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Se pencher sur les cas d’auto-édition conditionnés par la maîtrise des techniques d’impression manuelle, à partir d’un aperçu historique de la pratique de l’auto-impression, permet d’appréhender le livre comme objet culturel et dispositif iconotextuel, conformément à son « tournant matériel » sur le plan épistémologique. De fait, la technique informe les objets et les détermine matériellement : les procédés de gravure privilégiés pour « s’imprimer soi-même » évoluent en fonction de leur originalité, de la compatibilité de traitement du texte et de l’image, de leur proximité avec le trait manuel et du degré de technicité nécessaire à la prise d’autonomie du créateur par rapport aux « réseaux [habituels] de production-diffusion[1] ». Il s’agit donc de rappeler, en guise d’introduction, les spécificités des techniques de gravure susceptibles d’être convoquées par le livre. Celles-ci seront ensuite illustrées par une série de cas d’auto-impression démontrant que le dispositif livresque est conditionné par ces choix en amont, qui déterminent également la production et la diffusion desdits ouvrages. Mais pour évaluer le relatif échec éditorial des oeuvres « faites maison » par l’auteur, qui restent souvent confidentielles – faute de participation à l’industrie (et donc au monde) du livre et faute d’institutionnalisation, en dépit de leur statut d’imprimé publié –, il faut distinguer l’auto-impression des stratégies d’auto-édition, qui impliquent non seulement la confection du livre, mais sa large diffusion et distribution. Or, cette mise en perspective historique invite à considérer des figures telles que Remy de Gourmont ou Alfred Jarry, se réclamant des imprimeurs de la Renaissance, et surtout à montrer la singularité de Josef Váchal, graveur et relieur tchèque solitaire renouant avec l’incunable xylographique, et de William Blake, s’inspirant comme Willam Morris du livre enluminé médiéval. Mis en regard avec la vogue de l’auto-édition de livres d’artiste au xxe siècle, comme ceux de Pierre Albert-Birot ou Iliazd, qui s’inscrivent dans la lignée des excentricités typographiques inaugurées par Laurence Sterne ou Rétif de la Bretonne pour acquérir une tout autre visibilité, ces livres d’auteurs auto-imprimés apparaissent comme d’autant plus « sauvages » qu’ils relèvent d’un esprit « do-it-yourself » artisanal et anachronique différant leur réception comme leur canonisation rétrospective. Ce cumul des prérogatives fait donc de ces auteurs des artistes et des professionnels du livre, mais les éloigne en même temps de l’institution littéraire à laquelle il devait leur faire accéder – et ce, en raison de leur inassimilable « originalité », dans les deux sens du terme[2].

Originalité, technicité, compatibilité et authenticité des techniques de gravure

La première définition du « livre d’artiste », donnée par Noël Clément-Janin en 1904, est celle d’un livre entièrement « conçu et réalisé par un praticien de l’estampe, où l’artiste, se substituant à l’éditeur, construit tout le volume et ne se contente plus de l’illustrer[3] ». De ce point de vue, on pourrait considérer que le premier ancêtre du genre est L’Apocalypse d’Albrecht Dürer (Die heimlich Offenbarung Johannis, 1498) : bien que le texte ne soit pas auctorial, ce cycle de gravures dont l’artiste, se passant de commande, est le maître d’oeuvre et l’imprimeur, mêle xylographies et caractères mobiles, le procédé de gravure, en relief, étant « typocompatible ». De fait, la gravure sur bois, taille d’épargne se substituant aux miniatures et enluminures manuscrites pour accompagner les caractères mobiles, sera bientôt remplacée par la taille-douce, procédé sur métal respectant le trait du dessin malgré l’inversion à l’impression, jusqu’à ce qu’un renouveau de la xylographie la supplante à nouveau en faisant valoir sa typocompatibilité. Mais la lithographie est inventée en 1796 par Aloys Senefelder, « animé par le désir d’indépendance » et surtout l’idée « de pouvoir imprimer [lui]-même les ouvrages qu[’il] composait[4] ». Ayant pour objectif de se substituer à l’eau-forte, elle conjugue ces critères, homogénéisant le trait du dessin et l’écriture manuscrite tout en diminuant les contraintes techniques et pécuniaires. Si elle marque la réconciliation du texte et de l’image après trois siècles et demi de séparation (1450-1795), grâce à la possibilité de transcrire tout signe graphique sur une matrice unique, elle ouvre aussi la voie à une série de moyens de reproduction tels que stéréotypie, galvanoplastie, photogravure et photographie[5], permettant de mouler texte et image dans une même matrice.

Les procédés photomécaniques règlent définitivement la question de la compatibilité entre texte et images et de l’inversion du motif, en laissant oeuvrer la machine en ce qui concerne le report, sans nécessairement impliquer davantage l’auteur dans le processus de réalisation. En effet, en déprofessionnalisant les procédés de gravure, ils produisent un désintérêt pour l’autonomie conférée par le savoir-faire artisanal, d’une part, et, dès 1860, une radicalisation de la réaction de défense de la gravure originale, d’autre part. Car ces innovations génèrent une série d’oppositions constitutives du monde du livre de l’époque : entre gravure de reproduction et gravure originale, notamment, mais aussi, parmi les acteurs du livre, entre illustrateur, artisan-graveur et éditeur. Mais l’invention du papier report lithographique, permettant l’autographie, a en quelque sorte entraîné un changement de paradigme : l’originalité de l’estampe, catégorie déjà complexe et partiellement commerciale[6] censée désigner le travail direct, sinon exclusif, de l’artiste à la conception et à la réalisation de la planche et ne concerner que les procédés artisanaux (non photomécaniques), est supplantée par l’authenticité, à savoir sa capacité nouvelle à rendre efficacement, à mesure des progrès techniques, le trait manuel, qui peut se désolidariser de l’originalité. C’est du reste ce que Philippe Kaenel a qualifié de « paradigme autographique[7] », en tenant compte du goût contemporain pour l’autographe, notamment.

