Article body

La reconnaissance croissante, par les pouvoirs publics, de l’économie sociale en Europe est une tendance incontestable, au moins depuis la fin des années 1990 (Social Economy Europe, 2018). Pour autant, la signification de ce phénomène est loin d’être évidente, d’une part parce les situations restent très hétérogènes au niveau national et même régional, d’autre part parce que l’Union européenne (UE) s’est saisie du sujet et a pris une multitude d’initiatives en la matière, qui influencent plus ou moins directement le secteur au sein des États-membres. Une analyse globale de l’évolution de l’économie sociale en Europe et du soutien institutionnel dont elle bénéficie doit donc rendre compte de ce qui se joue à ces deux échelles. Très marqué en Europe, l’essor de l’économie sociale est en fait une tendance mondiale, qui s’est nettement accentuée à la suite de la crise économico-financière de 2008 (Chaves et Demoustier, 2013; OCDE/Union européenne, 2013). « Les gouvernements semblent s’être davantage intéressés à l’économie sociale pendant la crise, étant donné qu’il fallait élaborer de nouvelles politiques dans le but de surmonter cette dernière (réduire le chômage, fournir de nouveaux services, etc.) et de mettre en oeuvre un modèle de développement durable et continu » (Monzón et Chaves, 2017, p. 53).

Dans cet article introductif, nous cherchons à caractériser les principales transformations que l’économie sociale a connu dans les pays européens depuis environ un quart de siècle, sous l’effet des mesures et des politiques publiques adoptées pour lui venir en soutien. Notre propos est double. Nous montrons d’une part que même si la reconnaissance du secteur reste étroitement dépendante des cadres nationaux dans lesquels elle s’opère et peut, à ce titre, sembler quelque peu erratique, elle s’inscrit globalement dans une tendance généralisée à la mise en concurrence et à la marchandisation qui affecte profondément ses missions. Nous soulignons d’autre part qu’au-delà de ses tergiversations, l’UE défend une conception finalement assez cohérente de l’économie sociale, qui renforce ce mouvement de libéralisation. Même s’il est trop tôt pour mesurer l’impact à l’échelle nationale des orientations prises par l’UE, il importe de comprendre ce que la promotion de l’économie sociale signifie pour elle.

D’un point de vue méthodologique, notre analyse repose sur deux corpus de sources. D’un côté, la littérature grise et scientifique consacrée à l’économie sociale en Europe, notamment la documentation produite par les instances européennes. De l’autre, la réalisation entre janvier 2015 et mai 2017 de 18 entretiens semi-directifs auprès de trois catégories d’acteurs : des responsables en charge de l’économie sociale travaillant pour le compte de l’UE; des acteurs de ce qu’il est convenu d’appeler ‘la société civile européenne organisée’ cherchant à mieux faire reconnaître l’économie sociale auprès de cette dernière; des chercheurs spécialistes de l’économie sociale en Europe. L’échantillon ainsi constitué n’a pas de caractère représentatif, mais il permet d’avoir une palette de points de vue assez complète sur la question de la reconnaissance de l’économie sociale par les pouvoirs publics, à l’échelle nationale et européenne. À chaque fois, les questions ont été adaptées à l’activité de la personne interrogée mais elles ont toutes été structurées autour de cet enjeu. Le contenu des entretiens a été codé à la main, en distinguant les unités de sens qui sont apparues, suivant une procédure fermée.

Tableau 1

Liste des entretiens

Liste des entretiens

-> See the list of tables

Dans ce qui suit, nous nous penchons dans une première partie sur l’économie sociale au niveau national, en rappelant d’abord la forte hétérogénéité des traditions et des contextes en la matière, mais en soulignant ensuite que la prédominance du néolibéralisme et de la crise économique de 2008 sont à l’origine d’une tendance convergente à la marchandisation du secteur.

Première partie : l’économie sociale au niveau national

L’économie sociale représente environ 8 % du PIB et 10 % des entreprises de l’UE, soit 6,5 % de sa population active (Stokkink et Perard, 2016, p. 2), mais son importance au sein des États-membres est très variable. Le secteur recouvre ainsi près de 10 % des emplois en Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas contre seulement 2,5 % en moyenne dans les nouveaux États-membres, comme Chypre, la Croatie, la Lituanie, Malte, la Roumanie, la Slovaquie ou la Slovénie (CESE, 2017, p. 78). Dans l’ensemble, l’économie sociale est peu florissante en Europe centrale et orientale, où elle souffre de la méfiance persistante de la population, qui tend à l’associer à l’interventionnisme étatique caractéristique de la période communiste.

Des situations très hétérogènes

De façon plus qualitative, l’économie sociale en Europe renvoie à des traditions très contrastées. Les statuts (par exemple les coopératives n’ont pas de cadre spécifique au Royaume-Uni et les institutions sans but lucratif ne sont pas les mêmes partout en Europe), les clivages socio-économiques (entre activités sociales marchandes et non-marchandes), sociopolitiques (tenant à la place de la famille, de l’Eglise ou de l’État), territoriaux (selon le degré de centralisation ou de décentralisation de l’action) et idéologiques (en fonction de l’obédience ou non à des partis ou à d’autres courants de pensée) diffèrent souvent entre pays et même au niveau régional (Demoustier, 2006; Archambault, 2012).

Ces spécificités se retrouvent à travers une très forte diversité sémantique, puisqu’il existe une multitude de façons de désigner l’ensemble des activités « à finalité sociale » : économie sociale, entreprises sociales, entrepreneuriat social, économie solidaire, tiers secteur, secteur non-lucratif, etc., sont autant d’appellations plus ou moins utilisées, qui reflètent les singularités du secteur. D’autres notions connexes ont également émergé dans un passé récent, par exemple « économie du bien commun », « économie collaborative », « économie circulaire », sans même parler de la « responsabilité sociale des entreprises », ce qui témoigne de l’intérêt pour des formes d’économies tournées vers l’intérêt général mais entretient aussi une certaine confusion sur leur contenu. Cette profusion terminologique est un obstacle à la connaissance de ce qu’est l’économie sociale en Europe - si l’on veut bien accepter de retenir le vocable qui est sans doute aujourd’hui le plus communément accepté - elle-même aggravée dans beaucoup de pays par un déficit de données fiables sur la question (Borzaga et al., 2020).

