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Le nom de Georgiana Charlebois, croisé il y a quelques années au hasard de mes recherches sur l’histoire littéraire des femmes et les devancières de Félicité Angers dans la presse[1], est passé désormais à l’oubli. Son pseudonyme, « Graziella », apparaissait pourtant dans la liste des collaborateurs officiels de la section littérature de L’Album de la Minerve publié à Montréal entre 1872 et 1874. Elle s’y trouvait aux côtés de Clara Chagnon, une autre collaboratrice aujourd’hui méconnue de la presse du xixe siècle[2]. Après avoir mis au jour un ensemble cohérent de textes signés sous le pseudonyme de Graziella dans la presse des années 1860 et 1870, l’accumulation de données biographiques, la consultation de documents d’archives et quelques détours m’ont permis de reconstituer le parcours de Georgiana Charlebois[3]. Cet article propose une première incursion dans cette trajectoire inédite, en prenant pour perspective l’entrée de Graziella dans ce monde d’hommes, celui de la presse en pleine ébullition des années 1860 et 1870, et dans lequel peu de femmes s’étaient jusqu’alors immiscées avec autant de détermination.

Georgiana Charlebois : son parcours

Georgiana Charlebois est née à Rigaud le 17 juillet 1840. Son père, Antoine-Guillaume Charlebois, avait fait fortune dans le commerce du bois et de la potasse, avant d’ouvrir un magasin général et d’obtenir la charge de maître de poste de Rigaud[4]. Sa mère, Catherine Giroux, fille d’un cultivateur de Coteau-du-Lac, meurt alors que Georgiana n’a que six ans. Au décès de leur mère, en 1846, Georgiana et ses soeurs Odile et Azilda[5] iront vivre chez leur grand-père maternel, Joseph Giroux, et sa seconde épouse, Marguerite Faulkner[6], à Coteau-du-Lac avant de revenir à la maison paternelle où leur père s’était remarié à Catherine Desautels, la soeur cadette du curé de Rigaud, Joseph Desautels, et maître d’oeuvre de la création du Collège Bourget[7].

En septembre 1854, Georgiana et Odile entrent au pensionnat tenu par les religieuses des Saints Noms de Jésus et de Marie à Longueuil. En plus de la formation régulière, les deux couventines suivent des cours particuliers de musique et d’art. Certaines de leurs oeuvres, dont des tableaux et des sculptures, feront partie des expositions de fin d’année[8]. Georgiana sera aussi membre d’associations pieuses. Ce phénomène en pleine expansion dans les couvents dans la seconde moitié du xixe siècle donnera l’occasion à plusieurs jeunes filles de faire valoir leur piété, mais aussi de développer diverses habiletés liées à leur fonction. Le 8 décembre 1854, Georgiana est admise à la Congrégation des Saints-Anges comme sacristine, avant d’en devenir la trésorière le 12 février 1855. Elle sera également membre de la Confrérie du Sacré-Coeur de Jésus à partir du 30 mai 1856[9].

Après quatre années comme pensionnaire au couvent de Longueuil, Georgiana retourne vivre dans la maison familiale à Rigaud. La correspondance conservée dans le fonds d’archives de la famille Charlebois de Rigaud[10] laisse entrevoir quelques-unes de ses occupations. Férue de lecture, elle emprunte des livres à ses cousins et à des amis qui fréquentent les collèges de Rigaud, de Montréal et de Saint-Hyacinthe. Elle joue de la musique, comme en témoignent l’achat de partitions et une invitation à aller enseigner le piano à Ottawa[11]. Elle a également accès aux journaux qui transitent par le bureau de poste de Rigaud dont elle s’occupe, en plus d'aider son père dans ses activités commerciales, la tenue du magasin général et la gestion de la maisonnée[12]. En mai 1861, Catherine Desautels, meurt à l’âge de 40 ans, laissant aux deux filles aînées, Georgiana et Azilda, le soin de six demi-frères et demi-soeurs en bas âge.

Premières chroniques

Malgré toutes ses occupations, à l’été 1864, Georgiana Charlebois fait parvenir ses premiers billets au journal Le Nord de Sainte-Scholastique[13]. On ignore la nature de sa contribution puisque les exemplaires de 1864 ont pour la plupart disparu. Ceux conservés ne semblent contenir aucune trace de Georgiana Charlebois bien qu’il soit possible que sa contribution soit restée anonyme ou ait été produite sous un autre pseudonyme. Cette aventure semble aussi avoir été de courte durée puisque le 13 août 1864, elle envoie un premier billet à Paul de Cazes[14], alors jeune rédacteur au Messager de Joliette. Elle se présente comme une jeune femme moderne : « Je suis de mes siècles amie ; j’aime, j’adore, j’admire une quantité de choses, surtout les améliorations et les inventions de mon temps, le télégraphe, les chemins de fer et en général tout ce qui tient à la vapeur […][15]. » Elle aime la modernité du Messager et son air juvénile qui l’ont encouragée à passer outre sa timidité pour adresser ses écrits au public. Mais se voulant rassurante, elle laisse entendre qu’elle a un certain attachement aux traditions, d’où son refus de troquer la crinoline pour cette nouvelle mode des jupes sans volume que la plupart des Canadiennes ont adoptée. Sur ce point, elle n’a pas l’intention de se laisser fléchir. Elle termine en s’excusant auprès du rédacteur pour sa « longue missive » et en « demandant pardon » aux « lectrices, qui ont eu la complaisance de [la] lire jusqu’ici[16]. »

Georgiana Charlebois fait preuve d’une certaine audace en demandant qu’on la publie mais elle s’inscrit dans une pratique qui a cours depuis longtemps dans la presse. La lettre au journal, sorte d’intervention ponctuelle adressée à l’éditeur et au public, est l’une des premières formes adoptées par les femmes dans les journaux. C’est la nature sérielle de la lettre au journal qui permettra d’ailleurs de développer la chronique à laquelle Graziella souhaite s’adonner pour les lectrices du Messager. Contrairement au rédacteur du Nord, qui aurait publié ses billets sans l’importuner, Paul de Cazes réclame qu’elle décline officiellement son identité. Georgiana Charlebois est visiblement contrariée par une telle demande :

[Je] ne puis croire que vos règlements soient d’une sévérité telle, que vous ne puissiez faire une exception en faveur du beau sexe, surtout lorsque vos correspondantes se renferment dans d’étroites limites (comme j’ai fait par exemple). Si j’avais attaqué quelques idoles dans la correspondance précédente, je ne pense pas avoir écrit le nom de l’hon. Cartier, ni celui de Mr Brown, je n’ai même pas parlé de la confédération (quoique tout le monde en parle). Allons donc, M. le Rédacteur ; ne soyez pas si scrupuleux et n’exigez pas que j’écrive mon nom en toutes lettres[17].

