à Klaus (l’ingénieux) à Prunille (la redoutable), dans la peau desquels il doit trouver des objets pour construire des inventions qui lui permettront d’écarter ses adversaires (humains et animaux). Les possibilités d'action se multiplient à mesure que l'on met au point de nouvelles inventions (ex : des chaussures volantes ou des échasses pour traverser les zones dangereuses). Afin de contrer tout ralentissement dans la progression du jeu dû à la recherche de fonctions techniques plutôt que sémiotiques des éléments visuels et sonores du jeu, nous avons fourni aux élèves une liste d’« astuces » pour chacun des tableaux (voir Annexe 1).

Nous avons imposé deux parcours différents aux deux classes d’élèves de 4e année du primaire participant à la recherche : le groupe A (parcours de joueur-lecteur) et le groupe B (parcours de lecteur-joueur). Chaque groupe a répondu aux mêmes questions (individuelles, en sous-groupe ou en groupe-classe), ce qui nous a permis de comparer les réponses en fonctions des parcours (voir Annexe 2). Les deux groupes étaient constitués d’une trentaine d’élèves de 9 à 10 ans. L’expérimentation s’est déroulée sur une période de six semaines, à raison de quatre heures/semaine. La lecture du roman s’est faite à la maison et en classe pendant quatre semaines, soit 12 heures de travail en classe, et le parcours du jeu vidéo s’est fait au laboratoire informatique pendant deux semaines, soit huit heures. Les élèves des deux groupes ont désiré prolonger le jeu lors des périodes de récréation, ce qui signifie un ajout de deux heures au temps de jeu.

Notre dispositif de didactique, inspiré de l’approche subjective en lecture, vise essentiellement la mobilisation des quatre compétences suivantes : 1- la capacité à soutenir son jugement axiologique par l’explicitation des mises en relation singulières qui l’ont structuré; 2- la capacité à compléter les espaces interprétatifs des narrations littéraires et filmiques (et du jeu vidéo) grâce à son imaginaire; 3- la capacité à combler les incomplétudes du texte grâce à des synthèses visuelles/sonores/textuelles et des concrétisations imageantes/sonores/textuelles; et 4- la capacité à évaluer la rigueur de l’élaboration de ses interprétations personnelles. Ainsi, tous les questionnaires individuels, en sous-groupes et en groupe-classe ont été conçus pour analyser la manière dont les élèves s’approprient le sens de l’histoire des enfants Baudelaire à travers leur parcours de lecture multimodale du roman et du jeu.

Étant donné la nouveauté des paradigmes de la subjectivité en lecture et de la multimodalité, cette recherche empirique à caractère exploratoire vise la compréhension préliminaire et descriptive d’un objet : la lecture multimodale de jeunes lecteurs/joueurs en situation de classe. Une des fonctions principales de la recherche exploratoire est « d’examiner un ensemble de données afin de découvrir quelles relations peuvent y être observées, quelles structures peuvent être construites[29] ». Cette démarche inductive nous a permis de dégager des constats s’appuyant sur les variables suivantes : l’ordre de lecture/jeu, la nature des textes (roman/jeu), les modalités d’appropriation des textes et les processus subjectifs de lecture (modèle de Langlade).

Même si l’ensemble du dispositif visait à recueillir des données sur les lieux d’implication des lecteurs/joueurs en fonction des différences modales et langagières des roman/jeu, certains questionnaires ont davantage servi à développer une posture de lecture subjective multimodale chez les jeunes lecteurs/joueurs. Les réponses les plus signifiantes pour l’analyse des données ont émergé des questionnaires post-lecture/jeu. Ainsi, afin de comparer les parcours des sujets lecteurs/joueurs, nous ne retenons que les réponses à l’oral en sous-groupe (2 ou 3 participants par équipe) aux questionnaires « post-lecture », « post-jeu » et celles à l’écrit au questionnaire individuel « post-lecture/jeu » (voir Annexe 3).