Malgré ces incertitudes et la difficulté d’étudier un secteur qui est rarement défini de manière homogène d’un pays à l’autre, des classifications de l’économie sociale en Europe ont été proposées. Edith Archambault distingue ainsi quatre grands modèles (2001, p. 79-82) : corporatiste (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Pays-Bas, Suisse), libéral (Royaume-Uni, Pays de l’Europe centrale et orientale), socio-démocrate (Danemark, Finlande, Norvège et Suède) et méditerranéen (Espagne, Grèce, Italie et Portugal). Chacun d’eux correspond à des systèmes d’État-providence spécifiques (Rosenblatt, 2013). Le premier repose sur des organisations de la société civile souvent très professionnalisées, qui travaillent en partenariat étroit avec les pouvoirs publics, qu’ils soient nationaux ou locaux. Le deuxième mise beaucoup sur la charité individuelle et le bénévolat. Dans ce cas, l’action des communautés ethniques ou religieuses tend à se substituer à celle de la puissance publique. Le troisième assure un niveau d’égalité plus élevé que dans les autres pays. L’État fournit lui-même la plupart des services éducatifs, culturels, sanitaires et sociaux, tandis que des organisations structurées par champ d’intervention fournissent des prestations complémentaires. Le quatrième fonctionne selon un principe de solidarité qui s’exerce essentiellement au sein de la famille, des Eglises et du village.

A l’échelle mondiale, Lester Salamon et Helmut Anheier aboutissent à des résultats quasi-identiques, en croisant pour chaque pays le montant des dépenses sociales avec la taille du tiers-secteur. Par rapport à la typologie d’Edith Archambault, la seule différence de dénomination tient au régime « étatique » - et non pas méditerranéen - appelé ainsi car la puissance publique a la mainmise sur le versement des prestations sociales, même si elles sont limitées, tandis que les systèmes d’entraide informels et la solidarité familiale jouent un rôle considérable.

Tableau 2

Régimes du tiers secteur

Régimes du tiers secteur
Source : Salamon et Anheier, 1998, p. 228

-> See the list of tables

Depuis 2006, José Luis Monzón et Rafael Chaves mènent eux aussi des recherches collectives sur l’économie sociale en Europe. Leurs travaux permettent de distinguer trois catégories, selon le degré de reconnaissance du secteur tant de la part de la puissance publique que du monde académique (2017, p. 37-40). Au terme d’un travail comparatif très documenté effectué dans chaque pays par des spécialistes nationaux, ils estiment que l’économie sociale est : a) largement reconnue en Belgique, Espagne, France, Luxembourg et Portugal; b) moyennement reconnue en Bulgarie, à Chypre, au Danemark, en Finlande, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, en Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Suède et Slovénie; c) peu ou pas reconnue en Allemagne, Autriche, Croatie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pays-Bas, République tchèque, Royaume-Uni et Slovaquie. Ce dernier cas de figure doit être considéré avec prudence car dans certains pays les entreprises sociales, le secteur non lucratif, le bénévolat ou les organisations non gouvernementales jouent un rôle important, alors même que l’économie sociale en tant que telle n’est guère visible.

Pour sa part, Laurent Fraisse identifie trois configurations institutionnelles du « tiers secteur » (2019, p. 167-175). La première correspond à une structuration horizontale de regroupements d’acteurs et d’institutions spécialisées, que l’on trouve par exemple en France et au Royaume-Uni. La seconde est fondée sur la reconnaissance verticale d’organisations dotées d’un statut spécifique qui vont, en lien avec les pouvoirs publics, développer leur propre champ d’action. C’est la situation que connaissaient l’Italie et l’Espagne, avant que les deux pays n’adoptent de nouvelles législations qui les rapprochent de la première configuration. La troisième repose sur une organisation par secteurs d’activités, au sein desquels cohabitent des entités différentes, structurées verticalement par familles, sans qu’elles ne partagent nécessairement de référentiel commun, à l’image de ce qui se passe en Allemagne.

Signe de l’intérêt grandissant qu’elle suscite auprès des pouvoirs publics, l’économie sociale a fait l’objet d’une une loi-cadre dans plusieurs pays européens, comme en Espagne en 2011 (Cadic, 2013), en Grèce en 2011 (Cadic, 2014), au Portugal en 2013 (Gire, 2014), en France en 2014 (Chabanet, 2016) et en Roumanie en 2015 (Dragan, 2017). Au niveau régional, trois lois ont également été adoptées sur le sujet en Belgique en 2012 (Chorum, 2014), tandis que la Galice, en Espagne, faisait de même en 2016 (Monzón et Chaves, 2017, p. 66). Dans d’autres pays, des lois sur les entreprises sociales ont été adoptées sans référence à l’économie sociale. C’est le cas en Finlande (loi du 30 décembre 2003), en Italie (loi du 13 juin 2005), en Lituanie (loi du 1er juin 2004), en Slovénie (loi du 7 mars 2011), au Danemark (loi du 25 juin 2014) et au Royaume-Uni au travers de la règlementation sur les sociétés d’intérêt communautaire (30 juin 2005) (Monzón et Chaves, 2017, p. 65). Enfin, des politiques publiques plus larges, mais ayant un impact sur les entreprises sociales et/ou l’économie sociale ont été mises en oeuvre. Le tableau 3 récapitule l’ensemble de ces mesures.

Tableau 3

Pays dotés de politiques publiques et/ou de statuts juridiques spécifiques pour les entreprises sociales / l’économie sociale (2001-2021)

Pays dotés de politiques publiques et/ou de statuts juridiques spécifiques pour les entreprises sociales / l’économie sociale (2001-2021)
Source : tableau élaboré à partir de Borzaga et al. (2020), p. 13 et 15

-> See the list of tables

Entre néo-libéralisme et crise économique : la marchandisation de l’économie sociale

La reconnaissance de l’économie sociale est marquée d’abord, sur le plan idéologique, par la prédominance du néo-libéralisme - qui devient à des degrés divers la matrice commune à la quasi-totalité des dirigeants nationaux européens - et ensuite, sur le plan économique, par la crise qui s’amorce en 2008, la pire depuis la grande récession des années 1930. La conjonction de ces deux phénomènes pèse lourdement sur la façon dont l’économie sociale est promue par les pouvoirs publics. Dans l’ensemble, il s’agit d’organiser le retrait de la puissance publique, qui partout devient de plus en plus modeste (Commission européenne, 2015), pour libérer l’énergie créatrice des forces du marché, en les orientant vers des fins socialement souhaitables.

