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La crise sanitaire de la Covid-19 est devenue une crise économique et sociale en raison du confinement (du 17 mars au 11 mai 2020 en France). Les associations, en tant qu’OBNL (organisations à but non-lucratif) se retrouvent désormais au premier plan, notamment du fait de leur rôle territorial. Néanmoins, cette crise est venue les priver de précieuses ressources (Kim et Mason, 2020) : financières, alors que 42 % de leur budget sont liés à la participation des usagers (Tchernonog et Prouteau, 2019), de fait suspendue dans les cas d’arrêts d’activité; humaines, dès lors qu’une partie des bénévoles a du se confiner; mais aussi sociales, à savoir les liens cruciaux avec leurs partenaires. La survie même de certaines associations est en jeu.

Luttant pour parvenir à maintenir leurs activités, elles adoptent de nouveaux fonctionnements de gestion et relancent leur vie démocratique, les assemblées générales ayant souvent été déplacées après le confinement tandis que les conseils d’administration ont tenté de se réunir grâce aux outils numériques, non sans difficultés[1]. La gouvernance associative est en effet la clef de voûte d’une reprise efficace, favorisant l’adaptation de l’organisation au contexte. Parmi les théories de gouvernance non-lucrative qui permettent cette prise en compte de l’environnement, deux se sont révélées pertinentes jusqu’à présent : la théorie des parties prenantes (TPP) et la théorie de la dépendance aux ressources (TDR). En effet, d’après Hung (1998), elles reconnaissent toutes deux que l’organisation est « façonnée par des facteurs contingents » fortement influencés par l’environnement externe et interne.

En outre, en sus d’une efficacité l’une sans l’autre, leur combinaison est fortement encouragée. En considérant que les organisations se trouvent à la rencontre d’intérêts multiples qui interagissent pour obtenir des ressources permettant d’atteindre les objectifs associés à leurs intérêts, Pfeffer et Salancik (1978) ont également ouvert la voie à une intégration des deux théories, puisque les organisations se définissent en fonction de leurs degrés d’influence respective et réciproque et des contrôles mis en oeuvre. Les travaux de Mitchell et al. (1997) sur les parties prenantes ont prolongé cette vision.

De plus, la TDR souligne l’importance des parties prenantes : l’accès aux ressources dépend des relations construites avec elles (Van Witteloostuijn et Boone, 2006). Il s’agit donc de répondre à leurs demandes pour y parvenir. Hillman et al. (2009) soulignent ainsi que la combinaison des deux théories permettrait de résoudre de nombreuses problématiques : quelles priorités donner dans la hiérarchie des ressources (et donc aux parties prenantes prioritaires) ? quelles sont les stratégies mises en place pour gérer les dépendances ?

Puisque ces deux théories partagent des points communs fondamentaux (et notamment la reconnaissance de l’influence de l’environnement et des parties prenantes sur l’organisation), que leur combinaison est recommandée et qu’elles se sont révélées pertinentes pour les OBNL (e.g. Turbide, 2012; Van Puyvelde et al., 2012), il est ici proposé de tester leur pertinence pour les associations françaises dans le contexte de la crise liée à la Covid-19. En somme, il s’agit de mettre en perspective ces théories, performantes pour comprendre le fonctionnement des OBNL en temps normaux, dans le cas spécifique de crise. Nous nous interrogeons donc sur la pertinence de l’application de la TPP et de la TDR dans les associations en contexte de crise.

Dans un premier temps, le cadre théorique présente les fondements théoriques de la gouvernance associative ainsi que les principes de la TPP et de la TDR tout en soulignant leur intérêt pour les associations françaises et en l’opérationnalisant à l’aide de l’orientation sociétale. La performance en temps de crise est ensuite étudiée sous l’angle de la viabilité des associations. Les hypothèses issues de ces théories permettent alors de relier le maintien des dispositifs de gouvernance, la dépendance aux parties prenantes, l’orientation sociétale et la viabilité des associations. Après une présentation de l’enquête et de la méthodologie retenue, les résultats sont analysés avant d’être discutés au filtre de la viabilité. Enfin, les remarques conclusives présentent les différentes contributions de l’étude.

Cadre théorique

La théorie de la dépendance aux ressources (TDR) et la théorie des parties prenantes (TPP), des théories de gouvernance associative

Les deux théories retenues sont avant tout des théories de gouvernance. En effet, y compris pour celle d’entreprises, la gouvernance intègre les parties prenantes, qu’il s’agisse de leurs « droits et responsabilités » (OCDE, 1999), de leur capacité de contrôle (Commelin, 2001) ou du « respect de [leurs] attentes » (Allaire, 2003). Tirole (2001) la définit même comme « la conception d’institutions qui incitent ou forcent la direction à internaliser le bien-être des parties prenantes ».

La gouvernance non-lucrative se veut encore plus inclusive pour les parties prenantes. En effet, Sprecher (2010) fait des parties prenantes un des critères différenciant par rapport à la gouvernance lucrative. Kreutzer (2009) considère de son côté que les « relations entre les nombreuses parties prenantes engagées » appartiennent à la gouvernance associative, tout comme Pérez (2003). La définition de Chatelain-Ponroy et al. (2014) sera finalement celle retenue pour définir le concept : « le mode de structuration des rapports entre les parties prenantes autour d’un projet collectif ».