Dix constats à partir des données des parcours de lecture multimodale de jeunes lecteurs/joueurs

1- La cohérence mimétique se fonde davantage sur le jugement axiologique au fur et à mesure que les élèves progressent dans leur parcours de lecture/jeu, et de moins en moins sur leurs désirs ou leurs images personnelles. Les trous narratifs sont comblés par des activités subjectives tout au long du parcours du lecteur-joueur, soit par des images mentales (représentations), des fantasmes (projection de ses désirs menant à une personnalisation de l’histoire), des jugements axiologiques (regard critique fondé sur son propre système de valeur). C’est ainsi que les liens de cohérence (pulsion première du lecteur pour progresser dans l’histoire) peuvent s’appuyer sur des processus subjectifs lorsque le sujet lecteur-joueur est sollicité par le questionnement impliquant. Par exemple, les élèves du groupe B (lecteurs-joueurs) questionnés sur l’évènement à supprimer du roman hésitent entre leur désir (fantasme des parents vivants) et leur besoin de cohérence fondé sur les indices du texte. Ils se trouvent alors en début de parcours, et plus les indices textuels seront nombreux et renforcés par ceux du jeu vidéo, plus leurs désirs fantasmatiques laisseront la place à une analyse distanciée. Les élèves du groupe A (joueurs-lecteurs) s’appuient davantage sur leur jugement moral et sur la structure narrative pour répondre à cette question. Ils proposent même des modifications du contenu romanesque et des ellipses narratives :

Jugement moral : « J’aurais enlevé le mariage, parce que ce n’est pas acceptable pour des enfants. »

Sous-groupe A

Structure narrative : « Moi j’aurais enlevé le moment où plusieurs téléphones sonnent, parce que cela n’ajoute rien à l’histoire, c’est comme un moment perdu. »

Sous-groupe A

2- Le jeu est davantage senti comme un univers programmé dans lequel le sujet lecteur est moins libre de s’investir subjectivement. Lorsque questionnés sur leur désir de modifier des éléments du jeu vidéo, les deux groupes (A et B) ont répondu ne rien vouloir changer : « Moi je n’aurais enlevé aucune scène parce que toutes les scènes étaient quand même importantes pour arriver au but du jeu, tout est important pour avancer dans l’histoire » (Sous-groupes A et B), alors qu’ils étaient nombreux à proposer des retranchements d’éléments de peur dans le roman : sangsues, serpents, mort des parents, mort de l’oncle, de la tante.

3- Le jeu vidéo contient plus de trous narratifs et exige davantage d’efforts pour tisser les liens de la narration. Pour cette raison, il sollicite l’investissement de l’élève qui doit repérer des éléments des situations, comprendre les traits de personnalité et les habiletés particulières des personnages pour progresser dans le récit. Ces difficultés étaient particulièrement perceptibles chez les élèves du groupe A (joueurs-lecteurs) qui n’ont pas bénéficié de la lecture du roman avant de s’aventurer dans le jeu vidéo.

4- Le joueur entre dans un univers programmé qui sollicite les processus de compréhension davantage que les processus d’interprétation. Les élèves du groupe B (lecteurs-joueurs) qui avaient d’abord lu le roman étaient en mesure de s’investir davantage que ceux du groupe A. Par exemple, leur réaction face au comte Olaf (méfiance à l’égard de sa ruse) leur permet d’anticiper les pièges et la nature de ces pièges. Ils procèdent à une relecture des évènements à travers des lieux qui chaque fois leur proposent des univers hostiles, mais dont ils savent que les enfants Baudelaire peuvent se sortir; leur confiance envers ces enfants provient de la lecture du roman.

5- Le jeu vidéo donne l’impression que les joueurs contrôlent davantage le destin des personnages. En insistant sur la capacité des enfants à se défendre et à se tirer de situations difficiles, le jeu vidéo procure la sensation au lecteur-joueur qu’il peut agir dans l’histoire, en devenant celui qu’il a imaginé (lu).