Le phénomène peut sembler naturel dans les pays économiquement les plus libéraux, comme la Grande-Bretagne, où David Cameron en 2010 fait de son projet de « big society » et de la promotion du « social business » un moyen de rendre la société civile responsable de la prise en charge des problèmes sociaux. Mais il n’épargne pas non plus ceux qui sont plus interventionnistes, comme la France, qui pour la première fois de son histoire connait une diminution des financements publics accordés aux associations entre 2006 et 2017 (Tchernonog et Prouteau, 2019). En Europe, la généralisation des politiques d’austérité et la raréfaction des deniers publics ont affaibli la plupart des associations qui oeuvraient dans le domaine social, au moment même où les inégalités explosaient. Dès lors, la capacité à lever des fonds devient un levier décisif pour beaucoup d’organisations de l’économie sociale, notamment celles qui sont actives dans les régions les plus pauvres du Sud de l’Europe (Zimmer et Pahl, 2016). Les financements disponibles profitent cependant essentiellement à un petit nombre d’organisations puissantes qui disposent des compétences et des ressources nécessaires pour avoir une chance de les obtenir, tandis qu’ils demeurent hors de portée de la plupart des petites structures. L’intensification de la compétition pour l’obtention de financements de plus en plus précieux induit une concentration des moyens contrôlés par quelques entités dominantes. « Les petites organisations locales disparaissent ou sont absorbées dans de gros consortiums, jugés mieux à même par les pouvoirs publics de répondre aux besoins croissants et pluriels des populations » (Injep, 2020, p. 50). A propos de l’Angleterre, Richard Hazenberg et Meanu Bajwa-Patel montrent dans ce dossier thématique (cf. infra) que cette évolution se traduit par une diminution de la diversité des services proposés. En France, Madame B, spécialiste des associations en France, note que « la baisse des subventions entrave la capacité d’innovation des associations, notamment dans les territoires en déclin, alors même qu’elles auraient un rôle important à y jouer » [entretien]. D’autres chercheurs s’interrogent sur les conséquences de la raréfaction des petites structures sociales au niveau local, qui entretiennent souvent un lien de proximité avec les populations les plus fragiles et isolées. Au terme d’une enquête dans 9 pays en Europe et en Amérique du Nord, ils craignent que cette tendance n’accentue les inégalités d’accès à des prestations pourtant de plus en plus utiles (Itçaina et Richez-Battesti, 2018).

Dans ce contexte, beaucoup d’organisations sont amenées à augmenter la contribution financière demandée aux usagers et donc à sélectionner ceux qui pouvent consentir à cet effort. A propos du paysage associatif européen, Edith Archambault conclut : « Au cours de la dernière décennie, la part relative des recettes commerciales a augmenté dans tous les pays de l’Europe occidentale. La concurrence entre associations s’est aussi exacerbée pour obtenir les dons des particuliers, des entreprises et des fondations » (2017, p. 87). L’auteure souligne que le tissu associatif a ainsi perdu « une caractéristique propre à l’Europe continentale par rapport aux pays anglosaxons : sa capacité à mélanger toutes les catégories de la population » (Ibid.).

Plus largement, l’idéologie managériale gagne peu à peu des pans entiers de l’économie sociale et modifie son mode de fonctionnement. La mise en concurrence induite par la multiplication d’appels d’offres de plus en plus compétitifs, qui est le corollaire de la diminution des financements autrefois attribués par la puissance publique, entraine souvent une perte d’autonomie des associations, « qui ont tendance à se plier aux cahiers des charges auxquels elles doivent répondre, se transformant en prestataires de services » [entretien avec Monsieur D, spécialiste de l’économie sociale]. Les contraintes normatives à respecter et les systèmes d’évaluation mis en place sont de plus en plus chronophages et entrainent une forte bureaucratisation des activités, parfois au détriment du sens accordé aux missions sociales elles-mêmes et à la relation avec ceux qui en sont les bénéficiaires. Des organisations tirent leur épingle du jeu en adoptant une posture entrepreneuriale, mais « pour les associations de solidarité, le choc culturel est frontal. Leurs pratiques, décalées par rapport aux canons d’une gestion d’entreprise orthodoxe se trouvent disqualifiées. Renoncer à leur identité historique et envisager de se convertir à cette voie entrepreneuriale serait éventuellement imaginable s’il était possible d’en espérer raisonnablement des progrès réels dans la réponse aux besoins sociaux et dans la prévention des problèmes. Or, sur ce plan le doute est permis » (Uniopss, 2019, p. 14). Il est difficile de savoir de manière générale si la qualité des services apportés par l’économie sociale augmente avec ces transformations, tant la situation peut différer d’un pays et même d’un secteur à l’autre. Les études manquent en la matière. Au terme d’une analyse comparative entre 7 États-membres - Belgique, Espagne, France, Ireland, Italie, Pologne et Slovaquie - des chercheurs concluent cependant que : « Au cours des deux dernières décennies, la plupart des États-membres ont délaissé les subventions pour mettre en place des marchés publics compétitifs […]. Basés exclusivement sur des critères de minimisation des coûts, les appels d’offres ont découragé l’innovation et ont poussé les entreprises sociales à adopter des pratiques qui sont généralement celles des services sociaux ou des entreprises traditionnelles. En générant des coupes budgétaires, ces appels d’offres ont affaibli la capacité des entreprises sociales à détecter les besoins non satisfaits, ce qui a eu des effets néfastes pour les bénéficiaires les plus vulnérables » (Borzaga et Galera, 2016, p. 26). La marchandisation de l’économie sociale - c’est-à-dire la recherche, même a minima, de la rentabilité - est difficilement compatible avec le soutien aux populations qui sont les plus sévèrement touchées par les logiques d’exclusion, parce qu’elles ne sont généralement pas solvables. Les protocoles d’évaluation de l’action sociale conçus pour attirer les financeurs ont par ailleurs tendance à privilégier des objectifs de court terme, facilement mesurables. Pourtant, Monsieur Q, membre de la FNARS et du GECES souligne qu’« une lutte efficace contre les problèmes sociaux implique souvent la mise en place de mesures dont les effets peuvent être longs et diffus » [entretien].

Le fait de considérer l’économie sociale essentiellement comme un outil de lutte contre le chômage et de mettre en place des mécanismes d’intéressements financiers aboutit à minorer - voire à rejeter - la dimension politique qu’une partie du secteur revendique (Dey et Steyaert, 2018). Cette démarche - qui fait partie intégrante de l’histoire de l’économie sociale, même si elle n’en épuise pas le sens - n’intéresse pas au premier chef les dirigeants politiques en Europe. Monsieur R, membre du réseau européen de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, distingue à cet égard deux traditions de l’économie sociale, l’une plus ou moins cantonnée à une fonction réparatrice, l’autre cherchant davantage à transformer la société :

« La crise économique actuelle fait ressortir un clivage latent, entre ceux qui estiment qu’il faut accompagner l’économie libérale et en atténuer les défauts, c’est la conception anglo-saxonne pour aller vite, et ceux qui pensent que le problème est au coeur du libéralisme économique et qu’il faut donc changer les règles du jeu. Cette vision, plutôt latine, est un peu étouffée ».