La place des parties prenantes dans la gouvernance fait également écho à leur statut d’apporteurs de ressources (elles ne sont pas que prenantes mais aussi donnantes) dont les associations sont fortement dépendantes. La gouvernance non-lucrative se préoccupe en effet de « l’allocation globale des ressources » (Hudson, 1999) et « identifie l’interdépendance des acteurs impliqués dans l’action collective » (Stoker, 1998).

En somme, la gouvernance agit sur l’intensité de la participation des différentes parties prenantes (Steen-Johnsen et al., 2011), notamment en termes de ressources apportées, et permet de comprendre leurs intérêts (Ebrahim et al., 2014).

La TDR place l’organisation au coeur d’un réseau de parties prenantes qui sont toutes à la recherche de ressources indispensables à leur fonctionnement. En somme, cette théorie souligne la dépendance des organisations à l’environnement et que leur stratégie est guidée par la force de leur dépendance aux ressources disponibles. La dépendance crée en effet une forme de faiblesse que les organisations cherchent à réduire, alors même que le contrôle sur l’environnement et les ressources est, la plupart du temps, minime.

Si la TDR souligne l’importance des acteurs qui entourent l’organisation, la TPP met en avant les personnes ou groupes qui affectent, influencent, sont affectés ou sont influencés par l’organisation (Freeman, 1984; Savage et al., 1991). L’organisation agit dans l’intérêt de ses parties prenantes, dont elle recherche la satisfaction de manière équitable. Le Tableau 1 présente une synthèse de ces deux théories.

Orientations mercatique et sociétale

En période de crise, s’adapter et réagir sont des nécessités que la gouvernance favorise. En l’occurrence, la notion d’adaptation est associée, en gestion, à la capacité à s’orienter, notamment dans l’idée de protéger l’organisation et de remplir, malgré tout, les objectifs (Wood et Bhuian, 1993).

L’orientation mercatique (marketing orientation) est la plus généraliste des orientations. Elle peut être analysée en tant que processus ou en tant que culture. Cette dernière approche la définit comme « la culture organisationnelle qui crée le plus efficacement les comportements nécessaires à la création d’une valeur supérieure pour les acheteurs et, donc, à une performance supérieure continue » (Narver et Slater, 1990). Dans le contexte spécifique des OBNL, Liao et al. (2001) la prolongent en une « orientation sociétale ». Duque-Zuluaga et Schneider (2008) la définissent comme la « croyance et la culture organisationnelles qui créent et alignent les comportements pour offrir et délivrer des services dignes de la société, remplissant ainsi la mission organisationnelle. (…) Les OBNL orientées vers la société sont celles qui s’occupent tout à la fois des bénéficiaires, des donateurs, des bénévoles et des employés, qui recherchent des partenariats pratiques, qui tirent les leçons de l’expérience et qui travaillent de manière coordonnée ».

Hsieh et al. (2008) soulignent que cette orientation cherche à adapter l’organisation au contexte et à l’environnement et à l’aligner sur les préoccupations des parties prenantes. D’après eux, les ressources que l’organisation détient ou dont elle a besoin justifient une telle orientation et, plus précisément, « la prise en compte de multiples parties prenantes [constituencies] ».

En cela, cette orientation peut être considérée, en temps de crise, comme la matérialisation stratégique des deux théories qui fondent notre recherche : tant parce qu’elle s’intéresse à une majorité de parties prenantes (Padanyi et Gainer, 2004) que parce qu’elle prend en compte les ressources organisationnelles (Modi, 2012).

La performance associative en temps de crise

La TPP, dans son approche instrumentale, s’intéresse aux effets de la prise en compte des parties prenantes sur la performance organisationnelle. Dans le contexte associatif, la performance est souvent définie au regard du projet associatif car il détermine les valeurs, les missions ainsi que les objectifs de l’organisation (Dubost et Zoukoua, 2011). La performance est donc propre à chaque association.

Tableau 1

Synthèse autour de la théorie de la dépendance aux ressources et de la théorie des parties prenantes

Synthèse autour de la théorie de la dépendance aux ressources et de la théorie des parties prenantes

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La littérature a cependant dégagé des caractéristiques générales à la performance organisationnelle des OBNL : elle est pluridimensionnelle (« financière, de marché, de mission et relative aux parties prenantes ») (Mihaltan et al., 2015) et dite « globale » (Quéinnec, 2012), donc intégrant les principes du développement durable.

Néanmoins, les préoccupations de la littérature au sujet des associations et des OBNL portent avant tout sur leur pérennité (Quéinnec, 2012) ainsi que sur leur soutenabilité et leur viabilité (Weerawardena et al., 2010). Ces préoccupations se révèlent encore plus cruciales en période de crise et sont ramenées à un horizon temporel de très court terme.

La définition la plus commune du concept de crise est en effet « un événement à faible probabilité et à fort impact qui menace la viabilité de l’organisation et se caractérise par l’ambiguïté des causes, des effets et des moyens de résolution, ainsi que par la conviction que les décisions doivent être prises rapidement » (Pearson et Clair, 1998). Une crise pour les associations intervient donc lorsque ces dernières sont « exposées à une situation irrégulière » (Mano, 2010), marquée par l’incertitude ainsi que par une menace importante pour leur viabilité (autrement dit, leur survie à court terme).

