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Le domaine du management interculturel (MIC dans la suite de notre texte[1]) est dans une situation paradoxale : enseigné dans la plupart des écoles de commerce et des programmes de formation permanente, au titre de la mondialisation des échanges, faisant l’objet de nombreuses publications et de manuels récents (au moins trois en français dans les quatre dernières années), il est la cible, dans sa forme actuelle, de critiques récurrentes.

Dès les années 1980, des questions sont posées sur la définition même de la « culture nationale », sur l’interprétation à donner aux enquêtes quantitatives, sur le quasi-monopole de la recherche nord-américaine dans ce domaine (Negandhi 1983, Redding 1994).

Ces questions s’inscrivent dans une critique plus globale dans les années 1990 de la recherche internationale en management qu’Adler et Boyacigler ont appelé « le dinosaure paroissial » (1991) pour signifier sa déconnexion par rapport à l’environnement et son étroitesse de vues. L’appel à des méthodes qualitatives se développe dans les années 2000 (Tayeb 2001) et les questionnements fleurissent ces mêmes années (Lowe 2002, Kwek 2003). Plus récemment, les constats désabusés et les incitations à un renouvellement du domaine se sont multipliés[2].

Toutefois, les publications récentes continuent pour la plupart à diffuser un savoir fonctionnel, fondé sur des analyses interculturelles standard[3]. Les autres domaines des sciences de gestion continuent à s’appuyer sur ces mêmes travaux, dont la connaissance est considérée comme incontournable. Un domaine de savoir en partie contesté dans sa forme actuelle continue donc à être reconnu et enseigné largement.

Des voix se font entendre pour réexaminer ce champ de connaissances, et nous pensons qu’une piste intéressante consiste à en reconstituer la généalogie[4].

L’étude du processus historique de constitution d’un savoir est en effet précieuse pour en comprendre les liens avec les contextes idéologiques et les filiations scientifiques explicites ou non. Nous nous situons bien sûr dans la perspective selon laquelle le management, loin d’être un ensemble neutre de techniques ou d’outils, est une production idéologique porteuse de représentations ancrées dans leur contexte d’apparition et en lien avec les acteurs sociaux qui y sont engagés.

Notre postulat est que cette connaissance généalogique peut permettre de comprendre les difficultés actuelles d’un domaine du savoir managérial. Dans le cas du MIC, notre objectif est de montrer que sa résistance actuelle au changement trouve son origine dans la construction même du domaine, dans ses buts initiaux, ses présupposés et ses concepts fondamentaux.

Il est donc souhaitable d’en proposer une « déconstruction », c’est-à-dire de le « décomposer et dé-sédimenter d’une manière historique et généalogique » (Golsorkhi, Huault, Leca 2009, p. 16).

Pour ce faire, nous prendrons comme points de repère historiques deux ouvrages importants, et significatifs d’une époque : celui de Charles Letourneau : Psychologieethnique paru en 1901 et celui de Gert Hofstede Culture’s consequences paru en 1980.

Nous avons choisi l’ouvrage de G. Hofstede (1980) pour pôle principal du MIC tel que conçu dans les années 80 et largement enseigné à travers le monde. La diffusion de cet ouvrage, puis de ses suites et des réplications auxquelles il a donné lieu, ainsi que les enseignements innombrables dont ils ont fait l’objet et continuent de faire l’objet constitue ce que nous appelons le « MIC institutionnalisé », c’est-à-dire le paradigme reconnu et diffusé comme légitime à un certain moment.

L’ouvrage de Charles Letourneau a été choisi car il est écrit par un anthropologue reconnu à son époque. Cet ouvrage termine une série de dix ouvrages (Vigot éditeur) du même auteur illustrant les thèses évolutionnistes de l’époque.

Notre champ d’examen est international mais vu du point de vue français : nous traiterons d’ouvrages parus en français ou ayant eu des traductions en français[5].

Nous traiterons tout d’abord des deux principaux courants constituant à notre avis les fondements historiques du MIC institutionnalisé d’aujourd’hui : la psychologie ethnique (en prenant comme point de départ l’ouvrage de Letourneau) et celle des peuples d’une part, l’anthropologie culturelle américaine d’autre part.

Nous analyserons ensuite l’ouvrage de G. Hofstede comme point d’arrivée de l’héritage de ces deux courants.

Nous traiterons enfin des questions que ce double héritage soulève quant à la conception du MIC comme domaine de savoir.

De la psychologie ethnique à la psychologie des peuples

La psychologie ethnique, une science coloniale

Charles Letourneau publie en 1901 une Psychologie ethnique (Schleicher éditeur). Ce livre fait partie d’une littérature abondante à cette époque, cherchant à sonder les mentalités des « peuples primitifs ».

L’ouvrage a été oublié et « redécouvert » notamment par une chercheuse belge en 2017[6]. Il est bien représentatif d’un courant de publications « soucieuses d’étudier l’évolution de l’humanité et les différents stades d’avancement des peuples du monde ». Cet ouvrage de Letourneau publié dans la collection « Bibliothèque des Sciences contemporaines » comprend 550 pages et 20 chapitres. Après un premier chapitre sur « l’évolution mentale chez les animaux », il en compte un sur l’enfant, sur la « vie de conscience chez l’homme » puis un chapitre 4 sur la « mentalité de l’homme primitif ». Suivent 11 chapitres sur les mentalités par grande région (Afrique Noire, Papous et Polynésiens, etc.) et 4 sur des époques (Rome, le Moyen-Age) ou des domaines (le langage, l’industrie). Un chapitre 20 effectue une synthèse, précédée d’un important index alphabétique. La lecture qui en a été faite a consisté, après avoir repéré la méthodologie utilisée par l’auteur à pointer les caractéristiques principales de chaque « mentalité » étudiée concernant les peuples (nous n’avons pris en considération que les chapitres hors « civilisations ») et à comprendre l’approche générale utilisée.

