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L’art lyrique est le plus coûteux des arts vivants et celui qui s’adresse au public le plus étroit (Towse, 2003). Les maisons ou compagnies d’opéra sont nombreuses – plusieurs centaines - et diverses. Mais grandes ou petites, de réputation internationale, nationale ou locale, de statut public ou privé, toutes doivent compléter leurs ressources propres provenant de la vente des places ou des spectacles par des subventions publiques ou des contributions privées. Leur autonomie financière ou pourcentage des ressources propres dans le budget total varie de 6 à 46 %. Les compléments proviennent de sources externes. Les financeurs publics justifient leurs apports par des objectifs de service à la communauté : protection d’un patrimoine, politique culturelle, accès à la culture, prestige et rayonnement. Les financeurs privés en attendent des effets positifs en matière de communication, de notoriété et d’image. Dans les deux cas, la qualité de l’offre, attestée par l’accueil du public, justifie l’engagement financier des partenaires. Le taux de remplissage des salles, qui varie de 50 à 95 % selon les maisons traduit la qualité de l’offre lyrique et son adéquation à l’environnement de la maison. Il est susceptible d’assurer la pérennité des engagements financiers des partenaires.

Dans ce texte, nous tenterons d’expliquer les performances[1] des maisons d’opéra sur ces deux critères : autonomie financière et taux d’occupation des théâtres. A notre connaissance, aucune analyse scientifique n’a été menée à ce jour pour expliquer les performances d’institutions culturelles comme théâtres, opéras, musées ou orchestres sur ces critères d’autonomie et de fréquentation. Une recherche exploratoire s’imposait. Elle est menée en trois phases. La première consiste à bâtir une base de données sur un échantillon de maisons d’opéra. Dans une deuxième phase, des analyses descriptives mettent en évidence d’hypothétiques relations entre ces données pour faire apparaître une série de conjectures associant divers éléments des politiques artistiques et de production et des conditions de l’environnement. Au cours d’une troisième phase, ces politiques et conditions d’environnement sont décrites par des variables construites à partir de la base de données. Un modèle simplifié des maisons d’opéra édifié sur ces variables construites est ensuite testé par régression multiple.

Des résultats intermédiaires nous permettront de positionner un grand nombre de maisons d’opéra et de les comparer entre elles. Les analyses statistiques montrent que ce sont les conditions de l’environnement qui fournissent l’essentiel de l’explication des performances. Les legs du passé : capacité des auditoriums, densité de l’offre et tradition lyrique exercent plus d’influence sur les performances des maisons d’opéra que les politiques menées par leurs dirigeants. Ces résultats sont susceptibles d’être étendus à d’autres institutions culturelles.

Méthode d’analyse

Cette recherche est exploratoire et quantitative. Les données collectées sur un échantillon de 62 maisons sont analysées pour faire émerger, sans recours à des théories ou modèles préétablis, des relations entre variables ou conjectures qui constituent la structure de base d’un hypothétique modèle explicatif des performances d’une maison d’opéra.

Des données à un modèle hypothétique simplifié

L’échantillon sur lequel porte l’analyse comporte 62 maisons d’opéras dont la liste est donnée en annexe 1. Cet échantillon ne peut pas être qualifié de représentatif au sens statistique du terme car les caractéristiques de la population des opéras ne sont, à notre connaissance, pas renseignées. Il est conforme cependant à la répartition géographique des opéras avec une forte domination de l’Europe de l’Ouest, en particulier de l’Allemagne et de la zone germanophone, et il représente la diversité des tailles telles que mesurées par le nombre de représentations lyriques.

Les données recueillies portent sur les saisons 2004-2005 et 2005-2006 ou, exceptionnellement, l’année 2006. Elles fournissent donc une image quasi instantanée et ne révèlent évidemment aucune tendance.

Cinq sources de données ont été exploitées. Pour la programmation, le site d’Opera Base (www.operabase.com) a fourni des données sur 66 maisons d’opéra ayant offerts sur la saison 2006-07, 336 titres, 972 productions et 6394 représentations. Sur les activités de production, les ressources et les coûts, nous avons pu disposer de 32 réponses à un questionnaire émanant d’Opera Europa (www.operaeuropa.org) et de 15 réponses équivalentes sur des maisons nord-américaines fournies par Opera America (www.operaamerica.org). Pour l’espace germanophone constitué de l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, nous avons utilisé les données du Deutscher Bühnenverein Theaterstatistik 2004-2005 sur 18 maisons d’opéra.

