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L’idée de « Révolution tranquille » suppose qu’il y aurait un avant et un après dans l’histoire du Québec. Avant : un conservatisme tenace imbibé de catholicisme. Après : un progressisme triomphant jetant soudainement les valeurs d’autrefois aux orties. Les Québécois des années 1960 ont l’impression d’inaugurer une nouvelle époque. « Un nouveau jour va se lever et son soleil brillera pour la majorité qui s’éveille », comme le chante Jacques Michel en 1970. Il est vrai que l’Église catholique cesse rapidement d’être la principale élite définitrice qu’elle était depuis plus d’un siècle. Les fidèles quittent en masse les temples, dont plusieurs viennent à peine d’être construits. Et pendant que la jeunesse française clame l’interdiction d’interdire, le nouveau gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau soutient que « l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher du pays[1] ». Dans l’ensemble, il semble donc que les valeurs dites progressistes prennent largement et rapidement le pas sur les valeurs conservatrices, qu’on assiste, autrement dit, à un soudain « déclin de la déférence[2] » envers l’autorité et la tradition, comme le diagnostiquera plus tard le politologue anglo-canadien Neil Nevitte.

Même si la mort de Duplessis et l’élection de Jean Lesage sont loin d’avoir été sans conséquence, ouvrant la porte à un indéniable renouveau politique, le Québec des années 1960 n’évolue pas en vase clos. Il est éminemment influencé par le climat d’après-guerre où une nouvelle prospérité se marie à un individualisme conquérant. Partout en Occident, à la faveur du baby-boom, des millions de jeunes adultes plus scolarisés que jamais embrassent des valeurs jadis plus marginales. L’arrivée de cette nouvelle génération née dans les années 1940-1950 allait donner une couleur particulière aux sixties à travers le monde[3], et le Québec ne fit évidemment pas exception. Les causes de ce phénomène sont d’abord socioéconomiques. Comme l’a montré le politologue états-unien Ronald Inglehart en s’appuyant sur des recherches en psychologie (en particulier la théorie des motivations d’Abraham Maslow[4]), les valeurs se fixent durant la « période de formation », c’est-à-dire pendant l’enfance et l’adolescence. Plus un individu est témoin jeune de traumatismes, comme des guerres, des épidémies, des famines ou des crises économiques, plus il aura tendance à privilégier des valeurs « matérialistes », comme la santé et la sécurité matérielle et physique (c’est la « théorie de la pénurie » : on prise ce qui nous manque ou nous a manqué). Dans le cas contraire, l’individu se tournera davantage vers des valeurs « postmatérialistes » liées à l’épanouissement personnel[5]. Ce sont ces dernières qui se répandent un peu partout en Occident dans les années 1960.

Comment peut-on vérifier cette hypothèse en ce qui concerne les citoyens québécois ? Ont-ils réellement tendance à promouvoir en bloc des valeurs postmatérialistes[6] dans les années 1960 ? Les valeurs portées par les élites intellectuelles et certains groupes contestataires de la Révolution tranquille ont déjà reçu une attention respectable[7]. Sans remettre en question leur potentiel mobilisateur, il reste essentiel de se demander comment le citoyen « moyen » évalue le monde. Au contraire des sondages d’opinion ou des entretiens, les courriers des lecteurs permettent d’observer les discours des individus in situ[8] et d’éviter ce que Pierre Bourdieu qualifie d’« effet d’imposition de problématique[9] ». Les courriers du coeur publiés dans les quotidiens et hebdomadaires québécois des années 1950 à 1980 ont déjà été l’objet d’études dont il convient de souligner la qualité[10]. Ils ont toutefois l’inconvénient de montrer davantage le point de vue de la courriériste, puisque les messages des correspondantes ne sont pas toujours reproduits. Les correspondantes traitent également à peu près exclusivement de questions liées à la famille. On y perçoit néanmoins un passage notable, quoique graduel, de valeurs matérialistes liées, entre autres, à la stabilité de la famille et à la continence sexuelle à des valeurs nettement postmatérialistes (divorce, avortement, etc.). Les courriers des lecteurs, où ces derniers donnent leur opinion sur des sujets extrêmement divers, sont pour leur part à peu près absents de la recherche au Québec, au contraire des États-Unis, de l’Italie, de la Belgique, de l’Allemagne et du Portugal, par exemple[11]. Nous avons voulu voir si ceux de la presse quotidienne québécoise des années 1960 accordaient une place importante aux valeurs postmatérialistes. Pour ce faire, nous avons choisi un échantillon de textes du quotidien Le Soleil étant donné que la recherche s’est déjà beaucoup penchée sur la presse montréalaise et très peu sur les journaux de la capitale. Mais aussi parce que les citoyens de Québec, dont plusieurs faisaient partie de la fonction publique, étaient aux premières loges pour assister aux changements touchant la prise en charge du social par l’État, une des principales caractéristiques de la Révolution tranquille. Et il n’y a pas que des lecteurs de Québec qui écrivent dans Le Soleil : le journal, dont le tirage dépasse 100 000 exemplaires au tournant des années 1960, est lu ailleurs dans la province, plus particulièrement dans les régions autour de Québec et dans celles de l’Est, autant en milieu urbain que rural[12].

Afin de pouvoir présenter un instantané le plus juste possible du paysage axiologique québécois des années 1960, nous avons utilisé toutes les lettres publiées dans Le Soleil au cours des mois de janvier 1960, 1964 et 1968, permettant alors de prendre la température au début, en plein milieu et à la fin de cette « courte » Révolution tranquille – par opposition à la « longue » définie par Pâquet et Savard[13] – s’échelonnant de la mort de Maurice Duplessis (septembre 1959) à la création des cégeps et de l’Université du Québec (1968). Nous en avons tiré un total de 123 textes. Il est bien entendu que les lecteurs qui écrivent dans les journaux ne sont pas parfaitement représentatifs de la population. Plusieurs études faites à travers le monde dans les dernières décennies ont montré que l’auteur de lettre ouverte moyen est habituellement un homme blanc plutôt âgé, aisé et scolarisé[14], ce qui ne découle pas nécessairement d’un choix des rédactions, généralement soucieuses de représenter la diversité du social[15]. Notre recherche permettra au moins de nous extraire de la pensée des seules élites pour nous immerger dans celle d’une intelligentsia du dimanche composée de professionnels, d’étudiants, mais aussi à l’occasion de membres de la classe ouvrière, de mères au foyer et autres.