L’auteur (1831-1902), bien que peu cité dans les ouvrages d’histoire de l’anthropologie est professeur à l’Ecole d’Anthropologie de Paris, et est secrétaire général de la Société d’Anthropologie de Paris[7] société renommée « devenue modèle de toute une pléiade de sociétés européennes et américaines d’anthropologie » (Wartelle, 2004, p. 127). Letourneau est considéré comme celui qui « ancra les prémisses de l’anthropologie culturelle en France » (Wartelle, ibid.) et est le premier titulaire d’une chaire de sociologie créée pour lui à l’École d’Anthropologie.

Le débat scientifique qui fait rage depuis la fin du 19e siècle, porte sur le caractère, héréditaire ou non, des caractéristiques physiques et morales des peuples. La notion de « race » est au centre de la discussion, selon qu’on insiste sur les différences (et les inégalités) des critères physiques ou bien sur celles portant sur les moeurs et les coutumes.

Letourneau propose une psychologie « objective », puisant ses données dans la « sociologie ethnographique » des peuples. Par contraste avec ses prédécesseurs, dit l’auteur, il récuse l’abstraction et veut proposer une analyse « sondée à la réalité objective », dans le but de dégager « les traits propres à caractériser psychologiquement les races et les peuples » (p. VII). Le cadre intellectuel dominant est celui de l’évolution : il faut repérer des stades, classer en fonction d’une hiérarchie. Letourneau est l’auteur de dix ouvrages intitulés « L’évolution de… » la famille, l’esclavage, l’éducation notamment[8]. La comparaison avec les âges de la vie humaine est constante. Les trois premiers chapitres sont consacrés à l’évolution mentale des animaux, des enfants et des hommes en général. Il faut systématiser les renseignements dont on dispose « afin de classer suivant une hiérarchie psychique, qui puisse donner en même temps une idée approximative de l’évolution mentale dans le genre humain tout entier » (p. VII). Suivent des chapitres sur « la mentalité de l’homme primitif » c’est-à-dire l’examen de la « mentalité humaine, rapprochée de la race et de l’état social » (p. 75), l’exemple en étant l’Australien à la morale « rudimentaire » et à la « bien pauvre intelligence » (p. 88). Puis se déclinent des chapitres sur la « mentalité » de l’Afrique Noire, des Papous et Polynésiens, des Égyptiens, des Indiens… Pour l’Afrique, par exemple, l’auteur constate les différences au sein du continent mais décrit de manière attristée des moeurs « primitives », faites de brutalité et d’imprévoyance. Mais il s’agit d’un retard tant n’est pas « incurable la débilité mentale des races actuellement inférieures » (p. 115). Toutes les races ont commencé comme cela, et « le progrès mental résulte d’une très longue éducation, dont vraisemblablement tous les types de l’humanité sont plus ou moins susceptibles » (p. 116). L’ouvrage se termine d’ailleurs par des considérations générales sur ce qui peut permettre une évolution des peuples « attardés »[9].

L’ouvrage de Letourneau fait partie d’un ensemble. Psychologie et sociologie sont enrôlées dans des « sciences coloniales » institutionnalisées (des publications, des congrès scientifiques) et faisant l’objet d’enseignements nombreux (Petitjean 1996, Poncelet 2008, Singaravélou 2011). Le but est « d’approfondir les mentalités des indigènes des pays que nous avons à gouverner » (un étudiant de 1931 cité par Singaravélou 2008).

Chaque peuple a en effet une « âme propre » : les ouvrages publiés insistent sur les facteurs pouvant la façonner, soit les conditions physiques de l’environnement, soit les institutions sociales et les coutumes. Mais il y a bien une transmission : « un substratum inconscient formé d’influences héréditaires qui renferme d’innombrables résidus ancestraux qui constituent l’âme d’un peuple » (G. Le Bon, cité par Vermès 2008, p. 11). La connaissance de cette « âme » servira l’ambition coloniale : d’où les enseignements organisés en France jusque dans les années 50 pour les fonctionnaires d’outre-mer, les militaires, les colons… C’est un savoir au service de ceux qui vont exercer un pouvoir, d’autant que les « indigènes » sont par eux-mêmes incapables de se gouverner.

« L’annamite a une âme d’enfant, s’adresser à sa raison pour lui demander de se corriger est parfaitement inutile » (Giran 1904, p. 83, cité par Singaravélou 2008).

Cette « science coloniale » a pour but de décrire, classer, généraliser et hiérarchiser les moeurs des populations de « l’Empire » et s’inscrit dans l’appareil de l’enseignement supérieur dans plusieurs disciplines : sociologie, anthropologie[10], droit[11]. Elles ont toutes pour but d’étudier les différents peuples, afin de mieux les diriger.

Le renouveau de la « psychologie des peuples » dans les années 1950

L’après-guerre et le déclin du colonialisme changent le contexte mais renaît sous une autre forme la curiosité pour la « psychologie des peuples » (par différence avec la psychologie ethnique, concernant seulement les « indigènes »).