Les données recueillies sur cet échantillon figurent dans l’annexe 2 intitulée « Dictionnaire des variables ». Ces données ont fait l’objet de tris croisés qui font apparaître d’hypothétiques relations ou conjectures entre variables.

Certaines de ces conjectures sont conformes à l’intuition ou aux théories couramment admises. Il n’est guère surprenant que les effets d’échelle expliquent la diminution des coûts par représentation par l’augmentation du nombre de celles-ci et que le coût par place varie inversement de la capacité des salles. Mais si l’on peut facilement admettre que la capacité d’accueil des théâtres augmente les recettes de billetterie, il peut sembler paradoxal que les théâtres les plus grands soient les mieux remplis ou que l’autonomie financière des maisons décroisse lorsque le nombre de représentations augmente.

Ces conjectures fournissent la base d’un modèle où les performances des maisons d’opéra pourraient être expliquées par les politiques artistiques suivies : choix des titres et des artistes invités ; par les politiques de production mises en oeuvre : nombre de productions et de représentations, reprises ou nouvelles productions, alternance des spectacles, achat et location de production ; par les caractéristiques de l’environnement : capacité d’accueil des théâtres, densité de l’offre lyrique, ancienneté et ancrage de la tradition lyrique et conditions économiques locales.

Des données aux variables construites

Les données collectées sur les 62 maisons d’opéra de l’échantillon sont utilisées pour construire des variables caractérisant ces concepts de politique et d’environnement.

La politique artistique est représentée par deux facteurs caractérisant respectivement le choix des titres et celui des artistes invités : chefs d’orchestre, metteurs en scène et chanteurs solistes. Pour les choix de programmation, les variables suivantes sont agrégées par analyse factorielle : alignement sur les standards, époques de composition les plus jouées et modernité des oeuvres. L’alpha de Cronbach pour ce facteur, baptisé « conformisme de la programmation, est égal à 0,66. Le facteur baptisé « notoriété des artistes invités » est construit par agrégation de trois scores de notoriété des chefs d’orchestre, metteurs en scène et solistes. Ces scores sont calculés selon la métrique de Di Maggio and Stenberg (1985) qui fut créée pour analyser la programmation des théâtres. Ils consistent à additionner le nombre de maisons dans lesquelles chaque artiste s’est produit au cours de la saison et à calculer un score de notoriété pour chaque maison et pour chacune des catégories d’artiste. Si, par exemple, les maisons A et B ont invité au cours de la saison les chefs d’orchestre ci-dessous qui se sont produits au cours de la même saison dans un nombre de maisons porté à droite de leur nom, le score de A est égal à (5+3+1+1)/4 ou 2.25 alors que celui de B est égal à (2+1+1)/3 = 1.33. Le même processus est suivi pour toutes les maisons et pour les trois catégories d’artistes. Le facteur « notoriété des artistes » qui regroupe les trois scores a un alpha de Cronbach de 0,65.

Tableau 1

Calcul du score des chefs d’orchestre

Calcul du score des chefs d’orchestre

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La politique de production est représentée par deux facteurs : le volume des activités lyriques et le volume des autres activités. Le premier de ces facteurs combine, par saison, le nombre de productions lyriques, le nombre de représentations, le nombre de représentations d’oeuvres reprises de saisons précédentes et le nombre moyen de titres alternant dans la semaine. Son alpha de Cronbach est de 0,90. Le second associe le nombre de ballets et de concerts par saison avec un alpha de 0,65. Un troisième facteur regroupant les activités de réseau telles qu’achat ou location de productions, coproductions et tournées a été rejeté pour un alpha trop faible.

Les conditions d’environnement sont représentées par un facteur appelé « potentiel d’offre lyrique » et une variable : le revenu national brut par tête. Le potentiel d’offre lyrique résulte d’une analyse factorielle portant sur trois variables : la jauge physique ou capacité d’accueil du théâtre principal[2], la densité de l’offre lyrique mesurée par le nombre d’habitants de l’agglomération divisé par le nombre de places lyriques offerts dans la même zone géographique et la tradition lyrique représentée par le pourcentage d’oeuvres lyriques composées dans le pays ou la région. L’alpha de Cronbach de ce facteur est de 0,68.

Les critères de performances retenus sont l’autonomie financière mesurée par le rapport entre recettes de billetterie et budget total et le taux d’occupation des salles exprimé par le rapport entre nombre de places vendues et nombre de places offertes.

Des résultats descriptifs

De la construction du modèle simplifié sont issus des résultats descriptifs qui facilitent la comparaison des opéras de l’échantillon sur les variables construites ou facteurs les plus importants.