La viabilité des associations se comprend sous trois principaux angles. D’abord, les associations doivent assurer la continuité de leurs activités (Omura et Forster, 2014; Weerawardena et al. 2010) : il s’agit de leur viabilité opérationnelle. Ensuite, les associations doivent s’assurer que la crise n’a pas affecté leur modèle économique (Besel et al., 2011; Ceptureanu et al., 2017) et ainsi chercher à pérenniser leur viabilité économique. Enfin, dans une vision de très court terme, la trésorerie de l’association doit être suffisante pour éviter une crise de liquidité (Dadić et Ribarić, 2021) : il s’agit de leur viabilité financière.

Ainsi, en période de crise, la performance d’une association est proche de la vision dichotomique « succès versus défaillance » (Lee, 2017) dans la mesure où la survie de l’organisation est en jeu (Kim et Mason 2020). Une association performante en période de crise est donc celle qui parvient rester viable (et soutenable, à plus long terme), autrement dit qui « peut continuer à remplir sa mission et à satisfaire les exigences des principales parties prenantes, quelles que soient les difficultés rencontrées » (Ceptureanu et al., 2017). Dans le cadre de cette étude, les principales parties prenantes mentionnées par les auteurs seront donc celles attachées à l’orientation sociétale.

Développement des hypothèses de recherche

L’importance de la gouvernance non-lucrative, en temps normaux, a largement été décrite par la littérature (Ebrahim et al., 2014; Ferkins et Shilbury, 2015; Steen-Johnsen et al., 2011) et la pertinence de la TPP et de la TDR dans les associations vient d’être rappelée. Dans le contexte de la crise sanitaire, il s’agit de vérifier que leur intérêt est maintenu. Ainsi,

Question de recherche (QR) n° 1 : dans quelle mesure la gouvernance et ses deux théories permettent-elles de comprendre le fonctionnement des associations en temps de crise ?

En outre, l’orientation mercatique et, plus précisément, l’orientation sociétale, est une déclinaison pertinente de ces deux théories, notamment quand l’organisation doit s’adapter à son environnement, tel qu’en cas de crise. Il s’agit donc d’en faire un filtre d’analyse :

Question de recherche (QR) n° 2 : en quoi l’orientation sociétale constitue-t-elle un filtre d’analyse pertinent pour comprendre le fonctionnement des associations en temps de crise ?

Un fort lien entre gouvernance et performance

Hayden (2006) considère que « la “gouvernance” est le moyen par lequel toute organisation se tient responsable de sa performance globale tout en fournissant des directives à la direction. Le véhicule de gouvernance est un conseil d’administration (...), qui porte la responsabilité ultime de la performance de l’organisation et de sa capacité à se maintenir ». Dans le cas des associations françaises, ces véhicules devraient également inclure l’assemblée générale. Le maintien et la survie de l’organisation sont donc au coeur des véhicules (ou dispositifs) de gouvernance.

Que la conjoncture soit favorable ou non, la gouvernance non-lucrative est associée dans la littérature à une meilleure performance, tant économico-financière (e.g. Herman et Renz, 1997) qu’opérationnelle (Blevins et al., 2022; Brown, 2005). Quéinnec (2012) souligne également la contribution de la gouvernance à l’ensemble des dimensions de la performance non-lucrative et en particulier à la viabilité de l’organisation.

Telle que définie précédemment, la gouvernance est donc à la recherche d’un équilibre entre les parties prenantes, les objectifs organisationnels et l’environnement incertain et complexe. En temps de crise, le maintien des dispositifs de gouvernance est primordial parce qu’il permet de répartir les pouvoirs et les responsabilités. Le processus de prise de décisions en est donc plus efficace et permet à l’organisation de s’adapter rapidement, tant afin de faciliter la reprise d’activité que pour assurer la viabilité économique et financière (e.g. Green et Griesinger, 1996).

La survie et le développement de l’association sont donc au coeur des objectifs de gouvernance. Cette vision permet de traiter le risque d’endogénéité entre les concepts de gouvernance et de performance, et ce d’autant plus que la réalité de ce risque est interrogée par la littérature (e.g. Schultz et al. 2010) et qu’il est particulièrement réduit dans les organisations à but non-lucratif, en absence de propriétaires (Brickley et al., 2010).

Ainsi, dans la lignée des travaux cités :

Hypothèse 1a (H1a) : Le maintien des dispositifs de gouvernance en temps de crise a un effet positif sur la viabilité opérationnelle de l’organisation.

Hypothèse 1b (H1b) : Le maintien des dispositifs de gouvernance en temps de crise a un effet positif sur la viabilité économique de l’organisation.

Hypothèse 1c (H1c) : Le maintien des dispositifs de gouvernance en temps de crise a un effet positif sur la viabilité financière de l’organisation.