G. Heuse s’intéresse à « ce que l’on vit, fait, pense en commun », une définition proche de la culture (Heuse 1953)[12]. Le grand géographe et politiste A. Siegfried (1859-1959) étudie les « tempéraments nationaux », dont l’origine est pour lui multifactorielle (spatiale, sociale, religieuse). Il publie en 1950 « L’âme des peuples » dans lequel il s’intéresse à l’Europe et à l’Orient, ce dernier étant « inférieur » à la civilisation européenne. Fils d’un patron havrais ayant réussi dans le négoce du coton, proche de G. Le Bon, il deviendra l’un des fondateurs de la science politique française. Il s’associe à Abel Miroglio, philosophe (1895-1978) autre protestant havrais, pour créer en 1937 « l’Institut Havrais de Sociologie économique et de psychologie des peuples » qui connaîtra un grand essor dans les années 1950 et fonctionnera jusque dans les années 1970. Il publie une revue Psychologie des Peuples[13] et contribue ainsi à ce que certains appelleront « l’École Française de Psychologie des Peuples » (Carbonel 2008). Selon cette « école », les peuples disposent de structures communes spécifiques, relativement stables et cohérentes, « un fond de permanence qui remonte toujours » (Siegfried 1950). Fondé grâce à des dotations privées, l’Institut reçoit des subventions du CNRS dans les années 60. L’anthropologue culturaliste américaine R. Benedict (voir plus bas) est correspondante de l’Institut de 1946 à 1958. S’intéresser aux mentalités des peuples convient bien à l’atmosphère d’après-guerre, soucieuse de paix et de croissance économique : « la psychologie des peuples peut être au service des actions diplomatiques bienfaisantes, de l’économie, de la prospérité » (Miroglio 1958, p. 121).

Les travaux de cette « école » n’évitent pas les caractérisations sommaires et l’on y voit apparaître, une fois de plus, la « supériorité » implicite des anglo-saxons sur d’autres cultures (selon Siegfried, ils sont optimistes, actifs, de bonne volonté sociale, alors que par exemple les Sud-Américains sont indolents, altruistes mais manquent de civisme…).

Les historiens soulignent que Le Havre est un grand port colonial et que des entreprises mécènes de l’Institut sont engagées dans le commerce colonial, notamment avec l’Afrique. Les positions de l’Institut à cet égard sont ambiguës. Si l’on n’évoque plus toujours une hiérarchie nette des « races », on reste persuadé qu’il importe d’exercer un pouvoir sur les peuples colonisés peu aptes à s’auto administrer. « Le sens de l’organisation est le fait du Blanc. Souplesse, agilité, précision dans les mouvements le Noir ne sera pas inférieur (mais) il a besoin de direction » (Siegfried 1954, cité par Carbonel 2008 p. 44). Pour l’historienne Rey-Paligot (2006), les axiomes de la pensée raciale de la fin du 19e siècle sont encore présents en ce milieu de 20e siècle.

Singularité de chaque peuple sur quelques traits communs stables, inégalité des potentiels, utilité possible de ce savoir pour une gouvernance exercée sur des peuples extra-européens : certaines bases du futur « management interculturel » sont ainsi établies. Mais encore faut-il se focaliser sur la notion de culture : ce sera l’apport des anthropologues américains du milieu du 20e siècle.

L’héritage de l’anthropologie culturelle nord-américaine

L’héritage de l’anthropologie sociale américaine est double : la méthode de l’observation sur le terrain et la priorité donnée à la « culture » comme outil conceptuel de base[14]. On voit que le MIC représenté sous sa forme canonique par G. Hofstede a fortement investi sur le second (et pas sur le premier).

Les anthropologues américains de la fin du 19e siècle au début du 20e s’intéressent aux Amérindiens, notamment sous l’influence de F. Boas. Celui-ci pratique une méthode descriptive, en séparant les trois domaines essentiels : la race, la langue et la culture, celle-ci étant le propre du domaine de l’anthropologie. La génération suivante alla en Amérique Latine et dans le Pacifique, aboutissant à la production de monographies approfondies liées à des séjours sur place.

L’étude des cultures

A partir des années 1930, les anthropologues américains s’orientent vers l’étude des cultures et de leur mode d’inculcation, se rapprochant ainsi d’une « psychologie culturelle ». Une « école » intitulée « Culture et Personnalité », avance que chaque culture produit une « personnalité de base » caractéristique et relativement stable.

Les grands noms de cette école sont connus. Ruth Benedict (1887-1948) assistante de F. Boas, publie en 1934 Patterns of Culture où, sur la base de trois études terrain elle met en évidence que les comportements individuels sont influencés par une culture collective. L’enfant apprend dès son jeune âge à se comporter d’une manière qui lui est enseignée par le groupe.

Les différentes cultures ont un style particulier repérable sur un nombre limité de caractéristiques : on voit là l’origine de la recherche comparative qui occupera cinquante ans plus tard le management interculturel. Chaque culture a un « patron » (pattern) relativement cohérent et stable. Margaret Mead (1901-1978), amie de R. Benedict, confirme cette approche à travers ses études relatives notamment à l’éducation des filles. Elle étudie différents systèmes éducatifs pour comprendre comment des traits culturels sont transmis de génération en génération.