C’est nous qui devions tout faire : contrôler les personnages, préparer des pâtes à la Puttanesca, se sortir des situations insurmontables et fâcheuses comme quand il fallait s’en aller de la plage, se retrouver dans l’horrible et dégueulasse maison du comte Olaf et trouver les livres de grammaire et de conjugaison chez la froussarde Aggripin.

Sous-groupe B

6- La concrétisation sonore est davantage sollicitée dans le groupe B, qui doit imaginer les sons, les anticiper avant de les découvrir dans le jeu vidéo. Après la lecture du roman, les élèves s’expriment sur les sons qu’ils auraient voulu entendre.

Sons imaginés : « J’aurais aimé entendre les vraies voix des acteurs. »

Sous-groupe B

Sons anticipés : « J’aurais aimé ça entendre les sons de la voix de la juge Abbott, sa voix doit être belle parce que dans l’histoire on dit qu’elle est très gentille. »

Sous-groupe B

Sons familiers : « J’aurais voulu entendre les ricochets que Violette avait fait à la plage : “pouk, plouk, plouk…” Parce que c’est le fun entendre des bruits d’eau. »

Sous-groupe B

Sons off : « Moi je voulais entendre dans les moments malheureux : “tatataten”. »

Sous-groupe B

Sons d’ambiance : « Moi je voulais entendre des applaudissements “bruit de mains qui se tapent ensemble” et “bravo!” parce que Violette a réussi à ne pas faire le mariage avec le comte Olaf. »

Sous-groupe B

7- Coupés de leurs fantasmes et confiants de progresser dans un univers programmé, les élèves sont moins inquiets de la tournure des évènements dans le jeu vidéo que dans le roman. Alors que la violence et la mort sont inacceptables dans le roman, elles sont sources de plaisir dans le jeu vidéo. À la question « quel moment as-tu préféré dans le jeu vidéo? », les élèves des deux groupes expriment leur sentiment d’excitation à combattre, à tuer :

- « Moi c’est quand on devait combattre les capitaines du comte Olaf avec des oeufs, des oignons ou des plumes d’oreiller ou des chewing gum. »

- « Moi c’est quand il fallait tuer des gens avec une sorte d’arme faite avec des objets qu’ils avaient trouvé dans le niveau. C’était amusant. »

Sous-groupes A et B

8- Les joueurs-lecteurs sont beaucoup plus pragmatiques dans leur compréhension de la progression du récit que les lecteurs-joueurs. À la question « dites quels objets du livre ont aidé les Baudelaire à se sauver des situations difficiles » (Annexe 3), contrairement au groupe A qui a nommé une grande quantité d’objets sans les associer (ou confondre) à des traits humains, les élèves du groupe B s’interrogent davantage sur les causes d’un changement dans l’histoire. En fait, les réponses des élèves font ressortir que, dans le jeu vidéo, les objets sont à l’origine des changements (progression dans l’histoire), alors que dans le roman les changements de situation reposent sur l’ingéniosité des enfants.

- « Le livre des lois du mariage parce qu’ils pouvaient voir ce que manigance le comte Olaf. »

- « Ce n’est pas vraiment l’objet, mais c’est la cervelle de Violette, car sans sa cervelle et ses notes elle n’aurait pas réussi! »

Sous-groupe A

9- Ce qui fait peur, c’est la sensation de réalisme du jeu vidéo qui se manifeste jusque dans la réaction physique des joueurs. À la question « quelles images ou quels sons des tableaux vous ont fait le plus peur? », la plupart disent ne pas avoir ressenti la peur, sauf celle provoquée par la crainte des piqures d’abeille ou le son ambiant :

- « L’image qui m’a fait peur, c’est quand les abeilles venaient sur nous parce qu’on dirait qu’elles piquaient pour de vrai parce qu’ils étaient vraiment grosses. »

- « Moi le son des tableaux qui m’a fait le plus peur c’était la musique de fond de tous les tableaux parce qu’on dirait que c’était vrai. »

Sous-groupe B

10- Ils sont deux fois plus nombreux à préférer le jeu vidéo au roman, et particulièrement dans le groupe B (lecteurs-joueurs) qui a été plus performant grâce à l’appropriation de l’univers narratif à travers la lecture du roman. Pourquoi préfèrent-ils le jeu vidéo?

