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Depuis 2006 (avec la LOLF[2]), puis 2007 (avec la LRU[3]), les universités françaises se trouvent au centre de changements paradigmatiques radicaux en matière de gestion publique (Vinokur, 2005). Initiés au niveau européen par le processus de Bologne (1998-1999) et la stratégie de Lisbonne (2000), ces changements officialisent une mise en concurrence déjà latente des établissements universitaires (Bruno, 2008).

Après 7 à 8 ans de mise en oeuvre de gestion par les résultats (Mazouz, 2012) dans les universités françaises, il est possible de tirer des premières analyses. Des écarts entre les finalités officielles des mesures de la performance et les pratiques réelles sont maintenant assez nettement identifiables. Leurs analyses nous offrent l’opportunité de mesurer le chemin à parcourir entre l’adoption de l’innovation managériale et son institutionnalisation qui passe par une focalisation plus grande sur ses modalités de mise en oeuvre (Walker et al, 2010).

Le management par la performance dans les universités a provoqué des changements organisationnels qui portent à la fois sur les orientations stratégiques, les modes d’organisation, les représentations et les usages structurant leurs actions (Nioche, 2015). Ils sont générateurs, d’une part, de déviances volontaires par l’instauration de valeurs orientées vers des résultats jugés plus efficaces et, d’autre part, des déviances involontaires définies par l’interprétation et l’appropriation des innovations managériales par les agents (Carassus et al, 2012).

Ces déviances organisationnelles peuvent être le résultat de tensions de gouvernance qui souvent naissent de nombreuses injonctions paradoxales. La confrontation des impératifs sociaux et sociétaux de l’action publique avec son utilitarisme ou sa rentabilité, la qualité des missions de services publics et la rationalisation des moyens pour mener ces missions, l’objectif de professionnalisation des études universitaires et l’obligation de reconnaissance pédagogique et scientifique des établissements, l’impératif d’autonomie des universités et la volonté de maintenir une égalité d’accès et de traitement des étudiants sur tout le territoire sont quelques exemples d’injonctions paradoxales qui accompagnent la mise en oeuvre de la gestion par résultats dans les universités et qui laissent se développer des tensions autour des instruments et des formes de gouvernance.

La déviance organisationnelle est définie dans la littérature relative au management public comme le détournement ou la distorsion volontaire ou involontaire du sens des réformes en vue de rendre efficaces/efficientes les organisations de la sphère publique (Mazouz et al., 2012).

Pour illustrer ces déviances, dans les universités françaises, nous observons des simplifications des outils de gestion qui se manifestent par une réduction progressive du nombre de critères de gestion retenus par ces outils (Dupuy, 2003) afin de les rendre plus opérationnels (Pike, 1996; Gibert, 2008) ou plus adaptés à la stratégie (Berry, 1985, Moisdon, 1997). Dès sa conception, un outil de gestion est une simplification du réel liée aux limites des capacités cognitives de l’être humain (Hatchuel et Weil, 1992). Les simplifications de l’outil intervenant par la suite, lors de sa phase d’appropriation, sont le résultat d’un processus interprétatif et de construction de sens (Grimand, 2006) spécifique à chaque catégorie d’organisation.

De quelles manières ces dernières simplifications nous informent-elles sur les formes d’appropriation des outils de gestion publique ?

Le cadre d’analyse de la théorie de l’appropriation (de Vaujany et Grimand, op.cit.) identifie trois valeurs d’appropriation des outils de gestion (valeur-caution, valeur-assimilation et valeur-usage). En étudiant les articulations entre ces valeurs à travers les déviances constatées dans le contexte universitaire, notre objectif de recherche vise à décrire les formes dynamiques d’appropriation des outils de gestion publique.

Pour cela nous approchons le contenu des simplifications des indicateurs afin de les caractériser plus à partir des éléments qui les provoquent, à savoir les tensions de gouvernance publique, qu’à travers leurs effets sur le management qui ont été largement étudiés dans la littérature (Pollitt et Dan, 2011). L’étude des simplifications par ces tensions constitue à nos yeux un mode approprié de mise en évidence de la dynamique d’appropriation car elle relie des problèmes (les tensions de gouvernance) avec des solutions conçues ou construites par les acteurs publics (les simplifications) (Halpern et al, 2014). A travers l’exemple du pilotage de la performance publique dans les universités françaises, notre contribution vise à analyser la dynamique de ces trois valeurs d’appropriation en justifiant et caractérisant l’apparition de simplifications des outils de gestion autour de ces valeurs.

L’outil de gestion est caractérisé par son utilité et sa fonctionnalité. Son instrumentation provient de pratiques (Kaplan, 1998) de modes de pensée, de compétences, de normes ou de valeurs (Aggeri et Labattut 2010; Meysonnier 2012) qui structurent l’appropriation des outils de gestion. Les instruments de gestion peuvent être définis comme des artefacts objectif (matériel ou informationnel) et subjectif (mental, schème d’action) (Lorino, 2007), ce qui génère des formes d’appropriation de ces instruments également objective et subjective. Pour Rabardel (1999) cité par Lorino (2002), l’artefact désigne de façon neutre toute chose finalisée d’origine humaine, matérielle ou symbolique. En matière de gestion, l’artefact pourra prendre la forme d’un outil de gestion qui lui confère potentiellement « le statut d’instrument lorsqu’il devient moyen d’action pour le sujet ». Dans la pratique, les utilisateurs vont investir cet artefact de nouveaux usages plus complexes dans leurs contenus (ibid.) que nous cherchons à mettre en évidence à travers les simplifications des indicateurs de performance universitaire et les tensions de gouvernance qui les génèrent.

Nous faisons l’hypothèse que la connaissance de ces simplifications peut être contenue dans la substance de ces tensions de gouvernance et constitue un élément de compréhension des processus d’appropriation des outils de gestion publique (Mazouz et al, 2012).

Afin de décrire et tester cette hypothèse, nous avons structuré notre article de la manière suivante.

Dans un premier temps, par un retour sur la littérature relative aux effets du NPM et à ses déviances organisationnelles, nous montrons en quoi la théorie de l’appropriation (de Vaujany et Grimand, op.cit.) permet de mieux circonscrire la dynamique d’appropriation des outils de gestion publique. Dans un deuxième temps, à travers une étude empirique portant sur l’appropriation des indicateurs de performance dans les universités françaises, nos premiers résultats permettent de distinguer différents niveaux dynamiques d’appropriation.