Ainsi est fondée une solide base « culturaliste » à l’anthropologie sociale nord-américaine qui se prolongera par les travaux d’A. Kardiner (1891-1981). Ces travaux sont quelquefois cités dans les définitions conceptuelles du champ « Management Interculturel ».

On note cependant une différence importante avec la Psychologie des Peuples abordée plus haut. Linton et Kardiner ne conçoivent pas l’individu comme un dépositaire passif de sa culture : celui-ci peut broder des variantes particulières, qui, s’ajoutant les unes aux autres, peuvent aboutir à une évolution (lente) de la culture (Cuche 1996). Cette interaction individu-culture et cette construction originale de chacun sera cependant largement oubliée par la suite.

Une faible influence de l’anthropologie francophone

Face à ce courant, il faut noter que l’anthropologie française est peu présente malgré des noms comme ceux de M. Mauss, M. Griaule ou M. Leenhardt, plus tard de G. Balandier.

Ces auteurs sont peu orientés vers une telle conception de la culture et de la comparaison interculturelle.

Peu enclins à des terrains approfondis, longtemps liés à l’anthropologie physique, encombrés par les liens de certains avec les autorités coloniales, les anthropologues francophones n’influenceront pas le courant culturaliste au fondement du MIC. Même la figure internationalement reconnue de Cl. Lévi-Strauss (1908-2009) sera de peu de poids dans cette construction (il ne figure pas parmi les 600 noms environ de l’index du livre de Hofstede 1980). Sa recherche d’invariants universels, sa méthode d’analyse structurale de certains domaines particuliers (la parenté, la cuisine…), son ambition philosophique lui ont apporté une influence intellectuelle indéniable mais l’ont mis à l’écart de la recherche comparative fondée exclusivement sur la culture et d’utilité pratique portée par le MIC[15].

La moindre importance de la pensée francophone s’explique sans doute aussi par la réticence des sciences humaines en France à l’égard des approches fondées sur la notion de culture. La persistance d’un ancien fonds marxiste, l’émergence de cadres d’analyse se présentant comme alternatifs (fondés par exemple sur les institutions) ont suscité à l’égard de ce concept, une forte résistance qui a fait l’objet de débats dans les années 1990[16]. Les travaux, dans le champ de l’anthropologie ou de la science politique, « où l’anti-culturalisme » est fort, notamment en ce qui concerne les recherches africanistes (Bayart 1996, Olivier de Sardan 2008), se sont trouvés stigmatisés comme « culturalistes », « catégorie qu’il ne fait pas bon occuper, par les temps qui courent, dans la communauté scientifique française » (Segal, 2011, p. 75)[17].

Une anthropologie « utile »

Car c’est dans l’application de ces différences culturelles en divers domaines que se développe le champ.

Comme on l’a vu plus haut, la comparaison de « l’âme des peuples » suscitait la curiosité de ceux qui voulaient s’en servir. Les anthropologues américains, quant à eux, n’ont pas eu à jouer un rôle direct dans la colonisation mais une fonction « gestionnaire » est présente[18]. Ils sont aussi mobilisés pendant la deuxième guerre mondiale pour former aux différences culturelles une armée ayant à se déployer à travers le monde. E. T. Hall, référence de la communication interculturelle (Hall 1959) travaille (aux Philippines) pour l’armée américaine et sera engagé par le département d’Etat dans les années 1950 pour la formation de ses agents à l’étranger. R. Benedict est commissionnée par le gouvernement américain pour étudier la mentalité de la Russie et du Japon, « ennemis » des États-Unis.

Ainsi s’établissent d’autres éléments de base du domaine : une comparaison internationale des cultures, utile aux Occidentaux ayant à interagir en dehors des frontières.

Les travaux de Gert Hofstede, comme « science normale »

Un ouvrage à succès

Le point culminant du MIC « standard » a été atteint par l’ouvrage de G. Hofstede Culture’s Consequences paru en 1980.

Il n’est pas inintéressant de se pencher sur l’auteur (1928-2020). Diplômé de mécanique, il découvre l’Indonésie et ses coutumes différentes… il entreprend un PhD en psychologie et rentre chez IBM en 1965 où il s’occupe de recherche en GRH. Il réalise pour cette entreprise des enquêtes par questionnaires auprès du personnel dans plusieurs filiales et accumule au fil des années une centaine de milliers de réponses. Lors d’un congé sabbatique en 1971-1973 dans un institut de formation pour cadres à Lausanne (IMEDE), il en profite pour se pencher sur l’exploitation de ces données. Il constate notamment que la variance des réponses n’est pas due à la fonction ni au genre, mais à la nationalité des répondants.

IBM n’étant guère intéressé par une exploitation plus poussée de ces résultats, il quitte l’entreprise et commence une carrière d’enseignant et de conférencier[19]. Il procède à l’analyse et au complément des données entre 1971 et 1978 et se centre sur les différences entre les cultures nationales (117 000 questionnaires revendiqués, 72 pays, 20 langues : ces chiffres varient selon les sources). Il crée un institut de recherches sur les différences culturelles auprès de l’Université de Tilburg (Pays-Bas). L’ouvrage Culture’s Consequences aura beaucoup de succès et sera traduit en 23 langues. La traduction en français cosignée avec D. Bollinger paraît en 1987 (sa mauvaise qualité est remarquée). Une deuxième édition, « entièrement réécrite » sera publiée en 2001. D’autres chercheurs poursuivent dans la même veine et rencontrent également du succès dans les milieux managériaux (F. Trompenaars, également néerlandais, et Ch. Hamden-Turner, britannique). Une troisième paraîtra en 2010, avec deux coauteurs, dont son fils (Jan biologiste s’affirmant spécialiste des différences culturelles). Cette édition propose non plus six dimensions d’analyse des cultures, mais huit (l’étude dit avoir porté sur 93 pays)[20].