Les textes ont été soumis à une analyse de discours évaluatif. Tous les auteurs apprécient positivement ou négativement un objet concret (habituellement une action ou un ensemble d’actions). Certains marqueurs textuels, que la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni qualifie de déictiques axiologiques (ou simplement « axiologiques »), permettent de reconnaître la teneur de l’évaluation. Ces axiologiques sont souvent des verbes (« devoir », « falloir », « apprécier », etc.) ou des adjectifs (« déplorable », « souhaitable », etc.) ou, plus rarement, des substantifs (« politicaillerie », « larbins », etc.)[16]. Chaque évaluation est justifiée par une valeur plus ou moins implicitement énoncée par l’auteur, qu’il est possible de dégager logiquement en se demandant au nom de quoi on évalue. Ces valeurs sont ensuite, à l’aide du contexte, liées à une des valeurs de base conceptualisées par le psychologue israélien Shalom Schwartz à partir de données en provenance de dizaines de pays.

Pourquoi Schwartz ? Le modèle d’Inglehart, fondé sur l’opposition matérialiste/postmatérialiste, nous semble insuffisant pour comprendre avec finesse les discours évaluatifs. La théorie de Schwartz permet par conséquent de déployer une catégorisation des valeurs plus subtile sans entrer en contradiction avec Inglehart[17]. Les valeurs de base liées à la conservation de soi, soit la sécurité (tout ce qui assure la survie), la tradition (le respect du passé) et la conformité (la déférence envers son groupe) correspondent aux valeurs matérialistes d’Inglehart. Deux autres catégories de Schwartz correspondent quant à elles aux valeurs postmatérialistes de son collègue états-unien : 1) celle du développement de soi, autrement dit de l’autopoïèse, comprenant l’autonomie (avoir la possibilité d’agir selon sa propre loi), l’hédonisme (éprouver du plaisir) et la réalisation de soi (actualiser ses capacités) ; 2) et celle de la transcendance de soi, autrement dit de l’altruisme, qui inclut les valeurs de bienveillance (souci de l’Autre proche) et d’universalisme (dignité égale de chaque être humain, qu’il fasse partie ou non du groupe)[18]. Comme, enfin, les courriers des lecteurs parlent peu de problèmes uniquement individuels (Boltanski et al. ont montré que les lettres ouvertes portant sur de seuls individus devaient avoir une certaine portée collective pour être publiées[19]), le Soi pourra à la fois être compris à l’échelle individuelle du lecteur ou à celle, collective, du groupe auquel il appartient.

Nous débuterons par une partie consacrée à une analyse d’ensemble de l’échantillon. Qui sont les auteurs de lettres d’opinion (sexe, lieu de résidence, condition socioprofessionnelle, etc.[20]) ? De quoi parlent-ils et pourquoi ? Les deux autres parties traiteront séparément les valeurs matérialistes, puis postmatérialistes trouvées dans l’échantillon.

Profils des auteurs du courrier des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Même si la pratique épistolaire est consubstantielle à l’histoire du journalisme[21], la rubrique du courrier des lecteurs telle que nous la connaissons aujourd’hui ne s’est généralisée que dans les années 1960 et 1970 dans la plupart des pays occidentaux[22]. En passant du paradigme du journalisme d’information, où les faits sont rapportés plus ou moins objectivement par des reporters professionnels, à celui du journalisme de communication, où la fonction phatique – celle qui concerne l’interaction proprement dite et non le message – prend une ampleur inédite[23], le courrier des lecteurs permet d’institutionnaliser ce que Frédéric Antoine qualifie de « feedback des usagers[24] ». Le quotidien établit ici une relation privilégiée avec son lectorat, pour lequel cette rubrique devient un espace d’expression particulièrement apprécié. Au Soleil, le courrier des lecteurs apparaît de manière régulière au tournant des années 1960. Il n’est toutefois pas immédiatement quotidien. Le quotidien de la capitale en publie seulement à neuf occasions en janvier 1960, pour un total de onze textes. La rubrique est néanmoins quasi quotidienne (sauf évidemment lors des dimanches, chômés) pour les deux autres années échantillonnées, avec 48 textes en janvier 1964 et 64 en janvier 1968. On passe donc de 0,3 à 2, puis à 3 textes par jour de publication pour les mois de janvier des trois années choisies. La longueur de chaque lettre diminue toutefois. On passe de 0,82 colonne par texte en 1960 à 0,72 en 1964 et à 0,67 en 1968, puisque l’espace en page éditoriale (invariablement la page 4) reste limité et qu’on doit s’adapter à l’accroissement du nombre de missives de lecteurs.

La rédaction exige des lecteurs qu’ils inscrivent leurs nom, prénom et adresse pour pouvoir être publiés. Contrairement à la pratique actuelle, ils ont cependant le loisir que leur lettre paraisse sous un pseudonyme[25]. Certains auteurs précisent en outre volontairement leur statut socioprofessionnel. Le prénom – ou à l’occasion un pseudonyme, comme « Un amateur de hockey » ou « UNE MÈRE QUI VIT DANS LA CRAINTE » – permet en outre, dans 88 % des cas, de déterminer le sexe[26] de l’auteur[27]. Quatre-vingt-cinq pour cent des épistoliers dont on peut déterminer le sexe sont des hommes et quinze pour cent, des femmes. Les textes de ces dernières sont en outre en moyenne 33 % plus courts que ceux des hommes, sous-représentation à mettre sur le compte d’une certaine minorisation des femmes dans l’espace public à ce moment[28]. Une analyse diachronique plus fine – 0 % de femmes en 1960, 14 % en 1964 et 18 % en 1968 – nous permet toutefois de déceler une certaine progression. L’augmentation de la représentation féminine allait certainement persister dans le temps, puisqu’un échantillon pris en janvier 1987 dans Le Soleil et Le Devoir nous a permis de constater que 25 % des lettres d’opinion sont alors écrites par des femmes, un taux en phase avec la plupart des études qui se sont penchées sur les courriers des lecteurs en Occident à la fin du dernier siècle, qui mentionnent une proportion hommes/femmes d’environ trois pour un[29], en général.