Le New Public Management et les déviances organisationnelles dans la littérature

Carassus et al. (op.cit.) parlent de déviances organisationnelles pour décrire des phénomènes de changement dans les organisations publiques qui se manifestent de manière volontaire ou involontaire. Dans les universités françaises, l’apparition de nouvelles normes de gestion publique (telles que la multiplication des publications scientifiques ou la focalisation sur l’insertion professionnelle des étudiants) peuvent être classées par les concepteurs des réformes parmi les déviances positives (Spreitzer et Sonensheim, 2004) car elles vont dans le sens des changements que ceux-ci souhaitent initier. Des comportements plus attentistes, opportunistes, immobilistes (Coplin et al, 2002), ou encore défiants à l’égard du concept de performance sont assimilables à des déviances négatives qui importunent les ambitions réformistes mais qui, en termes scientifiques, en disent long sur les tensions qui traversent les universités. Ceci les rapprochent conceptuellement des conséquences imprévues (unintended consequences) qui dans la littérature s’expriment surtout sous la forme de détournements, en général « négatifs » sur le plan organisationnel c’est-à-dire au désavantage de l’organisation (Adcroft et Willis, 2005; Van Thiel, et Leeuw, 2002).

Le concept de déviance organisationnelle (Carassus et al, op.cit.; Mazouz et al., op.cit.) en management public que nous mobilisons ici n’effectue pas de distinction positive/négative de la déviance mais s’intéresse plus à son caractère volontariste. Dans le cas de notre objet de recherche relatif à la description du processus d’appropriation des indicateurs de performance, ce concept offre l’opportunité de se concentrer sur la dynamique de ce processus impulsé notamment par le volontarisme plus ou moins explicite des simplifications des indicateurs de la performance. Le caractère positif ou négatif de la déviance ne relatant pas totalement le dynamisme de ce processus.

Comme le suggère un certain nombre d’analyses sur les conséquences du NPM (Pollitt et Dan, op.cit.; Bejerot, et Hasselbladh, 2013, Lindberg et al., 2015), les dimensions et niveaux du management public impactés par l’introduction de nouveaux outils de gestion restent encore peu étudiées.

A travers la littérature, Il est possible de recenser au moins quatre types de conséquences du NPM en matière de management public (tableau 1). Sur l’organisation en elle-même et la manière de l’appréhender, sur son environnement et les nouveaux rôles attribués aux acteurs, sur les hommes et leurs manières d’être ou d’agir dans l’organisation et sur les modes de management et leurs conséquences instrumentales (tableau 1).

En matière de conséquences du NPM sur l’organisation (tableau 1), il apparait que les déviances sont construites par les acteurs souvent en réaction à la peur ou aux incertitudes engendrées par de nouvelles règles ou de nouvelles normes de gestion (Pesqueux et Triboulois, 2004). La transgression des règles ou leur adaptation sont souvent les formes de réaction les plus classiques d’autant plus quand un travail d’explication n’est que très rarement mis en place (Carassus et al, op.cit.). Ces déviances organisationnelles à l’Université prennent souvent la suite des démobilisations organisationnelles (Rusaw, 2007) qui constituaient, jusqu’alors, des formes de réaction revendicatrices et symboliques du militantisme universitaire.

Pollitt et Dan (op.cit.) montrent dans une méta-analyse de 520 articles portant sur les effets du NPM en Europe que ces derniers sont pour le moins paradoxaux dans la mesure où s’ils sont connus, les raisons de leurs apparitions sont beaucoup moins analysées. Bejerot et Hasselbladh (2013) précisent que les études internationales sur le NPM souffrent d’un manque d’informations sur les niveaux et dimensions du management public qui sont influencés par les nouvelles pratiques, discours et logiques.

Lindberg et al. (2015) suggèrent de se focaliser sur les processus et activités plutôt que sur les résultats pour analyser les véritables dimensions du management public impactées par le NPM.

Goldfinch et Wallis (2010) abondent dans le même sens en constatant d’une part, une remarquable résilience des institutions existantes face aux effets des programmes du NPM et du post NPM. Ce qui fait naître, d’autre part, une grande diversité de systèmes de gestion publique dans lesquels se mêlent des outils de gestion anciens et nouveaux sur lesquels cette résilience n’est pas sans effet (ibid.). Ces travaux semblent vouloir démontrer que la convergence et la structuration précise du NPM et du post NPM semblent très exagérés (ibid.) ce qui impose sans doute au chercheur en management public de mieux appréhender ces connexions.

Les conséquences du NPM sur l’environnement interne et externe des organisations publiques sont illustrées par un certain nombre de travaux récents qui ont ouvert un programme de recherche très fécond sur les lieux de production des instruments de gestion notamment dans le domaine universitaire (tableau 1). A travers la mobilisation du cadre de l’économie de la grandeur (Boltanski et Chiapiello, 1991), Eyraud et al. (2011) mettent en évidence les liens étroits existants entre les nouveaux indicateurs du NPM développés dans l’enseignement supérieur et des valeurs marchandes et industrielles (cité marchande et industrielle). Ceci leur permet de mettre en avant deux niveaux de production d’indicateurs (politique et technocratique) où les valeurs citées précédemment semblent avoir pris une place essentielle. Avec les mêmes ambitions programmatiques, Gastaldi et Lanciano-Morandat (2011) délimitent les lieux de production des indicateurs de manière plus spatiale, à travers les évaluations nationales des universités par les pairs (H.C.E.R.E.S., D.G.E.S.I.P.) et les classements internationaux indépendants (T.H.S., Shanghai). Lodge et Gill (2011) en concluent qu’au final nous assistons plus à l’émergence de modèles « désordonnés » de gestion publique qu’a l’apparition d’une nouvelle ère de la réforme administrative. Ce qui suppose la poursuite de conceptions traditionnelles complétées par des ajustements d’ordre « politique » retranscrits notamment dans les indicateurs de performance (tableau 1).