À coup de définitions du terme « curiosité », elle fait la leçon au rédacteur et finit par lui reprocher de s’être approprié une qualité que les hommes attribuent malicieusement aux femmes. Georgiana, qui refuse de s’identifier, se serait même jouée du rédacteur en se forgeant un nom fictif inspiré de son second nom de baptême (Caroline) et du nom de famille d’une aïeule. C’est grâce à cette supercherie que les deux premiers billets de Graziella finissent par être publiés dans le numéro du 1er septembre 1864 du Messager de Joliette. Or, le subterfuge étant venue aux oreilles de son père, ce dernier aurait exigé qu’elle s’excuse auprès du rédacteur d’avoir menti. À contrecoeur, elle s’exécute et sa lettre d’excuses est publiée dans le numéro du 15 septembre[18]. La veille de la publication, Paul de Cazes lui avait écrit personnellement afin qu’elle lui pardonne son insistance, expliquant qu’il n’avait pas le choix pour « simplement satisfaire une des exigences de son état » de rédacteur. Il osait même espérer que Graziella continuerait « à favoriser le Messager de Joliette de [ses] jolies productions[19] ».

Le billet du 15 septembre sera le dernier envoyé par Graziella au Messager. Entre temps, Georgiana Charlebois avait saisi l’opportunité d’écrire pour Le Courrier de Saint-Hyacinthe grâce au soutien de son ami Oscar Dunn[20], jeune collaborateur et bientôt directeur du Courrier, qui lui servira d’intermédiaire auprès de la direction. Dans le numéro du 13 septembre 1864, soit la veille de l’envoi de la lettre d’excuses par de Cazes et deux jours avant la parution de son dernier billet dans Le Messager, la rédaction du Courrier annonce avoir reçu une « charmante » correspondance signée du « gentil » pseudonyme de Graziella :

Nous ne dirons pas à nos lectrices comment est délicieuse, légère et pétillante, cette bluette ; elles nous en voudraient trop de ne pas leur avoir offert aujourd’hui — Graziella veut bien nous laisser espérer de ses productions littéraires ; nous pouvons lui assurer en retour la reconnaissance des lectrices, pourquoi ne pas dire des lecteurs, d’une certaine classe surtout, et du rédacteur du Courrier[21].

Le 17 septembre, le billet tant attendu de la « Graziella de la rive sud de l’Ottawa » est publié en page 3 :

Un mien ami, qui est aussi le vôtre, m’engage à vous adresser quelques correspondances. Il m’assure de votre bienveillance et même de celle de vos lectrices. (N’a-t-il pas été trop loin cet ami ?) Il me coûte bien un peu de me rendre à cette invitation. C’est quelque chose de difficile, voyez-vous pour une jeune fille d’écrire dans un journal. À part la politique et autres affaires importantes il semble que rien n’intéresse, et « les doctes entretiens ne sont point mon affaire »[22].

Citant Henriette dans les Femmes Savantes[23], Graziella laisse entendre, avec beaucoup d’esprit et une pointe d’ironie, qu’elle ne compte pas empiéter sur le territoire des hommes. Elle se croit bien capable de discuter de politique, mais lui préfère largement l’histoire et la littérature qui auront aussi l’heur de plaire davantage aux lectrices à qui elle s’adresse. Elle critique le contenu du Courrier en réclamant plus de diversité :

[J]e vous dirai en toute franchise, que ces longues correspondances et discussions politiques m’ennuient où me valent une dose d’opium. Et je crois qu’il en est de même pour un grand nombre de vos lectrices. Ne pourriez-vous pas consacrer quelques colonnes à la reproduction des chefs-d’oeuvre de nos littérateurs et de nos poètes français ? Si ces messieurs vos lecteurs ne trouvent pas la lecture de ces ouvrages assez intéressante, je puis vous assurer que vous aurez pour vous la fine fleur de vos abonnées[24].

Graziella souhaite que le journal reproduise les oeuvres de « nos » littérateurs français parmi lesquels on trouve Alphonse de Lamartine qu’elle considère comme le plus grand poète de tous les temps. Elle tire d’ailleurs son pseudonyme de son roman Graziella. Elle s’emporte aussi contre ceux qui dénigrent les capacités intellectuelles des femmes et s’en tiennent à des considérations domestiques : « Il est vrai que nous sommes bien mal jugées par ceux-là mêmes qui devraient le mieux nous comprendre. C’est à peine si on daigne nous entretenir d’histoire, de littérature et de poésie. Rien qu’à penser à cela, j’enrage[25] ». C’est cette absence de considération pour les lectrices instruites à laquelle Graziella souhaite remédier, et ce, non pas avec des pages traitant de mode, de savoir-vivre ou de nouvelles mondaines, mais avec des oeuvres littéraires et des articles traitant d’une plus grande variété de sujets[26].