Dans huit cas seulement, le texte est signé par plus d’une personne ou au nom d’un collectif. Il peut s’agir, par exemple, de trois femmes qui signent ensemble une lettre sans appartenir à un groupe précis, ou d’individus liés par une appartenance géographique ou professionnelle précise. La place réduite occupée par les collectifs est probablement attribuable au fait que la rédaction précise, du moins en 1968, qu’elle « se garde en tout temps le droit de mettre de côté les lettres qui constituent de la propagande en faveur d’un groupement[30] ». Le lieu de résidence des auteurs est, pour sa part, spécifié dans 58 % des cas. Il peut se limiter à la mention de la ville, mais aussi préciser jusqu’aux numéros d’appartement et de téléphone. Quarante et un pour cent de ces textes sont signés par des auteurs de l’agglomération de Québec[31], suivie par les régions actuelles de Chaudière-Appalaches (11 %), Montréal (8 %), Gaspésie (8 %), Bas-Saint-Laurent (7 %), Côte-de-Beaupré/Charlevoix (7 %), Saguenay–Lac-Saint-Jean (4 %), Centre-du-Québec (3 %), Côte-Nord (3 %), Portneuf (3 %) et Abitibi-Témiscamingue (1 %). On voit donc que toute la rive nord du fleuve Saint-Laurent, de l’Outaouais à la Mauricie n’est pas représentée, en plus des régions du sud du Québec. Les auteurs de l’agglomération de Québec sont quant à eux assez bien répartis entre haute-ville, basse-ville et les différentes banlieues.

Figure 1

Lieux de résidence des auteurs de courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Lieux de résidence des auteurs de courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

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Dans 37 % des textes, les auteurs précisent leur statut socioprofessionnel en signant ou, plus rarement, par une mention dans le texte, un ajout tout à fait volontaire sans doute destiné à donner plus de poids à leurs propos. Ces statuts sont extrêmement divers. Ils reposent avant tout sur le métier de l’auteur. Les professions libérales sont bien présentes (deux médecins, deux avocats, deux courtiers d’assurance et un architecte), mais aussi des élus (deux députés provinciaux, des maires, un préfet de comté et une administratrice scolaire), des étudiants (cégep ou école normale) et des membres du clergé (plusieurs prêtres et un frère du Sacré-Coeur). D’autres professions demandant un niveau de scolarité assez important font leur chemin dans le courrier des lecteurs, comme celles de professeur, d’infirmière, d’économiste, d’agronome et de travailleur social. Six présidents ou vice-présidents d’organismes et trois hommes d’affaires ont également obtenu une place dans les pages du Soleil. On retrouve également un mécanicien en machines fixes. D’autres se désignent par leur âge (« Un oublié de 17 ans »), leur statut familial (« Une mère de trois enfants ») ou une autre caractéristique (« Un voyageur en commun », « Une mélomane » et des « chasseurs »).

Quel est l’élément déclencheur qui pousse les lecteurs à prendre la plume ? Si 21 % des lecteurs partent avant tout d’expériences personnelles pour bâtir leur argumentation, le même nombre réagit à du contenu du Soleil (courrier des lecteurs, reportages ou éditoriaux), 5 % à du contenu d’autres journaux (quotidiens ou autres), 6 % à quelque chose vu à la télévision et 1 % à une émission radiophonique. Pour le reste des textes (près de la moitié), l’origine des faits mentionnés n’est pas spécifiée. Quant aux destinataires, si la plupart des correspondants s’adressent explicitement, et de manière convenue, au rédacteur en chef ou implicitement au lectorat en général, 24 % écrivent à une personne ou à un collectif particulier. Dans 12 cas, il s’agit de personnalités politiques provinciales (le premier ministre ou l’un de ses ministres), fédérales (le chef de l’opposition ou un membre d’une commission d’enquête), municipales (maires ou conseils municipaux) ou même étrangères (Charles de Gaulle). À sept occasions, on répond explicitement à un autre auteur qui s’est exprimé dans les mêmes pages. Cinq lettres sont également adressées à des journalistes ou à des responsables de chaînes de télévision. Les autres destinataires sont assez hétéroclites (responsables d’organisations, juge, etc.).

La politique est le sujet le plus souvent abordé en cette époque d’ébullition sociétale. Sur les 32 textes (26 % du total) traitant de cet aspect, c’est la politique fédérale qui domine avec 12 textes, puis la politique provinciale (11) et municipale (8). Au palier fédéral, la moitié des textes concerne des querelles de compétences. Au provincial, 5 textes sur 11 traitent de la question indépendantiste (tous en 1968, à une exception). Du côté municipal, les sujets traités sont généralement très terre à terre (bris d’aqueduc, déneigement, appels d’offres…). Après la politique, la culture arrive bonne deuxième avec 15 % des textes. On y discute surtout d’arts (cinéma et arts de la scène), de langue française et d’histoire. L’éducation concerne quant à elle 12 % des lettres. Les auteurs traitent surtout des réformes effectuées à la suite de la commission Parent, mais aussi de problèmes touchant certaines commissions scolaires. Suivent les transports (8 %) – autant les transports en commun urbains que le train, le bateau ou l’automobile –, l’économie (7 %), la santé (7 %), des problèmes sociaux divers (6 %), la religion (5 %), le crime (4 %), les sports et loisirs (4 %) et l’immigration (2 %). Les autres textes portent sur des thèmes assez hétéroclites, comme l’environnement et les relations internationales.

Figure 2

Thèmes traités par les auteurs de courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Thèmes traités par les auteurs de courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

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Sur le plan du genre, il est à noter que les femmes parlent très peu de politique et beaucoup plus de culture et de santé que les hommes. Sur le plan spatial, les lettres concernent avant tout le Québec en général (32 %), puis l’agglomération de Québec (24 %), le Canada en général (18 %), le Québec hors agglomération de Québec (12 %) et l’international (9 %)[32].