L’économie sociale elle-même est parfois accusée de participer à l’aggravation des phénomènes de paupérisation qu’elle a pourtant vocation à combattre. Ainsi, en Allemagne, en France ou en Grande-Bretagne, les ‘petits boulots’ précaires et mal payés se multiplient en son sein (Archambault, 2017, Enjolras et al., 2018, Laville et al., 2020). Certains spécialistes considèrent qu’elle exploite ses salariés, souvent dévoués corps et âmes à la cause qu’ils défendent et ne sachant pas toujours défendre leurs propres intérêts (Hély, 2017). Dès lors, on peut comprendre qu’il soit difficile de recruter des personnes dont on attend des compétences et un niveau de professionnalisation de plus en plus élevés, alors que les salaires sont relativement bas et les conditions de travail souvent pénibles (Laville et al. 2016). Au terme d’une recherche sur les associations et les fondations en France et en Allemagne, les auteurs concluent, en outre, que « cette multiplication des emplois atypiques abaisse certainement la qualité des services de santé et d’action sociale dans les deux pays » (Archambault et al., 2013, p. 99).

La Grèce constitue un cas d’école des ambiguïtés de l’économie sociale, dont la finalité est de lutter contre les inégalités sociales, mais qui est aussi suspectée de prospérer sur leur terreau. Dans ce pays, la reconnaissance du secteur par les pouvoirs publics a été consécutive à la mise en place de mesures d’austérité imposées par le FMI, l’UE et la Banque centrale européenne - ce qu’on appelle la Troïka - qui ont rendu le pays exsangue. Certains analystes suggèrent que cette conjonction n’est pas le fruit du hasard. Ainsi, « on remarque un intérêt nouveau pour l’économie sociale dans ce pays depuis l’introduction de politiques d’austérité sous l’influence de l’Union européenne » (Cadic, 2014, p. 17), qui s’est matérialisé par le soutien que cette dernière a apporté à la loi de 2011 sur l’économie sociale et l’entrepreneuriat social. On voit à travers cet exemple l’ambivalence du positionnement de l’économie sociale, qui a vocation à corriger les inégalités existantes, mais qui s’inscrit aussi à l’intérieur du système qui les produit.

Le cas grec souligne l’impact grandissant de l’UE sur l’économie sociale des États-membres. Les transformations en cours peuvent ainsi être considérées comme le produit d’une double reconnaissance institutionnelle, qui se joue à l’échelle nationale et européenne. Nous nous penchons, dans une deuxième partie, sur les mesures prises par l’UE pour soutenir le secteur.

Deuxième partie : La politique de l’Union européenne en faveur de l’économie sociale

La reconnaissance de l’économie sociale par l’UE est le fruit d’un long processus discontinu (Pezzini et Pflüger, 2013). Dès la fin des années 1970, le Comité économique et social européen est à l’initiative de plusieurs conférences consacrées aux coopératives, mutuelles et associations. La Présidence française des Communautés européennes accueille à Paris en novembre 1989 la première conférence sur l’économie sociale. Plusieurs autres suivront. Dans la perspective de l’ouverture du marché unique, il s’agit notamment d’envisager la création d’un statut européen des organisations du secteur, qui permettrait de développer des activités transnationales. Sous l’impulsion de Jacques Delors, la Commission soutient l’économie sociale à travers plusieurs communications importantes et crée, toujours en 1989, une unité « Economie sociale » au sein de la DG « Entreprise et industrie », qui sera supprimée en 1997.

Le Parlement européen n’est pas en reste et donne naissance en 1990 à un Intergroupe « Economie sociale », qui depuis cette période a été reconduit sans interruption à chaque législature. Même s’il n’a pas de rôle formel, celui-ci permet de promouvoir les échanges sur la question entre députés européens et société civile. Composé d’environ 80 parlementaires, il constitue une arène essentielle dans le dialogue entre les institutions de l’UE, les États membres et les représentants de l’économie sociale. Parallèlement, les acteurs de la société civile européenne s’organisent. Certains deviennent les interlocuteurs privilégiés des instances européennes. Créée en novembre 2000, la conférence européenne permanente des coopératives, mutuelles, associations et fondations (CEP-CMAF) s’impose et élabore en 2001 la première Charte de l’économie sociale. Renommée ensuite Social Economy Europe, l’organisation assure aujourd’hui la gestion du secrétariat de l’Intergroupe « Economie sociale » et est devenue la principale force de proposition sur le sujet. Le Comité des Régions donne lui aussi de la voix et adopte en août 2002 un avis dans lequel il appelle à un renforcement des partenariats entre collectivités locales et économie sociale (2002).

Un soutien en dents de scie

Signe de la dynamique enclenchée, le statut de coopérative européenne est définitivement adopté en juillet 2003 par le Conseil de l’Union européenne. Il s’agit d’une avancée importante, qui est interprétée à l’époque comme la première étape d’un processus devant conduire à une reconnaissance des différentes familles de l’économie sociale dans son ensemble[1]. Cet espoir est pourtant sérieusement refroidi peu de temps après, lorsqu’en septembre 2005 le projet de directive portant sur le statut de l’association européenne est retiré par la Commission Barroso, au motif qu’il fallait « simplifier et rationaliser la législation communautaire » (Fraisse et Kendall, p. 45). Même si les prises de position en faveur de l’économie sociale se succèdent, l’élan initial donné par la Commission Delors est brisé. En la matière, la période qui s’ouvre est marquée par une succession d’avancées et de reculs, au travers desquels il est difficile de dégager une ligne directrice. Officiellement, l’économie sociale reste à l’agenda européen et gagne même en visibilité. La Commission européenne fait ainsi de « l’économie sociale de marché hautement compétitive » l’un des objectifs du Traité de Lisbonne de 2007 et prépare à la même époque la stratégie « Europe 2020 » autour d’une croissance intelligente, durable et inclusive qui augure de la nécessité d’être socialement innovant. De son côté, le Parlement européen adopte en février 2009 une résolution marquante, dit « rapport Toia », qui insiste sur la nécessité pour l’UE de mieux reconnaître l’économie sociale conceptuellement, juridiquement et statistiquement. Le document propose que les différentes composantes du secteur participent aux instances du dialogue social européen et soient considérées comme des acteurs clefs pour la réalisation des objectifs de la stratégie de Lisbonne (Parlement européen, 2009). En coulisse, les défenseurs de l’économie sociale doutent cependant de plus en plus du volontarisme de la Commission européenne et réclament des avancées concrètes. En novembre 2010, plus de 400 universitaires spécialistes de l’économie sociale adressent à la Commission une lettre ouverte dans laquelle ils dissimulent à peine leur impatience en l’exhortant à soutenir le secteur de manière effective (Open Letter to the European Commission, 2010).