De leur côté, les travaux issus des théories du changement qui s’intéressent à l’impact de l’environnement institutionnel sur le changement dans les organisations présentent des résultats assez peu convergents. Certains de ces travaux concluent que les environnements très institutionnalisés, comme ceux des universités, sont plus propices à des changements (Beckert, 1999). D’autres travaux (Fligstein, 1997; Phillips et al., 2000) démontrent l’exact contraire. Dans la conduite du changement, les approches néo-institutionnalistes insistent plus, soit, sur le rôle des acteurs internes notamment dans le cas spécifique des fusions d’université (Musselin et Dif-Pradalier, 2014), soit, sur celui des acteurs externes (les organismes de certification) (Turc et Guenoun, 2009). Enfin, les approches interactionnistes perçoivent l’intervention et le soutien politiques comme essentiels à la construction des interactions entre outils et acteurs (Rocher, 2008).

La richesse de ces travaux confère à l’appropriation des outils de gestion un pouvoir explicatif de leurs faibles convergences. Par bien des aspects et notamment quand elle se concrétise, comme dans notre cas par des simplifications instrumentales, l’étude de l’appropriation des outils de gestion peut en effet permettre de justifier les différents niveaux de changement déjà observés dans la littérature en mettant en exergue les relations qui les animent.

Concernant les conséquences du NPM sur les hommes et leurs comportements (tableau 1), Walker et al (op.cit.) décrivent l’innovation instrumentale comme un des facteurs explicatifs des blocages ou des déviances négatives apparaissant dans les administrations publiques car elle concentre en elle un grand nombre de symboles ou de mythes qui bouleversent les représentations des acteurs publics. Carassus et al. (op.cit.) ont mis à jour des déviances positives planifiées qui génèrent un surcroît d’investissement et de travail mais qui paradoxalement engendrent l’acceptation voire l’adhésion des agents publics. Ils constatent aussi l’apparition de déviances « émergentes » qui dépassent celles qui ont été planifiées dans l’investissement personnel des agents publics notamment ceux d’encadrement (Carassus et Gardey, 2010). Ces analyses s’inscrivent dans la continuité de celles de Chandler et al. (2002) qui, en examinant l’enseignement supérieur en Angleterre ont établi l’existence de trois types d’effets du NPM sur les relations de travail dans le secteur public : la culpabilisation, le stress et la perte d’autonomie des acteurs. Une médiation étant encore possible dans les universités par la défense de la collégialité (ibid.) qui constitue une forme de résilience à prendre en compte dans les processus d’appropriation des instruments de pilotage.

Les présidents d’université sont aussi des traducteurs (Callon, 1996) pour l’ensemble des acteurs universitaires dans la mesure où ils se doivent d’adapter la démarche de changement au contexte (Carassus et Gardey, op.cit.) ce qui les amène consciemment ou inconsciemment à développer des formes d’appropriation déviantes des outils de gestion. Ces appropriations déviantes sont plus destinées à éviter les blocages rédhibitoires qu’à réellement modifier le cours des réformes. Elles se concrétisent par une réduction de la complexité que porte en elle la mise en oeuvre d’un nouvel outillage de gestion. L’évaluation de la performance à l’Université et ses indicateurs sont, à ce titre, très révélateurs d’une complexification objective et subjective du pilotage de l’organisation que les managers ont tendance à simplifier à la fois dans leurs représentations et dans leurs pratiques de gestion.

Comme évoqué plus haut, l’étude de l’appropriation des outils de gestion permet de compléter l’analyse de la gestion du changement dans les universités. En effet, les simplifications décrivent les changements provoqués sur les indicateurs de performance par les actions mutuelles des dirigeants et personnels universitaires ce que permet assez peu les indicateurs prescrits par la tutelle ministérielle (Grenier et Zeller, 2014).

Enfin, en ce qui concerne les dispositifs de management, de nombreux travaux décrivent les attitudes et déviances observées face à l’introduction des outils du NPM (tableau 1). En effet, les notions de performance ou d’efficacité, entrant en contradiction avec les valeurs fondamentales du service public (Bartoli, 2009) et de la culture bureaucratique (Mazouz, op.cit.), ont provoqué des réflexes de réduction de la complexité générée par ces nouveaux principes. Plus qu’un refus du changement, cette forme de réaction s’est développée par des déviances jugées négatives (Pesqueux et Triboulois, op.cit.) mais qui, à notre sens, décrivent la volonté des acteurs universitaires à participer à la construction de leur propre système de gestion et de pilotage.

L’appropriation des outils de gestion n’est pas systématique et in extenso (Roger, 1995). A l’Université, elle intervient face à un système de représentations très développé et en mesure de déconstruire ou reconstruire le sens et l’usage des outils de management prescrits (Alter, 2000). Confronté à des changements réguliers de système ou de procédures de gestion, à des discours ou des valeurs parfois contradictoires, ou encore, à des innovations de gestion éphémères, les acteurs universitaires ont tendance à privilégier soit la circonspection, l’attente passive ou encore la déviation simplificatrice pour faire face à des changements présentant un certain nombre d’incohérences avec leurs valeurs professionnelles ou celles du service aux usagers.

Siltala, (2013) voit dans les réformes du NPM une focalisation sur les ressources et les moyens qui a favorisé l’apparition d’outils d’audit financier et de réduction des coûts dans des mises en scène qu’il qualifie de théâtrales. Ceci a pour conséquence de réduire la créativité et l’autonomie professionnelle des agents.

Hood et Dixon (2013) complètent cette approche critique des conséquences du NPM en démontrant, à travers une étude sur le gouvernement central au Royaume Uni, que peu de réductions réelles de coûts ont été observées dans la période d’application intensive du NPM au milieu des années 1980 et début des années 1990, alors que ces réformes se concentraient sur trois ensembles d’indicateurs : les coûts des services, les coûts de collecte de l’impôt, et l’exécution de la masse salariale.

Dans les universités, les réformes comptables (LOLF) puis gestionnaires (LRU) ont que très rarement permis aux acteurs de prendre la mesure des nouvelles valeurs managériales que ces réformes revêtaient, ce qui a pu créer des réticences ou un repli sur des valeurs essentielles voire minimalistes.

Carassus et al (op.cit.) identifient trois explications essentielles à l’apparition de ces déviances : des conflits de contexte, de spécificités des organisations et un manque d’information des acteurs. Ils en proposent une gestion passant par le pilotage managérial et l’accompagnement méthodologique du changement. Dans le prolongement de ces recherches, il nous semble également important d’identifier le plus justement possible l’origine de ces déviances qui naissent souvent de tensions de gouvernance publique repérables dans les usages ou les pratiques de gestion.

Dans cette perspective, Mazouz et Tardif (2010) recensent quatre niveaux d’étude des tensions de gouvernance publique qui portent sur les institutions, l’organisation, le cadre de gestion, et les outils de gestion à proprement parler.