Comparaison des politiques artistiques

La notoriété des artistes invités et le conformisme de la programmation sont portés sur deux axes orthogonaux qui permettent de visualiser et de comparer les politiques artistiques des maisons de l’échantillon. On observe que les grandes maisons comme Vienne Staatsoper, Barcelone, Zurich, Munich, Londres, Paris accueillent les artistes les plus sollicités, ceux qui ont une réputation internationale. Les maisons plus petites comme Lausanne, Athènes, Helsinki font appel à des artistes de réputation locale. Les grandes maisons ne semblent pas offrir les programmations les plus innovatrices. Ce sont, au contraire, des opéras de plutôt petite taille comme Lausanne, Leipzig, Genève qui sont les plus innovateurs.

Figure 1

Politique artistique des maisons d’opéra

Politique artistique des maisons d’opéra

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Figure 2

Politique de production des maisons d’opéra

Politique de production des maisons d’opéra

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Comparaison des politiques de production

En termes de volume de production lyrique, on observe une concentration des maisons dans la partie gauche du graphe où le nombre de représentations par saison est inférieur à 100. La plupart des maisons nord-américaines en dehors de Metropolitan de New York se situent dans cette catégorie. Les maisons à fort volume lyrique sont principalement situées dans l’espace germanophone comme Vienne, Zurich, Dresde, Munich, ou dans de grandes métropoles comme New York, Londres ou Paris.

L’analyse des activités non lyriques est plus délicate. On voit bien apparaître de grandes maisons de ballets comme Londres Covent Garden ou l’Opéra National de Paris mais beaucoup de maisons d’opéra n’intègrent pas les troupes de ballets et ne comptabilisent pas les ballets dans leurs activités propres. C’est le cas au Metropolitan de New York par exemple. Les orchestres invités font fréquemment l’objet d’un traitement semblable.

Comparaison des environnements

Le facteur « potentiel d’offre lyrique » est d’autant plus élevé que la jauge physique du théâtre est grande, que la population locale est importante par rapport à l’offre de spectacles lyriques et que la tradition lyrique est récente. Dans le tableau ci-dessous, les maisons d’opéra sont classées en fonction des valeurs de ce facteur. A droite, on trouve les dix maisons présentant le score le plus élevé. Aucune n’est européenne. A gauche, ce sont les dix opéras ayant les scores les plus faibles. Toutes sont européennes avec une prépondérance des maisons de l’espace germanophone où l’offre lyrique est abondante, où les salles sont de petite taille et où la tradition lyrique est ancienne et fortement établie.

Comparaison des performances réalisées

Dans l’échantillon de maisons d’opéra, l’autonomie financière varie de 6 à 46 % alors que le taux de remplissage des salles va de 50 à 95 %. Les maisons « excellentes » comme les opéras de Chicago, l’Opéra National de Paris, le New York Metropolitan ou Covent Garden à Londres le sont sur les deux critères. Les moins performantes sont « problématiques » sur les deux critères. On pourrait citer l’Opéra d’Athènes, Leeds Opera North ou le Berlin Komische. Celles qui remplissent leur salle et qui sont cependant fortement dépendantes de financements externes comme la Monnaie de Bruxelles, l’Opéra de Lyon , l’Opéra d’Amsterdam ou celui d’Oslo pourraient être baptisées « attractives protégées ». Les « exposées entreprenantes » comme le New York City Opera, l’Opéra de Montréal, celui de Détroit ou le Grand Opéra de Genève assurent leur indépendance en dépit d’une attractivité locale insuffisante.

Tableau 2

Potentiel d’offre lyrique

Potentiel d’offre lyrique

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Des résultats normatifs

La matrice des corrélations entre variables construites conforte et enrichit les dix conjectures formulées sur la base des analyses portant sur les données brutes.

Les conjectures C1 et C2 ne sont que très partiellement supportées mais ce sont bien les petits théâtres qui accueillent les programmes les plus innovants. La notoriété des artistes invités, chefs d’orchestre, metteurs en scène et chanteurs solistes, est associée à une forte autonomie financière comme le suggérait C3 et à un bon taux de remplissage des salles comme indiqué par C4. La conjecture C5 est confirmée : un potentiel d’offre lyrique élevé est associé à un faible nombre de représentations par saison présentées dans des salles de grande capacité avec de faibles coûts par place vendue. D’autres relations apparaissent montrant que le potentiel d’offre lyrique est corrélé positivement avec les performances sur les deux critères retenus. La capacité d’accueil ou jauge physique exerce comme conjecturé en C9 un effet d’échelle sur le coût par place alors que l’autonomie financière dépend conjointement de la capacité de l’auditorium et de son taux de remplissage comme indiqué dans C10. Les conjectures C6, C7 et C8 ne sont pas confirmées par ces régressions simples. C6 et C8 ne font pas apparaître de relation significative et la production en réseau, objet de C7, n’est pas retenue parmi les variables construites.