En 1902, pour se débarrasser de toute main exogène, un praticien du livre comme Louis Morin, lui-même auteur et illustrateur, a prôné le livre d’art « autogravé » en y voyant le seul livre « original », quel que soit le procédé choisi[8]. En cela, il oppose non seulement le rôle de l’illustrateur à celui de l’éditeur architecte comme l’incarne Édouard Pelletan, mais il s’oppose aussi à la mainmise de la gravure sur bois, et au dédain des artistes, même bons praticiens de l’estampe, à mettre « la main à la presse » : selon lui, « [l]e livre le plus digne d’intérêt est celui dans lequel l’artiste a suivi jusqu’au bout, jusqu’à la mise sous presse, le travail de sa pensée et de sa main », c’est-à-dire quand il n’est jamais interprété par autrui[9]. S’il lie ainsi indissociablement auto-illustration et auto-impression, force est de constater que les graveurs ne tirent pas toujours parti de l’absence totale d’intermédiaire qui leur est permise, et délèguent souvent une grande part de la conception, de la fabrication ou de la diffusion.

C’est la raison pour laquelle Anne Moeglin-Delcroix fait de l’auto-édition, et plus largement de l’omniprésence de l’auteur à toutes les étapes de la création, un critère définitoire du livre d’artiste à l’américaine tel qu’il se développe dans la deuxième moitié du xxe siècle, par opposition à tous ses précurseurs européens, encore marqués par la mainmise de l’éditeur[10]. Elle ajoute que ce sont essentiellement des littérateurs, et non des plasticiens, qui ont entrepris de se faire auto-éditeurs au début du siècle : « Certes, il peut arriver que l’écrivain se fasse éditeur de ses propres textes et de leur illustration, comme dans le cas de P[ierre] A[ndré] Benoît et de P[ierre] Lecuire, mais ce n’est guère le cas des peintres ». Si elle précise en note : « William Blake est resté une exception notoire. Encore peut-on soutenir qu’il était poète plus que peintre », elle finit par conclure : « Au contraire les artistes du livre d’artiste sont toujours de bout en bout responsables de leurs livres, dont ils sont les maîtres d’oeuvre, même quand ils n’en sont pas les éditeurs[11]. » Cela semble a priori contradictoire avec l’idée que le graveur est prédisposé à s’autonomiser via la maîtrise de la matrice reproductible, mais s’explique sans doute par l’utilisation de techniques modernes, voire industrielles, de reproduction (de l’offset à la photocopie) chez ces artistes qui donnent la priorité à la photographie, technique à laquelle le principe de reproductibilité est intrinsèque. En outre, l’émancipation de ces ouvrages à l’égard du texte, même illustré, qui a été jusque-là l’enjeu principal de l’entreprise livresque, justifie aussi ce retournement de la figure de l’écrivain-éditeur en artiste-éditeur, dont le parangon est Edward Ruscha. Il initie le mouvement en 1963 avec Twentysix Gasoline Stations, livre pour lequel il n’a trouvé aucun éditeur en 1962 – année où Edward Gorey publie lui-même The Beastly Baby, aux Fantod Press qu’il a fondées pour l’occasion à New York.

L’auto-impression et l’aspiration à publier soi-même son livre ont donc largement précédé la vogue du livre d’artiste, et nombre d’écrivains européens ont trouvé dans l’impression manuelle une alternative aux procédés industriels de reproduction, au risque de s’exclure de l’histoire littéraire proprement dite. Partir de Blake pour proposer un panorama de l’auto-impression, des presses privées aux petites éditions, de la gravure en relief à la gravure en creux puis à plat, montrera que ce dernier est moins une exception qu’un anachronisme. Les trois catégories que sont les livres illustrés entièrement auto-imprimés, les livres typographiques et les livres de gravures suffiront ensuite à mettre en évidence l’inégal aboutissement de la démarche, mais aussi l’incidence des techniques sur les dispositifs et leur devenir éditorial.

L’exception blakienne?

Bien qu’on ait longtemps favorisé la gravure sur bois en vertu de sa compatibilité sur la page avec les caractères typographiques mobiles, la vogue de la taille douce s’installe dès les xviie-xviiie siècles, en raison de sa précision dans le rendu du trait et du dessin. Au xviiie siècle, William Blake, imprimeur de formation, va ainsi s’inspirer du manuscrit médiéval et de sa ligne serpentine pour réaliser ses « imprimés enluminés » (« Illuminated prints »). Mais il oeuvre contre la division du travail d’impression qui est la norme à son époque, où le texte typographié et l’illustration en taille douce sont traités sur deux presses et selon des procédés distincts. Et afin de conserver la liberté du trait et de faire cohabiter matériellement le texte et l’image, Blake renoue, dès ses Chants d’innocence et d’expérience (Songs of Innocence, 1789; Songs of Experience, 1794), avec le procédé de l’eau-forte en relief (« relief etching »), qu’il croit inventer après qu’il lui a été révélé en songe par son défunt frère, bien qu’il ait été utilisé jusqu’au xve siècle. Autrement dit, au lieu d’aligner l’image sur une éventuelle compatibilité avec des caractères mobiles, il entreprend d’indexer, sur le modèle des enluminures gothiques, le dessin sur le tracé de l’image à laquelle sont alors dévolus les procédés de taille-douce[12]. Il va ainsi à l’encontre de la tendance pluriséculaire qui a contribué, comme le déplore Walter Benjamin, à aligner l’illustration sur la typographie, « arts jumeaux de l’empreinte sur un support commun[13] ». Des débats de spécialistes ont montré qu’il opte pour une écriture manuscrite en miroir, vraisemblablement tracée à même la plaque avec le vernis la protégeant de la morsure par l’acide[14]. Il inverse ainsi le procédé de l’eau-forte, habituellement en creux, dans lequel la pointe est censée gratter le vernis et découvrir les lignes qui vont être mordues par l’acide, creusées puis encrées[15]. Toutefois, l’utilisation de plus en plus systématique de la couleur, en supposant un long travail d’application des pigments sur la plaque de cuivre par encrage à la poupée, confine son procédé à l’impression planographique.