L’étude de ces tensions de gouvernance s’est tout d’abord concentrée sur celles relatives à l’éthique dans l’accomplissement des services publics (Bartoli et al, 2012a; Chomienne et al., 2012).

Pour Esptein et Manzoni (2006), les managers, dans leurs pratiques et leurs perceptions, intègrent une partie significative des tensions que pourraient provoquer de nouveaux indicateurs soit parce que ces derniers peuvent menacer leurs pouvoirs soit parce qu’ils peuvent remettre en cause la bonne exécution du service public en ne tenant pas compte de la multiplicité des rationalités à l’oeuvre dans les universités

A l’Université, comme dans probablement d’autres institutions publiques, ces tensions se formalisent à travers des simplifications des outils de gestion ou de pilotage dont il est difficile d’évaluer le caractère volontariste. Il nous paraît également difficile d’être catégorique sur le caractère positif ou négatif de cette forme de déviance dans la mesure où elle peut être assimilée à un acte de management (de la complexité) plus qu’à une véritable défiance vis-à-vis de la démarche de changement ou de la réforme. Nous préférons insister sur les raisons de leurs apparitions qui tiennent souvent à leurs capacités à faire disparaître ou à gérer des tensions de gouvernance. En effet, leurs interventions dans un domaine managérial ne permettent pas de se prononcer facilement sur leur efficacité dans le temps comme dans l’espace. Il est sans doute préférable de décrire leurs contenus plutôt que d’insister sur leur caractère déviant dans la mesure où l’outil de gestion est intrinsèquement déviant (Lorino, op.cit.).

Pour Lorino (ibid.), l’outil de gestion (ici l’indicateur de performance) est un artefact et il est complété par un schème d’action qui va prendre les traits d’un instrument (artefact + schème) présentant une double nature objective et subjective. En étudiant les simplifications des indicateurs de performance universitaire nous les positionnons au point de rencontre de l’outil (artefact) et du schème d’action afin de signifier que cette confrontation n’est pas neutre en matière de management public. Les simplifications, comme avant elles les tensions, sont les produits de l’outil en tant qu’artefact et de sa mise en oeuvre à travers divers schèmes d’action que constituent sa conception, sa représentation et son usage (De Vaujany, 2005).

Pour des raisons tenant souvent à la déconnexion des temps politiques et managériaux, les réformes managériales à l’Université se sont concentrées en France sur l’instrumentalisation de gestion destinée à outiller les agents publics en vue de l’amélioration des résultats (Mazouz et Leclerc, 2008). Ceci attribue aux outils de gestion tels que les indicateurs de performance une place fondamentale dans les démarches de changement à l’Université. En effet, ces outils et la manière dont ils sont appropriés concentrent une grande part des réticences ou des tensions caractéristiques du monde universitaire.

Tableau 1

Les conséquences du NPM dans la littérature

Les conséquences du NPM dans la littérature
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De nombreux chercheurs ont décrit précisément les manières dont ces nouveaux outils ou pratiques de gestion se sont diffusées dans les administrations publiques (Aggeri, et Labatut, op.cit.; Régis, 2010; de Vaujany 2005 et 2011, Pollitt, 2013). Par contre, à notre connaissance, très peu de travaux se sont focalisés sur le contenu des processus d’appropriation de ces outils ainsi que sur les déviances qui les provoquent.

Le rapprochement de l’approche artéfactuelle (Lorino, op.cit.) avec la théorie de l’appropriation (de Vaujany et Grimand, op.cit., de Vaujany, 2005) constitue une approche complémentaire aux travaux sur l’instrumentation publique (Lascoumes et Le Galès, 2005; Dreveton et al. 2012, Boitier et Rivière, 2013, Lascoumes et Simard, 2011, Lascoumes et Le Galès, 2012) qui se focalise moins sur la conception des outils ou sur leurs conséquences et plus sur le processus dynamique d’appropriation dans lequel s’inscrivent les simplifications observées.

Le cadre conceptuel de la théorie de l’appropriation

Grimand, (2006) et de Vaujany (2005) opposent, aux modèles rationalistes, des modèles qui s’intéressent aux capacités réflexives des acteurs. Le gestionnaire est un agent réflexif qui cherche essentiellement à maintenir un équilibre dans ses schèmes socio-cognitifs (plutôt qu’à augmenter sa rationalité). De Vaujany (ibid.) concentre son attention sur les modes d’appropriation des outils de gestion en tant que « processus de régulations individuelle ou collective qui s’inscrit dans la durée ». Pour cela, il distingue trois formes d’appropriation (valeur-caution, valeur d’assimilation et valeur « à l’usage ») reposant sur trois propriétés (institutionnelle, structurelle et agentielle ou managériale) caractéristiques des liens entre action et structure.

FIGURE 1

Simplifications de la performance et tensions artéfactuelles

Simplifications de la performance et tensions artéfactuelles
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Ces travaux portant sur l’appropriation des outils de gestion insistent sur la nécessité de prendre en compte la complexité des situations d’interprétation des acteurs lors de la mise en oeuvre d’un outil. Ils soutiennent qu’il ne suffit plus de s’intéresser à « l’adoption » des outils (en tant que processus de décision) mais à leur « appropriation » pour notamment mesurer les écarts constatés entre l’usage prévu d’un outil et, son utilisation effective (ibid.). L’usage devient central dans la démarche de compréhension de l’appropriation des outils par les acteurs car l’usage prévu va se trouver rejeté, modifié et simplifié ou approuvé par l’utilisateur (ibid.).

Ces approches rejoignent celles de Moisdon (op.cit.) qui met en avant le « caractère irréaliste des hypothèses de rationalité intégrées dans les outils de gestion » par rapport aux spécificités des rationalités locales observables dans les interactions organisationnelles. C’est autour de ces insuffisances des outils de gestion que les acteurs vont construire des usages parfois conformes, parfois déviants, le plus souvent simplifiés, notamment dans les organisations complexes (de Vaujany, op.cit.).

Nous rapprochons les trois formes d’appropriation successives (valeur-caution, valeur d’assimilation et valeur « à l’usage ») définies par de Vaujany et Grimand (op.cit.) des simplifications des modes d’évaluation de la performance publique observées dans les universités françaises (figure 1).