Figure 3

Performances managériales des maisons d’opéra

Performances managériales des maisons d’opéra

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Une méthode d’analyse multivariée s’avérait nécessaire pour prendre en compte les diverses interactions entre variables. La méthode d’analyse de « chemin », ou path analysis, a été retenue et les analyses ont été faites à l’aide du package AMOS 7 Graphics. Cette méthode permet de tester par régression multiple les relations causales hypothétiques telles qu’exprimées dans un modèle théorique. Cette méthode offre, outre une grande commodité de manipulation précieuse dans une recherche exploratoire, la présentation des résultats sous la forme d’un réseau explicite de liens entre variables. Elle est menée en deux temps pour tenter d’expliquer successivement les deux critères de performance retenus : l’autonomie financière puis le taux d’occupation des salles.

Tableau 3

Matrice des corrélations entre variables

Matrice des corrélations entre variables

a Corrélation significative au niveau 0,01

b Corrélation significative au niveau 0,05

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L’autonomie financière

L’autonomie financière d’une maison d’opéra est définie par le rapport entre recettes de billetterie et budget total. Ramené à la place vendue, c’est aussi le rapport entre le prix moyen des places et le coût complet par place. Dans le modèle théorique de la figure 2, ces deux variables intermédiaires sont introduites de façon à distinguer les effets directs des politiques sur les performances de leurs effets indirects par l’intermédiaire des prix moyens ou des coûts complets par place.

L’estimation du modèle théorique a conduit à rejeter les variables non significatives au seuil de 0,05. C’est ainsi que le conformisme de la programmation et le PNB/tête ont été rejetés car sans effets significatifs, directs ou indirects par l’intermédiaire des prix de billet ou des coûts par place, sur l’autonomie financière.

La qualité de l’ajustement du modèle est satisfaisante avec un RMSEA inférieur à 0,001, un NFI de 0,985 et un CFI de 1,000. « Root Mean Square Error of Approximation » compare la qualité de l’estimation par rapport à celle du modèle saturé. Une valeur inférieure à 0,05 indique une bonne qualité d’ajustement. Le « Normed Fit Index » compare le modèle avec le modèle indépendant. Une valeur supérieure à 0,95 indique un bon ajustement. Le « Comparative Fit Index » est adapté aux petits échantillons. Une valeur supérieure à 0,95 indique un bon ajustement.

Sur la figure 4 sont représentées les variables significatives dans l’explication de l’autonomie financière ainsi que les relations entre ces variables caractérisées par des flèches. A chaque flèche correspondent une direction et un poids. La direction est fixée a priori. C’est le sens de la relation causale supposée entre variables. Le poids relatif de chaque variable sur la ou les variables situées en aval de celle-ci est donné par le coefficient standardisé de régression.

Figure 4

Explication de l'autonomie financière

Explication de l'autonomie financière

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Les variables déterminées hors modèle sont corrélées entre elles comme l’indiquent les flèches incurvées situées à gauche du diagramme. Les maisons ayant les plus forts volumes d’activités sont aussi celles qui invitent les artistes les plus réputés. Celles qui se situent dans un environnement à fort potentiel d’offre lyrique – jauge physique importante, faible offre lyrique locale et faible tradition lyrique – ont de faibles volumes d’activités lyriques.

L’autonomie financière est d’autant plus grande que le prix moyen des places est élevé et que le coût complet par place est faible. Ce résultat ne saurait surprendre puisqu’il correspond à la définition de l’autonomie financière. La réputation des artistes invités permet de fixer des prix de places élevés sans que cela n’engendre d’augmentation significative du coût par place. Le potentiel d’offre lyrique agit sur l’autonomie financière de trois façons : deux indirectes, une directe. Il favorise directement l’augmentation du prix des places. On peut supposer que cela est du à la faiblesse de l’offre ou à la faible intensité de la concurrence locale. Il tend à réduire les coûts complets par place du fait de jauges physiques importantes. Il agit enfin directement sans que cela puisse être statistiquement lié aux variables intermédiaires de prix et coût par place. Comme illustré sur le tableau 2, le potentiel d’offre lyrique différencie nettement les environnements nord américain, à potentiel d’offre lyrique élevé, et européen à faible potentiel. Il est permis de supposer que les opéras nord américains, moins protégés par les Etats et sans financements publics, consacrent plus de ressources et d’attention à l’obtention de contributions financières hors recettes de billetterie (Agid et Tarondeau, 2010, chapitre 6). Le volume des activités lyriques exerce un effet indirect sur l’autonomie financière. Une augmentation du volume des activités lyriques engendre une diminution des coûts par place et une augmentation de l’autonomie financière.