La gouvernance pour comprendre l’orientation sociétale

Selon Rey-García et al. (2013), les approches proposées par le marketing sont sous-estimées dans l’analyse de la performance des organisations. Le cadre théorique que les auteurs proposent relient d’un côté l’orientation mercatique et les relations avec les parties prenantes avec, de l’autre, la performance et l’impact des OBNL. Au coeur de ce cadre théorique se trouvent les notions de satisfaction, d’engagement et de confiance des parties prenantes. Que l’on retienne l’approche partenariale de la gouvernance (pour laquelle les parties prenantes délimitent le pouvoir des dirigeants et les influencent) ou celle actionnariale (pour laquelle les dirigeants sont contrôlés), les trois derniers concepts du cadre mercatique de Rey-García et al. (2013) sont des mécanismes spontanés et spécifiques de gouvernance (Busson-Villa et Gallopel-Morvan, 2012; Meier et Schier, 2008). La gouvernance de l’organisation est donc le cadre dans lequel l’orientation sociétale évolue, et ce d’autant plus qu’elles cherchent toutes deux à protéger les valeurs et missions de l’association. En outre, la mise en place d’une orientation mercatique est influencée par les caractéristiques organisationnelles (e.g. Wood et Bhuian, 1993). Ainsi :

Hypothèse 2 (H2) : Le maintien des dispositifs de gouvernance en temps de crise favorise une orientation sociétale.

La dépendance affecte la viabilité

La conjugaison de la TPP et de la TDR permet de souligner que la majorité des parties prenantes sont des apporteurs de ressources. Ce sont ces dernières qui, selon la TDR, peuvent expliquer les disparités entre les organisations : les ressources sont des avantages stratégiques ou, à l’inverse, des faiblesses si la dépendance est trop forte.

En l’occurrence, la dépendance réduit le pouvoir de négociation avec les parties prenantes et, à l’inverse, augmente leur capacité d’influence et leur pouvoir. Dans un contexte de crise pour lequel l’agilité et la réaction sont nécessaires, cette situation joue en défaveur de l’organisation, en difficulté pour gérer la complexité et le dynamisme de l’environnement (soulignés par la TDR).

La littérature a proposé des analyses des conséquences de la dépendance aux ressources et aux parties prenantes dans les OBNL. La réduction de cette dépendance permet à l’organisation de maximiser les « résultats liés à sa mission » (Berrett et Holliday, 2018), d’améliorer l’efficacité des activités (Sacristán López de los Mozos 2016) ou encore d’accroître la diversification des sources de revenus ainsi que la santé financière et économique de l’organisation (Hillman et Dalziel, 2003), évitant d’être soumise à l’arbitraire des financeurs.

Dans un contexte de crise globale qui touche l’ensemble des parties prenantes, dépendre de quelques pourvoyeurs de ressources (humaines comme financières) accroît les risques financiers, économiques et opérationnels qui adviendraient en cas de retrait (partiel ou total) de l’une ou de plusieurs parties prenantes. La crise touchant chaque organisation de manière différente, être entouré de davantage de parties prenantes permet au contraire de lisser les risques. Ainsi :

Hypothèse 3a (H3a) : Lors d’une crise, la dépendance aux ressources et aux parties prenantes handicape la viabilité opérationnelle de l’organisation.

Hypothèse 3b (H3b) : Lors d’une crise, la dépendance aux ressources et aux parties prenantes handicape la viabilité économique de l’organisation.

Hypothèse 3c (H3c) : Lors d’une crise, la dépendance aux ressources et aux parties prenantes handicape la viabilité financière de l’organisation.

Le degré de dépendance aux parties prenantes oriente la stratégie

La TPP insiste sur l’importance de l’intégration des parties prenantes dans la gouvernance et de leurs attentes dans la gestion. La TDR rappelle quant à elle que les priorités d’une organisation sont le succès (la réussite des objectifs), la minimisation de la dépendance aux ressources et aux acteurs qui les pourvoient et, enfin, la réponse aux exigences des parties prenantes. La littérature a alors remarqué que la dépendance aux ressources permet de comprendre (et favorise) l’adoption d’une orientation mercatique dans les OBNL (Macedo et Carlos Pinho, 2006). La dépendance aux ressources et aux parties prenantes est une situation défavorable en période de crise (tel que souligné par les hypothèses 3a, b et c). Afin de réduire la dépendance, l’établissement de liens plus forts avec les parties prenantes permet de rééquilibrer les relations (notamment en gagnant leur confiance et en renforçant la légitimité de l’organisation) (Hessels et Terjesen, 2010).

En outre, la TPP insiste sur l’éthique des organisations. En temps de crise, l’attention apportée aux parties prenantes définies par l’orientation sociétale (bénéficiaires, bénévoles et salariés, partenaires, donateurs et financeurs) correspond aussi à une vision bienveillante de la gouvernance et de la gestion, qui s’intéresse à leur bien-être. Enfin, au regard de la dépendance précédemment étudiée, la bonne santé de ces parties prenantes est également indispensable pour assurer la survie de l’organisation. L’attention éthique et désintéressée qui leur est portée peut donc également être utilitariste. Dans tous les cas, une dépendance envers les parties prenantes semble conduire à une orientation sociétale, au regard des parties prenantes stratégiques concernées. En période de crise, le soutien de ces parties prenantes est crucial. Ainsi :

Hypothèse 4a (H4a) : La dépendance d’une organisation aux parties prenantes internes la conduit en période de crise à s’orienter vers elles.

Hypothèse 4b (H4b) : La dépendance d’une organisation aux parties prenantes externes la conduit en période de crise à s’orienter vers elles.