Une sérieuse controverse oppose l’auteur à B. Mc Sweeney, leader des critiques tant conceptuelles que méthodologiques[21]. Mais Hofstede, tout en répondant à certaines critiques (1990, 2002, 2004, 2006, 2009), notamment sur le caractère figé des « cultures » diagnostiquées, confirme son apport essentiel. « Mon paradigme est maintenant devenu plus ou moins une science normale, et donc chacun l’utilise. Les discussions sont à l’intérieur du paradigme » ne craint-il pas d’affirmer lors d’un entretien en 2007 (dans l’European Journal of International Management, 1, p. 14-22)[22].

La consécration académique se confirme dès 2006 par la création d’une Chaire à l’Université de Maastricht. Un fonds « G. Hofstede » est créé, pour financer des recherches sur les cultures nationales en 2010. L’auteur cumule au cours de sa carrière neuf titres de « Docteur Honoris Causa ». A l’occasion d’un document d’hommage publié par l’Université de Cambridge après sa disparition en 2020, il est dit que Hofstede a « été le premier à développer un modèle empirique sérieux avec des valeurs mesurables ».

Nous n’avons pas pour but d’analyser ici les raisons profondes du succès de cet ouvrage ni de retracer l’ensemble des critiques dont les travaux de Hofstede ont fait l’objet[23]. Mais il faut signaler que d’autres recherches avaient lieu en même temps et n’ont pas eu le même retentissement (notamment le Handbook of Cross-Cultural Psychology de Triandis en 1980). L’enthousiasme de son « evangelized entourage » (pour reprendre les termes de Mc Sweeney 2002, p. 27) a joué un rôle, comme sans doute le contexte de la publication en 1980, époque de forte globalisation et donc d’intérêt pour les échanges internationaux. 1980 est l’année de référence de toutes les courbes produites par les économistes traitant de la mondialisation, qui démarre dans les années 1970. Les entreprises multinationales se développent (7 000 entreprises au début des années 1980, mais 83 000 en 2002). 1980 est aussi l’année où IBM, l’ex-employeur de Hofstede lance son fameux « IBM PC ».

Mais des travaux antérieurs avaient déjà montré l’influence des représentations et des valeurs nationales sur la manière de négocier ou plus largement de « faire des affaires » (notamment Hall 66, 77)[24].

Un savoir quantifié

Il est plausible d’avancer que l’outillage statistique a donné à ces résultats dans les milieux d’entreprises et auprès d’enseignants de gestion sans formation anthropologique une légitimité renforcée que des monographies ethnologiques n’auraient pas obtenue[25].

Dans une approche généalogique comme la nôtre, les préférences sociales, les normes et les institutions contribuent aux conditions d’émergence d’un savoir. A ce titre, le succès du modèle de Hofstede s’inscrit dans un courant de quantification des savoirs caractéristique des années 80. En s’inspirant des travaux fondamentaux de Desrosières (1993, 2014), on rappellera que l’avantage de la quantification est qu’elle donne une existence apparemment objective à ce qui est mesuré. Elle permet de « naturaliser » ce dont on parle : dans le cas qui nous occupe, la « culture nationale » existe puisqu’on peut la mesurer. Desrosières nous dit qu’on oublie trop souvent les conventions et les procédures, parfois arbitraires, qui aboutissent au calcul pour ne retenir que le résultat de la mesure. On sait que cette puissance de la mesure permet de doter les outils de gestion d’une apparence de vérité scientifique universelle permettant d’en éviter la discussion (Chiapello, Gilbert 2014). Hofstede est bien le premier à mesurer les différences des cultures et donc à fournir un outil de comparaison aisée, correspondant bien au goût de la mesure en vigueur dans les sciences de gestion (Amine 2002, Maurand-Valet 2011)[26][27]. On comprend qu’il ait été amplement utilisé.

Hofstede n’est pas insensible aux réserves qui peuvent être faites à l’encontre de la quantification : « je ne veux pas dire que les cultures peuvent réellement être quantifiées en chiffres », mais il dit lui-même qu’en tant qu’ingénieur, il ne peut pas s’en passer. « Si je dis qu’une culture A a plus de quelque chose que la culture B, je dois aussi oser donner des chiffres » (Hofstede 2015).

La possibilité de répliquer l’étude auprès de divers publics a été largement utilisée. Les six (et ensuite huit) dimensions sont considérées dans les années 1980 (date à laquelle nous arrêtons notre propos) comme une base pour poser une hypothèse de différences nationales et les recherches en gestion partant de cette analyse sont innombrables.

Les recherches en gestion dans les différents domaines (marketing, systèmes d’information…) quand elles ont à s’interroger sur des comparaisons internationales partent des dimensions de Hofstede. La disponibilité du questionnaire, le fait de calculer des indices et de comparer des chiffres d’un pays à l’autre, l’usage de l’anglais fournissent une base commode pour les chercheurs n’ayant ni le temps ni les compétences pour effectuer de longues recherches historiques, géographiques ou ethnologiques. L’apport de Hofstede revêt donc les caractéristiques d’une connaissance « normale » : il recueille une légitimité reconnue dans les années 80 par son mode de production, l’extension de son usage, la crédibilité de son auteur, l’acceptabilité par le milieu auquel il s’adresse (les entreprises).