Au demeurant, cette technique dite « à l’acide » permet d’homogénéiser l’impression du texte et de l’image, un dépassement des contraires du même ordre que celui qui relie selon lui le ciel à l’enfer :

Mais pour commencer, la notion que l’homme a un corps distinct de son âme doit être effacée; ce que je ferai en imprimant selon la méthode infernale, avec des corrosifs, qui en Enfer sont bienfaisants et guérisseurs, dissolvant les surfaces apparentes et découvrant l’infini qui était caché. Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie[16].

Cette conception moniste du continuum matériel entre texte et images est encore emblématisée, au sens strict, par son Laocoon (1815-1820), reproduction du groupe antique à l’origine du débat sur l’Ut pictura poesis d’Horace, qu’il a auréolée de textes[17]. Elle transparaît également dans l’opposition entre le frontispice du Livre d’Urizen (The Book of Urizen, 1794) et celui du Livre de Los (The Book of Los, 1795) : le premier, qui représente un scribe aveugle et ambidextre tenant d’une main une plume et de l’autre une pointe, est parfois analysé comme une image de la décadence de l’art du livre causée par la division des tâches dans la « Galaxie Gutenberg[18] »; tandis que le second, figure positive de créateur, reçoit la révélation de façon aussi passive qu’unitaire[19]. Mais si Blake croit inventer un procédé démocratique de production, moins laborieux et moins coûteux, il reste considéré comme un artisan excentrique et ne diffuse lui-même son oeuvre, tirée à un très petit nombre d’exemplaires, qu’auprès de quelques lecteurs enthousiastes, pour qui il imprime ses livres au fur et à mesure des commandes – de sorte que l’auto-impression se laisse d’abord penser comme le contraire d’une entreprise éditoriale conséquente. Cela explique sans doute la réception tardive de cet original incompris de son temps, qui ne sera réellement pris en considération qu’à la fin du xixe siècle : car il faut que le règne de l’éditeur se soit définitivement instauré au xixe siècle pour qu’une réaction soit possible, alors que la figure de l’imprimeur ne se confond pour ainsi dire plus du tout avec celle de l’éditeur[20]. Or, ce dernier s’impose d’autant plus que l’édition s’industrialise[21]; et réciproquement, le renouveau de l’imprimerie se définit comme une aspiration à l’artisanat.

Petites presses

C’est le mouvement « Art and Craft » et les préraphaélites qui promeuvent le « beau livre » (« Book beautiful ») – la redécouverte de Blake passant par le retour à une gravure sur bois, proche du livre médiéval par l’harmonie de l’ornementation végétale et de la typographie, sans le trait individué que Blake, en bon pré-romantique, avait tâché de maintenir. Imprimeur, écrivain et peintre, mais aussi architecte et traducteur, William Morris invente, avec sa Kelmscott Press, fondée en 1891, les premières « presses privées » (« private presses »), tenant lieu de maison d’édition, d’imprimerie et de fonderie de caractères. S’il ne se fait pas toujours auto-imprimeur et auto-éditeur, puisqu’il aspire à éditer d’autres oeuvres que les siennes et à promouvoir le beau livre en général, il est moins auto-illustrateur qu’auto-enlumineur. Mais il compose et imprime lui-même ses histoires fantastiques et utopiques, comme Le Bois derrière le monde (The Wood Beyond the World, Hammersmith, Kelmscott Press, 1894), illustré par Edward Burne-Jones. Tout en créant de nouvelles polices de caractères et en innovant dans la décoration du livre, il n’opte pas toujours pour l’illustration, en quoi il incarne une tendance du livre anglais, attaché à l’harmonie de la typographie et de la mise en page plutôt qu’à la gravure originale, comme en France. Mais ces cas de petites maisons qui fleurissent alors, en Angleterre surtout, telle l’Eragny Press de Lucien Pissaro (1894), ne permettent pas toujours de mesurer la part de l’entreprise et de l’engagement individuels.

L’implication des symbolistes Alfred Jarry et de Remy de Gourmont dans le travail d’impression s’apparente à ce phénomène, moins axé sur la petite presse qu’autour de la petite revue. Gourmont est un écrivain, éditeur, imprimeur, typographe et graveur héritier du modèle des libraires imprimeurs de la Renaissance cumulant naturellement les fonctions, raison pour laquelle il conçoit l’impression comme un prolongement de l’écriture. À partir de la revue L’Ymagier, qu’il a fondée avec Alfred Jarry, et dont sont sortis sept numéros en forme de « recueil de gravures anciennes et nouvelles » entre 1894 et 1896, avant qu’un désaccord entre eux ne mette fin à la publication, il crée chez lui sa propre maison d’édition, qui lui permet de se publier lui-même ainsi que d’autres auteurs. Mais il travaille avec Charles Renaudie, imprimeur « en lettre et en images », tandis que la diffusion est assurée par le Mercure de France, auquel il collabore. De même, il publie d’anciennes gravures ou fait appel à des professionnels pour l’illustration, à l’exception de Phocas, court récit de 29 pages, « avec une couverture et trois vignettes par Remy de Gourmont », tiré à 23 exemplaires, « À Paris, collection de l’Ymagier », et qui « se vend au Mercure de France, rue de l’Échaudé, l’an mdcccxcv ». Mais cet épisode d’auto-édition ne dure pas : Gourmont se lance bientôt dans la création d’une collection pour le Mercure de France[22], qui s’est mis à éditer des livres et qui optera rapidement pour une production plus « industrielle ». Écrivain et graveur sur bois comme ce « pionnier de la rénovation de la chose imprimée[23] », Alfred Jarry co-édite L’Ymagier, puis édite seul les deux numéros de sa propre revue, Perhinderion, en 1896. Mais déjà en 1894, il participe à la fabrication de son premier livre auto-illustré, Les Minutes de sable. Mémorial, qui possède certaines caractéristiques communes avec les livres de Gourmont, tel l’archaïsme typographique du « V » substitué au « U », bien que plus de liberté soit prise dans la mise en page, comme l’indique la « mise en facteur commun » des cryptogrammes sur la page de titre, par exemple[24]. Si les Minutes de sable, de même que César Antéchrist, l’année d’après, mêlent gravures auctoriales et gravures anciennes et populaires – facteur de polygraphie –, l’entreprise éditoriale n’est pas parfaitement autonome : quoiqu’il soit graveur et amateur de typographie, Jarry, s’il procède à la mise en page, collabore lui aussi avec Charles Renaudie et se fait pareillement diffuser par le Mercure de France – solution intermédiaire signalant une autre forme de fragmentation des prérogatives, à la mesure des compétences de l’auteur mais aussi de sa reconnaissance par le monde du livre, qui limite, le cas échéant, la nécessité de subvenir à sa propre publication et le risque, précisément, de demeurer illisible.