L’orientation sociétale pour améliorer la viabilité

Pour les raisons évoquées dans le cadre des hypothèses 4a et b, l’organisation a besoin de ses parties prenantes pour survivre. Une stratégie orientée vers elles, et en particulier vers celles qui constituent le coeur de la mission associative, semble donc conduire à de meilleures performances.

Au-delà, la littérature a déjà investigué le lien entre orientation mercatique et performance des OBNL (Kara et al., 2004; Wood et Bhuian, 1993). Par exemple, Hsieh et al. (2008) rappellent les effets positifs de l’orientation mercatique sur « la croissance des ressources, la collecte de fonds, la satisfaction des consommateurs, la réputation et l’accomplissement de la mission ».

Quelques références sont également parvenues à relier orientation sociétale et performance. Elle favorise par exemple l’atteinte des objectifs ainsi qu’une meilleure efficience organisationnelle (Sargeant, 2009). Une synthèse proposée par Duque-Zuluaga et Schneider (2008) fait état du lien entre cette orientation et la performance organisationnelle, définie par « la réponse du bénéficiaire ou du destinataire, une flexibilité financière et l’acquisition de ressources, la satisfaction des volontaires et employés, l’évaluation de la réactivité, les effets de long-terme, les résultats des programmes et les effets intermédiaires et l’efficience organisationnelle ».

En période de crise, les associations cherchent à assurer leur viabilité opérationnelle, économique et financière. Outre les études présentées ci-dessus, les dimensions de l’orientation sociétale sont également liées à cette viabilité. En s’orientant vers les bénéficiaires, l’association cherche à protéger sa viabilité opérationnelle (c’est-à-dire reprendre l’activité au service des bénéficiaires). En s’orientant vers les partenaires et les bénévoles, l’association s’intéresse à sa viabilité économique et financière en pérennisant les ressources. L’orientation interne permet enfin de gagner en efficacité dans les processus internes et de minimiser la consommation de ressources.

Ainsi, une telle orientation semble avoir des effets positifs sur la viabilité des associations :

Hypothèse 5a (H5a) : L’orientation sociétale en période de crise affecte positivement la viabilité opérationnelle de l’organisation.

Hypothèse 5b (H5b) : L’orientation sociétale en période de crise affecte positivement la viabilité économique de l’organisation.

Hypothèse 5c (H5c) : L’orientation sociétale en période de crise affecte positivement la viabilité financière de l’organisation.

Méthodologie

Echantillon et données

En raison des mesures sanitaires mises en place en France, la plupart des associations se sont vues contraintes de suspendre partiellement voire totalement leurs activités. Au sortir du confinement (décidé au 11 mai 2020), les organisations ont pu redémarrer, même de manière incomplète. Afin de comprendre les enjeux qui touchaient les associations françaises, plusieurs réseaux et fédérations se sont associés afin de mener une vaste enquête auprès des dirigeants associatifs : « cette enquête du Mouvement associatif et du RNMA a été construite avec l’appui de Recherches & Solidarités, en lien avec la Direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative du Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse et en partenariat avec le CNEA et France Générosités »[2]. Grâce à l’appui de ces réseaux et des pouvoirs publics, l’enquête a recueilli 12 248 réponses entre le 18 mai et le 15 juin 2020. Etant donné que les questions, les modalités de réponse et la diffusion ont été menés par l’ensemble des partenaires, notre travail est une analyse de base de données. Le Tableau 2 propose une analyse de l’échantillon.

Tableau 2

Présentation des caractéristiques des associations répondantes[3]

Présentation des caractéristiques des associations répondantes3

Commentaire : Cette analyse permet de mettre en avant les principales caractéristiques des associations qui composent l’échantillon. La plupart des secteurs d’activité sont représentés, avec une prédominance des sports, de la culture, de l’enseignement et enfin des loisirs. La comparaison avec les estimations dans la population des associations françaises ne fait pas apparaître de déséquilibres majeurs. En revanche, les associations disposant de salariés sont largement plus nombreuses dans l’échantillon que dans la population réelle et les structures ayant répondu à l’enquête ont également des budgets annuels plus importants que la majorité des associations françaises. Ce biais de surreprésentation des associations ayant davantage de ressources est lié à la nature du tissu associatif français : les plus petites associations sont moins intégrées dans les réseaux associatifs et publics et ont donc été moins touchées par la diffusion du questionnaire.

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Modèle et variables

Quatre concepts émergent du cadre théorique et des hypothèses : la gouvernance, la viabilité, la dépendance aux parties prenantes et l’orientation sociétale. La Figure 1 présente leurs interactions.

Les différentes variables qui représentent les concepts testés sont présentées au sein du Tableau 3. Le concept de gouvernance est associé à une variable. Ensuite, la dépendance aux parties prenantes a été scindée en deux sous-concepts, en fonction des parties prenantes internes et externes. Par suite, l’orientation sociétale a également été distinguée entre interne et externe. Cette différenciation est d’ores et déjà connue et usitée dans les OBNL (González et al. 2002; Modi et Sahi, 2018). Enfin, la viabilité de l’association est ici analysée au filtre des trois dimensions énoncées au sein des hypothèses. La Figure 2 illustre les interactions entre ces variables grâce aux différentes hypothèses formulées. Ce sont les liens entre les variables qui seront testés au sein de cette étude. L’ensemble des variables sont qualitatives, ou bien ordinales ou bien dichotomiques. Des régressions logistiques multiples sont menées afin de tester les différentes hypothèses.