Trente ans plus tard, on comptait 54 000 citations de l’ouvrage de 1980 (selon le Harzing Index). Ces analyses sont encore couramment enseignées et utilisées aujourd’hui. De nombreux consultants s’en emparent tous les jours sur Internet.

Il n’est bien sûr pas question ici de résumer l’ensemble des résultats de la démarche de Hofstede. Nous ne relèverons que les éléments qui, dans le cadre de notre tentative de généalogie, ont un lien avec des initiatives ou des courants de recherche antérieurs. Nous en relèverons trois :

  • une définition de la culture proche du courant culturaliste nord-américain,

  • une curiosité pour des traits communs à un peuple, défini surtout par son appartenance nationale, commun au courant de la « psychologie des peuples »,

  • une coloration qui, sans se référer à une hiérarchie ou à une évolution, n’évite pas un classement entre les cultures quant à leur adéquation par rapport au « développement économique » tel qu’entendu en Occident.

Les racines culturalistes

Hofstede utilise la notion de culture proposée par Kluckhohn (1905-1960) comme « manières de penser, sentir et réagir »[28] communes à un groupe. Il se rattache surtout à une approche par les valeurs : « les cultures sont le plus clairement exprimées dans les différentes valeurs qui prédominent chez les personnes de différents pays » (1980, p. 25).

La filiation est claire, car Kluckhohn est un des auteurs principaux du Harvard Values Project (1949-1955), ce vaste programme multidisciplinaire ayant pour but d’étudier les cultures nord-américaines et ayant abouti à la formulation de la « value orientation theory ». Cette théorie propose cinq éléments distinguant les cultures les unes par rapports aux autres[29] et montre les différences entre « western cultures » et « natives cultures ». Il y a donc là une réduction dans l’approche des cultures réalisées par les autres anthropologues : il s’agit d’une appréhension limitée aux valeurs exprimées par les membres.

Un autre lien qui rattache Hofstede à l’anthropologie culturelle américaine est sa vision des liens entre personnalités et cultures. Il cite d’ailleurs explicitement l’école « culture et personnalité » (p. 21) et il insiste, comme leurs auteurs, sur la transmission de cette culture par l’éducation, dès le plus jeune âge. Sa définition de la culture renvoie à une « programmation mentale » “développée dans la famille (…) et renforcée à l’école et dans les organisations”. Cette programmation « contient un élément de la culture nationale ».

Mais au sein même de l’anthropologie nord-américaine, Hofstede choisit ses sources. Une anthropologie prenant en compte la classe sociale, comme celle de R. Linton (1893-1953) ou bien puisant dans les ressources de la psychanalyse, comme celle de K. Horney (1885-1952) insistant sur la spécificité féminine ne sont guère mobilisées.

Classe, genre, inconscient (et race) sont des points de repères éliminés, au profit des seules « valeurs » mesurables majoritairement partagées au niveau d’une nation. Cette « épuration » du modèle hofstédien qui le rend relativement simple, contribue sans doute à sa force de conviction, tout en laissant de côté des pans essentiels d’analyse.

Une psychologie nationale

Pour Hofstede comme pour les « psychologues des peuples », il y a bien des traits particuliers qui définissent collectivement un peuple. Il le dit d’ailleurs clairement, en comparant la culture (d’un groupe) et la personnalité (d’un individu) : « la culture est à une collectivité humaine ce que la personnalité est à un individu » (1980, p. 21).

Ainsi, l’idée d’une « personnalité » commune à un peuple fait la jonction entre certains aspects de l’école « culture et personnalité » (citée plus haut) et le courant de la « psychologie des peuples ».

Hofstede cite, comme l’un des prédécesseurs de sa recherche, les travaux de Inkeles et Levinson (1969) s’attachant au « caractère national » du point de vue psychologique et utilisant la notion de « personnalité modale » : chaque peuple façonnerait une personnalité modale caractéristique. Les liens avec l’école « Culture et Personnalité » sont donc clairs. Cette thèse est aussi à rapprocher de la « caractérologie ethnique » proposée en France par Griéger (1961). L’auteur lui-même parle certes d’une crise du concept de « caractère national » au milieu des années 1950 à cause de théories sur-simplifiées, fondées sur des méthodes de recherche inadaptées. Mais certains commentateurs insistent bien sur le fait que l’innovation essentielle de Hofstede est la mesure. “Avant ce travail, les chercheurs avaient essayé de comprendre les différences entre nations en regardant leur caractère national (les caractéristiques collectives utilisées pour identifier et typifier une nation particulière) (…) mais avaient utilisé des observations qualitatives” (Erdman 2017, p. 12).

La filiation avec les courants précédents est explicitée : notre approche, dit l’auteur, “est précédée par un intérêt datant d’un siècle porté au « caractère national », la notion d’une population ou une partie… possède des caractéristiques collectives” (Hofstede 2001, p. 13). Bien que parfois insistant sur une spécificité, l’auteur rejoint les courants antérieurs, notamment quand il affirme que la culture détermine le caractère unique d’un groupe humain de la même façon que la personnalité détermine le caractère unique d’un individu.