Cette pratique se répand en Europe : mentionnons un cas similaire chez les Tchèques, où l’éditeur et traducteur Josef Florian, francophile et alors en relation avec Gourmont, fonde la petite maison d’édition Dobré dílo (Opus bonum), exportant un système comparable aux petites presses en Moravie. Collaborant avec ce dernier, Bohuslav Reynek, poète et graveur, dissocie ses deux aptitudes et privilégie l’auto-édition sans illustration : il prend en charge la collection des « Cahiers de poésie » (Sešity Poesie) où il publie trois de ses propres recueils, entre 1922 et 1925[25]. L’illustration polonaise relève d’une tradition plus récente, ne serait-ce que parce que, du fait du partage de la Pologne, l’essentiel de l’activité éditoriale a avant tout une vocation sérieuse, qui ne coïncide pas avec le genre réputé mineur de l’imprimé illustré[26]. Toutefois les artistes polonais sont, quant à eux, rapidement réceptifs à la doctrine d’un John Ruskin et au mouvement « Arts and Crafts » en général, qui, outre son attrait pour l’art du livre médiéval, cherche à mettre en évidence la culture populaire, en quoi la tendance folkloriste de l’art polonais d’alors se retrouve. À Cracovie, sans nécessairement respecter les impératifs artisanaux de William Morris, jouent alors un rôle important des imprimeurs comme Napoleon Telz, Władysław Ludwik Anczyc et Wladyslaw Teodorczuk. Mais c’est surtout dans ce contexte que naissent, outre les premiers livres illustrés polonais modernes, les recueils que le poète et peintre Stanisław Wyspiański publie lui-même sur les presses de l’Université Jagellonne de Cracovie dans les années 1900, représentant cette renaissance de l’ornementation du livre polonais, parallèle au renouveau de la gravure originale. De même, dès 1901, est créée la Société de l’Art Appliqué Polonais (Towarzystwo Poslka Sztuka Stosowana), dont il fait partie, et qui se dote en 1902 d’une maison d’édition[27].

Émancipation typographique

Il importe de remarquer que toutes ces démarches, qui en l’occurrence ne se donnent pas l’image comme priorité, passent par une prise de conscience de la visibilité du texte et redistribuent néanmoins les prérogatives du texte et de l’image. Le jeu sur le signe typographique déploie le sens hors de son carcan strictement linguistique ou confine à la cacographie – que l’on trouvait déjà chez des écrivains soucieux de l’impression de leur texte, comme Laurence Sterne (qui y introduit casseaux dispersés, serpentins et marbrures[28]), ou Rétif de la Bretonne, typographe devenu écrivain, qui n’hésitait pas à choisir les caractères, à multiplier les casseaux, les modifications à même la presse ou la pagination[29]. La faveur accordée par Blake à la ligne serpentine n’échappe pas à cette hypothèse; il faut même se demander dans quelle mesure son style arabesque est tributaire de la « waving line » prônée par William Hogarth[30], et ce, d’autant plus que ses mises en page attestent d’une improvisation relative à même la plaque[31], cette composition « ad hoc » permettant le libre agencement du texte et de l’image. Pour le prouver par le contrepoint, c’est l’absence de pratique de la typographie qui explique que Stéphane Mallarmé n’ait pu obtenir la mise en page et la typographie souhaitées pour son Coup de dés, ni de son vivant, dans la revue Cosmopolis (1897), ni dans l’édition posthume que son gendre conçoit pour la NRF en 1914[32], tandis que Guillaume Apollinaire a dû mêler fac-similé de manuscrit et typographie imprimée pour reproduire ses Calligrammes, en 1918[33].

Or, au xxe siècle, se révèle toute une série d’écrivains éditeurs, conscients de ce qu’avec la multiplication des intermédiaires entre l’écrivain et le livre, le contrôle de leur oeuvre dépend de leur familiarité avec la réalité matérielle du livre, voire de leurs compétences techniques. Les cas d’auto-édition semblent confirmer que cette préoccupation porte essentiellement sur la typographie et la mise en page, s’inscrivant dans l’esprit du livre typographique. On peut mentionner le cas exemplaire de Pierre Albert-Birot, qui fonde la revue SIC, autrement dit « Sons Images Couleurs Formes », de 1916 à 1919, avant d’adopter SIC comme nom d’éditeur. Il ne compose pas la typographie de ses premières oeuvres (telle La Joie des sept Couleurs, Paris, SIC, 1919), mais il en supervise l’impression, chez Estival, « l’imprimerie spéciale de SIC ». À la même époque, il édite du reste des livres d’artiste, tel le livre entièrement gravé et « simultané » de Léopold Survage et Léonard Pieux (pseudonyme de la baronne Hélène d’Oettingen), Accordez-moi une audience et je vous réciterai les vers d’un poète inconnu avec une telle éloquence que vous me voudrez de suite Roi mais je le refuserai (Paris, SIC, 1919), réputé avoir été imprimé « au pied » par Survage. En revanche, dès 1922 il se procure un matériel d’imprimeur : comme pour ses oeuvres précédentes, l’enjeu en est typographique (en témoigne, par exemple, Quatre poèmes d’Amour, imprimé par l’auteur, SIC, 1922). S’il imprime lui-même ses oeuvres jusqu’en 1939[34], il délègue la partie éditoriale à Jean Budry dès 1923. La composition tenant lieu de poème, on peut dire que, dans son cas, la participation à la conception et à la confection n’est plus une compétence supplémentaire, mais bien une condition de la création.