Lorsqu’elle prend connaissance de la présentation de son premier billet, annoncé comme une « délicieuse, légère et pétillante […] bluette » elle s’étonne de cette description : « N’est-ce pas qu’on a dû être désappointé en me lisant […][27]. » Bien que l’on puisse y voir une certaine forme de modestie, sa déconvenue provient plutôt du fait qu’elle ne se reconnaît pas dans les qualificatifs utilisés. Bien qu’elle souhaite « faire mieux une prochaine fois », les limites dans lesquelles on la cantonne sont tellement circonscrites et les attentes sont telles qu’elle ne croit pas qu’elle arrivera à les combler. Surtout qu’une personne de son cercle immédiat, qu’elle qualifie d’« Aristarque moderne[28] », vient « de [lui] soulever la bile et faire évanouir toutes [s]es bonnes résolutions[29] » en lui signalant que le texte signé Graziella qu’il avait pu lire dans le Courrier de Saint-Hyacinthe ne pouvait venir que d’une « tête légère » :

– D’une tête légère me suis-je écriée, « vous vous trompez fort Monsieur, car cet écrit est de moi ». Alors j’aurais voulu M. le rédacteur, que vous vissiez la figure de mon interlocuteur, l’étonnement, la surprise s’y peignaient, il me regardait fixement par‑dessus ses lunettes. – Mais vous êtes donc une véritable anomalie me dit-il enfin [30]!

Graziella accuse le coup d’être marginalisée pour son audace de vouloir écrire dans un journal. Mais non, elle ne brisera pas sa plume pour autant et remercie la rédaction du Courrier de l’espace offert « pour faire la leçon à ce mal appris[31] ». Si elle clôt sa chronique en s’adressant à ses « spirituelles lectrices » pour qui elle évoque la fin de la saison estivale et les belles journées d’automne, la chronique suivante s’écrit dans l’urgence et la colère et s’adresse aux « écervelés » qui « ont osé dire que le pseudonyme féminin Graziella, cachait un correspondant de sexe masculin », « un adolescent du plus bel avenir, portant moustache, voir même une jolie paire de favoris[32]. » L’usurpation d’une posture « féminine » et l’utilisation d’un pseudonyme féminin par des auteurs masculins n’est pas nouvelle dans l’histoire littéraire, mais elle est rarement décriée avec autant de grogne[33]. Comme le note Marie-Ève Thérenty à propos de la chronique[34], bien que nous croyons que cela s’applique également à la correspondance et même à certaines formes de poésie, la femme est moins associée à ces modes et genres en tant qu’auteure qui tiendrait la plume qu’en tant que sujet, c’est-à-dire de personnage central du discours, marqué d’avance par des caractéristiques attachées au genre féminin[35]. Cette présomption que derrière Graziella se cache un homme déplaît toutefois à la principale intéressée qui y voit un réel affront :

N’est-ce pas qu’une pareille supposition est injurieuse à mon sexe et à moi-même? […] Ai-je donc l’air belliqueux, ai-je donc le ton tranchant et arrogant ? Ai-je manqué de modestie dans quelques-unes de mes correspondances précédentes ? Où serait‑ce parce qu’il faudrait plus de hardiesse que n’en ont les dames canadiennes pour écrire sur un journal [36]?

C’est bien sûr la hardiesse de celle qui se cache sous le pseudonyme de Graziella qui dérange alors que les femmes sont encore bien peu nombreuses à écrire dans la presse en 1864 et qu’on s’attend à ce qu’elles respectent les limites des espaces réservés au féminin lorsqu’elles le font. La posture de la chroniqueuse dérange lorsqu’elle est réellement adoptée par une femme. Graziella croit même que c’est pour la protéger de la critique qu’on a attribué ses écrits à un homme : « Ou serait-ce encore parce que cela frise le bas-bleu ; et que vous ne voudriez pas qu’une compatriote se donne ce ridicule, que vous voulez absolument pour la sauver de toutes critiques, lui changer ses titres[37] ». On voit que le journal a bel et bien « intégré le modèle de sexuation de l’espace public […] organisé selon deux sphères hiérarchisées et complémentaires[38] ». Ainsi, on permettra aux femmes un certain ton, le plus souvent léger, elles seront confinées aux contenus et aux formes autorisés afin de respecter le modèle et les frontières des espaces féminins ouverts aux femmes. Graziella savait de quoi il en retournait : « Ne craignez pas, répond-elle par dépit, Je me bornerai à caqueter, à babiller, à converser, à chroniquer, à causer, à bouder, à ennuyer, à amuser[39] ». Aux femmes, les bluettes légères, la mode et les sujets d’intérêt « féminin », aux hommes, les débats sérieux et le véritable journalisme. Un certain Antonio lui lancera d’ailleurs : « Ayez l’air belliqueux, le ton tranchant et arrogant, manquez même de modestie dans vos correspondances, si vous voulez ; ne croyez pas que toutes ces qualités cumulées sur la tête d’une femme ne puissent jamais lui avoir les honneurs de la Masculinité[40] » ayant pour objectif de mettre un point final à ses prétentions littéraires et journalistiques.

Si Georgiana croyait simplement faire état de son amour de la poésie et de Lamartine en choisissant son pseudonyme, on a plutôt voulu voir en elle la jeune muse gentille, douce, aimable, gracieuse dont le Lamartine de 18 ans tombe éperdument amoureux[41]. Le contraste entre la Graziella attendue et celle des bords de l’Ottawa étonne et dérange certains collaborateurs. Les femmes peuvent écrire dans la presse, mais c’est à condition de respecter les limites imposées, c’est-à-dire qu’elles doivent se borner à la publication de bluettes légères et adopter la posture de la charmante jeune fille. Élevée au rang de muse, la jeune fille imaginaire se surimpose à la réalité et dicte la marche à suivre. Ce personnage rappelle d’ailleurs le concept de filles en série développée par Martine Delvaux  : « Les filles en série ne sont pas la mise en forme des filles telles qu’elles sont ; c’est une mise en forme des filles telles que l’on souhaite qu’elles soient[42]. » Comprenant le désarroi provoqué par son initiative, Graziella demande aux correspondants de croire à son existence en tant que collaboratrice de la presse : « Je vous prie de croire à la Graziella des bords de l’Ottawa, comme vous avez cru à celle des bords de la mer de Sorrete. Quand même il n’y aurait pas de poète pour chanter la Canadienne »[43].