Il a déjà été mentionné que chaque auteur évalue un objet positivement ou négativement. Plus précisément, les auteurs peuvent prendre la plume pour commenter les actions d’un acteur politique provincial (28 %), fédéral (15 %) ou municipal (12 %) (total de 55 % pour les acteurs politiques), d’un acteur médiatique (11 %), d’un autre type de citoyen, spécifié ou non (10 %), d’un lecteur du Soleil (7 %), d’un artiste (6 %), d’un acteur économique (3 %), d’une organisation non gouvernementale (2 %), d’un acteur religieux (2 %) ou d’un acteur intellectuel (2 %)[33].

Figure 3

Agents des actions évaluées dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Agents des actions évaluées dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

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La prégnance de la politique provinciale est à coup sûr liée à la nouvelle place que prend l’État québécois dans la vie des citoyens au cours des années 1960.

Chaque évaluation concerne également une ressource matérielle ou symbolique dont l’attribution est contestée. Celle qui est davantage vectrice de valeurs est la production culturelle (17 occurrences, pour 14 % des textes), le plus souvent un film, un spectacle ou une émission de télévision ou de radio dont on discute le contenu. Puis vient l’argent (12 textes), sous forme de salaire, de prêt, de loterie, d’amende, etc., l’éducation (10), les moyens de transport (6), des organisations (id.), une ou des activités économiques (5), la sécurité (id.), la langue (4) et des emplois (id.). Il y a également plusieurs autres catégories en nombre inférieur. En ce qui concerne les valeurs défendues par les auteurs, l’intégrité financière, qu’elle soit personnelle ou collective, arrive au premier rang avec 13 textes (pour 11 %), suivie de la foi chrétienne (10 textes), de la sécurité physique (id.) et, avec six occurrences chacune, l’autonomie, la pudeur, l’humilité et la reconnaissance. Plusieurs autres arrivent en nombre inférieur. Nous y reviendrons en détail plus loin.

Figure 4

Principales valeurs promues dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Principales valeurs promues dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

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Ces valeurs correspondent, selon le contexte, à des valeurs de base. Parmi celles-ci, l’universalisme revient le plus souvent ex aequo avec la sécurité (30 textes pour 24 % chacun). La conformité arrive troisième (21 fois pour 17 %), la tradition quatrième (17 fois pour 14 %) et l’autonomie cinquième (15 fois pour 12 %). Viennent en dernier l’hédonisme (9 fois pour 7 %), la réalisation de soi (8 fois pour 6 %) et la bienveillance (2 fois pour 2 %)[34].

Figure 5

Valeurs de base promues dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

Valeurs de base promues dans les courriers des lecteurs du Soleil (1960-1968)

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Valeurs matérialistes : se conserver

Dans la hiérarchie des besoins théorisée par Maslow, ce sont les besoins physiologiques qui se font sentir en tout premier lieu chez l’individu. Il s’agit d’une part d’assurer sa subsistance (manger, boire, dormir, se vêtir, etc.), d’autre part de garantir sa sécurité physique[35]. Toutes les actions qui entrent dans ces catégories ressortissent à ce qu’Inglehart qualifie de « valeurs matérialistes[36] ». Il est bien entendu que ces besoins sont ressentis par tous et chacun mais, conformément à la « théorie de la pénurie » du même auteur, ils tendent à être davantage valorisés par ceux qui ont vécu des manques à ce chapitre, au détriment des besoins dits « supérieurs ». Comme Inglehart et ses disciples l’ont montré par l’intermédiaire des différentes vagues du World Value Survey, les citoyens qui promeuvent ces valeurs optent habituellement en bloc pour des valeurs plus conservatrices, comme l’autorité, la stabilité, la tradition et la religion[37]. Chez Schwartz, les valeurs matérialistes correspondent aux valeurs de base de sécurité, de tradition et de conformité, que lui-même place dans la catégorie « conservation de soi ».

Sur les 123 textes, une légère majorité (66 textes, pour 53 % de l’échantillon) fait la promotion de valeurs liées à la conservation de soi. Si la relative petitesse de notre échantillon nous oblige à être circonspect sur le plan diachronique, nous décelons néanmoins une nette tendance à la hausse, puis à la stabilisation de ces valeurs de 27 % en 1960 à 57 % en 1964 et à 55 % en 1968. Cette augmentation témoigne-t-elle d’une montée des valeurs matérialistes au sein de la population, ou au contraire, les valeurs postmatérialistes prenant tranquillement le dessus à l’aube de la contestation des années 1970[38], les tenants des premières sentent-ils le besoin de les affirmer haut et fort, sentant le tapis leur glisser sous les pieds ? Cette dernière hypothèse, qui reste à creuser à l’aide d’une étude réalisée selon une plus grande extension temporelle, serait en tout cas plus en phase avec le modèle d’Inglehart. Sur le plan du genre, les femmes soutiennent nettement plus les valeurs conservatrices (à 63 %) que les hommes (51 %). Les thèmes les plus susceptibles d’être traités sous l’angle matérialiste sont l’éducation (10 textes), les transports (9), la culture (8), l’économie (6) et la politique provinciale (6). Parmi les ressources en débat, c’est l’argent qui arrive en premier (9), suivi des moyens de transport (6), de l’éducation (5) et des productions culturelles (4). Si les trois premiers sont essentiels pour gagner sa vie, le dernier élément peut quant à lui véhiculer des valeurs contraires à la conservation de soi.

La sécurité, un des trois besoins liés à la conservation de soi, est abordée dans 24 % de l’ensemble des lettres. De ces 30 textes, 10 promeuvent l’intégrité financière, qu’elle soit personnelle ou collective. Fréquentant le tout nouveau Cégep de Rimouski, le jeune Jacques Dumais est un des auteurs ayant des craintes à ce chapitre. Il commence ainsi sa missive :

Comme tous les étudiants, j’espérais beaucoup du nouveau système de prêts et de bourses. Si plusieurs s’en sont réjouis l’an dernier, pour ma part, j’ai dû renoncer à mes illusions. J’anticipais une meilleure répartition cette année, mais une distribution non proportionnée aux besoins me fut annoncée, et cette fois c’est le cas de plusieurs autres étudiants[39].