La crise économique de 2008 et les dégâts qu’elle occasionne au sein de larges couches de la population européenne constituent une fenêtre d’opportunité pour tous ceux qui souhaitent promouvoir l’économie sociale. Chiffres à l’appui, ses partisans ne manquent pas de souligner que « l’économie sociale est un modèle de résilience et elle continue à se développer alors que d’autres secteurs économiques peinent encore à s’en sortir » (Coheur, porte-parole du CESE, 2017, p. 4). C’est dans ce contexte que la Commission décide, en 2011, de faire référence à l’entrepreneuriat social pour être l’un des douze leviers destinés à stimuler la croissance et à renforcer la confiance dans le cadre de l’Acte pour le marché unique (Maurice-Demourioux, 2012, p. 4). En octobre de la même année, elle lance l’« Initiative pour l’entrepreneuriat social », structurée autour de trois objectifs : faciliter le financement des entreprises sociales, renforcer leur visibilité et améliorer leur environnement règlementaire. La naissance de ce dispositif doit beaucoup à l’acharnement de trois commissaires européens - Michel Barnier, Lazlo Andor et Antonio Tajani[2] - qui se sont battus pour que la question de l’entrepreneuriat social s’impose à l’agenda de la Commission. Monsieur F, alors en charge de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social, explique dans quelles circonstances le projet est né :

« D’un point de vue politique, il faut voir d’où on vient à cette époque. A la DG Market, l’entrepreneuriat social était un non-sujet. Et puis Barnier est arrivé comme Commissaire, il a été sensibilisé au sujet quand il était Président du Conseil régional de Savoie, comme homme politique local, par sa mère aussi, qui travaillait dans l’économie sociale. L’idée c’était d’amener le sujet suffisamment haut dans l’agenda politique de la Commission pour que Monsieur Barroso et le secrétariat général de la Commission l’acceptent. Alors, on a lancé l’écriture d’une communication sur l’entreprenariat social, que nous avons fait adopter par les trois Commissaires qui ont ensuite pu défendre le projet » [entretien].

Monsieur K, président de Social Economy Europe est, peu ou prou, du même avis.

« La Commission européenne ne mène pas une politique vraiment proactive sur le sujet, elle n’est pas en permanence en train de faire avancer les dossiers et de voir comment la situation évolue dans les différents États-membres, etc. Nada ! L’Initiative pour l’entrepreneuriat social, ça a surtout été une initiative personnelle de Barnier » [entretien].

Ces informations sont précieuses car elles indiquent que le soutien à l’entrepreneuriat social qui se manifeste à partir de 2011 tient essentiellement à la pugnacité et aux convictions de quelques Commissaires qui ont eu l’habilité de faire cause commune pour qu’émerge au niveau européen un enjeu qui leur tenait à coeur. Les conséquences de la crise économique de 2008 leur ont permis de bénéficier d’une fenêtre d’opportunité, qui s’est traduite par un ensemble de mesures significatives en faveur de l’économie sociale (Commission européenne, 2013), mais sans que cela ne traduise un engagement profond de la présidence de la Commission.

Les conditions dans lesquelles l’Intergroupe « Economie sociale » a vu le jour lors de la législature 2014-2019 sont révélatrices de la fragilité de l’économie sociale à l’agenda européen. Pour chaque nouvelle assemblée, les groupes politiques représentés au Parlement apportent leur soutien aux Intergroupes de leur choix, ce qui permet de les classer par ordre de priorité. Lors d’un vote préliminaire intervenu au printemps 2014, sur 43 Intergroupes faisant acte de candidature, celui consacré à l’économie sociale est arrivé en 31ème position, alors qu’il était prévu d’en créer 22. Monsieur K, Président de Social Economy Europe raconte la suite :

« Ne pas avoir d’intergroupe aurait été très embêtant, parce que le Parlement n’aurait plus du tout été audible vis-vis de la Commission. Donc, Social Economy Europe et tous les réseaux européens favorables à l’économie sociale ont fait une longue campagne de plusieurs mois. On est retourné vers des groupes politiques qu’on n’avait peut-être pas suffisamment sollicités. On a écrit aux différents Commissaires, à Juncker [alors Président de la Commission] et on a obtenu un soutien suffisant pour que l’Intergroupe « Economie sociale » soit créé, mais ça a été compliqué et pénible » [entretien].

Loin d’être anecdotique, cet épisode témoigne du peu d’intérêt de la plupart des dirigeants de l’UE pour l’économie sociale et de la nécessité pour ceux qui la soutiennent de se mobiliser en permanence pour la faire reconnaître. Du côté du Conseil de l’Union européenne, le bilan est là aussi pour le moins mitigé. Certes, les rencontres des chefs d’États et de gouvernement qui ont lieu tous les six mois sont souvent l’occasion d’organiser des conférences d’envergure consacrées à l’économie sociale. Mais à chaque fois le message est plutôt ambigu et révèle les lignes de tensions qui traversent les arènes européennes. La Déclaration de Luxembourg, intitulée « Feuille de route vers la création d’un écosystème plus complet pour les entreprises de l’économie sociale », signée le 4 décembre 2015 par les représentants des gouvernements espagnol, français, italien, luxembourgeois, slovaque et slovène est ainsi un message d’alerte à peine déguisé, adressé à la Commission pour qu’elle réaffirme son soutien au secteur (Déclaration de Luxembourg, 2015). La liste relativement limitée des signataires semble témoigner, en creux, de l’absence de soutien des autres exécutifs européens sur la question. Elle intervient alors que les partisans de l’économie sociale viennent d’essuyer deux échecs cuisants. En effet, le statut de mutuelle européenne, réclamé de longue date par les organismes professionnels, est abandonné par la Commission Juncker en 2015. Alors que le marché unique est ouvert depuis 1993, une mutuelle ne peut donc toujours pas proposer ses prestations au-delà d’un cadre national. Il en est de même du statut de fondation européenne, qui au même moment sort officiellement de l’agenda européen, la Commission arguant que les chefs d’États et de gouvernement ont fait la preuve de leur incapacité récurrente à trouver un accord à l’unanimité sur la question (Breen, 2020).

La Déclaration de Bratislava, du 1er décembre 2016, est adoptée par les mêmes pays que la Déclaration de Luxembourg, auxquels viennent se joindre Chypre, la Grèce, la République tchèque et la Roumanie (Bratislava, 2016). Elle invite, elle aussi, la Commission à promouvoir l’économie sociale et à considérer cette dernière comme un facteur clef de la politique de développement et de réduction des inégalités en Europe. La Déclaration de Madrid, du 23 mai 2017, approuvée par la Bulgarie, Chypre, l’Espagne, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, Malte, le Portugal et la Slovénie, demande de façon insistante à la Commission d’inclure un plan d’action en faveur de l’économie sociale dans son programme de travail (Déclaration de Madrid, 2017). On pourrait ajouter à cette liste la Déclaration de Ljubljana, du 25 avril 2017, signée par l’Albanie, la Bosnie Herzégovine, la Croatie, le Kosovo, le Luxembourg, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie, qui n’a pas été adoptée à la suite d’un sommet européen, mais qui se prononce pour « une coopération plus forte et structurée entre l’UE et l’Europe du Sud-Est » (Déclaration de Ljubljana, 2017).