C’est grâce à un correspondant que Graziella pourra revenir à son projet initial, soit celui de parler de littérature. L*** lui offre en effet une échappatoire à cette guerre des sexes qui n’en finit plus. « Qu’est-ce qui vous fait préférer Lamartine, comme poète lyrique, à tous les autres poètes lyriques français ? »[44] lui demande-t-il dans une lettre parue dans le Courrier du 29 novembre 1864. D’abord, Graziella résiste. Elle joue la carte de l’humilité, accusant L*** de « crime de lèse humanité […] puisqu’on se garde bien d’apprendre aux femmes l’art de raisonner [45]? » L*** est toutefois convaincu que les lecteurs du Courrier ne sont pas si naïfs et qu’ils ne la croient pas lorsqu’elle affirme n’avoir aucune prétention littéraire, le monde des lettres lui étant « interdit » : « Elle en a forcé les portes » constate-t-il[46]. Georgiana Charlebois fera finalement la démonstration qu’elle est tout à fait apte à disserter sur des sujets littéraires et se taillera une place dans le milieu journalistique et littéraire, non pas en s’adaptant au modèle de la jeune fille ingénue valorisée par le romantisme ou de la chroniqueuse mondaine, mais en tant qu’intellectuelle.

Dans sa quête d’originalité et de singularité, Graziella sera soutenue par une certaine Marichette qui, comme elle, ne croit pas que les femmes doivent se conformer à un unique modèle. Les femmes sont différentes les unes des autres et ont droit à leurs propres opinions : « [S]i Marichette est d’une opinion contraire à la mienne sur quelques points, la sympathie qu’elle ressent pour moi me compense amplement. Après tout, qu’importe une divergence d’idées ? Faudrait-il tous, dire la même chose [47]? » Ces remarques montrent combien les femmes étaient au fait des attentes insidieuses face à leurs écrits jugés interchangeables. Elles montrent également combien il pouvait être difficile, voire dangereux, de chercher à se démarquer, tant des modèles sociaux imposés que du discours ambiant. Mais elles illustrent peut-être surtout la nécessité d’une certaine solidarité féminine dans cette conquête de la presse dont Graziella et Marichette prennent conscience. Cette solidarité sera déterminante pour l’éclosion et la multiplication des collaboratrices et la création d’un journal comme Le coin du feu dans les années 1890 et la multiplication des femmes journalistes, poètes et romancières au tournant du siècle[48].

Écrire dans la presse

Dans ses interventions subséquentes, Graziella fait preuve d’une certaine distanciation d’avec la forme de la chronique d’humeur qui avait jusque-là supporter ses interventions dans la presse. Dans l’édition quotidienne de L’Ordre du 13 septembre 1865, elle signe un texte de l’initiale G.[49] dans lequel elle vante l’enseignement offert au Collège Bourget et au couvent des soeurs de Sainte-Anne, deux institutions établies à Rigaud. Il s’agit d’un texte descriptif qui se rapproche de la pratique journalistique d’information.

En février 1867, elle signe un article[50] portant sur les Mémoires[51] de Philippe Aubert de Gaspé qui venait de paraître. Bien qu’elle soit consciente qu’elle n’est pas la première à en rendre compte[52], elle choisit de faire part de ses impressions personnelles en soulignant les passages qu’elle trouve les plus intéressants et surtout en indiquant ce qui en fait un modèle incontournable pour les auteurs canadiens. Ainsi, et c’est peut-être là la principale originalité de son article, elle profite de cette tribune pour faire part de ses convictions quant aux éléments constitutifs d’une littérature proprement canadienne :

Il est vrai que cette littérature ne fait que d’éclore, mais déjà ne possède-t-elle pas une physionomie distincte, où nos moeurs semblent avoir imprimé un cachet homogène. Une certaine tournure d’esprit, de certaines nuances de caractère, notre climat, nos malheurs, une gaieté naturelle tempérée par le contact des enfants de la froide Albion, toutes ces causes ne forment-elle pas chez nous, un tout caractéristique, qui empêche de nous confondre avec nos frères d’outre-mer et qui nécessairement doit rejaillir sur nos oeuvres littéraires ? Les quelques ouvrages qui sont sortis de nos plumes canadiennes sont là pour le prouver[53].

Ce texte s’inscrit dans la mouvance des écrits de la période touchant la fondation d’une littérature nationale, dont le célèbre « Mouvement littéraire au Canada » d’Henri-Raymond Casgrain paru dans Le Foyer Canadien en janvier 1866[54]. Dans cet article, Casgrain souhaitait que la littérature canadienne prenne son envol et donne libre cours à sa propre originalité. Or, Georgiana Charlebois n’a pas le ton moralisateur de l’abbé et n’insiste pas sur le caractère religieux de la littérature[55] qu’il revendique. Elle s’intéresse plutôt à la littérature pour la littérature qu’elle voit comme le reflet des moeurs des Canadiens en train de se définir, une perspective qu’elle n’est pas la seule à endosser, mais qui est relativement originale et précoce, dans le contexte où elle apparaît, surtout venant d’une femme.

Georgiana Charlebois diversifie de plus en plus la nature de ses interventions et signe des chroniques dans lesquelles elle fait état de ses observations sur les moeurs du temps et les traditions canadiennes. C’est le cas d’un billet intitulé « Chronique de village », paru dans le Courrier de Saint-Hyacinthe, en mai 1870, dans lequel elle décrit les traditions de la fête de la plantation du mai qui ont cours dans divers pays européens[56]. En adoptant ce type de sujet, elle s’inscrit comme gardienne des traditions. Ses chroniques, qu’elle qualifie d’ailleurs de « babillage », voire de « bavardage », rapprochent ses interventions de la conversation à laquelle les femmes sont associées. Mais c’est aussi une façon pour elle de souligner la modestie de sa posture de collaboratrice de la presse, d’assumer l’héritage des salonnières et de se positionner comme femme et Canadienne dans l’espace médiatique, de faire accepter sa présence dans un monde qui se conjugue encore essentiellement au masculin.