Figure 1

Représentation du cadre théorique testé

Représentation du cadre théorique testé

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Figure 2

Hypothèses testées reliant les différentes variables

Hypothèses testées reliant les différentes variables

Lecture : par souci de lisibilité, les flèches ne représentent que les hypothèses. Cependant, les tests par régressions multiples porteront bien sur l’ensemble des variables de chaque bloc.

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Tableau 3

Présentation des questions de l’étude, des variables et de leurs sources

Présentation des questions de l’étude, des variables et de leurs sources

Tableau 3 (continuation)

Présentation des questions de l’étude, des variables et de leurs sources

Tableau 3 (continuation)

Présentation des questions de l’étude, des variables et de leurs sources

Note sur la colonne « sources » : Le travail est mené sur une base de données. Les questions ont donc été imposées. Leur pertinence est cependant doublement justifiée. D’une part, les auteurs du questionnaire sont tout à la fois des universitaires réunis au sein d’un réseau d’experts (Recherches & Solidarités) et des représentants du monde associatif (en particulier le Mouvement associatif). D’autre part, des questionnements similaires à ceux proposés ont été retrouvés dans la littérature. Surtout, les formulations des questions intégraient pour la première fois la dimension de crise (et de confinement) dans l’opérationnalisation des concepts retenus.

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Résultats

Les statistiques descriptives (Tableau 4) prodiguent de cruciales informations sur l’état actuel de la gestion des associations françaises. La majorité de celles de l’échantillon ont eu des difficultés à maintenir leur dispositif de gouvernance. La dépendance aux parties prenantes internes est particulièrement marquée dans un tiers d’entre elles. Les pertes de contact ont concerné 38 % des associations, et les besoins de remobilisation des bénévoles (35 %) et de liens avec les adhérents (47 %) soulignent la force de la crise sur la vie quotidienne des associations. Les parties prenantes externes sont notamment cruciales dans les ressources qu’elles apportent : tant financièrement (le besoin de confirmation des financements concerne 44 % des associations) qu’au quotidien (la fermeture des partenaires a affecté 43 % d’entre elles). Les modifications dans le fonctionnement des associations liées aux orientations sociétales concernent moins d’un quart des associations. Les adaptations de gestion ont été menées par 27 % des associations et la focale sur les bénéficiaires (25 %) et les bénévoles (19 %) reste plus forte que celle sur les partenaires (8 %).

Les indicateurs de viabilité opérationnelle montrent que la reprise d’activité des associations se profile plutôt juste avant la rentrée 2020. Ceux de viabilité économique soulignent le fort impact de la crise : 23 % des associations ont perdu la totalité de leurs revenus pendant la crise et 35 % une part significative. Le budget prévisionnel 2020 ne sera réalisé qu’à hauteur d’environ 60 % et l’impact des annulations d’événements se trouve en moyenne autour de 5 000 euros. Aussi, une association sur deux a besoin de facilités de trésoreries, 30 % ont activité les solutions financières publiques et ce notamment parce que leur trésorerie ne couvre en moyenne qu’environ 3 mois d’exploitation.

La matrice de corrélation (Tableau 5) confirme enfin les liens entre les variables du modèle sans pour autant mettre en avant de problèmes de colinéarité. Les résultats des régressions logistiques menées sont présentés tout d’abord vis-à-vis des déterminants de l’orientation sociétale (Tableau 6; tests de H2 et H4a et b) puis quant aux déterminants de la viabilité opérationnelle (Tableau 7; tests de H1a, H3a et H5a), économique (Tableau 8; tests de H1b, H3b et H5b) et financière (Tableau 9; tests de H1c, H3c et H5c). Le Tableau 10 présente synthétiquement l’état des hypothèses.

Tableau 4

Présentation des statistiques descriptives des variables

Présentation des statistiques descriptives des variables

Commentaire relatif à la taille de l’échantillon : La taille de l’échantillon peut également avoir des conséquences en facilitant l’obtention de coefficients significatifs au sein des régressions. Cependant, les coefficients significatifs obtenus sont pour la plupart supérieurs à 0,20 (ou inférieurs à – 0,20 pour ceux négatifs). Or, dans le cadre de variables dichotomiques, ces coefficients peuvent être considérés comme convenables (e.g. Kelley et Maxwell, 2003).

La taille de l’échantillon aura des conséquences sur les R², puisque le R² de Nagelkerke y est sensible. La binarité de l’immense majorité des variables aura également des effets sur le R².