L’économie sociale au coeur des divisions de l’UE

Cette litanie de prises de position peut être interprétée de façon optimiste comme une manifestation de l’intérêt croissant de l’UE pour l’économie sociale (Monzón et Chaves, 2017). Notre analyse invite plutôt à tempérer cet enthousiasme et à nous démarquer de l’idée selon laquelle « l’économie sociale est une « Succes Story européenne », qui a gagné en visibilité politique comme secteur constituant un pilier essentiel, notamment en termes d’emploi et de cohésion sociale à travers l’Europe » (SEE, 2018, p. 5). Il nous semble en effet que cette reconnaissance ne saurait masquer les freins ou les limites qui accompagnent ce processus. Trois facteurs méritent à cet égard d’être soulignés. D’abord, hormis la France et dans une moindre mesure l’Espagne et l’Italie, ce sont surtout des États dont le poids politique est faible qui manifestent leur soutien à l’économie sociale. Ce sont essentiellement les pays d’Europe centrale, de l’Est et du Sud qui se mobilisent. Ensuite et par voie de conséquence, l’absence récurrente de l’Allemagne - sans qui rien ne se fait dans l’UE - du Royaume-Uni, qui est souvent à la pointe de la réflexion en matière d’entrepreneuriat social et qui inspire souvent l’UE sur le sujet, mais aussi des pays scandinaves, dont le modèle social est l’un des plus développé, est frappante. Les différences de conception qui traversent l’économie sociale en Europe empêchent l’émergence d’un projet véritablement fédérateur. Du coup, lorsqu’elles sont adoptées à l’unanimité, les décisions du Conseil de l’UE sur le sujet se situent à un niveau de généralité tel qu’elles n’apportent guère de réponses concrètes aux attentes des acteurs du secteur, à l’image des conclusions adoptées en décembre 2015 sur « La promotion de l’économie sociale en tant que vecteur essentiel du développement économique et social en Europe » (Conseil de l’Union européenne, 2015). Enfin, chacune de ces déclarations est une accusation à peine voilée de l’inertie de la Commission sous l’ère Juncker, qui en retour ne manque pas de souligner l’absence de consensus des chefs d’États et de gouvernement sur la question.

Cette analyse rétrospective de la façon dont les arènes européennes se sont saisies de l’économie sociale permet de tirer prudemment quelques enseignements. On notera, en premier lieu, que les instances les moins puissantes - celles qui n’ont pas le statut d’institution - ont été les plus actives pour promouvoir l’économie sociale. Le Conseil économique et social européen, notamment, a multiplié les manifestations de soutien à son égard, mais il n’a qu’un rôle consultatif. Madame J, Vice-Présidente du Groupe III « Diversité Europe », experte du tiers secteur, regrette que son influence soit mineure : « Nous nous battons pour que l’économie sociale soit davantage prise en compte par l’UE parce que nous pensons que la solidarité est un principe essentiel du projet européen, mais encore faut-il que nous soyons entendus … ». On remarquera, en second lieu, que depuis la disparition en 1997 de l’unité « Economie sociale » le secteur ne dispose au sein de la Commission européenne d’aucune instance de représentation qui puisse légitimement parler en son nom. C’est plutôt la dispersion qui est de mise puisqu’en fonction des mandatures, les questions touchant à l’économie sociale sont prises en charge par des DG différentes. Il est donc difficile d’identifier au niveau européen un pôle décisionnel qui puisse assurer une cohérence et une continuité dans l’action. Du fait de la complexité du système de gouvernance européen, les acteurs de l’économie sociale éprouvent les pires difficultés à s’y retrouver. Monsieur N, Délégué général de Social Economy Europe, évoque même « l’opacité des circuits décisionnels au sein de la Commission et la nécessité qu’il y ait un Département spécifique pour l’économie sociale et non pas trois têtes qui disent des choses différentes sur le même dossier » [entretien]. Madame H, en charge de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social à la DG Market, reconnaît une « certaine instabilité dans les organigrammes de la Commission, qui peut générer de la confusion » [entretien]. On soulignera, en troisième lieu, que les représentants de l’économie sociale ont du mal à parler d’une seule voix à l’échelle européenne. Les clivages se superposent, que ce soit entre familles de l’économie sociale mais aussi entre pays. Comme l’indique Madame A, spécialiste de l’économie sociale, les États-membres sont porteurs de traditions et d’intérêts divergents.

« L’Europe est confrontée à une question de cultures nationales, qui sont encore très importantes. Les Allemands n’adhèrent pas à l’économie sociale parce leur modèle c’est soit le service aux membres soit le service à la collectivité, on oppose les deux. Or, en France, c’est les deux à la fois, les coopératives sont au service de leurs membres et les associations sont au service de la collectivité. A ce degré de différences, c’est très compliqué d’avancer et de trouver un point d’équilibre » [entretien].

L’inconstance et la frilosité des Commissions Barroso puis Juncker n’auront pas permis à l’UE d’exercer le leadership nécessaire à l’aboutissement des négociations entre États-membres. L’incapacité de trois des quatre familles de l’économie sociale - les associations, les fondations et les mutuelles - à obtenir un statut européen s’explique en grande partie par « la volonté de certains pays de rester maîtres de leur cadre juridique et de l’orientation des politiques qu’ils souhaitent mettre en oeuvre en la matière » (Monsieur I, en charge de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social à la DG Entreprises et industrie). Pour tenter de contourner la difficulté, le Parlement a proposé récemment la création d’un label ou d’une marque, qui pourrait porter le nom d’« entreprise sociale européenne » (Parlement européen, 2018). Plus souple et moins exigeant qu’un statut spécifique, il permettrait de soutenir les entreprises sociales, notamment dans l’attribution des marchés publics[3]. On évoquera, en quatrième lieu, le rôle des organisations syndicales, considérées tant au niveau national qu’européen comme des partenaires sociaux incontournables, qui ont vu d’un mauvais oeil l’émergence potentielle de nouveaux acteurs collectifs. Au sein notamment de la Confédération européenne des syndicats, elles ont donc usé de leur influence pour faire obstacle à la reconnaissance des familles de l’économie sociale auprès de l’UE, qui auraient pu, d’après eux, affaiblir la représentation et donc la défense des droits des travailleurs. C’est le point de vue que développent deux chercheuses, très proches du mouvement syndical, hostiles aux formes de consultations que la Commission européenne met en place avec les acteurs de la société civile : « Ce glissement du dialogue social vers le dialogue civil signifie la baisse programmée de la centralité de l’acteur syndical : sa force est diluée […]. Le dialogue civil, qui se donne l’apparence d’améliorer la qualité de représentation démocratique dans la société, l’affaiblit au contraire. Par son effet, l’attention politique est décentrée vers de nombreux problèmes et intérêts catégoriels qui rendent confus les grands clivages et enjeux sociétaux » (Dufresne et Gobin, 2016, p. 53).