La reconnaissance. Collaboratrice officielle à L’Album de la Minerve et au Foyer domestique

Au fil des années et de ses publications, Georgiana Charlebois consolide son réseau et sa réputation littéraire si bien qu’en 1872, on l’invite à faire partie de la liste des collaborateurs officiels de L’Album de la Minerve. Ressuscité par les frères Louis-Napoléon et Ludger-Denis Duvernay, ainsi que par Charles-Arthur Dansereau en janvier 1872, L’Album de la Minerve fera une place importante aux femmes dans ses pages. Cette place s’exprime d’abord dans la liste des collaborateurs par laquelle « le journal se recommande », peut-on lire dans le prospectus[57]. Pour la section littérature, dans cet aréopage composé des habituels Louis Fréchette, Pamphile Le May, Benjamin Sulte, Oscar Dunn et Joseph Tassé, on trouve Mlle Graziella*** (Georgiana Charlebois) et Mlle Clara*** (Clara Chagnon)[58]. D’autres noms de collaboratrices apparaissent dans la section musique — Mme Petitpas — et la section mode — Mme Reid et Mme Dennis.

Au-delà de la publicité qu’offrent ces noms prestigieux, il n’y a toutefois pas d’adéquation entre les noms qui apparaissent sur cette liste et les signatures que l’on retrouve dans les pages de L’Album de la Minerve. Parmi les femmes mentionnées, seule Graziella signe les « Pensées diverses sur la femme[59] » qui regroupent des citations d’auteurs célèbres. Il ne s’agit pas d’une oeuvre originale, mais plutôt d’une sorte de florilège assemblé au gré de ses lectures. Elle signe également quelques textes remaniés d’articles parus dans des journaux étrangers. C’est le cas du récit de l’exécution, à Paris, d’un certain Auguste Nouvel, reconnu coupable du meurtre d’un sous-officier au début du mois de mars 1873. Ce fait divers est tiré des journaux parisiens. S’ajoute à cela une « Légende indienne sur l’origine du thé » et une « Légende sur l’invention de la dentelle » qui sont largement inspirées de textes également parus dans la presse française[60]. Le nom de Graziella disparaît ensuite des pages de L’Album, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle ne participe plus à la rédaction du journal ou qu’elle cesse de fournir des textes aux éditeurs[61].

Sachant que la majorité des textes de L’Album de la Minerve, en dehors de la poésie et des feuilletons, ne sont pas signés ou le sont de façon aléatoire, il est difficile de mesurer la contribution des femmes présentes dans la liste des collaborateurs et collaboratrices officiels. Cette distinction montre d’ailleurs le clivage en train de se définir entre l’écriture journalistique et la littérature dans la presse, entre la fonction alimentaire de l’écriture attribuée à certaines rubriques, surtout les rubriques de divertissement comme la mode, le savoir-vivre et les conseils pour tenir le ménage, et la recherche de la reconnaissance des nouveaux écrivains. Le « féminin » de L’Album de la Minerve s’exprime surtout par l’offre abondante de feuilletons, de conseils pour bien tenir maison, de patrons de couture et d’un courrier de la mode signé Jeannine, rappelant le lieu commun qui veut que les femmes soient d’abord des lectrices plutôt que des créatrices. Or, L’Albumde la Minerve fait aussi paraître plusieurs textes signés par des femmes qui ne font pas partie de la liste des collaboratrices officielles. La section poésie, qui se trouvait après le feuilleton, finit même par occuper la une du journal en devenant le terrain de jeu de plusieurs femmes poètes, dont Élise B. Larivière et Mathilde Tremblay, tandis que la demi-soeur de Georgiana Charlebois, Joséphine, signera la traduction d’une nouvelle intitulée « Mon Valentin… »[62]. L’Album de la Minerve est en ce sens une sorte de précurseur du Journal du dimanche et du Monde Illustré qui ouvriront leurs colonnes aux femmes au début des années 1880[63].

En 1876, Denis Dauray approche Georgiana Charlebois pour qu’elle ajoute son nom à la liste des collaborateurs du Foyer domestique, un tout nouveau journal consacré à la famille. La lettre circulaire pré imprimée, adressée à un « Monsieur » raturé à la main, montre à quel point la sollicitation des femmes comme collaboratrice est encore exceptionnelle. La lettre est accompagnée d’une copie du prospectus et de la maquette du premier numéro :

Connaissant les talents particuliers qui vous distinguent comme écrivain et l’intérêt que vous portez aux oeuvres sérieuses, lorsqu’il s’agit surtout de la Religion et des Lettres, je viens solliciter votre précieux concours, au nom de l’Administration, qui m’a chargé de ce soin, en vous priant de laisser entrer votre nom dans la liste des collaborateurs du Foyer Domestique.

Si cette proposition est agréée, veuillez avoir la complaisance d’écrire lisiblement vos Nom, Prénoms et Qualités, tels que vous désireriez les voir paraître dans la liste des collaborateurs du Foyer, et m’adresser votre réponse le plus tôt qu’il vous sera possible[64].

Graziella se retrouve à nouveau sur cette liste prestigieuse aux côtés cette fois d’une certaine Mlle Lérida et de Mlle Clara Desjardins. Un reçu retrouvé dans ses papiers fait d’ailleurs état de « travaux littéraires » qu’elle aurait effectués pour le journal et du paiement de ceux-ci. Sa contribution au Foyer domestique demeure néanmoins difficile à mesurer puisque, sauf exception, les textes qui y sont publiés ne sont pas signés.