Quoique dans un registre plus radicalement avant-gardiste, Ilia Zdanevitch, dit Iliazd, publie son Ledentu le Phare, « poème dramatique en zaoum », en 1923 au Degré 41, nom d’éditeur sous lequel l’imprimeur d’origine russe publie ses oeuvres, sans laisser de se faire typographe pour autrui : il fait ainsi paraître plus d’une vingtaine de livres d’artiste, qu’il compose sur les presses de l’Imprimerie Union[35]. Un certain nombre de livres de cet ordre ont marqué la naissance du livre d’artiste en Europe dès les expériences formelles des premières décennies du siècle, témoignant d’une nouvelle conception du livre et de la page comme un tout indissoluble, héritière des principes dada comme des poèmes futuristes de Marinetti. Dans les années 1930, marquées par une relative récession de l’effervescence avant-gardiste, il faudrait encore mentionner Guy Lévis Mano, qui s’auto-édite et prend en charge toute la fabrication de ses livres dès qu’il a acquis une presse à bras, en 1933 (par exemple : Ils sont trois hommes, 1933; L’Homme des départs immobiles, 1934), fondant les Éditions GLM, où il publiera des centaines d’ouvrages, dont nombre de livres d’artistes célèbres. On pourrait en dire autant de l’écrivain-éditeur Georges Hugnet, historien du mouvement dada et surréaliste lui-même, qui fonde en 1929 les Éditions de la montagne, où il publie ses propres oeuvres[36] avant d’ouvrir un atelier de reliure et d’inventer le concept de « livre-objet », en 1936.

Dans cette lignée, il serait nécessaire de s’intéresser aux cas plus tardifs, comme celui de l’auteur, illustrateur et imprimeur Pierre-André Benoît (l’autre PAB) qui, après avoir travaillé avec l’imprimerie Union, compose ses éditions à domicile sur sa petite presse typographique, de 1946 à 1965, même s’il ne s’agit pas seulement de ses oeuvres propres; ou encore celui de Pierre Lecuire, également cité par Anne Moeglin-Delcroix. Mais à l’époque de leur production, dans la deuxième moitié du siècle, le phénomène de renouveau des presses privées ne fait plus exception. En outre, il s’agit là, comme on l’a vu, d’écrivains-typographes, pour qui les impressions d’images ne sont pas toujours premières dans le livre, malgré l’importance accrue accordée à ses caractéristiques visuelles. Ce sont enfin des éditeurs qui produisent aussi les oeuvres d’autrui et délèguent une partie de la fabrication des leurs, la maîtrise de la conception garantissant une réalisation optimale et l’entreprise de diffusion éditoriale étant également plus impérative.

Livres xylographiques

C’est tout autre chose quand l’artiste-graveur s’en mêle, et que l’image imprimée fait le livre, au point de générer des livres xylographiques ou d’exploiter la narrativité latente, sinon inhérente, au cycle de gravures. Le Blake tchèque, Josef Váchal, constitue un bon exemple d’auto-impression et d’auto-édition abouties, puisqu’il va jusqu’à écrire, illustrer, graver, composer, tirer et relier lui-même ses propres livres – de sorte qu’il suffirait à prouver que la spécificité de l’art du livre tchèque est de naître parmi les personnalités excentriques[37]. Après quelques tentatives de poèmes à l’eau-forte en 1907, évoquant l’enluminure ou le grotesque, il se procure en 1908 une presse[38] et loue un atelier pour y mener ses expérimentations graphiques en se tournant rapidement vers l’archaïque gravure sur bois. Certains de ses premiers livres unissent dans un même geste les textes et les images gravées à même la plaque, au point qu’il est difficile de faire la part du visible et du lisible. Son livre Visions des 7 jours et des 7 planètes (Vidění sedmera dnů a planet. Vypsání kterak tyto na zemi působí, 1910) imite de cette manière l’incunable xylographique (pré-typographique) médiéval et met en évidence l’occultisme qui caractérise cette période chez Váchal, le mystère du contenu étant adéquatement exprimé par une lettre gothicisante arrachée à la matière de la plaque de façon irrégulière. C’est la même technique qui donne naissance à la Vigile de l’heure de l’épouvante ou prière pour un chien (Vigilie o hodině hrůzy, blahořečení a modlitba za psa), éditée pour la première fois en 1914 et publiée par l’association Trojrám à Buchlovice, que Váchal a fondée en 1913 avec deux amis, Bedřich Beneš Buchlovan et Josef Hodek, pour accueillir leurs propres publications. Il lui arrive de déléguer l’impression de certains de ses récits en images, tel la parodie de chanson de foire, intitulée Très-belle Lecture sur Wawřinec le clairvoyant (Přepěkné čtenj o gasnowidném Wawřincowi kterak skrze zlého ďábla záhubu na dussi wzal a sspatného konce dossel, chez Politika, 1910), mais cela le déçoit et donne lieu à une nouvelle chanson de foire chantant son dépit. Or, en bon touche-à-tout, Váchal va se mettre à composer ses oeuvres avec des caractères gothiques, puis à tailler ses propres caractères un à un dans le bois, se faisant du même coup typographe. L’Extrait du rituel des tolédans (Z rituálu toledských heretiků listy některé, o příchodu Páně jednající, 1911) est un intermédiaire entre les livres xylographiques et la typographie, puisqu’il dessine des caractères relativement réguliers, mais ne les fond pas et ne leur confère donc pas de reproductibilité rigoureuse. S’étant procuré une fondeuse, il invente, de 1926 à 1935, ses polices de caractères, qu’il appellera « Diablotin », « Gnome » ou encore « Malaria ». Ceux-ci ne sont pas rationnellement élaborés[39], car il privilégie la cohérence d’ensemble, comme le signalent aussi ses reliures et formats extravagants, et ses typographies animistes, qu’elles soient dendromorphes, pour son ouvrage sur La Forêt de Bohême expirante et romantique (Šumava umírající a romantická, 1931), ou zoomorphes, pour sa reprise du Corbeau de Poe (Vachalův Havran, 1937) – exemple de rétablissement gravé de la « connaturalité anthropologique » du mot et de l’image (« Zusammengehörigkeit von Wort und Bild[40] »).