Sentiment de liberté : « Le jeu vidéo nous permet d’explorer les lieux alors que le roman nous impose les trajets des personnages. »

Groupe B, 20

L’impression de participer à l’action : « Le jeu vidéo, car il est plus détaillé que le roman. Il y a plus d’actions, car tu dois battre des personnes. Il y a plus d’inventions dans le jeu que dans le livre. Il y a le fracasseur, le propulseur et le pulvérisateur. »

Groupe B, 12

Pourquoi préfèrent-ils le roman? Ce dernier donnerait plus de détails sur les personnages et les situations.

« Le roman, car il décrivait comment les personnages se sentaient. Il décrivait aussi comment ils étaient habillés. Le roman pour moi, c’est la vraie histoire des Baudelaire. »

Groupe A, 14

« Le roman, car c’est plus détaillé comme quand Lemony Sniket décrivait les personnages comme Violette, Klaus, Prunille, M. Poe et le comte Olaf. Ça détaillait aussi les moments d’action : quand ça s’est passé, où ça s’est passé, comment ça s’est passé, etc. »

Groupe B, 9

L’habileté du lecteur/joueur élève à s’investir « subjectivement » dans ses lectures-jeux dépend de sa capacité à compléter les espaces interprétatifs des narrations grâce à son imaginaire. Il doit pouvoir combler les incomplétudes du texte au moyen de synthèses et des concrétisations imageantes/sonores/textuelles. Comme il ne censure ni ses fantasmes ni ses désirs de sens, le lecteur/joueur élève élabore ses synthèses interprétatives autour de noyaux mobiles qui évoluent en vertu des inférences émotionnelles à partir des deux oeuvres. La qualité des interprétations de l’élève repose sur la rigueur de sa démarche subjective et de sa compétence à soutenir son jugement axiologique par l’explicitation des mises en relation singulières qui l’ont structuré. Il est capable de distanciation critique grâce à la justification des critères personnels de ses jugements axiologiques. Une démarche didactique misant sur la prise de conscience du rôle de l’imaginaire et de la stimulation dont il bénéficie en combinant les modes du roman et du jeu vidéo permettrait donc à l’élève d’évaluer la rigueur de l’élaboration de ses interprétations personnelles.

Ainsi, l’ajout du jeu vidéo au parcours de lecture d’un roman s’avère une activité enrichissante pour le développement de la compétence interprétative des élèves. Grâce à la relecture d’un roman par le jeu vidéo (ou du jeu par le roman), les textes de lecteurs profitent de l’apport de langages multimodaux (combinant texte, image, son) pour s’élaborer au contact de codes et de contenus nouveaux. Les « matériaux composites » des textes de lecteurs/joueurs – textes, sons, musiques, images, etc. – participent tous à cette constellation « mouvante » et « hybride », à laquelle se greffent des savoirs, des affects, des éléments culturels et expérientiels. Ainsi, aux règles de jeu de la lecture littéraire – dont la maîtrise, selon Picard[30], favorise l’engagement du lecteur et contribue à l’élaboration de son identité lectorale – s’ajoutent celles des jeux vidéo. Le questionnement subjectif et multimodal permet aux élèves de réorganiser les contenus symboliques, les valeurs, les déplacements sémiotiques et ainsi de s’assurer de la continuité de l’activité fictionnalisante du sujet lecteur.