Pour comprendre la nature de la collaboration de Georgiana Charlebois à L’Album de la Minerve et au Foyer domestique, et plus généralement la contribution des femmes à la presse des années 1870, on peut sans doute se référer au journal L’Opinion publique qui, en septembre 1876, s’adresse « aux dames et demoiselles » afin de recruter une femme qui pourrait enrichir le contenu du journal en trouvant matière à intéresser le lectorat féminin. L’annonce spécifie que le journal recherche une « personne de bonne éducation, écrivant le français avec élégance, possédant une connaissance de l’anglais qui lui permette de traduire couramment cette langue[65] ». En plus de ces qualités, on exige qu’elle ait un « goût pour la toilette des dames et en possède tous les détails », ainsi qu’une « connaissance de l’économie domestique[66] », sans doute pour être en mesure de trouver des articles de mode à reproduire ou de signer elle-même quelques rubriques touchant la vie ménagère. À cette liste s’ajoute d’avoir à sa disposition quelques heures de loisir par semaine pour parcourir les journaux étrangers, sélectionner les meilleurs articles et traduire certains d’entre eux. Cette description correspond assez bien au rôle que Georgiana Charlebois et d’autres femmes nommées dans les listes de collaborateurs, ou plus vraisemblablement restées dans l’ombre, ont sans doute occupé au sein de la rédaction de L’Album de la Minerve et du Foyer Domestique et d’autres journaux de la seconde moitié du xixe siècle. L’absence de signature féminine dans ces journaux et l’utilisation de pseudonymes cachent aux yeux des lecteurs tout le travail réalisé par ces collaboratrices de l’ombre; par ces femmes qui s’occupent de la sélection et de la mise en forme du contenu ou qui traduisent ou produisent des textes de façon anonyme, laissant ainsi tomber toutes velléités de reconnaissance publique.

Le dernier journal auquel Georgiana Charlebois semble avoir collaboré officiellement est La Gazette d’Ottawa parue entre le 27 décembre 1878 et le 21 octobre 1879. Alors qu’elle passe l’été dans sa famille à Aylmer, près d’Ottawa, elle semble avoir été sollicitée par des amis pour y offrir une série de billets. Le 19 juillet 1879, la rédaction annonce la parution de causeries à venir de la main de la célèbre chroniqueuse :

Nous publions aujourd’hui la première d’une série de causeries que veut bien nous promettre l’aimable chroniqueuse qui signe Graziella. On y reconnaîtra le style frais et spirituel d’une écrivain canadienne, qui reprend la plume après plusieurs années d’un silence que nous avons été le premier à regretter, mais qu’elle a bien voulu rompre dans l’intérêt de nos lecteurs[67].

Son premier billet touche différents sujets qui semblent simplement suivre les méandres de sa pensée et ses pérégrinations dans la région d’Ottawa. Le chapeau de l’article agit comme une sorte de table des matières et témoigne l’hétéroclite de ces trois colonnes bien serrées :

L’été. – Pourquoi ! – Nos griefs. – Les torts de l’été. – Les sueurs de nos députés. – Marguerites et boutons d’or. – La Sybille des chaos. – Une transition impossible. – Aylmer. – Une station de chemin de fer en détresse. – « Ne voyez-vous rien venir ». – Promenade des amoureux. – Panorama. – Le coucher du soleil. – Une trouvaille[68].

En première partie, Graziella fait état d’un été tardif et des effets de l’arrivée de la belle saison sur les moeurs des habitants de la capitale. Si la première partie suit les pensées de la chroniqueuse et passe d’une idée à l’autre avec pour seul fil conducteur la question de la saison estivale, la seconde partie suit ses déambulations dans le village d’Aylmer, et offre ses impressions sur ses maisons attrayantes, son église, sa promenade où les amoureux se rejoignent à la brunante et sa gare…, vide en attendant l’arrivée du train. Elle termine par la description d’une excursion sur l’île située en face d’Aylmer où elle a été témoin d’une découverte archéologique. La distinction entre les différentes parties de sa causerie est d’ailleurs soulignée avec humour par Graziella :

Nous cherchions depuis quelques instants une manière élégante ou tout au moins convenable de passer du sujet dont nous causions à celui dont nous voulons vous entretenir. N’en trouvant point, il nous a fallu recourir au grand moyen obligé de tout chroniqueur qui ne veut pas faire de coq-à-l’âne, et poser trois étoiles en triangle. Après cela, la conscience littéraire ne reproche plus rien, paraît-il, et on laisse courir la plume sans le plus léger remords[69].

Georgiana Charlebois laisse courir sa plume. Passant avec aisance d’un sujet à l’autre, elle s’inspire également pour la forme de divers genres journalistiques. Alors que la première partie rappelle la chronique et son bavardage, on sent une ouverture dans les deux dernières parties de sa causerie à des formes nouvelles dans la presse alors qu’affleurent quelques éléments propres au reportage[70]. La « Petite chronique » proposée par Graziella et publiée le 19 juillet 1879 est la première et la dernière de cette série promise puisque La Gazette d’Ottawa ferme ses portes quelques semaines plus tard. Il s’agit également, à notre connaissance, de la dernière contribution signée par Graziella dans la presse.

Soutenir la littérature canadienne

En plus de sa carrière comme productrice de textes visant à promouvoir la littérature, tant française que canadienne, Georgiana Charlebois est passée de la parole aux actes en mettant ses talents et son réseau aux services de la publication d’oeuvres canadiennes. Grâce à quelques lettres échangées avec des collègues et amis du milieu littéraire retrouvées dans ses archives, on découvre un tout autre aspect du rôle de Georgiana Charlebois dans l’histoire du livre et de l’édition au xixe siècle. Si son article sur « Les mémoires de Philippe Aubert de Gaspé » visait à soutenir l’auteur canadien qu’elle admirait depuis la publication des Anciens Canadiens[71], elle n’hésite pas à mettre ses talents à profit de façon très concrète en devenant agente de souscription pour quelques auteurs de sa connaissance[72]. Elle fait ainsi la promotion de livres à paraître en les vendant à l’avance afin d’amasser l’argent nécessaire pour payer les frais d’impression. Cette pratique encore courante dans la seconde moitié du xixe siècle a sans doute été favorisée par la situation privilégiée de Georgiana Charlebois au bureau de poste de Rigaud, là où transitaient lettres et différents imprimés. Ce travail s’intègre d’ailleurs bien au rôle d’agent occupé par certains maîtres de poste et propriétaires de magasin général pour certains journaux[73].