Les mêmes techniques sont utilisées pour estimer le modèle explicatif du taux d’occupation des salles. La qualité de l’ajustement du modèle est satisfaisante avec un RMSEA inférieur à 0,001, un NFI de 0,978 et un CFI de 1,000.

Dans le modèle de la figure 5, on observe des résultats paradoxaux. Alors que l’on pourrait supposer que des prix élevés rebutent une partie de l’audience et engendrent une baisse de taux d’occupation, le prix moyen des places n’est pas statistiquement significatif dans le modèle. De même, le conformisme de la programmation n’a pas d’effet significatif sur le taux de remplissage des salles. En revanche, la notoriété des artistes invités exerce une grande influence sur ce taux de remplissage indépendamment des prix de place et de la popularité des oeuvres. Le volume des activités lyrique qui contribue à améliorer l’autonomie financière tend à dégrader le taux d’occupation des salles. La multiplication du nombre de représentations lyriques engendre une diminution du taux moyen d’occupation des salles. Le potentiel d’offre lyrique exerce un effet indirect par l’intermédiaire des coûts par place.

Figure 5

Explication du taux d’occupation des salles

Explication du taux d’occupation des salles

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Le modèle global et les options stratégiques des maisons d’opéra

Les effets totaux des variables explicatives[3] des performances des maisons d’opéra sont présentés dans le tableau 4. On notera que le recours à des artistes de grande réputation a des effets positifs sur l’autonomie financière, sans exercer de pression significative sur les coûts, et améliore principalement le taux d’occupation des salles. Le volume des activités lyriques, nombre de représentations et de productions par saison, améliore légèrement l’autonomie financière mais dégrade le taux d’occupation des salles. Ce sont des conditions favorables d’environnement qui expliquent l’essentiel des performances des maisons d’opéra. Le potentiel d’offre lyrique fournit l’essentiel de l’explication de l’autonomie financière des maisons et participe à l’explication du taux d’occupation.

Tableau 4

Explication statistique des performances managériales

Explication statistique des performances managériales

n.s : Non-significatif à 0,05 %

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Une analyse complémentaire a été menée en utilisant les variables ayant participé à la construction du facteur « potentiel d’offre lyrique » plutôt que le facteur lui-même. Elle montre que la jauge physique fournit l’essentiel de l’explication de l’autonomie financière. Un environnement caractérisé par une forte tradition lyrique génèrerait des coûts élevés et une plus faible autonomie financière. La jauge physique contribue à accroître le taux d’occupation des salles qui est plus faible dans les environnements à forte tradition lyrique.

Ces résultats suggèrent des options stratégiques aux dirigeants des maisons d’opéra. A ceux des dirigeants qui peuvent entrevoir des stratégies de long terme, les tutelles publiques en Europe par exemple, ils suggèrent de créer des conditions d’environnement favorables par augmentation de la capacité d’accueil des salles tout en restructurant l’offre de spectacles lyriques par réduction du nombre des maisons, des salles et des représentations.

Pour ceux des dirigeants qui n’ont que des horizons à court ou moyen terme, les options stratégiques portent sur les choix artistiques – notoriété des artistes en particulier - et niveau des coûts.

Les choix de titres, qui forment semble-t-il l’essentiel des préoccupations des directeurs d’opéra, ne contribuent pas aux performances tant que la programmation ne s’écarte pas des standards communs à l’ensemble de la profession. Par contre, le recours à des artistes réputés et l’accroissement des prix de places qu’il autorise peuvent contribuer efficacement à augmenter l’autonomie financière des maisons et, surtout, à améliorer le taux d’occupation des salles.

A jauge physique constante, la réduction du coût complet par place vendu pourrait passer par une remise en cause des règles et standards hérités d’un lointain et prestigieux passé et par des politiques ouvertes et dynamiques : externalisation des ressources situées hors du coeur de l’activité, partage des coûts et des risques avec d’autres théâtres par mises en commun de ressources, coproductions, locations, tournées.