L’entrepreneuriat social comme substitut à la reconnaissance statutaire de l’économie sociale

Les réticences de l’UE à reconnaître statutairement les familles de l’économie sociale prennent tout leur sens si on les inscrit dans le cadre d’« un objectif politique qui est celui de la « concurrence libre et non faussée » (Querrien et Rosso, 2019, p. 122). Dans cette perspective, il ne s’agit pas de soutenir et de protéger quelques catégories d’organisations se revendiquant statutairement de leur utilité sociale, mais au contraire d’inciter le plus grand nombre d’entreprises à être socialement vertueuses. Si elle abandonne l’idée de trouver un cadre juridique européen aux familles de l’économie sociale, la Commission européenne décide de soutenir l’entrepreneuriat social en tant que champ, ce qui lui permet de laisser ouverte la question de savoir qui en fait partie. Pour Monsieur E, spécialiste de l’économie sociale, cette indétermination a un sens politique : « le flou au niveau de l’union européenne renvoie à une orientation libérale qui est claire » [entretien].

La Commission encourage en ce sens les réflexions du réseau académique « Émergence des entreprises sociales en Europe » - qu’elle finance - pour promouvoir dès la fin des années 1990 une définition de l’entreprise sociale fondée sur neuf indicateurs. Quatre sont de nature économique : une activité continue de production de biens ou de services; un degré élevé d’autonomie; un niveau significatif de risque économique; un niveau minimum d’emploi rémunéré. Cinq sont de nature sociale : une initiative émanant d’un groupe de citoyens; un pouvoir de décision non basé sur la détention du capital; une dynamique participative impliquant différentes parties concernées par l’activité; une limitation de la distribution des bénéfices; un objectif explicite de service à la communauté (Defourny, 2004). Cette conceptualisation de l’entreprise sociale, qui fait fi de ses statuts ou de ses finalités les plus politiques, comme la solidarité ou la justice sociale, s’est imposée dans les milieux scientifiques et dans les sphères décisionnelles. Elle suggère, au nom du réalisme et du pragmatisme, une acceptation de normes pratiques à mettre en oeuvre pour atteindre de plus larges objectifs sociaux. Ce travail a porté ses fruits puisqu’il a été repris dans les grandes lignes par la Commission, pour qui l’entreprise sociale « opère sur le marché en fournissant des biens et des services de façon entrepreneuriale et innovante et elle utilise ses excédents principalement à des fins sociales. Elle est soumise à une gestion responsable et transparente, notamment en associant ses employés, ses clients et les parties prenantes concernées par ses activités économiques. [Sont ainsi visées les entreprises] « pour lesquelles l›objectif social ou sociétal d›intérêt commun est la raison d›être de l›action commerciale, qui se traduit souvent par un haut niveau d›innovation sociale » (Commission européenne, 2011, p. 2).

Cette définition est régulièrement reprise telle quelle par le Parlement et le Conseil (CESE, 2017, p. 25). Elle assume une conception marchande du secteur, qui se veut libérée de la tutelle et des aides de la puissance publique. Elle est aujourd’hui soutenue par la plupart des États-membres, en particulier depuis l’arrivée dans l’UE en 2004 de dix pays anciennement communistes, généralement opposés à toute forme de dirigisme économique. L’objectif, comme l’indique le Comité économique et social européen, est de développer la place « de l’économie sociale dans l’économie de marché avec laquelle elle s’articule et coexiste. En plaçant l’efficacité économique au service des besoins sociaux, elle crée une véritable interdépendance entre l’économique et le social et non une subordination de l’un vis-à-vis de l’autre » (Coheur, CESE, 2017, p. 4).

Du coup, cette approche exclut du champ de l’économie sociale les organisations à but non-lucratif (Driguez, 2017), ce qui pose problème au regard de la place prépondérante qu’elles occupent dans l’UE, où « les associations, fondations et autres organisations de forme similaire restent la « famille » majeure de l’économie sociale […] et représentent environ 66 % de l’emploi du secteur » (Monzón et Chaves, 2017, p. 78). En France, le Conseil économique, social et environnemental, qui est l’un des principaux canaux au travers duquel les réseaux associatifs nationaux expriment leurs points de vue auprès de l’UE, déplore d’ailleurs que « la notion d’entrepreneuriat social, ou d’entreprises sociales soit utilisée sans référence statutaire, ce qui est porteur de confusions […]. Ces nouvelles acceptions comportent le risque de restreindre ce secteur à la seule économie de la réparation. Fortes des valeurs et des pratiques qui lui sont propres, l’ESS s’affirme comme une économie d’utilité sociale et au service de l’intérêt collectif et de la cohésion sociale » (Lenanckler et Roirant, 2013, p. 13). Le décalage entre les orientations de la Commission et la réalité de l’économie sociale dans certains États-membres, n’est pas sans effets sur les organisations qui sont des « producteurs non marchands, c’est-à-dire ceux qui fournissent essentiellement leur production à titre gratuit ou à des prix économiquement non significatifs » (CESE, 2017, p. 16). Pour ces dernières, l’alternative consiste à renoncer aux subsides de l’UE ou à se rapprocher d’un modèle commercial et lucratif qui normalement n’est pas le leur. Monsieur O, Président du Comité européen des associations d’intérêt général, voudrait au contraire que les associations soient reconnues comme parties intégrantes de l’économie sociale du seul fait qu’elles poursuivent un but d’intérêt général.

« Les associations sont le lieu privilégié d’apprentissage de la citoyenneté. À l’heure où tout le monde parle du fameux déficit démocratique européen, elles devraient être considérées comme un outil précieux pour combler le fossé entre les citoyens européens et l’UE. La démocratie - le principe un homme égal une voix - est l’un des piliers de l’économie sociale, il ne faut pas l’oublier. Mais les associations sont aussi des espaces de désintéressement, on ne s’engage pas dans une association pour assouvir un intérêt personnel, c’est important quand on sait le rôle qu’elles jouent dans le domaine de la culture, des services sociaux ou de la santé. Malheureusement, ici à Bruxelles, depuis la Commission Barroso, c’est un discours qui a du mal à être audible » [entretien].