En 1875, Georgiana Charlebois s’occupe de la vente par souscription du recueil Les Vengeances[74] de Léon-Pamphile Le May pour lequel elle réussit à vendre vingt souscriptions. Lorsqu’elle fait parvenir les sommes dues à Le May, elle l’enjoint de faire appel à ses services pour ses futurs projets de publication : « Si de nouveau (comme je l’espère) vous avez besoin d’un agent, c’est avec plaisir que je prendrai les listes de souscriptions que vous aurez à remplir[75]. » En 1876, Georgiana Charlebois s’occupera de recueillir des souscriptions pour les Mélanges d’histoire et de littérature[76] de Benjamin Sulte et, en 1877, pour le récit de voyage De tribord à bâbord.Trois croisières dans le golfe St. Laurent[77] de Faucher de Saint‑Maurice. Ces trois ouvrages sont ceux mentionnés dans sa correspondance, mais la nature parcellaire de celle-ci nous laisse penser qu’elle a pu jouer un rôle actif pour un plus grand nombre d’auteurs au cours des années 1870.

Benjamin Sulte reconnaît d’ailleurs non seulement la contribution de Georgiana Charlebois à la vente des Mélanges, ses « goûts littéraires » et son « patriotisme éclairé », mais également son dévouement envers le développement de la littérature canadienne. Dans l’une de ses lettres adressées à Georgiana, Sulte ira même jusqu’à lui « présenter les armes comme il convient à un officier civil du département de la guerre[78] », ce département étant bien sûr l’institution littéraire naissante et le monde de l’édition. Cet hommage bien senti ne doit toutefois pas cacher le fait que par l’utilisation de cette comparaison, Benjamin Sulte garde sa collègue en périphérie de l’institution (elle est un officier civil, sorte de fonctionnaire, contrairement aux officiers militaires, les écrivains). Georgiana Charlebois, dont Sulte est toutefois bien au fait de sa carrière dans la presse, est ainsi perçue non pas comme membre à part entière de la vie littéraire et journalistique, mais comme une auxiliaire dévouée à la cause de la constitution d’une littérature canadienne. Ceux qui signent des oeuvres littéraires vont au front alors que ceux qui les éditent, les soutiennent, et les vendent sont des auxiliaires. C’est d’ailleurs le modeste rôle que Georgiana Charlebois s’octroie lorsqu’en 1880, Émilie Sulte, la soeur de Benjamin Sulte, lui écrit afin d’obtenir son autographe de femmes de lettres pour son album littéraire. Georgiana Charlebois joue alors la carte de la modestie : « Vraiment vous me faites trop d’honneur à mes petites chroniques de les qualifier de littérature et vous me supposez plus de courage que j’en ai pour braver les critiques qui pleuvent ordinairement sur ce genre d’album.[79] » En dépit de sa crainte d’être jugée par ceux qui feuillèteront l’album de Mlle Sulte, et par civilité, elle lui fait parvenir quelques lignes[80] et lui recommande de contacter sa collègue de L’Album de la Minerve et amie, Clara Chagnon, afin d’accroître sa collection.

Postérité de Georgiana Charlebois

Georgiana Charlebois est décédée en septembre 1883, à l’âge de 43 ans. C’est le journaliste et ami de longue date, Joseph Tassé, qui signe sa nécrologie dans L’Album des familles :

Mademoiselle Charlebois était l’une des femmes les plus distinguées du pays. Nature d’élite, douée de goûts littéraires et artistiques extrêmement développés. Riche coeur que faisaient battre les impulsions les plus pures et les plus nobles. Tout ce qui était beau et bon l’attirait, la captivait, l’enthousiasmait ! Il y a quelques années, elle publia des écrits sous la signature de Graziella, qui dénotaient un talent aussi exquis que bien cultivé. Ses lettres intimes sont de petits chefs-d’oeuvre de grâce d’esprit et de bon ton. On croirait lire Eugénie de Guérin[81].

Dans son article « Une femme auteur au Canada » portant sur le roman Angéline de Montbrun de Laure Conan, écrit à la demande de Casgrain, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau fait référence à cette nécrologie écrite par son collègue Joseph Tassé comme à un article signalant le mérite « d’une de ces modestes pionnières de notre littérature[82] », sans jamais toutefois nommer Georgiana Charlebois. Serait-ce pour donner toute la place à Félicité Angers comme « première femme auteur » ? On peut le croire, considérant à quel point Casgrain avait planifié chaque détail de la publicité entourant la parution du roman de Félicité Angers sous forme de livre. Le Sorelois indique pour sa part qu’Oscar Dunn, celui qui lui avait permis de se faire connaître dans Le Courrier de Saint‑Hyacinthe, « […] travaille à une biographie de Mlle Georgiana Charlebois, qui a écrit de si jolies choses sous le pseudonyme de Graziella[83]. » Mais Oscar Dunn meurt deux ans plus tard sans que la biographie de Georgiana Charlebois n’ait été publiée.

D’autres journaux souligneront le décès de Georgiana Charlebois par quelques lignes. L’entrefilet, repris dans plusieurs périodiques, est étrangement suivi d’un autre visant à dévoiler l’identité de Josephte alias Joséphine Marchand qui depuis quelques mois signait des chroniques dans L’Opinion publique : « C’est à l’heure qu’il est, peut-on lire, la seule femme de lettres qui consente à écrire pour le public. Elle aurait tort de ne pas continuer, de laisser dans l’ombre le talent qui la distingue[84]. » La juxtaposition de ces deux informations, la mort de la chroniqueuse Georgiana Charlebois et la naissance de la chroniqueuse Josephte, et surtout le fait que l’annonce indique que Joséphine Marchand soit [désormais] l’unique femme écrivant dans la presse en septembre 1883 (ce qui est faux, de surcroît), pourrait expliquer la disparition de plusieurs femmes ayant joué un rôle dans l’histoire de la presse et dans l'histoire littéraire. Non seulement la presse est-elle un monde d’hommes, mais la place que les femmes peuvent y occuper semble si restreinte qu’on doive mettre au rebut la lignée des devancières et ne garder que sa plus récente incarnation faisant de cette dernière une exception, seule parmi les hommes. Félicité Angers s’en plaignait d’ailleurs lorsque Casgrain lui donna le titre de « première femme de lettres »[85].