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Tableau 5

Matrice de corrélations

Matrice de corrélations

*** : p < 0,001; ** : p < 0,01; * : p < 0,05

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Tableau 6

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à l’orientation sociétale

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à l’orientation sociétale

B : coefficient de régression et ES : erreur standard

*** : p < 0,001; ** : p < 0,01; * : p < 0,05

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Tableau 7

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité opérationnelle

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité opérationnelle

B : coefficient de régression et ES : erreur standard

*** : p < 0,001; ** : p < 0,01; * : p < 0,05

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Tableau 8

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité économique

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité économique

B : coefficient de régression et ES : erreur standard

*** : p < 0,001; ** : p < 0,01; * : p < 0,05

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Tableau 9

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité financière

Présentation des régressions logistiques multiples des variables liées à la viabilité financière

B : coefficient de régression et ES : erreur standard

*** : p < 0,001; ** : p < 0,01; * : p < 0,05

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Tableau 10

Présentation synthétique des résultats des différentes régressions et état des hypothèses

Présentation synthétique des résultats des différentes régressions et état des hypothèses

Tableau 10 (continuation)

Présentation synthétique des résultats des différentes régressions et état des hypothèses

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Discussion

L’enquête menée auprès des associations mentionnait aux répondants d’analyser leur situation au filtre de la pandémie et des mesures administratives qui en découlent (et en particulier le confinement). En cela, les résultats obtenus sont largement empreints du contexte pandémique.

La gouvernance, une base solide pour les associations

Le rôle du maintien des dispositifs de gouvernance pendant une crise (ici, matérialisée par le confinement et l’arrêt des activités) est confirmé par les résultats obtenus, qu’il s’agisse d’un effet direct d’une gouvernance collective et active sur les indicateurs de viabilité ou bien d’un effet indirect qui souligne que l’arrêt de la gouvernance collective a renforcé les problématiques rencontrées par les associations. Plusieurs leçons peuvent être tirées de la confirmation des hypothèses H1a, b et c.

D’abord, le maintien des dispositifs de gouvernance a permis aux associations de rebondir et de reprendre l’activité rapidement. Aussi, les besoins en facilités de trésorerie sont bien moins exprimés. La qualité du processus collectif de décision joue donc un rôle sur la capacité de l’association à assurer sa viabilité à court terme (illustrant ainsi les propos d’Hayden, 2006).

Ensuite, le double effet de la gouvernance sur la réalisation du budget prévisionnel (le maintien accentue sa bonne réalisation et la défaillance appuie les problèmes rencontrés) souligne l’attachement des instances de gouvernance à la prévision et à la planification (Turbide et Laurin, 2014).

Les résultats ont également montré que la détérioration de la gouvernance peut négativement influencer la viabilité économique et financière (par exemple, la perte de revenus, la trésorerie disponible et l’appel aux solutions financières). Autrement dit, même si le maintien des dispositifs de gouvernance ne produit pas toujours des effets sur la viabilité de l’association, leur dégradation et une défaillance de gouvernance accentueraient les problèmes rencontrés. En somme, quelles que soient les circonstances, les résultats viennent souligner l’importance du maintien des dispositifs de gouvernance. Pour faire face à une évolution de conjoncture, la gouvernance peut s’adapter et l’incorporer mais en aucun cas être mise en sommeil (tel que le souligne l’approche contingente de la gouvernance, e.g. Ostrower et Stone, 2010).

De plus, la détérioration de la gouvernance passe par une perte de fonctionnement collectif. Ainsi les résultats soulignent-ils la force de la dynamique au sein des instances décisionnaires (Willems et al., 2017). Cependant, la différenciation entre effet direct et indirect de la gouvernance met en relief les faiblesses de la gouvernance associative, tournée bien davantage vers la viabilité de court terme (l’activité) que vers le maintien de la viabilité économique.

Enfin, trois résultats paradoxaux sont à noter : pendant le confinement, une gouvernance collective accentue la perte partielle de revenus tandis qu’une gouvernance solitaire a réduit les effets négatifs de l’annulation d’événements et a favorisé l’appel aux solutions financières. Ils viennent corroborer la vision de l’hégémonie managériale (Hung, 1998) qui place un dirigeant au coeur du dispositif décisionnaire, quitte à prendre des décisions radicales visant les intérêts de l’association (au détriment peut-être de ceux des partenaires). Il ne s’agit cependant que d’une piste d’explication qui mériterait d’être creusée.

En outre, le maintien des dispositifs de gouvernance est l’un des précurseurs de l’orientation sociétale, dès lors qu’elle est collective, et ce même si quelques difficultés se font ressentir (associées à la modalité GOUV-3). La gouvernance et les instances associées jouent pleinement leur rôle de protection des valeurs et du projet associatif et s’assurent du fonctionnement éthique de l’organisation (Brown, 2005), dans la lignée de la TPP. En outre, conformément à la TDR, la gouvernance s’intéresse à ses apporteurs de ressources. Le rôle contextuel de la gouvernance entre donc en congruence avec l’orientation sociétale. L’hypothèse H2 est donc partiellement supportée mais mérite d’être creusée dans des organisations en-dehors du contexte de confinement et de crise sanitaire, afin de déterminer si la contribution de la gouvernance à cette orientation varie en fonction des situations.

Une viabilité organisationnelle fortement influencée par la dépendance

La dépendance aux parties prenantes et aux ressources se révèle extrêmement pertinente pour comprendre la viabilité des associations en temps de crise.