Après sa phase d’étude et de conception, l’outil est approprié par les acteurs qui l’interprètent, l’adaptent, le déforment ou le reforment à partir de leurs propres représentations de la performance. Puis ces mêmes acteurs se réapproprient l’outil reconstruit à partir de son usage. Ces phases d’appropriation sont le résultat de l’apparition de tensions de gouvernance publique que les gestionnaires publics vont intégrer et gérer à la fois dans leurs représentations et leurs pratiques (figure 1).

Des tensions de gouvernance institutionnelles (figure 1) se manifestent d’abord par des changements radicaux des valeurs et des croyances collectives portées par les institutions publiques.

Parallèlement ou de manière diachronique, des tensions organisationnelles se manifestent de manière plus conjoncturelle et affectent surtout le partage du pouvoir et les formes de coordination de l’action publique.

Les tensions managériales apparaissent en réponse à des changements initiés au niveau des procédures et cadres de gestion de l’action publique. La gestion par résultats, activée par les réformes récentes et se substituant à la gestion des finalités et des moyens de l’action publique (Mazouz., 2012), représente un de ces changements dont les incidences s’exercent structurellement sur la manière dont les innovations managériales vont être utilisées voire réappropriées par les acteurs (de Vaujany et Grimand, op.cit.).

Enfin, les tensions artéfactuelles concentrent les conséquences instrumentales des tensions précédentes. Elles sont décrites comme des incompatibilités évidentes entre les outils de gestion effectivement utilisés et le cadre de gestion prescrit (Mazouz et al, op.cit.). Elles naissent des zones de contacts entre les nouveaux outils de gestion et les valeurs, les structures ou le management et se manifestent par des adaptations, des rejets ou encore des détournements instrumentaux (figure 1).

Méthodologie

Sur le plan méthodologique, dans un premier temps, nous avons mené une première analyse des indicateurs de performance prescrits par l’H.C.E.R.E.S.[4] et la D.G.E.S.I.P.[5] lors de leurs évaluations afin de mesurer de quelles manières ces instruments simplifient les contours de la performance universitaire et quelles formes de tensions elles semblent vouloir gérer sur le plan institutionnel.

Dans un deuxième temps, à partir des données extraites d’une enquête menée auprès des présidents d’université de quatre-vingt-cinq universités françaises (taux de réponse de 48 %), nous portons notre attention sur les simplifications des indicateurs que les dirigeants universitaires opèrent dans leur perception de la performance universitaire. Notre enquête a été réalisée à distance au cours des années universitaires 2011-2012 et 2012-2013 grâce à la collaboration de la Conférence des Présidents des Universités (C.P.U.) qui l’a diffusée auprès de ses membres et qui a assuré la réception de certaines réponses. L’enquête auprès des présidents d’université s’est réalisée sur deux ans en raison de contraintes logistiques. Les difficultés de recension des réponses nous ont imposé de composer une enquête relativement large sur la performance universitaire comprenant à la fois une partie relative aux indicateurs de performance utilisés et leurs représentations mais aussi deux autres parties portant, d’une part, sur les relations entre étudiant et performance et d’autre part, sur les liens entre taille des universités et performance.

Initialement, cette enquête portait sur un ensemble de trente questions relatives au pilotage de la performance et à ses instruments d’évaluation et de contrôle. Nous retenons de cette enquête les réponses à six questions portant sur les perceptions de la performance et sur l’usage des indicateurs (annexe 1).

L’utilisation de seulement une partie des réponses formulées lors de cette enquête représente un « biais de contexte et de halo » (Paillé et Mucchielli, 2012) lié à la sensibilité des répondants au contexte de l’enquête et à son contenu global qui peuvent influencer les réponses les unes par rapport aux autres. Cependant, le contenu global de l’enquête portant systématiquement sur la performance universitaire permet de limiter ce biais contextuel.

Les questions fermées (question 1 à 5) portaient sur les niveaux de performance perçus par les répondants et les indicateurs en mesure de les évaluer. Elles ont été formulées à partir d’une échelle de Likert à cinq niveaux (1= pas du tout d’accord; 5 = tout à fait d’accord). Les réponses ont été analysées par un logiciel d’analyse statistique (SPSS Version 20.0) afin de réaliser une analyse en composante principale et de décrire les principaux indicateurs de la performance identifiés par les présidents. Les réponses aux questions ouvertes (question 6 et réponses ouvertes aux questions 1 à 5) ont été analysées sur SPSS à partir d’une catégorisation a posteriori des données afin de procéder à des regroupements d’indicateurs. Ce type d’étude peut faire l’objet de certains biais d’interprétation mais, dans le cas de cette analyse, l’encodage des données ouvertes a révélé une importante proximité des indicateurs ou des niveaux de performance identifiés par les présidents. Ceci nous permet de présenter des résultats synthétiques (tableau 1) faisant apparaître des indicateurs soit, cités par les présidents d’université, soit, explicitement révélés par l’encodage que nous avons réalisé.

Cette étude a été menée à partir de cette double analyse de réponses fermées et ouvertes qui restitue à la fois les perceptions de la performance des présidents d’université et qui permet également de connaître les indicateurs de la performance à l’usage dans les universités. Les présidents d’université construisant ces simplifications soit, à partir d’interprétations représentées ici par les réponses à nos questions fermées, soit, en empruntant à des registres d’action décrits par les réponses à nos questions ouvertes.

L’explication des changements de valeurs et tensions institutionnelles est menée à partir de notre analyse des indicateurs prescrits par l’H.C.E.R.E.S. et la D.G.E.S.I.P.. L’analyse des procédures de gestion et des tensions organisationnelles est réalisée par l’étude des perceptions de la performance des présidents d’université (question 1 à 3).

L’explication des usages des indicateurs de performance et les tensions managériales est établie à partir de l’analyse des usages des indicateurs de la performance formulés dans les réponses aux questions 4 à 6.

Résultats et discussion

Les simplifications observées sont qualifiées d’artéfactuelles car elles mettent l’accent sur la relation qu’elles instituent entre l’outil (artefact) et le schème d’action (Lorino, 2002) propre à chaque niveau d’appropriation défini par la théorie de l’appropriation (caution, assimilation, usage).