C’est par rapport au bas de laine collectif que Joachim Desforges, de Montréal, sonne quatre ans plus tôt l’alarme. Il écrit, en s’adressant à René Lévesque, alors poids lourd du gouvernement Lesage : « La Province manque de finances, et l’on parle d’augmentation des taxes. Mais qu’attend-on pour mettre en opération une loterie provinciale ? Combien d’argent va à l’étranger, plusieurs millions, probablement des milliards[40]. » L’intégrité financière collective préoccupe certains citoyens puisqu’elle peut entraîner des répercussions sur leurs propres avoirs.

La sécurité physique vient en deuxième place, avec huit textes. Il s’agit, dans quatre cas, de s’insurger contre les dangers de la route. B. Talbot dénonce, par exemple, de nouveaux arrêts de bus au centre-ville de Québec, qu’il estime mal disposés. Il parle d’« un point d’arrêt sans abri et DANGEREUX[41], en particulier à la sortie du Palais Montcalm et du Capitol, aux heures tardives ». L’auteur conclut : « Ceci est un S.O.S. que l’on traduit : sauvez les vies ![42] » Les autres valeurs qui reviennent plus d’une fois sont la santé (3 textes), l’accès au transport (3) et l’accès au logement (2), toutes des conditions pour assurer sa survie. Les textes liés à la tradition sont au nombre de 17 (14 % de l’échantillon). La valeur liée à la conservation du passé qui revient le plus souvent est, de loin, la foi chrétienne, avec 10 textes. Pas étonnant à cette époque où la société québécoise est en voie de se séculariser. L’avortement, l’obligation du mariage civil, l’éventuelle légalisation de l’homosexualité, la possibilité que soient créées des écoles religieusement neutres, l’hostilité envers les prêtres ou l’oubli de Dieu sont tous vus comme des menaces à la transmission de la Parole de Dieu. Une lettre de Donat Lacroix, qui se décrit comme « fondateur du Mont St-Aubert », en est un parfait exemple. Quatre ans après la première transplantation cardiaque, il déplore que la médecine aille contre la volonté divine. L’épistolier affirme :

Croyez-moi, si un jour Dieu décide de nous démontrer qui est le vrai et le seul Maître, il n’y aura ni de Johnson, ni de Castro, ni de de Gaulle ou de France, Russie, Chine, ni États-Unis qui pourront arrêter la force, le pouvoir divin de tous nous anéantir, nous de cette triste civilisation terrestre. […] Toujours et partout, Dieu a eu le dernier mot, et toujours les humains de quelques races, nations, couleurs qu’ils fussent, sont de tout temps revenus à Lui car il est, et sera toujours le seul vrai Grand Maître de tout et de tous[43].

Désobéir à la révélation divine transmise de génération en génération, notamment en prolongeant artificiellement la vie des hommes, ne peut donc qu’apporter des conséquences hautement indésirables.

Les autres lettres sur la tradition valorisent quant à elles l’ancienneté professionnelle (2) – une autre sorte de rapport au passé – ou simplement la tradition en général (ce qui est ancien vaut de lui-même). Un lecteur qui signe « Un autre “non diplômé” » se désole, en janvier 1964, de la volonté du département de l’Instruction publique, qui allait sous peu devenir le ministère de l’Éducation, de ne plus engager que des enseignants dûment diplômés. Cela remet en question, d’après lui, toute une tradition de pédagogues à l’ancienne : « A-t-on pensé cependant que c’est ce genre de “non diplômé” qui a conservé chez nous la flamme de l’enseignement ? Que fait-on de ces milliers de prêtres et de laïcs qui ont enseigné et qui enseignent encore sans être diplômés d’une école normale[44] ? » Quatre ans plus tard, Susane Couture, une infirmière de Sainte-Foy, tient à peu près le même discours au sujet des infirmières « licenciées », elles aussi victimes d’un relatif ostracisme[45]. Quant à la valeur « tradition », les deux textes, parus deux journées consécutives en 1964, concernent le projet de loi 60 visant à établir un ministère de l’Éducation. Nous voyons ainsi le Dr Guy Marcoux, alors député créditiste, affirmer dans une longue lettre : « Notre système d’éducation a, certes, de grosses imperfections mais […] malgré ses vicissitudes, il ne nous en a pas moins fourni de brillants cerveaux et des testes bien faictes […]. Que l’éducation soit un problème extrêmement important j’en suis. […] De là à prétendre qu’il faille tout rebâtir à neuf, il y a un pas que je ne me crois pas justifié de franchir[46] ».

Des 21 textes (17 % de l’échantillon) liés au dernier besoin matérialiste, la conformité (ne pas indisposer ses concitoyens), c’est le respect de la culture majoritaire, l’humilité et la pudeur qui remportent la palme ex aequo avec cinq textes chacun. Trois des textes de la première catégorie sont liés à l’utilisation de la langue française et deux à l’intégration des immigrants. Une autrice qui signe « Une mélomane » formule, par exemple, cette plainte après avoir assisté à un concert dirigé par le chef québécois Wilfrid Pelletier :

Peut-on seulement imaginer un chef d’orchestre canadien-anglais annoncer à Toronto, un rappel en français ? C’est pourtant ce qui est arrivé lors du concert donné au Palais Montcalm le 17 janvier dernier, par les violonistes David et Igor Oistrakh. Monsieur Pelletier a annoncé à l’auditoire l’extrait d’un mouvement du Concerto en ré mineur de Vivaldi… en anglais. Personne n’a le droit d’ignorer que Québec est une ville française dans une province française. […] Ce public mérite qu’on s’adresse à lui dans sa langue[47].