Hofstede et les chercheurs de son courant ne font bien sûr pas référence à la psychologie ethnique francophone mais certains de leurs résultats sont convergents. Les processus de simplification, le manque de contextualisation et l’effet d’essentialisation (c’est-à-dire le fait d’imputer à une personne ou un groupe une qualité constitutive fondamentale et nécessaire) sont identiques.

Des cultures plus ou moins favorables au « développement » tel que vu par l’Occident

Dès les années 1950, des enquêtes internationales de grande ampleur cherchent à comparer les caractéristiques nationales et voir en quoi certaines peuvent être des obstacles au « développement » et au commerce international, que l’on cherche à accroître. Un congrès financé par l’UNESCO en 1954 a pour but d’étudier « les barrières psychologiques qui entravent les échanges internationaux ». O. Klineberg, anthropologue canadien de renom (1899-1992), auteur de Race differences (1935) et de Race et Psychologie (1951), est nommé dans cette institution, qui dit agir en faveur de la « compréhension internationale » par une meilleure connaissance des différences entre les peuples[30].

La position des culturalistes américains à l’égard d’une éventuelle supériorité d’un peuple sur un autre est multiple. Certains sont les « défenseurs » des cultures étudiées, pour en montrer la richesse (par exemple, parmi les noms cités, A. Kroeber, spécialiste des Arapahos milite ouvertement contre le racisme et soutient les demandes de terres de ces Indiens « chers à son coeur »[31]).

D’autres sont plus nuancés. Si peu se rattachent à un évolutionnisme outrancier comme celui de leurs collègues français de la génération précédente, certains ne nient pas que les potentiels de chaque peuple ne soient pas de même niveau (c’est le cas par exemple de Kluckhohn qui pense « déraisonnable » de ne pas envisager « les différences de capacités d’une population à l’autre » (Kluckhohn 1959, p. 1098-1099). Un lien est fait dans de nombreux travaux entre des traits considérés comme liés au développement économique (esprit d’initiative, individualisme…) et d’autres qui constituent des freins (respect des traditions…). Le contexte des années 1970 est d’ailleurs favorable à cette vision : on parle de « pays sous-développés » et de « pays développés » et les institutions internationales (ONU, PNUD, UNESCO) cherchent à mobiliser les pays les moins avancés en faveur du « développement ». C’est aussi l’époque des indépendances de nombreux pays d’Afrique, appuyée par les institutions internationales, qui sont incités à se lancer dans cette politique ambitieuse.

Deux économistes du travail, Harbison (1912-1976) et Myers (1913-2000) cités par Hofstede étudient 75 pays sur certains indicateurs (niveaux éducatifs, PNB…) et distinguent quatre niveaux de développement (sous-développement, partiellement, semi et développés) (1964). Cette incitation au « développement », conçu comme une voie unique, fondée sur la croissance du PNB et l’essor de l’éducation est contemporaine du développement international du « management » comme discipline scientifique. L’idée est que les pays les plus avancés (en l’occurrence les États-Unis) ont à exporter leurs techniques, qui contribueront à assurer croissance et prospérité pour tous. Cette époque voit la consécration du management nord-américain auquel vont se former les élites européennes et les premiers enseignants-chercheurs français en sciences de gestion[32].

Quant aux résultats de Hofstede, ils laissent apparaître que les pays se retrouvant comme plus égalitaires, correspondant bien à un « premier monde » occidental (surtout anglo-germanique) à « faible distance sociale » sont plutôt démocratiques, avancés, moins centralisés, La « modernité » est mise en évidence et sa description est positive (p. 211). « L’homme traditionnel est enfermé dans des sous-groupes, regarde le monde avec suspicion, il considère la planification comme une perte de temps »[33]. Une forte « distance sociale » est corrélée avec un faible nombre de Prix Nobel, comme en témoigne d’après Hofstede le cas français (Hofstede 1980, p. 99). Et ce n’est pas la faute à la colonisation, car cette inégalité existait avant (Inde). Le score « d’individualisme » permet aussi de distinguer les pays selon leur modernité. La dimension « collective » [essentiellement forte dans les pays du « Sud »] est liée aux traditions et à la religion et elle est présentée comme globalement défavorable au développement économique (Fougère et Moulettes 2007).

La seule dimension où les pays de l’Ouest ne sont pas tous du « bon » côté est la dimension « masculinité/féminité », où l’égalité et l’harmonie sont plutôt au Nord (Pays-Bas, Scandinavie). Mais cette dimension est ambigüe et ne permet pas d’analyser réellement les différences de genre. Elle repose sur des stéréotypes (culture nourricière vs culture de conquête) et la répartition des pays en fonction de ce critère aboutit à des assemblages hétéroclites. Elle ne rend pas compte clairement des relations entre les genres et des discriminations auxquelles elle peut donner lieu (Moulettes 2007).

On voit, comme dans la « psychologie des peuples », le risque d’une telle analyse. Le lien entre cette « programmation mentale » et les résultats économiques revient à minorer les conditions historiques dans lesquelles sont placés les pays, et aboutit à considérer des « retards » de développement comme largement inhérents à la « mentalité » de ses habitants (et donc difficilement modifiables) [34].

Nous avons donc affaire à une conception privilégiant les différences nationales et sous-tendue par une forme de hiérarchie entre elles, bien dans la lignée des courants antérieurs.