Discussion des résultats

Ces résultats font émerger d’apparents paradoxes. Le premier d’entre eux concerne la programmation. Tout directeur d’opéra considère le choix des oeuvres à présenter au public comme la première des décisions stratégiques qui lui incombent. Pourtant, les analyses statistiques montrent que ces choix n’ont pas d’effets significatifs, ni sur les variables intermédiaires de prix et coût par place, ni sur les critères de performance : autonomie financière et taux d’occupation des salles. Cela ne signifie nullement que toutes les oeuvres engendrent les mêmes niveaux de coût de production ou de représentation, ni qu’elles exercent toutes le même attrait sur le public. Mais sur l’ensemble d’une saison, toutes les maisons d’opéra présentent des programmes qui diffèrent peu en termes de répartition entre les oeuvres populaires – Rigoletto - et les oeuvres moins connus, entre les oeuvres contemporaines comme Faustus de Dusapin et celles des grandes périodes de création comme le 19ème siècle italien ou entre celles qui sont les plus coûteuses à produire comme la Guerre et la Paix et celles qui le sont moins comme la Traviata. Les données du site operabase montrent que 31 oeuvres seulement sur les 336 programmées au cours de la saison 2006-2007 représentent 50 % des spectacles lyriques proposés au public. Cette concentration sur un petit nombre d’oeuvres ou cet alignement sur les « standards » élimine ou atténue les stratégies de différenciation et occulte les éventuels effets de celles-ci sur les performances des opéras. Ce phénomène de concentration de l’offre (Pierce, 2000 ; Heilbrun, 2001) associé à la faiblesse de l’audience des oeuvres contemporaines mériterait d’être étudié dans sa dynamique.

Si la programmation n’a pas d’effets significatifs sur les performances, le choix des artistes invités exerce une influence déterminante sur le taux d’occupation des salles. Les artistes les plus réputés remplissent les salles sans engendrer, contrairement à des croyances répandues, d’augmentation significative de coût. L’attrait qu’ils exercent sur le public permet de pratiquer des prix plus élevés et d’améliorer également l’autonomie financière. En matière de communication, il semble que la mise en avant des distributions soit préférable à celle des titres retenus. Il semblerait, par ailleurs, que les coproductions qui ont pour but principal de partager des ressources et des coûts permettent également de faire appel à des artistes réputés, metteurs en scène en particulier, qui serait attirés par la multiplication des lieux de diffusion de leurs talents.

Deuxième paradoxe : le prix moyen des places n’a pas d’effet sur le taux d’occupation des salles. Là encore, il ne s’agit pas de nier les effets des politiques tarifaires des opéras pour attirer certains segments de public comme les jeunes ou les handicapés ou pour combattre les réticences envers des oeuvres méconnues ou contemporaines. Mais si ces politiques ont des effets sur un nombre limité d’oeuvres ou sur une frange très minoritaire de l’audience d’un opéra, elles ne présentent que peu de différences entre maisons sur l’ensemble d’une saison.

Troisième paradoxe : les auditoriums les plus grands sont les mieux remplis. Les plus grandes salles se trouvent en général dans des environnements à fort potentiel d’offre lyrique c’est-à-dire dans des zones où l’offre lyrique rapportée à l’audience potentielle est faible. On peut illustrer cela en comparant l’offre lyrique à Berlin et ses trois théâtres de 1 865, 1 270 et 1 396 places avec celle du Los Angeles Opera et ses 3 200 places. L’ensemble des maisons d’opéra berlinoises offre un ticket d’opéra pour cinq habitants de l’agglomération alors qu’à Los Angeles un ticket est proposé pour cinquante habitants. Ramené à l’audience potentielle, l’offre berlinoise est dix fois plus importante que celle de Los Angeles. Il n’est guère surprenant que le taux d’occupation du Los Angeles Opera, 0,94, soit supérieur au taux moyen pondéré d’occupation des opéras berlinois, 0,64. Le poids de l’histoire de l’opéra est ici à l’oeuvre. Dans les régions où l’opéra a connu ses développements les plus anciens et les plus glorieux, l’Allemagne en fait partie, la densité de l’offre lyrique est considérable et sa distribution se fait dans des théâtres de taille relativement petite qui font partie du patrimoine culturel. Au contraire, dans les régions du monde où l’art lyrique a été introduit récemment, la densité des maisons d’opéra est plus faible mais leur capacité d’accueil est plus grande et le nombre de représentations plus faible. Les salles sont mieux remplies.

Certains résultats échappent au paradoxe et sont parfaitement en ligne avec les théories existantes. Les économies d’échelle remplissent parfaitement leur rôle. Plus le volume de production est grand, plus les salles sont grandes et plus le coût total par place est faible. Les effets de la loi de Baumol (Baumol et Bowen, 1976) sont également observables. Selon cette loi, les institutions d’art vivant perdraient de leur autonomie financière avec le déclin de leur productivité relative. Si toutes les maisons d’opéra connaissent un déclin relatif de productivité, celles qui disposent de grandes salles ont, toutes choses égales par ailleurs, une meilleure productivité – ressources consommées par place vendue – que celles ayant des salles plus petites. De ce fait, leur autonomie financière devrait être plus élevée. C’est ce que confirment les analyses statistiques.