L’humilité est, pour sa part, le plus souvent liée à des productions médiatiques ou culturelles. Richard Dubois, de Québec, écrit ainsi une critique aux accents pamphlétaires après la sortie, à la fin de l’année 1967, du film Deux ou trois choses que je sais d’elle, de Jean-Luc Godard, lettre à laquelle répondront deux lecteurs, un contre, une pour la position de Dubois. Pour ce dernier, le cinéaste suisse erre en réalisant des films trop prétentieux et juvéniles : « Le petit Godard traverse actuellement sa crise d’adolescence, et son 2 ou 3 choses que je sais d’elle en dit long sur ses découvertes érotico-politico-oniriques. Le petit s’agite, s’enflamme, et dénonce à grand renfort de gaines et de soutiens-gorge ce qu’il appelle “la civilisation du cul” (sic[48])[49]. »

Quant à la pudeur, qui est assez proche de l’humilité, mais consiste à cacher le corps plutôt que l’orgueil, elle est aussi le plus souvent (trois cas sur cinq) liée à des productions culturelles (films et spectacle). Nous avons ainsi Marie-Rose Raymond, de La Pocatière, qui critique en 1968 la diffusion par Radio-Canada d’un court métrage fait par des jeunes sur le renouveau des relations amoureuses :

Il y a du bon chez les jeunes, pourquoi ne pas les aider à évoluer dans le sens du beau plutôt que d’en faire des abusés de basses passions ? Quel avenir se préparent-ils avec de semblables spectacles ? Si quelques-uns veulent se vautrer dans la laideur, n’est-ce pas que vous seriez tout désigné pour diriger leurs initiatives dans le sens du beau en refusant de diffuser des films contraires à la morale et ne leur suggérant le beau côté de l’amour plutôt que le côté animal qui ne peut être un amour véritable. Vous avez laissé produire un exemple parfait de dévergondage, comment voulez-vous que nous puissions voir luire dans les yeux de nos enfants la belle vertu qui fait le bonheur ici-bas[50] ?

Les valeurs matérialistes, liées à la conservation de soi, tiennent donc une grande place en cette Révolution tranquille. Le texte typique serait écrit par un homme de Québec se plaignant que le gouvernement provincial n’en fait pas assez en matière d’éducation, cette dernière étant ici plus comprise comme un moyen d’acquérir les compétences de base permettant d’assurer sa subsistance que comme un moyen de se réaliser.

Valeurs postmatérialistes : se réaliser et se soucier de l’autre

Les valeurs postmatérialistes (ce que l’on cherche une fois la conservation de soi assurée, ce qui inclut les valeurs autopoïétiques et altruistes) concernent 63 textes, soit 51 % de l’échantillon, seulement trois textes de moins que les valeurs matérialistes[51]. Des trois valeurs de base entrant dans la catégorie autopoïétique (se réaliser), l’autonomie occupe la place la plus importante (près de la moitié des textes de cette catégorie), ce qui ne surprend guère quand on sait qu’elle rend possible les deux autres, l’hédonisme et la réalisation de soi comme telle. En cette ère de libéralisation des moeurs, elle arrive néanmoins seulement cinquième dans notre échantillon avec 15 textes (12 % de l’échantillon). La valeur la plus liée à l’autonomie est, sans surprise, l’autonomie, qui revient six fois, dont quatre en ce qui concerne le gouvernement provincial. Les menaces contre l’autonomie provinciale viennent surtout de la volonté du gouvernement fédéral de subventionner l’éducation au Québec, de voter une loi sur les droits de l’homme et d’instaurer un ministère des Forêts, des projets qui remettraient en question les compétences traditionnelles du Québec. C’est dans ce contexte que J.-A. Vachon écrit au Soleil en 1960 en sa qualité de vice-président du Club Laurentie-Québec, une association indépendantiste :

Le club Laurentie-Québec condamne le projet d’un ministère des Forêts et rappelle que c’est un droit constitutionnel exclusif à l’État du Québec comme aux autres États fédérés canadiens. En conséquence, le club Laurentie-Québec proteste énergiquement contre ce projet fédéral. Ottawa veut-il nous voler nos droits en cette matière de législation comme il nous a volé nos droits fiscaux qu’il faut récupérer cent pour cent[52] ?

Mais il n’y a pas que la province qui peut être autonome : la ville de Québec aussi, toujours par rapport au fédéral. Une personne signant de ses initiales P. R. se plaint ainsi, en 1968, que ce dernier gouvernement veuille forcer la ville de Québec à acquérir le parc Cartier-Brébeuf pour ensuite le lui confier. Il avertit ainsi les députés fédéraux québécois : « Messieurs, qui représentez le Québec à Ottawa, soyez tout d’abord Québécois de la ville de Québec, de la province de Québec, et nous serons fiers que vous soyez nos représentants à Ottawa. Défendez un peu plus nos intérêts et cessez d’être aussi fédéralistes[53]. » Hormis l’autonomie sous ses différentes déclinaisons, plusieurs valeurs reviennent à deux reprises : l’antiétatisme (dans les deux cas, contre l’intervention étatique provinciale dans l’éducation), l’autodétermination des peuples (une autonomie plus forte que la seule autonomie provinciale) et la démocratie (autonomie du peuple).

Autre valeur de base, l’hédonisme ne revient que dans neuf textes (7 % de l’échantillon) et concerne avant tout (encore là, sans surprise) la valeur « plaisir », en majorité en lien avec des productions culturelles. « Une dame de l’Islet sur mer » acquiesce, par exemple, à une lettre d’un auteur signant « Michel Montaigne », indigné de l’intervention de l’escouade montréalaise de la moralité lors d’un spectacle des Ballets africains à la Place des Arts le 6 décembre 1967, intervention causée par la nudité de danseuses guinéennes : « D’après le peu que l’on nous a montré à la T.V., je les trouvais si jolies et surtout si joliment faites […]. Combien peuvent se vanter de pouvoir voir de tels spectacles, nous de la campagne qui aurions tant soif de beau comme parfois j’aimerais être à la place des gens de Montréal […][54]. » L’hédonisme est sinon lié à des valeurs comme l’audace artistique, la clarté, la confiance et la qualité artistique. L’absence prétendue de cette dernière lors du spectacle Psychédélique 68 est durement ressentie par « Éléphant noir », un jeune homme de 23 ans « des moins scrupuleux », qui se plaint aux organisateurs de l’événement de « la triste voix railleuse du chanteur de chaque groupe qui ne faisait que répéter 2 ou 3 mots indescriptibles durant chacune des interprétations » et « qui ne savent que râler, crier en se couvrant d’une supposée musique, qui n’a même pas le droit de s’appeler musique[55] ».