Avide de perfectionner sa maîtrise technique, Váchal invente dès 1925 des techniques de gravure polychrome sur une plaque unique et innove à la fraiseuse, en expérimentant avec des quadrillages et en appliquant le principe lithographique à l’imprégnation du bois, innovations qu’il recensera dans son Livre de recettes de la gravure sur bois en couleurs (Receptář barevného dřevorytu, 1934)[41]. Mais l’usage de typographies et de méthodes excentriques se fait au risque de l’illisibilité, redoublant le risque d’invisibilité que lui fait encourir une publication à un nombre très réduit d’exemplaires, puisqu’il publie en général entre 7 et 20 exemplaires d’une oeuvre, l’impression absolument manuelle venant drastiquement réduire le tirage. Lothar Lang a du reste montré combien, de manière générale, la portée éditoriale des livres expressionnistes était limitée, non pas à cause d’un critère de luxe bibliophilique mais en vertu de la technique utilisée[42]. C’est d’autant plus vrai que certains de ses ouvrages, comme la Mystique de l’odorat (Mystika čichu, 1920), sont colorés a posteriori, ce qui met à l’épreuve le principe même de reproductibilité inhérent à l’entreprise éditoriale – comme c’était déjà le cas chez William Blake –, chaque état d’un livre différant grandement des autres. Il vend certes quelques livres à des collectionneurs sans qui il ne pourrait les fabriquer, mais à un prix équivalent au moins au salaire annuel d’un ouvrier (pour son célèbre Roman sanglant / Krvavý román, 1924, par exemple). Cette quasi-absence de réception fait qu’il n’est pas seulement l’unique créateur de ses oeuvres, mais aussi, à peu de choses près, leur seul lecteur, comme il le remarque lui-même malicieusement dans une note reprise par sa première biographe, Marie Bajerová :

Les livres de Váchal seront finalement intéressants non seulement parce qu’il était seul à y participer en tant qu’auteur, rédacteur, éditeur, relieur, correcteur, imprimeur, illustrateur, fondeur de caractères, relieur et libraire – mais aussi parce qu’il reste sans doute le seul de ses clients et de ses lecteurs[43]!

Váchal réalise par ailleurs toute une série de cycles de gravures qui l’inscrivent dans une autre possibilité de création auto-gravée. Outre les thèmes canoniques de la guerre ou des péchés capitaux, il produit quelques cycles « folioscopiques » esquissant une narrativité en pointillé, tel celui qu’il dédie à sa défunte femme (In Memoriam Marie Vachalové, 1923). Dans ce domaine, il n’est pas une exception, l’auto-impression ou l’auto-édition de planches gravées étant d’autant plus répandues qu’elles évitent une partie des obstacles relatifs au traitement du texte. Les récits en gravures de Frans Masereel peuvent entrer dans cette catégorie, même si ce dernier ne les prend pas tous en charge. Ses 25 Images de la passion d’un homme, dont le sous-titre indique qu’elles sont « dessinées et gravées sur bois par Frans Masereel » sont aussi éditées en 1918 par l’auteur qui ne tardera pas à se faire publier aux Éditions Le Sablier, qu’il a contribué à créer; son Livre d’heures, composé de 167 images dessinées et gravées sur bois, est encore auto-édité, sur les presses de A. Kundig, à Genève en 1919. Compte tenu des nombreuses rééditions immédiates, qui ne sont pas toutes « originales », on peut supposer que son succès le dispense de persévérer dans cette production autarcique. C’est une situation inverse qui détermine la démarche de František Kupka, précurseur de l’art abstrait qui, après des travaux d’illustrateur, s’initie au beau livre et réalise lui-même son premier livre d’auteur en imprimant ses Quatre histoires de blanc et noir, gravées par Franck Kupka, à Paris, sur les presses de G. Kadar, en 1926. Si le traitement dissocié du texte et de l’image n’est pas imposé par les procédés en relief, on voit qu’il n’est pas exclu, alors même que le privilège de la gravure sur bois s’était fondé sur sa typocompatibilité, par opposition aux techniques en creux ou à plat, du moins avant que le perfectionnement de l’autographie ne règle définitivement le problème. Il est à noter, toutefois, que ces ouvrages organisés comme des suites d’images ont la particularité d’être annexés à l’histoire de l’art, au détriment parfois de leur prise en considération dans l’histoire du livre et de l’édition, faute d’appartenance à l’histoire littéraire[44] – conformément au statut ambigu de l’estampe dans le cloisonnement disciplinaire.

Cycles d’eaux-fortes et de lithographies 

Malgré le rôle des aquafortistes dans le renouveau de la gravure originale à la fin du xixe siècle et la noblesse des procédés de taille douce qui se sont spécialisés dans le livre de luxe par opposition à la gravure sur bois considérée comme « populaire » au xixe siècle, on trouve peu de livre auto-imprimés « en creux ». Les premiers livres d’artiste, réalisés en collaboration avec des peintres et des graveurs comme Édouard Manet, sont le fait d’éditeurs et de marchands d’art, qui utilisent des gravures pleine page en hors texte et dissocient le traitement du texte et de l’image à l’impression. De même, les rares tentatives d’auto-édition avec ces techniques non homogènes obligent à déléguer l’impression ou relèvent du cycle de gravures.