La proximité de ces simplifications avec le processus de sensemaking (Weick, 1993; Balogun et Johnson, 2004; Rouleau et Balogun, 2011) est patente dans la mesure où il s’agit bien pour les acteurs publics de donner du sens au contexte dans lequel il évolue. Les trois phases : « enactement, sélection, rétention (ESR) » que les travaux de ce courant décrivent peuvent être rapprochées, par les simplifications que nous observons, des trois formes d’appropriation définies la théorie de l’appropriation (caution, assimilation, usage). En effet, ces simplifications visent à réduire successivement les situations équivoques (enactement) en sélectionnant des indicateurs acceptables par tous (selection) et dont l’usage permet la conservation dans la mémoire collective (rétention).

Par contre ces simplifications disposent d’un pouvoir explicatif complémentaire car elles permettent de présenter la dynamique du processus d’appropriation.

Pour étudier ces simplifications, nous privilégions le cadre conceptuel de la théorie de l’appropriation (de Vaujany, 2005; de Vaujany et Grimand, op.cit.) car, par son ouverture sur l’instrumentation, ce dernier nous permet de positionner nos analyses dans le champ de l’appropriation des outils de gestion publique (Mériade, 2013) tout en ne négligeant pas leurs filiations avec des travaux plus transversaux s’intéressant au changement organisationnel et à la traduction (Callon, 1986) portés par les cadres intermédiaires et supérieurs (Rouleau et Balogun, op.cit.).

La première forme d’appropriation intervient à travers les simplifications opérées dans la construction des indicateurs de performance prescrits par l’H.C.E.R.E.S. ou la D.G.E.S.I.P.. Dans le cadre de leurs évaluations, ces deux structures reprennent les indicateurs intégrés dans les programmes ministériels 150 (Formations supérieures et recherche universitaire), et 231 (Vie étudiante) et les regroupent par thème (performance scientifique, lisibilité et visibilité des formations en leur attribuant des valeurs cibles souvent communes à tous les établissements évalués). Dans sa première colonne, le tableau 2 recense les indicateurs majeurs, illustrés par la littérature (Mériade, op.cit.), qui décrivent cette forme de simplification construite à partir de la valeur-caution que lui donne son origine ministérielle et représentative du niveau d’expertise du processus d’appropriation.

A partir de notre enquête menée auprès des présidents d’université et de l’analyse en composante principale de leurs réponses portant sur leurs perceptions de la performance (question 1 à 3), nous voyons apparaître une deuxième de forme d’appropriation par simplification des représentations (tableau 2) à rapprocher de la valeur-assimilation proposée par de Vaujany (2005).

La troisième forme de simplification à l’usage (tableau 2) est issue des réponses des présidents d’université aux questions portant sur les indicateurs les plus utilisés et qu’ils jugent déterminants dans leur gouvernance (question 4 à 6). Elle met en valeur l’appropriation par l’usage (de Vaujany, ibid.) des indicateurs de performance qui se concrétise par une simplification très conséquente réduisant l’évaluation à quatre indicateurs majeurs portant soit sur la gestion des moyens (évolution de la masse salariale, nombre d’étudiants présents aux examens), soit sur la réussite des étudiants et la visibilité de leur université (taux d’insertion professionnelle, taux d’échec des étudiants) (tableau 2).

Les simplifications artéfactuelles (simplifications stratégiques, de sens et d’usage) mises en évidence ici concentrent une grande partie des tensions institutionnelles, organisationnelles et managériales qui apparaissent dans les universités françaises. Au-delà de leur caractère déviant, sur un plan méthodologique, ces simplifications permettent de mieux appréhender les tensions de gouvernance publique. En retour, parce que dans la pratique, elles les précèdent ces dernières contribuent à la caractérisation des simplifications.

Les tensions institutionnelles interviennent à la suite des changements opérés dans les universités françaises, par le passage progressif des principes de la bureaucratie traditionnelle aux préceptes du NPM (New Public Management) reposant notamment sur la gestion par résultats (Mazouz, op.cit.). Ces tensions se sont concrétisées, au cours de ses dernières années, par de nouvelles orientations stratégiques dirigées par des objectifs de résultat plutôt que de moyens qui ont pour conséquences de perturber les valeurs académiques des universitaires à partir de la prescription de valeurs performatives (tableau 6).

Les tensions organisationnelles (ou structurelles) intègrent les conséquences des changements de l’organisation universitaire (apparition des communautés d’universités, mise en place des collèges ou écoles universitaires, mutualisation des équipes de recherche) qui se manifestent par des réinterprétations et simplifications des représentations des présidents d’université qui se retrouvent au centre d’une dialogique entre des rationalités multiples (usagers, acteurs internes, entreprises, dirigeants, gouvernement).

Tableau 2

Les simplifications artéfactuelles de l'évaluation de la performance universitaire

Les simplifications artéfactuelles de l'évaluation de la performance universitaire
Source: Auteur

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Les tensions managériales se manifestent à travers les simplifications de l’usage des indicateurs de performance. Les changements des cadres et procédures de gestion (telles que celles introduites par la LOLF ou le modèle SYMPA d’affectation des ressources remplacé par le modèle MODAL à partir de 2015) génèrent un usage simplifié des outils de gestion qui retrace en partie des tensions de gouvernance entre les nouveaux indicateurs de performance prescrits et les procédures budgétaires et réglementaires traditionnelles persistant dans les universités.

Les retours d’entretiens avec les présidents d’université française suggèrent l’existence de trois formes de paradoxe (Bernard-Weil, 2002) entre pilotage de la performance et contexte universitaire représentatives de ces trois formes de tensions de gouvernance publique :

  • Les tensions institutionnelles proviennent du paradoxe Autonomie/Hiérarchie : les présidents disposent d’une grande autonomie de mise en oeuvre (niveau local) tout en étant contrôlés dans leurs résultats qui doivent être conformes aux attentes de l’autorité tutélaire (niveau national).

  • Les tensions structurelles ou organisationnelles proviennent du paradoxe Unité/Spécificité : ils doivent participer à l’harmonisation d’un système universitaire fortement segmenté tout en conservant les spécificités de chaque organisation.

  • Les tensions managériales proviennent du paradoxe Formel/Informel : il leur est demandé dans leur management d’être suffisamment formels et organisés tout en étant informels et souples pour favoriser la coordination et les initiatives individuelles.

Nous tentons (tableau 6), à travers ces trois formes de tensions, de caractériser les simplifications des indicateurs de performance observées dans les universités françaises (tableau 2). Avant cela, nous justifions l’existence de ces tensions de gouvernance en mettant en avant les trois paradoxes qui les provoquent et qui apparaissent dans les réponses obtenues à la question 1 (annexe 1).