Quant au besoin de réalisation de soi, avant-dernière des valeurs de base sur le plan quantitatif avec huit textes (7 % de l’échantillon), il renvoie à des valeurs assez diverses, dont la réalisation de soi comme telle et le développement économique, qui reviennent deux fois chacun, mais aussi l’audace artistique et le nationalisme économique, le savoir et l’éducation. Pour le développement économique, un instrument autopoïétique collectif qui se distingue par une augmentation des échanges au-delà du niveau minimal requis pour la conservation de soi, nous avons l’exemple de Paul-Henri Everell, de Courville, qui écrit à son maire à propos de la mission du Bureau métropolitain destiné à développer l’économie de Québec et dénonce le fait que cet organisme ne s’en tienne pas à sa mission fondamentale :

Depuis décembre 1963, aucune nouvelle industrie n’a été implantée dans tout le Québec Métropolitain par ce supposé commissariat industriel. […] Le Bureau a certainement réalisé de grands projets, mais depuis quelques années, je crois qu’il s’est éloigné de son rôle de commissariat industriel, but ultime de sa fondation[56].

Les deux cas de réalisation de soi touchent des jeunes dont l’épanouissement semble entravé par la disparation ou le manque de certaines activités de loisirs. Nous avons ainsi « Un oublié de 17 ans », qui réagit, en 1964, à une série d’articles sur les jeunes parue dans Le Soleil. Pour lui, le manque d’activités accessibles pour les 17 à 20 ans à Québec empêche ces derniers de donner le meilleur d’eux-mêmes. Plus encore, cette panne de sens pourrait augmenter la délinquance, liant ainsi réalisation de soi et sécurité physique :

Pourquoi donc des courts de tennis […] qui ne peuvent être foulés que moyennant une certaine somme d’argent ($10 à 30 $ par été) ? Il n’est pas étonnant que le tennis ne connaisse pas une grande vogue au Canada français. Je loue les Bédard et les Lavigne qui nous font honneur dans ce sport, mais je ne peux m’empêcher de m’apitoyer sur le sort de centaines de jeunes délinquants qui peut-être, au lieu de se trouver en prison, auraient pu devenir eux aussi de grands champions s’ils avaient eu l’argent[57].

Bref, le besoin de se réaliser (individuellement ou collectivement) suppose d’abord une certaine autonomie, une valeur qui occupe une place de choix dans notre échantillon de lettres de lecteurs du Soleil. La lettre type dans cette catégorie serait donc celle d’un homme de Québec écrivant pour promouvoir l’autonomie de sa province face à la volonté centralisatrice du gouvernement fédéral, ce qui ne surprend pas à une époque où la place du Québec dans le Canada est remise en question.

Les lettres précédentes concernaient des objets dont bénéficient les auteurs, seuls ou en compagnie de leur groupe. Mais il arrive que le lecteur évalue une situation en tenant compte de la présence de l’Autre (catégorie des valeurs de base altruistes). Celui-ci peut avoir droit à sa considération au nom d’un lien émotif de proximité. On parle alors de bienveillance. Cela peut aussi se faire au nom d’une conception rationnelle et égalitariste des droits humains (chaque personne a une dignité fondamentale). On parle alors d’universalisme. Par ricochet, cette dernière valeur de base peut impliquer des droits fondamentaux réclamés par les auteurs eux-mêmes, toujours au nom de leur participation à une commune humanité. Il est remarquable que notre échantillon ne compte que deux exemples de bienveillance, alors que l’universalisme arrive premier (à égalité avec la sécurité) avec 30 lettres (24 %). Nos recherches doctorales en cours nous permettent toutefois de voir que la bienveillance est moins présente chez les lecteurs de la région de Québec par rapport à d’autres régions (l’Estrie, par exemple) et que cette valeur de base apparaît surtout dans les années 1980 et 1990, notamment envers les malades, les aînés, les handicapés, les enfants et les pauvres[58]. Serait-ce l’avènement du néolibéralisme qui laisserait les personnes vulnérables sur le carreau ?

Dans les deux cas retrouvés dans notre échantillon, la bienveillance est liée à la valeur « soin des personnes vulnérables ». C. E., une femme de Sainte-Foy, remercie ainsi des employés du service d’ambulance et des policiers de sa ville pour avoir pris en charge un proche malade :

Je me dois de féliciter le service d’ambulance de Ste-Foy pour son dévouement, son amabilité et sa promptitude. Durant les vacances des Fêtes, nous avons eu une malade à la maison, qui exigeait son entrée immédiate à l’hôpital. En moins de dix minutes, les ambulanciers étaient à la maison et ont pris un grand soin de la malade qui était âgée et demandait beaucoup de ménagement[59].

Cinq jours auparavant, c’est une infirmière de Québec, Ghislaine LePage, qui écrit au Soleil pour remercier le producteur Jacques Giraldeau d’avoir réalisé un documentaire (pour l’Office national du film) sur la situation précaire des habitants du village de Gros-Morne, où elle séjourne occasionnellement pour y donner des soins gratuits[60]. La citoyenne invite le public à éprouver de la compassion pour ces personnes qu’elle connaît personnellement et qu’elle estime abandonnées par le gouvernement :

On a parlé d’indifférence, permettez-moi d’ajouter à ce terme la responsabilité sociale envers ceux que nous devrions si naturellement comprendre d’abord afin de les aider de toutes manières ensuite. […] Il faut chercher ensemble les solutions capables d’entraîner un grand élan de générosité de la part du public et de celle des autorités en cause[61].

Les textes liés à l’universalisme appellent une analyse plus riche vu leur nombre. C’est la valeur « reconnaissance » qui revient le plus souvent, avec six textes, ce qui ne surprend pas puisque le fait d’accepter comme vraies certaines données relatives à la présence de l’Autre est une composante essentielle de la vie en commun. Mentionnons le cas du Dr Léopold Larochelle, qui réagit à une nouvelle du journaliste Guy Ferland, dans Le Soleil du 30 décembre 1959, annonçant que le nouvel hôpital du Parc Savard (hôpital Christ-Roi) serait le premier au Québec à être géré par des médecins. Lui-même administrateur à l’hôpital Saint-Ambroise de Loretteville, le médecin répond que cette pratique est déjà courante et qu’il est injuste d’oblitérer la contribution de ses collègues et de lui-même :

Ce n’est pas par une déclaration passionnée et intéressée de gens inexpérimentés que l’on doit laisser injustement critiquer et condamner chez nous trois cents ans de dévouement et de bons services dans le domaine hospitalier par ceux qui jusqu’ici se sont dévoués à cette cause. […] Je tiens à rendre hommage à ceux qui nous ont formés, et à leur offrir, plutôt qu’une condamnable critique destructive, l’assurance à laquelle ils ont droit, de notre reconnaissance et de notre appui sans compter dans l’oeuvre admirable du secours à apporter au soulagement de la souffrance[62].