Dans la même veine, Madame C, spécialiste de l’économie sociale, « regrette que le bénévolat et la dimension militante de l’engagement ne soient pas intégrées dans la définition européenne de l’entreprise sociale » [entretien]. Dans une certaine mesure, la reconnaissance de la plateforme Social Economy Europe en tant que porte-parole de la société civile fait obstacle à la représentation d’autres organisations dont les valeurs ne relèvent pas d’une logique marchande, puisqu’elle souscrit à la définition que l’UE donne du secteur. Monsieur M, le Président fondateur de Social Services Europe, explique :

« Depuis 2012, nous avons créé Social Services Europe, qui regroupe le CEDAG, Caritas Europe, la Fédération européenne des organisations nationales travaillant avec les sans-abri, le Bureau européen de la Croix Rouge et d’autres prestataires de services sociaux aux personnes handicapées et autres groupes défavorisés. Ce sont tous des acteurs de l’économie sociale, mais qui ne sont pas considérés ainsi par la Commission […]. Social Economy Europe est un réseau en perte de vitesse, mais qui est légitime aux yeux de l’UE, alors qu’avec Social Services Europe on essaye de faire valoir un autre discours et une autre conception de l’économie sociale » [entretien].

La tradition d’une économie sociale non marchande, fortement aidée par les pouvoirs publics et très critique à l’égard du capitalisme - qui historiquement s’est développée en France mais aussi dans d’autres pays comme la Belgique, l’Espagne ou l’Italie - n’a guère sa place dans les arènes européennes, au moment même où les partisans de l’entrepreneuriat social se trouvent, eux, en position hégémonique. A l’image de Monsieur P, membre du GECES, beaucoup considèrent que la tendance est inéluctable, à l’heure où dans la plupart des États-membres le périmètre d’intervention et la capacité de financement de la puissance publique se rétrécit.

« Le traitement de besoins sociaux non ou mal satisfaits implique de mieux articuler les innovations sociales et financières. Partout en Europe, l’économie sociale a plus de problèmes à traiter et moins d’argent, il faut bien inventer quelque chose ! La mobilisation de capitaux privés pour atteindre des objectifs prioritaires, dont l’impact est mesurable grâce à un processus continu d’évaluation, n’est pas l’unique solution, mais c’est une piste à creuser » [entretien].

Depuis 2011 et le lancement de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social, la Commission européenne trace son sillon. Comme le souligne Madame G, en charge de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social à la DG Market, elle a eu le mérite de « fournir un cadre d’action et de réflexion au développement de l’économie sociale dans l’UE et de produire des données sur un sujet à propos duquel on savait peu de choses auparavant » [entretien]. Le groupe d’experts qu’elle a constitué sur le sujet (GECES) donne le ton et détermine les grandes orientations qu’elle souhaite encourager. Composé d’un représentant de chaque État-membre et de personnalités issues de l’économie sociale, du secteur bancaire et du monde académique[4], ses efforts se focalisent sur la question de la mesure de l’impact social et la façon de mettre en place de nouveaux mécanismes pour financer les entreprises sociales, en particulier au travers des fonds structurels européens. Même si ses travaux n’ont aucun caractère contraignant, il constitue une communauté épistémique, c’est-à-dire « un réseau de professionnels ayant une expertise et une compétence reconnue dans un domaine particulier et une revendication d’autorité en ce qui concerne les connaissances pertinentes pour les politiques » (Haas, 1992, p. 3). Il contribue en tant que tel à promouvoir certaines valeurs au détriment d’autres possibles. Le profil des personnalités sélectionnées par la Commission pour faire partie du GECES est à cet égard instructif. On peut ainsi constater que les représentants du monde associatif ou de la mutualité sont notoirement minoritaires. Même si une pluralité d’opinons s’exprime en son sein, le GECES constitue un laboratoire d’idées et une caisse de résonance qui sert les tenants d’une conception entrepreneuriale de l’économie sociale. L’une de ses principales ambitions est de rendre cette dernière plus lucrative pour qu’elle attire davantage d’investisseurs privés (GECES, 2016). Depuis janvier 2017, une Task-force impliquant 22 DG de la Commission européenne a été créée pour étudier les propositions du GECES et les traduire en plans d’actions, signe d’une volonté de promouvoir - mais aussi sans doute de transformer – le secteur. Pour Monsieur L, Président du Think Tank Pour la Solidarité, l’existence même de l’Initiative européenne pour l’entrepreneuriat social est en soi une victoire :

« Ce que nous attendions nous, acteurs de l’économie sociale, c’est d’avoir une initiative qui permette d’être présent juridiquement, politiquement, économiquement dans les 28 États-membres. C’est fait, on a gagné ! Est-ce que c’est exactement ce que nous souhaitions ? Bien sûr que non, il a fallu trouver, comme toujours au niveau européen, un compromis. Mais pas par le bas ! » [entretien].

Conclusion provisoire

La reconnaissance de l’économie sociale en Europe depuis près d’un quart de siècle offre un bilan contrasté. Elle s’inscrit au niveau national dans des contextes qui sont historiquement très spécifiques. Pour autant, le tournant néo-libéral que connaît à des degrés divers la quasi-totalité des pays européens, ainsi que la crise économique qui s’amorce à partir de 2008, constituent la trame commune à partir de laquelle l’économie sociale se développe. Les pouvoirs publics promeuvent cette dernière avant tout pour lutter contre le chômage de masse et répondre aux besoins des populations les plus fragiles. Dans les grandes lignes, les évolutions sont transversales : diminution des aides de l’État, notamment des subventions; multiplication des appels d’offre; privatisation croissante des sources de financements; mise en concurrence des organisations de l’économie sociale; insistance sur leur efficacité mesurée à l’aune d’indicateurs de rentabilité financière, etc. Ces phénomènes n’ont pas la même intensité et ne produisent pas les mêmes effets dans tous les pays, mais ils dessinent une tendance forte, observable un peu partout en Europe. Un enjeu décisif pour l’économie sociale est de savoir si ces transformations favorisent (ou pas) la qualité des services qu’elle délivre. Les quelques résultats que nous reprenons dans cet article invitent à la prudence et même à une certaine circonspection à ce sujet.

À ce tableau - déjà complexe - se surajoutent les initiatives prises par l’UE en la matière, qui elles-mêmes sont loin de constituer un tout homogène. Les clivages qui traversent l’économie sociale au niveau national se répercutent largement à l’échelle de l’UE et freinent la reconnaissance de ses « familles » constitutives, si bien qu’aujourd’hui seules les coopératives disposent d’un statut européen. La Commission est attachée à une conception libérale du secteur, inscrite dans une logique de marché, qui l’amène plutôt à promouvoir « l’entrepreneuriat social », entendu comme une façon large et ouverte d’encourager les activités économiques à finalité sociale en Europe. Sous cet angle, les orientations de la Commission sont convergentes avec les évolutions repérables au niveau national, même si les effets des premières sur les secondes sont difficiles à caractériser. Adaptation nécessaire pour gagner en efficacité et changer d’échelle pour les uns, stratégie étriquée et dévoyée, qui fait fi des valeurs de cohésion et de solidarité sur lesquelles les sociétés européennes se sont construites pour les autres, il n’en reste pas moins que l’économie sociale n’a sans doute jamais suscité autant l’attention des pouvoirs publics et d’attentes auprès de ceux qui la soutiennent.