Les résultats font apparaître le poids considérable de l’histoire sur les structures et les stratégies des maisons d’opéra. Les « palais-patrimoine » illustrent cet ancrage dans la tradition ou dans le culte d’un passé glorieux qui caractérisent nombre de maisons d’opéra dans les régions de longue tradition. En cas de destruction, ils sont reconstruits à l’identique comme à Berlin ou à Venise. En cas de rénovation, on en conserve les façades et les contraintes d’espace et de capacité, comme à l’Opéra de Lyon. L’architecture s’affiche comme le lien indissoluble entre passé et présent, comme le symbole de l’impossible adaptation au présent. Le palais-patrimoine pérennise la jauge physique ou capacité de l’auditorium dont on a vu l’influence déterminante qu’elle exerce sur les performances économiques des maisons d’opéra. Le luxe et les dorures de ces théâtres lyriques rappellent les origines royales ou princières de cet art élitiste qu’on ne saurait comparer aux arts populaires d’aujourd’hui. Il ne faut, en effet, pas oublier la dimension sociologique de cette architecture. On peut lire dans l’introduction du rapport Bloch-Lainé sur l’Opéra de Paris (1977) : « Garnier a construit une grande scène pour une salle relativement petite, au milieu de vastes foyers destinés aux mondanités. L’aspect mondain des spectacles a dominé longtemps…le grand public ne s’y est jamais senti chez lui… ». La disposition de la salle à l’italienne concrétise les structures hiérarchisées de la société (Bianconi et Pestelli, 1987). La disposition en fer à cheval permet aux spectateurs d’être vus autant que de voir. Mais elle permet aussi de rapprocher le public de la scène pour mieux sentir les pulsions de l’orchestre et le souffle des chanteurs. Agrandir la salle, ce serait rompre avec ce facteur de sensibilité et d’émotion.

La tradition lyrique, telle qu’opérationnalisée dans cette recherche, c’est l’ancienneté et l’ancrage de l’art lyrique dans l’environnement. Il est permis de se demander comment cette « tradition » pèse sur les performances des maisons ou compagnies d’opéra. Trois explications sont envisageables : la surcapacité de production, le respect de règles et standards hérités du passé et le culte de la magnificence.

La densité de l’offre lyrique est plus forte là où l’opéra est plus ancien et mieux ancré dans la société. Il en résulte une forte intensité de la concurrence qui limite les recettes de billetterie alors qu’une offre pléthorique pèse sur le taux d’occupation des salles.

Le poids de la tradition lyrique se manifeste également par le respect de règles et standards hérités du passé. Tous les aspects du spectacle lyrique sont concernés depuis la salle, dont on a vu l’importance du nombre de places offertes sur les performances des compagnies d’opéra, jusqu’à l’organisation en passant par les décors, costumes et accessoires.

Dans les régions de forte tradition lyrique, la spécialisation des théâtres lyriques est inscrite dans l’architecture de la scène, du plateau et de la fosse. Il serait contraire à la tradition de produire des opéras dans d’autres lieux et incommode et dispendieux de produire d’autres spectacles dans de telles maisons. Ces théâtres représentant des coûts fixes élevés, il faut donc répartir ces coûts sur un grand nombre de représentations lyriques par saison. La spécialisation des salles pourrait expliquer la surabondance de l’offre lyrique mentionnée précédemment. Au contraire, lorsque le passé est moins contraignant, on conçoit de nouveaux théâtres plurifonctionnels où l’opéra alterne avec le théâtre parlé, l’opérette, la musique et la danse. C’est ce que l’on observe de façon quasi systématique en Amérique du Nord où les compagnies d’opéra ne supportent pas l’ensemble des coûts d’un théâtre spécialisé mais les partagent avec d’autres compagnies d’art vivant.

L’explication par la spécialisation, là où la tradition lyrique est forte, peut être étendue à la plupart des ressources mobilisées par une maison d’opéra : choeur, ballet, orchestre et multiples « métiers » techniques. Pour respecter la tradition et la conserver vivante, la maison d’opéra s’assure le contrôle de toutes les ressources et compétences nécessaires aux spectacles. Au contraire, les compagnies moins soumises à la tradition n’intègrent qu’une partie des ressources et compétences dont elles ont besoin et acquièrent les compléments sur le marché. C’est ainsi que le Los Angeles Opera ne dispose pas de son propre orchestre mais recrute des musiciens locaux occasionnels en fonction des besoins. Le fort degré d’intégration verticale des opéras soumis à la tradition implique des coûts fixes de personnels permanents élevés et, par conséquent, de forts volumes de production.