Viennent ensuite, avec trois occurrences chacune, les valeurs de collaboration, d’éducation et de liberté. Dans deux cas, la collaboration concerne la critique du mouvement indépendantiste québécois et vient appuyer un parti pris pour le fédéralisme canadien. Raoul Ouellet, qui se décrit comme « étudiant-maître » à l’École normale Laval de Québec, affirme par exemple :

Personnellement, je crois qu’il serait malsain de partir en guerre contre Ottawa, qu’il serait inutile de gaspiller nos énergies dans une lutte stérile. […] Pour ma part, au lieu de me révolter, je préfère régler ma conduite sur ce proverbe anglais infiniment pratique : « If you can’t fight them, joint them ». – « Si vous ne pouvez les combattre, joignez-vous à eux[63]. »

L’éducation « universaliste » n’est pas liée à la sécurité (acquisition de compétences pour gagner sa vie) ou à la réalisation de soi (acquisition de connaissances pour se réaliser), mais comme un droit pour tous les citoyens. Deux de ces lettres, parues à 16 jours d’intervalle en 1964, étayent un argumentaire très semblable destiné à contribuer aux débats importants de l’époque relatifs à l’étatisation de l’éducation. Les deux auteurs invitent le gouvernement provincial à financer le nouveau système d’éducation par une loterie dans un cas, par un système analogue à la bougie du Carnaval de Québec dans l’autre cas. Signant « Un propriétaire qui veut payer », le second écrit par exemple : « Que l’on allume un flambeau pour illuminer les sentiers de l’éducation au bénéfice des jeunes qui sentent de plus en plus qu’il n’y a pas d’avenir viable sans instruction et éducation [64]! »

En ce qui concerne la liberté, finalement, on la réclame ici pour l’Autre, et non pour soi. Il s’agit de laisser les jeunes participer à des love-in, de renoncer à des punitions infligées à des élèves infirmières pour avoir organisé une fête ou de donner des peines de prison plus réduites aux délinquants, ce qui revient à leur conférer la liberté de circulation. Dans le premier cas, on voit Gilles Trudel, qui se décrit comme un jeune « directeur de plusieurs organisations Loisirs-Danses à Québec », parler de son incursion dans un love-in de Québec, un rassemblement de jeunes hippies propice aux rapprochements physiques et sentimentaux. Il conclut : « Ce n’est sans doute qu’une mode. Elle passera comme tant d’autres. Mais il reste une chose, qu’elle se fera toujours au[65] gré de la religion et des moeurs, sans oublier la “Bourgeoisie”. Les jeunes y auront gagné sinon la ‘Compréhension”, la Liberté telle qu’ils la désirent[66]. »

Les valeurs universalistes revenant deux fois sont la démocratie, l’intégrité financière (pour l’Autre), l’équité dans l’accès à l’argent public (contre des cas de favoritisme), la neutralité religieuse et la sécurité physique (pour l’Autre). Enfin, la lettre type dans le domaine altruiste serait écrite par un homme de Québec discutant de reconnaissance dans un contexte d’éducation.

Conclusion

La présente étude sur le passé québécois nous apprend que les changements culturels qui se sont produits durant la Révolution tranquille n’ont peut-être pas été aussi importants et soudains qu’on pourrait le penser de prime abord. L’idée d’une société se tournant d’un seul élan vers des valeurs émancipatrices résiste mal à l’analyse. Comme l’a montré notre échantillon de 123 lettres ouvertes publiées par le quotidien Le Soleil de Québec entre 1960 et 1968, les citoyens qui écrivent à ce journal privilégient encore les valeurs matérialistes aux valeurs postmatérialistes, quoique par une mince marge. Beaucoup de lecteurs (53 %) décident d’écrire sur l’importance de la sécurité, de la tradition et de la conformité. Ils défendent, pour eux-mêmes ou leur groupe, l’importance de la sécurité physique, de l’intégrité financière, de la transmission de la foi chrétienne, de l’humilité et du respect de la culture majoritaire. Les valeurs postmatérialistes, séparées à peu près également entre autopoïétiques et altruistes, correspondent pour leur part à 51 % des lettres. Leurs auteurs appellent à la reconnaissance, à l’autonomie, au plaisir ou à conférer des libertés à certains groupes.

Conformément au modèle d’Inglehart, les sources de cette dichotomie sont probablement surtout à chercher du côté générationnel. Les individus ayant connu les guerres mondiales, la grippe espagnole et la crise économique des années 1930, nécessairement plus âgés dans les années 1960, ont tendance à adopter des valeurs plus conservatrices, et vice versa pour les jeunes ayant été relativement épargnés par tout cela. Mais notre échantillon ne nous renseigne guère à ce sujet. Indépendamment des types de valeurs, la politique, l’éducation et la culture restent, dans l’ordre, les thèmes les plus traités. Pas de surprise pour la première, qui demeure au confluent des différentes préoccupations de toute société dans la mesure où elle concerne la mise en commun et l’allocation de multiples ressources. Quant aux deux autres, elles constituent des instruments de choix pour une collectivité qui se projette de plus en plus dans l’avenir durant l’époque étudiée. Le Québec est également l’espace qui fédère le plus de préoccupations, presque deux fois plus que le Canada. La ville de Québec vient en deuxième position, signe d’un ancrage local important qui n’est pas étranger au lieu de production du journal échantillonné. Et point de surprise que ce soit le gouvernement québécois qui soit l’agent le plus critiqué – deux fois plus que le canadien –, étant donné qu’il devient après 1960 un nouveau cadre de référence pour les citoyens du Québec.

La nette montée des valeurs matérialistes observée entre 1960 et 1968 dans notre échantillon nous conduit finalement à observer un certain sursaut conservateur au sein du lectorat du Soleil face à la montée d’un postmatérialisme porté par la jeune génération née dans les années 1940 et 1950. D’autres recherches nous permettront de voir si ces valeurs changent avec l’avènement des années 1970 et les bouleversements qui lui sont propres.