Des tensions institutionnelles provenant du paradoxe Autonomie/hiérarchie

Depuis une quinzaine d’années, les mesures de la performance dans le monde universitaire français se sont concentrées sur les activités propres à chaque université qui définissent pour chaque établissement le degré d’« autonomie-hiérarchie » que l’on souhaite attribuer aux agents publics et à leurs directions. Or, dans leurs réponses, les présidents d’université semblent plaider pour une autonomie relative à la fois surveillée et encadrée alors que les principes de la LRU plébiscitent une autonomie élargie. Ainsi, 56,41 % de l’échantillon de présidents d’université pensent qu’être performant ne consiste pas à accéder à une autonomie financière alors qu’ils sont 89,74 % à être plutôt d’accord avec l’affirmation selon laquelle la performance peut s’obtenir par l’attribution d’objectifs et leur réalisation (tableau 3).

Ce paradoxe vient en réponse d’une injonction du type « Soyez autonome ! » et il s’accompagne de la prescription d’indicateurs d’optimisation des résultats (objectifs scientifiques, réussite des étudiants, insertion professionnelle) définis de manière hiérarchique. Cette situation paradoxale fait dès lors naître des simplifications stratégiques des indicateurs prescrits par les instances de tutelle justifiées dans ces tensions institutionnelles (tableau 5).

Tableau 3

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est ?

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est ?

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Tableau 4

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est ?

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est ?

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Des tensions structurelles provenant du paradoxe Unité/Spécificité

Dans leurs réponses à notre enquête, les présidents d’université insistent sur la nécessité de développer des indicateurs spécifiques et semblent délaisser une partie des objectifs de performance prescrits au niveau ministériel. La performance dans les classements internationaux ou la reconnaissance scientifique des universités, impulsées par les P.A.P.[6] ministériels, sont assez peu définies par les présidents comme des objectifs légitimes de performance. A la question portant sur ce qu’ils entendent par université performante (tableau 4), les responsables d’université répondent majoritairement (à 77,5 %) qu’il ne s’agit pas d’un établissement qui satisfait aux exigences des classements internationaux ni à celles d’autonomie financière voulues par les P.A.P. (56,41 %). En contrepartie, les préoccupations de performance des dirigeants portent plus sur la définition d’objectifs spécifiques (89,74 %), sur le développement de collaborations université-entreprise (87,5 %) et sur l’investissement socio-économique localisé (52,5 %).

Par conséquent, la majorité des sondés semble souhaiter que des systèmes d’évaluation autonome de la performance soient mis en oeuvre afin d’intégrer les spécificités de chaque université. Les conseils délibératifs des universités[7] lancent des appels réguliers pour des évaluations prenant en compte aussi les spécificités de taille, de localisation ou encore de discipline, pour évaluer notamment les formations et les équipes de recherche. Par contre les outils d’évaluation prescrits par la tutelle restent majoritairement homogènes quelle que soit l’université ce qui ne manque pas de construire des tensions structurelles portant sur la manière dont l’Université doit être organisée (tableau 6). Ces tensions se retrouvent dans les simplifications de sens qui modifient les représentations de la performance des présidents d’université (tableau 6) et les rendent compatibles avec les contraintes organisationnelles de leurs établissements.

Des tensions managériales provenant du paradoxe Formel/Informel

L’exigence de flexibilité des modes de management inspiré par le NPM bute d’emblée sur la nécessaire stabilité des missions de service public. Pour qualifier leur niveau de performance organisationnelle, les présidents d’université semblent privilégier leurs aptitudes à optimiser leurs ressources actuelles ou à rationaliser leurs coûts de structure alors que ce sont la recherche de nouvelles ressources financières ou la limitation de leurs moyens qui sont prescrits dans les P.A.P.. 98 % des présidents d’université jugent leur établissement performant lorsqu’il optimise ses ressources et 72 % lorsqu’il rationalise ses coûts de structure (tableau 5). Par contre, ils sont seulement 51 % à le juger performant lorsqu’il trouve des nouvelles ressources financières et seulement 8 % lorsqu’on limite ses moyens pour les optimiser. Les équipes de direction des organisations universitaires oscillent entre injonctions managériales formelles provenant de leur tutelle (développer la flexibilité en trouvant de nouvelles ressources ou en optimisant les résultats) et tentation de gérer leurs universités à partir d’indicateurs de performance plus informels (optimisation de la gestion des moyens). Ce paradoxe entre instruments de gestion formels et informels est à l’origine de tensions managériales qui justifient les simplifications à l’usage des indicateurs réellement utilisés par les directions universitaires (tableau 5).

Nous relions les trois formes de simplifications observées aux tensions qui les génèrent afin de les caractériser et de justifier l’existence des indicateurs simplifiés que nos analyses observent.

A partir de l’identification de ces trois formes de tensions de gouvernance, le tableau 6 recense comment ces dernières sont gérées par les simplifications observées à un niveau institutionnel, organisationnel et managérial (tableau 2). Dans ce tableau, autour du paradoxe Autonomie/Hiérarchie, nous décrivons cinq tensions institutionnelles propres aux universités françaises et identifiables à partir des simplifications des instruments de contrôle observées précédemment (tableau 2). Autour du paradoxe Unité/Spécificité, nous recensons cinq tensions structurelles particulières identifiables à partir des simplifications des représentations de la performance. Autour du paradoxe Formel/Informel, nous recensons six tensions managériales spécifiques identifiables à partir des simplifications des usages des indicateurs de performance.

Tableau 5

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est  ?

Question 1 : Pour une université telle que la vôtre, être performante c’est  ?

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Ce tableau suggère que, dans les universités françaises, ces simplifications s’expriment par des formes particulières d’instrumentation des tensions institutionnelles, organisationnelles et managériales (figure 2) qui se concentrent dans des simplifications stratégiques, de sens et à l’usage répondant successivement à des objectifs d’institutionnalisation, d’instrumentalisation et d’instrumentation de l’évaluation de la performance (Mazouz et al., op.cit.).

L’institutionnalisation (figure 2) s’inscrit dans une dynamique axiologique dont l’intention est d’opérer un changement de valeurs et/ou d’actions de service public. Dans les universités françaises, elle se manifeste par la prescription d’indicateurs de performance par le ministère de tutelle à travers les formes d’évaluation proposées par l’H.C.E.R.E.S. et la D.G.E.S.I.P. Ces indicateurs sont l’expression d’une simplification stratégique et prescrite des instruments de contrôle de la performance publique.