Conclusions

Cette généalogie rapidement esquissée nous permet de mettre en évidence trois caractéristiques du domaine « MIC » dans son expression standard : différencialiste (elle se concentre exclusivement sur les différences culturelles nationales) surplombant et occidentalo-centré [le regard de l’occidental porté sur les « autres »].

Le savoir « MIC », héritier direct en cela des tentatives du début du 20e siècle, est fondé sur la recherche de différences intrinsèques entre les peuples (ou nations). La tentation d’essentialisation est constante et peu de place est faite, dans sa version canonique, aux échanges et aux hybridations, ni entre cultures nationales, ni au sein d’un individu ou d’un sous-groupe construisant une idiosyncrasie originale. C’est une essentialisation nationale qui empêche le MIC de prendre en compte réellement, malgré des « coups de chapeau » rapides, les autres affiliations possibles des individus, professionnelles, de classe, de genre ou de religion.

Bien que justifiant son existence par le développement des échanges internationaux, le MIC est étrangement peu disert sur l’influence de ceux-ci sur les croyances et les comportements des individus qui y sont confrontés, et il évite d’évoquer tout métissage à part celui qui serait réalisé de manière volontariste au sein des cultures d’entreprises multinationales[35]. Il prête ainsi le flanc à une critique générale adressée au domaine des études organisationnelles quant à leur binarité et leur aveuglement concernant les zones d’ombre liées à la domination impériale des pays Occidentaux (Frenkel et Shenhav 2006). On peut évoquer ici également les critiques décoloniales du management (Ibarra Colado 2006, Guedes et Faria 2010, Alcadipani et Rosa 2011, Gantman, Alcadipani et Yousfi 2015).

Etrangement muet sur les rapports de pouvoir (Primecz, Mahadevan, Romani 2016), le domaine MIC émergent des années 80 est là aussi héritier du regard dominant de ceux qui s’intéressent aux différences psychologiques ou culturelles entre les peuples au début et au milieu du 20e siècle. C’est du point de vue occidental que l’on regarde « l’autre » (africain, asiatique, sud-américain)

Et c’est d’« en-haut » qu’on le regarde, soit que l’on soit simplement persuadé de la supériorité de la civilisation à laquelle appartient le chercheur [et qu’on rêve de mettre en place une éducation bienveillante qui permettra aux « indigènes » de rattraper leur retard], soit que, à partir de cette position, on cherche à en tirer des leçons sur le gouvernement politique et économique « des autres ». Le MIC des années 80 doit servir au manager expatrié [et du « Nord »][36] pour savoir comment interagir avec ses collègues ou clients étrangers et surtout pour savoir comment diriger une filiale dans un pays « exotique ». Cette continuité dans un rapport inégalitaire est visible, à partir d’une matrice d’intégration nationale (dans les études sur les Indiens) puis d’expansion internationale pour les Etats-Unis ou bien d’une matrice coloniale pour la France et certains pays européens. C’est bien au service d’une domination sur les autres, ou au moins d’un contrôle, que se constitue une grande partie du savoir « MIC ». Le MIC traite du contrôle des filiales en abordant rarement les conditions concrètes (parfois moralement discutables) dans lesquelles cette domination s’exerce (Jackson 2014). On n’y traite guère non plus du contexte de dépendance financière Sud-Nord, des stratégies des multinationales pour échapper aux législations locales, ou des politiques d’uniformisation « à l’occidentale » des élites locales. Une sorte d’épuration frappe le domaine, qui risque de ce fait de véhiculer des « mythes distordus » (Jack, Lorbiecki 2003).

Il n’est donc guère étonnant que les inégalités raciales n’aient pas été intégrées, tant elles sont étrangères au modèle implicite du domaine MIC, comme le reconnaît d’ailleurs l’un des principaux chercheurs dans le domaine, Jackson (2017)[37]. De ce fait, la contribution de chercheurs « du Sud » au domaine est faible : on ne peut s’en étonner tant les concepts et les approches les plus institutionnalisées sont liées à une histoire occidentale.

Il est certain qu’il faut replacer chaque oeuvre dans son contexte : il n’en est que d’autant plus étonnant qu’un corps de connaissances aussi daté puisse continuer à être massivement utilisé et enseigné aujourd’hui dans les entreprises et les établissements de formation. Il ne permet aucunement de comprendre et d’agir dans le cadre d’une mondialisation traversée par des flux et des réseaux multiples et produisant en permanence des « branchements » sans cesse remis en cause, mondialisation maintenant placée au centre de nombreuses disciplines des sciences sociales [« anthropologie multisituée », histoire globale, etc.].

Il est paradoxal de constater que le savoir de management censé aborder ces phénomènes persiste largement, dans sa version majoritaire, à utiliser des grilles d’analyse inadaptées. Notre propos a permis d’en voir certaines des origines : une position dominante et une présentation confortable ainsi qu’une utilisation relativement facile.

Le renouveau du domaine MIC est donc nécessaire et des programmes dans ce sens ont heureusement émergé depuis quelques années (Jack et Westwood 2010, Romani et al. 2018). De même, une « école francophone » de nature qualitative poursuit sa route (Chanlat et Barmeyer 2004, Davel, Dupuis, Chanlat 2008, Chanlat et Pierre 2019, d’Iribarne et al. 2020).

Le regard historique que nous avons tenté montre qu’il est nécessaire de procéder à une rupture nette, remettant en cause des filiations fortes et anciennes. Elle est souhaitable, si l’on veut éviter la pétrification d’un domaine dont l’intérêt reste pourtant considérable.