Le 16 mars 1893, soit dix ans après le décès de Georgiana Charlebois, L’Étendard rappelle l’existence de Graziella en annonçant la parution de la « biographie de feue Georgiana Charlebois de Rigaud qui fut en quelque sorte notre Eugénie de Guérin[86]. » On ne peut s’empêcher de voir ici le modèle qui avait été convoqué par Tassé dans sa nécrologie, et celui utilisé à peu près au même moment par l’abbé Casgrain pour décrire l’écriture de Laure Conan dans la préface à Angéline de Montbrun[87]. Comme le montre Mathilde Kang, « Eugénie de Guérin incarne la femme idéale de son temps. Son image de “femme au foyer”, sa piété et son amour maternel correspondent au genre de femme que voudrait immortaliser l'Église catholique[88]. » Henriette Chauveau, dans son poème « Ma chambrette » publié dans le Journal de l’instruction publique en novembre 1870, mentionnait le journal d’Eugénie de Guérin comme faisant partie de ses lectures de prédilection, comme il le sera pour de nombreuses jeunes filles tout au long du xixe siècle[89]. Mais l’idée d’en faire un modèle qui siérait à la fois à Félicité Angers et à Georgiana Charlebois, qui ont certes des affinités, mais qui se distinguent à plusieurs égards, n’est pas sans rappeler cette idée des filles en série, évoquée plus haut et cette forme d’aveuglement volontaire dont souffre l’histoire littéraire des femmes.

Le 17 mars 1893, Le Quotidien donnait de plus amples détails sur la parution de la biographie promise par L’Étendard :

Dans quelques mois paraîtra la biographie de feue mademoiselle Georgiana Charlebois, de Rigaud. Mlle Charlebois écrivait sous le pseudonyme Graziella et, comme telle, elle a semé bien des perles dans l’ancien et défunt Nord de Sainte‑Scholastique, La Gazette d’Ottawa, le Courrier de Saint-Hyacinthe et la Minerve. Tout cela sera recueilli et formera un volume[90].

Malheureusement, ni la biographie promise ni le recueil de ses articles parus dans divers journaux ne semble avoir vu le jour. Le souvenir de Georgiana Charlebois s’est éteint avec ceux qui l’avaient côtoyée, comme c’est le cas de la majorité des pionnières qui ont collaboré à la presse au xixe siècle.

Conclusion

Cette première exploration de la trajectoire de Georgiana Charlebois visait à rendre compte de son entrée dans ce monde d’hommes qu’est celui de la presse en pleine ébullition des années 1860 et 1870. Plusieurs aspects de sa trajectoire restent encore à examiner. Au moment où, sous le pseudonyme de Graziella, Georgiana Charlebois signe ses premiers billets, encore peu de femmes ont jusque-là choisi d’écrire pour la presse de façon régulière, et surtout l’ont fait avec autant de conviction. Celles qui avaient participé à la presse avant elle s’étaient le plus souvent faufilées dans les interstices, au propre comme au figuré, en occupant les vides que les typographes n’étaient pas en mesure de remplir, en s’immisçant dans les blancs, là où elles allaient passer inaperçues. C’est le cas de la poésie jusque-là parsemée, entre deux articles politiques, au milieu des faits divers, entre une notice nécrologique et les petites annonces. On pense aussi à ces femmes qui ont emprunté des pseudonymes qui les ont fait passer inaperçues, qu’il s’agisse d’un pseudonyme masculin ou épicène, ou encore à celles qui ont publié de façon anonyme. On ignore à quel point Georgiana Charlebois était consciente des difficultés qui l’attendaient lorsqu’elle ose s’immiscer dans le monde de la presse, mais elle a su relever le défi avec l’appui indispensable de certains et l’opposition inévitable de quelques autres.

Bien que la carrière de Georgiana Charlebois soit clairsemée, avec au plus une trentaine de contributions connues à ce jour, son apport au développement de la presse et de la littérature canadiennes est indéniable. En choisissant d’abord la chronique, Georgiana Charlebois a fait entendre et a assumé une voix de femme dans l’univers médiatique. Or, elle a rapidement tenté d’attirer l’attention des éditeurs envers le lectorat féminin en réclamant une certaine diversification des contenus. C’est d’ailleurs par la voie de L’Album de la Minerve, auquel elle collabore, que la presse commence à s’intéresser aux femmes et à les publier de façon plus systématique, un phénomène qui ne prendra son envol qu’une bonne dizaine d’années plus tard. Sa trajectoire donne également à voir des pans inexplorés de la vie littéraire des années 1860 et 1870, notamment en ce qui a trait au rôle des femmes, à l’arrière-scène, dans le développement et la promotion d’une littérature nationale et la diffusion de cette littérature auprès du public, et du public féminin en particulier.

Reconstituer les trajectoires des pionnières oubliées de la presse et redécouvrir leurs écrits dispersés constituent un défi de taille. Le parcours de Georgiana Charlebois montre bien la pertinence et l’importance de ces recherches pour notre compréhension de l’histoire de la presse dans la seconde moitié du xixe siècle, de l’histoire littéraire au sens plus large et notre compréhension du rôle que les femmes y ont joué. Une chose est sûre, si Georgiana Charlebois prend place parmi les grandes oubliées de l’histoire littéraire, elle a bel et bien contribué à rendre acceptable l’écriture des femmes dans la presse et pavé la voie à des Clara Chagnon, des Élise B. Larivière, des Célina Bardy et des Félicité Angers, qui à leur tour ont permis aux « femmes journalistes » du tournant du xxe siècle de prendre leur place dans la presse.