L’opéra entretient une tradition de somptuosité qui ne s’est pas démentie depuis les temps anciens où il célébrait la gloire des princes et des rois. Respecter la tradition consiste à maintenir vivante la tradition d’artisanat d’art et de luxe, choisir les matériaux les plus nobles, préférer les techniques anciennes accumulées au cours de l’histoire, en un mot : éblouir sans compter. Dans une société où la productivité a explosé en entraînant une augmentation parallèle du coût du travail, la tradition artisanale qui est maintenue à l’opéra engendre des coûts qui pourraient devenir insupportables pour le public ou pour les parties prenantes externes.

L’autonomie financière telle que mesurée dans cette recherche ne distingue pas les différentes sources de financements complémentaires, en particulier l’origine publique ou privée de ceux-ci. Mais on observe que les maisons les moins performantes sont celles où la tradition lyrique est la plus forte, c’est-à-dire les maisons européennes où le financement public des activités culturelles est le plus élevé. La politique culturelle des Etats ou des collectivités pourrait expliquer ces résultats. Dans le triptyque : conservation, création, divertissement, les collectivités pourraient privilégier les deux premiers termes et conditionner leurs apports financiers aux deux fonctions clés que sont l’opéra musée et l’opéra laboratoire. Au contraire, dans les régions de faible tradition lyrique où les financements publics sont faibles ou inexistants, c’est la fonction d’opéra spectacle qui prime et la limitation des risques financiers conduit à des programmations plutôt conservatrices (Pierce, 2000 ; Heilbrun, 2001) et au recours au vedettariat.

Conclusion

A l’issue de cette recherche, une conclusion s’impose avec force : les performances des maisons d’opéra sont essentiellement déterminées par l’histoire et la géographie. Schématiquement, on pourrait classer les maisons d’opéra en deux groupes qui correspondraient à deux grandes vagues de développement. La première vague apparaîtrait en Europe au début du 17ème siècle, en Italie, puis en Allemagne et Autriche, avant de couvrir toute l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, d’atteindre son apogée au 19ème siècle avant de régresser lentement en s’enfermant dans les recettes et traditions qui avaient contribué à ses succès passés. La seconde fut sans doute nourrie par les succès européens de l’art lyrique. Elle se lève vers la fin du 19ème siècle aux Etats-Unis et s’étend progressivement au reste du monde sans s’encombrer des contraintes héritées du passé. La première vague a laissé des maisons dotées d’un riche patrimoine architectural, de savoir faire et d’expériences accumulés. Dans la seconde vague apparaissent des compagnies d’art lyrique qui s’adaptent aux conditions économiques et culturelles de leur époque. Les deux groupes de maisons partagent une seule ressource : un répertoire qui évolue peu et se limite à quelques dizaines d’oeuvres couramment présentées au public. Les maisons d’opéra qui ont une histoire de plusieurs siècles et qui remplissent une mission de conservation de patrimoine culturel affichent des performances médiocres sur l’un ou l’autre des critères de performance retenus, voire sur les deux. Les plus jeunes, le plus souvent créées au siècle dernier, sont généralement en meilleure posture sur les deux critères.

Cette conclusion peut sembler paradoxale. Dire que les plus anciennes et les plus expérimentées des maisons d’opéras sont les moins performantes est contraire aux effets présumés de l’apprentissage. La longue histoire serait plutôt facteur de blocage et de relatif échec. Pourtant, innovation et discontinuité s’imposent dans le secteur culturel comme ailleurs. La fonction de conservation d’un patrimoine que toutes les institutions culturelles revendiquent à juste titre devrait laisser plus de place aux créations et aux ruptures qu’il s’agisse des oeuvres ou de leurs modes de présentation au public.

Quelles conséquences pour les dirigeants des maisons d’opéras ? S’inspirer des plus performantes d’entre elles, c’est remettre en cause les traditions laissées par l’histoire : produire moins, coproduire, agrandir les auditoriums, réduire les coûts en renonçant au luxe ostentatoire et en flexibilisant les organisations. C’est également rompre avec des traditions politiques qui placent la culture en dehors des marchés et sous la tutelle des pouvoirs publics. Ces questions ne s’appliquent pas aux seuls opéras mais concernent toutes les institutions culturelles qui gèrent des patrimoines hérités du passé.