Jean Bruller constitue un bon exemple de cette stratégie. Avant de devenir Vercors, l’écrivain résistant et éditeur clandestin des Éditions de Minuit, il auto-édite deux de ses albums : les 21 Recettes pratiques de mort violente à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, en 1926, et les Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent. Un postulat et 16 lithographies en corollaire en 1927. Dans ces deux cas, l’auto-édition ne va pas de pair avec l’auto-impression : il fait appel à divers ateliers pour la réalisation du texte et des images[45]. Quant à ses ouvrages auto-illustrés en taille douce, Un homme coupé en tranches est publié chez Paul Hartmann en 1929 (où paraît aussi son unique bande dessinée, Le Mariage de M. Lakonik, en 1931), et sa Nouvelle clé des songes, chez Henri Creuzevault en 1934. En revanche, en 1937-1938, faute d’éditeur et de souscripteurs, il imprime lui-même sur sa presse à bras les eaux-fortes de son cycle Silences, qui annonce sur sa page de titre : « huit estampes dessinées, gravées, imprimées et coloriées à la main par Jean Bruller[46] ». Il avait déjà collaboré avec un phototypiste au début des années 1930, pour reproduire les dessins de la Danse des vivants, album publié sous la forme périodique de Relevés trimestriels de 1932 à 1938, sa relation directe avec les imprimeurs donnant paradoxalement lieu à l’usage d’une technique non originale. Mais alors qu’il cherche un moyen de les rééditer en 1952, il invente un nouveau procédé, la callichromie, qui est une adaptation du principe de la sérigraphie à la reproduction de la peinture. Il abandonne le projet de réédition, mais considère avoir trouvé là une technique originale, entièrement réalisée à la main, et non un moyen de reproduction. Cela confirme en tout cas la tendance, déjà remarquable chez Blake et Váchal avant lui, à adapter les techniques à l’objet, ce qui complète plus que cela ne contredit l’idée d’un conditionnement du dispositif livresque et de la mise en page par la technique.

En outre, le cas de Vercors exemplifie la difficulté encore grande, malgré les progrès techniques, de s’auto-éditer, et plus encore de s’auto-imprimer, a fortiori en texte et en images – alors même que l’auto-illustration semble favoriser le phénomène, compte tenu de la nécessaire prise en compte du dispositif iconotextuel dans toute sa visibilité : le cas de Jean Cocteau, qui surveille le travail de ses éditeurs et réalise les maquettes, couvertures et illustrations de ses oeuvres[47], semble confirmer que l’invention ne se dissocie plus de la fabrication. En revanche, il est fréquent de voir des graveurs en taille douce s’auto-imprimer ou s’auto-éditer, lorsqu’il ne s’agit que de suites d’images. Le meilleur exemple, à cet égard, est sans doute le peintre, sculpteur et graveur Max Klinger, héritier d’aquafortistes comme Francisco de Goya. Sans posséder de presse ni procéder à l’ensemble de la fabrication, il peut s’auto-éditer pour nombre de ses cycles d’estampes, tel le plus connu, Un gant. Suite de dix planches conçues et gravées par Max Klinger (Ein Handschuh. Folge von zehn Blättern componiert und radiert von Max Klinger, 1881[48]). Ses impressions étant effectuées pour partie à Berlin, chez Wilhelm Felsing, pour partie à Leipzig, chez Carl Gottlieb Röder, il est difficile d’évaluer la part exacte qu’il prend au tirage des planches qu’il grave lui-même pour ses 14 suites d’eaux-fortes réalisées de 1878 à 1915. Nombre d’artistes réaliseront leurs propres portfolios de gravures, sériels ou narratifs, à l’aide de techniques a priori peu compatibles avec le texte, dans la continuité de Max Klinger et d’Odilon Redon, qui ne s’auto-édite pas, mais travaille directement sur pierre ou sur papier, malgré la complexité du processus chimique propre à la lithographie, se passant définitivement de graveur, si ce n’est d’imprimeur ou d’éditeur.

C’est encore le cas du cycle de clichés-verre réalisés par Bruno Schulz, selon une technique dont le tirage est photographique mais sans transfert mécanique, en quoi elle reste « originale ». On ne sait pas exactement quelle part il prend à la fabrication de son Livre idolâtre (Xięga Bałwochwalcza), qu’il grave dans les années 1920-1921. On a émis l’hypothèse qu’il réalisait les gravures « en négatif » chez lui, dans sa salle de bain transformée en chambre noire[49], mais il avait sans doute accès à l’atelier du photographe qui lui procurait le matériel[50]. En revanche, on sait qu’il s’occupe lui-même des reliures – qui prennent la forme d’un simple cartonnage – dès 1924, c’est-à-dire une fois qu’il a la possibilité, en tant qu’enseignant d’arts plastiques, de les confectionner dans son atelier de travaux manuels[51]. On sait aussi qu’il en a vendu quelques exemplaires par l’intermédiaire d’un marchand d’art de Lviv[52]. L’auteur éprouvera par la suite des difficultés à publier ses oeuvres auto-illustrées chez un éditeur « standard », ce qui révèle le caractère opportun de cette première expérience, laquelle reste toutefois limitée à une dizaine de portefeuilles comptant une vingtaine de gravures, conformément aux limitations inhérentes à la technique[53].

Seule l’autographie permettra de réelles retrouvailles entre les cycles de gravure et la lettre : si la lithographie est réputée procédé préféré des poètes, c’est surtout le papier report qui leur permet d’y accéder, comme l’a montré l’exemple de Rodolphe Töpffer, le défenseur et l’illustrateur du livre autographié (« dont l’agrément réside dans la spontanéité du faire »), dès la naissance de la pratique[54]. C’est encore le meilleur moyen d’éviter l’intermédiaire du graveur, et dans son cas, de l’éditeur[55], sans pour autant se dispenser de l’imprimeur. Mais si cette pratique suppose une certaine conscience du processus de reproduction, la conception graphique de l’ouvrage peut être faite en amont, à domicile, sans le moindre obstacle technique ou intermédiaire entre la main de l’artiste et son livre. On retrouve l’autographie chez des plasticiens comme Alfred Kubin, auteur et illustrateur à qui l’on doit L’Autre Côté. Un roman fantastique (Die andere Seite. Ein phantastischer Roman, Munich, Georg Müller, 1909), et qui par ailleurs ne répugne pas à voir ses dessins reproduits en phototypie ou zincographie, du moment que le texte et l’image sont traités conjointement[56]. Cela concerne son roman, mais aussi de nombreux portfolios de dessins, en général reproduits par des éditeurs munichois, berlinois ou viennois. Mais, suivant la vogue des cycles graphiques, il entreprend aussi de se former à l’eau-forte, sans succès, se met à la lithographie et s’intéresse aux enjeux éditoriaux de son oeuvre. On lui connaît quelques cycles lithographiques, vraisemblablement réalisés avec papier report, dont deux procèdent à la réunion de l’image et de l’écriture manuscrite, sans que cela permette d’introduire beaucoup de texte. Ne trouvant pas d’éditeur, Kubin envisage d’auto-éditer Ali, l’étalon blanc.Destin d’un cheval tartare en 12 tableaux (Ali, der Schimmelhengst.Schicksale eines Tatarenpferdes in 12 Blättern)[57], qui paraît finalement à Vienne aux Johannes Presse en 1932. De même, il réalise ses Fantaisies dans la Forêt de Bohême (Phantasien im Böhmerwald) en 1935, mais ne les publie qu’en 1951, après avoir longuement cherché un éditeur, et on ignore si celles-ci sont lithographiées ou s’il s’agit d’une traduction photomécanique[58].