L’instrumentalisation (figure 2) s’opère sous l’emprise d’une volonté de professionnalisation (Aucoin, 2000) des acteurs de la gestion publique en considérant que l’atteinte d’objectifs de performance publique tirés par les résultats dépend des instruments de gestion activés auprès des agents publics. Elle se concrétise, dans les universités françaises, par des simplifications du sens donné à leurs représentations de la performance par les acteurs universitaires et notamment par les médiateurs que sont les présidents.

Quant à l’instrumentation (figure 2), si elle est avant tout, dans un cadre renouvelé, un moyen d’outiller la gestion publique (Mazouz et Leclerc, op.cit.), elle est aussi un mode opérationnel de gestion des risques de tensions de gouvernance publique notamment par sa capacité à simplifier les usages des indicateurs de performance. Elle converge vers un processus de construction par adaptation d’ « habiletés » et d’usages (Marquet et Leroy, 2004) à partir d’une mise en commun d’instruments anciens (prescrits) et nouveaux (crées).

De cette manière, les simplifications de la performance observées dans cette étude, en décrivant les différentes réponses données par les acteurs aux tensions de gouvernance publique, permettent d’identifier le dynamisme du processus d’appropriation des indicateurs de performance répondant aux exigences d’institutionnalisation, d’instrumentalisation et d’instrumentation des outils de gestion publique (Mazouz et Leclerc, op.cit.).

Tableau 6

Simplifications et tensions de gouvernance publique

Simplifications et tensions de gouvernance publique

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FIGURE 2

La dynamique d'appropriation des indicateurs de performance universitaire

La dynamique d'appropriation des indicateurs de performance universitaire
Source : auteurs

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Conclusion

La théorie de l’appropriation (de Vaujany et Grimand, op.cit.), en décrivant trois niveaux d’appropriation (caution, assimilation et usage), nous a permis, dans le cas des universités, d’identifier trois niveaux successifs de simplifications des indicateurs de performance. A travers cet article, nous considérons que ces simplifications artéfactuelles représentent des réponses formulées par les managers publics aux tensions de gouvernance publique que l’introduction des instruments d’évaluation de la performance a pu provoquer dans les universités. Ces trois niveaux de simplifications artéfactuelles (simplification stratégique, de sens et à l’usage) répondent à trois formes de tensions de gouvernance publique (institutionnelle, organisationnelle et managériale).

Plusieurs apports résultent de cet article. Le premier est d’ordre heuristique. Par l’identification des simplifications des indicateurs de performance à l’Université et son rapprochement des tensions de gouvernance publique, nous proposons une démarche d’analyse des déviances organisationnelles potentiellement reproductible dans d’autres organisations publiques. Deux enrichissements théoriques sont ensuite proposés. Un premier réside dans l’approfondissement du cadre de la théorie de l’appropriation (De Vaujany, 2005, Grimand, op.cit.) par le positionnement des simplifications entre l’outil et son schème d’action. En mettant en évidence ces simplifications artéfactuelles, nous suggérons que l’outil de gestion en tant qu’artefact (ici l’indicateur de performance) s’adapte à son schème d’action à un niveau institutionnel, organisationnel et managérial et révèle les conditions du dynamisme de son processus d’appropriation. En effet, les simplifications des indicateurs de performance observées à l’Université, si elles émanent des valeurs mises en avant par la théorie de l’appropriation, représentent également des connexions entre ces valeurs qui leur permettent de s’articuler et faire processus.

En matière de management public, notre analyse des simplifications complète les approches de l’instrumentation publique communément entendue comme l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils de gestion qui matérialisent et opérationnalisent l’action publique (Halpern et al, 2014). Nous considérons que la dynamique d’appropriation représentée par les simplifications des indicateurs de performance publique constitue un ensemble de solutions apportées aux tensions de gouvernance publique qui, elles, peuvent être considérées comme un ensemble de problèmes d’instrumentation qui s’articule avec ces simplifications dans une dynamique de résolution récursive problèmes/solutions.

Enfin sur le plan pratique, notre travail ambitionne de participer à la description de l’« interactivité continue » (Moisdon, op.cit., p 248) entre conception et usage des indicateurs qui rapproche les pratiques et les logiques de gestion. Le travail sur les simplifications et leurs analyses par les tensions de gouvernance répond à cette préoccupation car il se situe à la rencontre de pratiques, d’usages et de représentations. Notre formalisation des trois niveaux d’apparition des simplifications doit permettre aux managers publics de percevoir l’appropriation des outils de manière dynamique et d’anticiper les niveaux de tensions et de simplifications dès la conception des indicateurs ainsi ces résultats renforcent la thèse des instruments « déviants » de gestion défendue par Gomez et al. (2013) qui suggère d’analyser la déviance avant de chercher à la corriger.

Par contre, ce travail présente un certain nombre de limites empiriques et méthodologiques.

Par son analyse exclusive des représentations des présidents d’universités françaises, cette étude néglige l’analyse des représentations des autres acteurs universitaires (enseignants-chercheurs, étudiants, entreprises, personnels administratifs et techniques). Or, ces dernières peuvent participer indirectement à la construction de simplifications artéfactuelles et à la mise en évidence de tensions de gouvernance publique parfois peu prises en compte par les présidences universitaires ou les conseils d’administration.

De même, sur le plan empirique, en limitant notre étude au contexte de l’évaluation de la performance des universités, nous avons choisi de se focaliser sur un phénomène aisément observable dans des organisations très marquées par leur complexité et leurs tensions. Il paraîtra important dans le futur, afin de tester la robustesse de nos premiers résultats, de valider l’existence et le contenu de ces formes de simplification artéfactuelles dans d’autres contextes d’évaluation de la performance publique (hôpitaux, collectivités locales).

Les enjeux du prolongement de nos travaux sur le plan pratique et théorique viseront à étendre, vers d’autres contextes, l’analyse des déviances organisationnelles telles que les simplifications artéfactuelles. L’ambition, dans un deuxième temps, pouvant être de répondre plus précisément à la question de l’opportunité de gérer ces simplifications (déviances) artéfactuelles soit, en étudiant et gérant leurs causes (les tensions de gouvernance), soit, en intervenant sur leurs conséquences (les blocages organisationnels, les démobilisations managériales ou autres détournements artéfactuels).