Avec les « éditions de l’art brut » et notamment les livres en jargon de Jean Dubuffet, tel Ler dla canpane par Dubufe J., réalisé en 1948 en technique mixte, le texte étant autographié sur stencil et accompagné de gravures sur linoléum, voire sur bois de caisses et fonds de boîtes de camembert[59], la pauvreté du matériau montre bien l’aboutissement de la stratégie d’auto-impression originale dans une conception du livre pauvre, ancêtre des artefacts entièrement auctoriaux que sont les livres d’artiste à l’américaine, du fanzine et du mouvement « Do it yourself ».

Conclusion

Si l’on a pu parler de « transfert de sacralité » de la figure de l’écrivain à celle de l’éditeur dans la deuxième moitié du xixe siècle[60], c’est aussi, paradoxalement, qu’on a reconsidéré le livre comme objet matériel et non plus seulement comme support d’un texte. Or, le point commun de toutes ces démarches est la prise de conscience de cette matérialité qui, en l’occurrence, s’effectue au prix d’un investissement concret de l’écrivain ou du plasticien. Dans une certaine mesure, le fait de s’illustrer soi-même suppose déjà cette conscience, raison pour laquelle l’auto-illustration prédispose aux pratiques d’auto-impression et d’auto-édition, qui en sont pourtant complexifiées d’autant. En outre, si la démarche d’auto-édition acquiert une valeur en soi, c’est qu’elle n’est pas seulement tendue vers sa vocation utilitaire, celle de se passer d’un graveur, d’un imprimeur ou d’un éditeur, ou de pallier l’absence de possibilités éditoriales. Le « fait maison », en effet, coïncide peu à peu avec l’idée même d’originalité, autrefois attribuée à la seule gravure, et ensuite relayée par celle d’une certaine authenticité du trait, de la « patte » d’un auteur. Tributaires de l’investissement de l’auteur dans la réalisation livresque, la liberté prise dans la composition typographique, de même que le jeu qui s’opère avec les procédés calli- ou autographiques, reposent sur une même émancipation de la lettre : Bertrand Marchal décèle une « logique lithographique » dans la conception du livre comme une oeuvre d’art, notamment chez le Mallarmé du « Coup de dés »[61]. De fait, l’autographie et les moyens photomécaniques convoqués par la suite dans le rendu précis du trait écrit et dessiné ne sont qu’une autre manière d’annexer au texte les territoires de l’image, dans une stratégie réciproque aux jeux typographiques : il ne s’agit plus d’aligner l’image sur la typographie, mais d’aligner le texte sur le trait individuel, originellement impropre à la publication, en réconciliant le texte et l’image, mais aussi la lettre manuscrite (pré- et post-typographique) et la lettre typographique. On ramène ainsi le discontinu au continu, sous la tutelle d’un auteur accaparant toutes les prérogatives des acteurs du livre.

Les tirages des oeuvres concernées se mesurent en dizaines pour les plus jusqu’au-boutistes que sont Blake et Váchal, atteignent quelques centaines lorsque la démarche d’auto-impression est adossée à une entreprise proprement éditoriale, mais ne rivalisent pas avec les quelques milliers de pièces qui caractériseront les tirages de Ruscha, par exemple, qui a milité pour une réelle accessibilité du livre rendu à sa vocation première, celle d’être lu, ou du moins vu. Le livre d’artiste de la deuxième moitié du xxe siècle laisse ainsi la logique éditoriale supplanter à nouveau une logique artistique et artisanale, ce qui statue, dans la dialectique propre aux livres d’art, en faveur d’une appartenance au monde du livre – qui ne résiste malheureusement pas toujours au marché de l’art, si l’on en croit la spéculation sur les livres originellement pauvres de Ruscha. Mais dans ces oeuvres qui demeurent confidentielles, le potentiel subversif intrinsèque à la pratique de l’auto-impression manuelle apparaît sans doute d’autant plus clairement qu’il est une contrepartie à l’échec effectif de ces entreprises sur le plan éditorial. Car le paradoxe de la publication privée ne se laisse pas réduire à la survivance obstinée d’une aura précaire, mais tâche bien de réduire le monopole de l’éditeur officiel, et donc de l’institution, sur le livre. S’il est impossible de subsumer l’ensemble de ces volumes licencieux ou hérétiques, beaux livres clandestins et manuscrits excentriques, sous un genre ou une poétique textuelle en particulier, il est néanmoins notable que, sortant des circuits ordinaires et privilégiant la visibilité de la page sur la lisibilité de la lettre, ils ne relèvent pas seulement d’une littérature parallèle, mais d’un en-deçà qui est aussi un au-delà de la littérature[62] – où elle est un livre original de la main de l’auteur avant d’être un texte à rendre accessible au lecteur.

Cet état des lieux de la pratique met enfin en évidence une dispersion, voire une fragmentation des prérogatives de l’éditeur (conception, confection, distribution), malgré le cumul des fonctions en un seul acteur du livre, et laisse à penser que la tendance actuelle est très précisément l’inverse de celle à laquelle étaient confrontés les auteurs d’imprimés faits maison ou faits main. Là où une conception sinon une confection tout auctoriale se heurtait à une impossible « publication » – entendue au sens strict de son devenir public[63] –, il semble que le destin du livre auto-publié, notamment en ligne, ait pour priorité de se doter d’une réception, qui ne s’annonce pas moins sauvage.