Première partie prenante sur laquelle les associations se reposent : les bénévoles. Pour leur immense majorité, les associations françaises se sont familiarisées avec le télé-bénévolat pour la première fois durant le confinement[4]. C’est en adaptant les modalités d’engagement (autrement dit, en parvenant à le convertir en bénévolat à distance ou virtuel, tel qu’illustré par la variable MOD_BEN) que l’activité a pu reprendre et que la trésorerie a été préservée. La perte de contacts avec eux n’est donc pas qu’une problématique sociale : elle handicape le fonctionnement quotidien, oblige à mettre en place des dispositifs de (re)mobilisation voire à recruter de nouveaux bénévoles. Toutes ces actions ont bien entendu un coût qui pèse sur les finances de l’association (par exemple, l’effet négatif de MOB_BEN sur IMP_EVE ou encore les effets de MOD_BEN sur les indicateurs de viabilité économique). Néanmoins, parce qu’ils constituent la cheville ouvrière des associations, leur action est la condition sine qua non du rétablissement de la bonne santé financière de l’organisation à moyen terme.

La seconde partie prenante dont les associations dépendent rassemble les adhérents. La baisse des cotisations met en péril leur viabilité financière et économique à court terme. Néanmoins, les résultats nous apprennent que ces cotisations ne sont pas la source principale de financement des associations : leur baisse n’a pas conduit à un recours aux solutions financières publiques. Quant à un recentrage démocratique sur eux, il handicaperait la reprise d’activité (cf. les effets négatifs de REL_ADH sur REP_ACT et SUR_ACT), dans la mesure où la vie interne est plutôt coûteuse en ressources à court terme. Il permettra cependant à moyen et long termes de raffermir les liens. La fidélité aux adhérents joue en effet en faveur d’une bonne gouvernance et attire aussi des ressources grâce à la légitimité démocratique ainsi confortée. Une telle stratégie évite la myopie traditionnelle dans les OBNL qu’Ebrahim (2005) décrit et critique.

Les financeurs forment une troisième partie prenante cruciale pour les associations. Les résultats indiquent une plus forte dépendance aux financeurs privés que publics, sans doute pour des raisons liées à la nature des aides. Les aides publiques sont plutôt annuelles (dans le cas de subventions par exemple), parfois en nature et dépendent d’une relation spécifique avec des collectivités territoriales ou les administrations centrales. Même si des questionnements existent autour des futures aides et que leur perte créerait des difficultés dans tous les domaines (opérationnel comme financier et économique), l’accompagnement des autorités publiques s’appuie sur une relation forte. En revanche, les aides privées (sous forme de mécénats, de sponsors, etc.) dépendent fortement de la conjoncture et de la bonne santé des entreprises. Le risque d’une crise des financements privés guette donc les associations qui étaient en lien avec des firmes aujourd’hui fragilisées.

Enfin, les partenaires des associations en général leur permettent d’assurer leurs missions. Les associations sont intégrées dans un ensemble de parties prenantes et jouent un rôle social et territorial particulièrement développé en France. Elles contribuent au raffermissement des communautés locales et sont parfois des prestataires de services des acteurs locaux. Le confinement et les mesures administratives de fermeture (vues grâce à la variable FERME) ont empêché ce type de collaborations et ont affecté tout autant l’activité que la santé économique des associations.

Les hypothèses H3a, b et c, soutenues par les résultats, permettent d’illustrer la dépendance des associations à leurs parties prenantes mais pointent surtout que lorsqu’une crise advient, cette dépendance a des effets négatifs sur la viabilité des associations. Les résultats s’inscrivent dans la lignée de ceux de Paarlberg et al. (2020) qui ont montré l’importance des capitaux de la communauté afin de comprendre l’appel aux fonds de solidarité dédiés à la Covid-19.

L’orientation sociétale est une stratégie complexe qui doit être décomposée

L’orientation sociétale interne est avant tout expliquée par la dépendance aux ressources et aux parties prenantes internes, tel qu’attendu par H4a. L’orientation vers les bénévoles est favorisée par l’ensemble des dépendances aux adhérents et aux bénévoles eux-mêmes, telles qu’elles se sont exprimées pendant le confinement et lors de la première vague de la Covid-19. Le bénévolat, dans les associations françaises, est en effet leur principale ressource, loin devant les salariés. Les associations emploient 1,6 million d’ETP (équivalent temps plein) pour 1,4 million ETP bénévoles. Néanmoins, les associations employeuses ne représentent que 12 % du total et, surtout, les 88 % restant ne s’appuient que sur leurs bénévoles (plus d’un million ETP) (Tchernonog et Prouteau, 2019). Les résultats viennent donc confirmer la littérature jusqu’à présent développée qui place les bénévoles au coeur de la stratégie et des dispositifs de gestion et de gouvernance (Samuel et al., 2013), et notamment pendant les crises (Trautwein et al., 2020).

Les adaptations internes qui constituent le second volet de l’orientation sociétale interne sont portées avant tout par la dépendance aux cotisations (COT_ADH), le bénévolat à distance (MOD_BEN) et la recherche de nouveaux bénévoles (NVX_BEN). En somme, des réformes ont été engagées par les associations pendant le confinement, au coeur de la crise, qu’il s’agisse d’apprendre à travailler autrement ou encore de devenir suffisamment attractif pour que de nouveaux bénévoles rejoignent la structure. Ces résultats sont donc en phase avec les travaux qui font le lien entre une gestion de meilleure qualité (passant notamment par des dispositifs de gouvernance plus aboutis et un processus de reddition des comptes efficace), tels que testés par la variable OR_INT, et la possibilité d’attirer et de fidéliser des ressources humaines (e.g. Ferkins et al., 2010). Il faut cependant noter que l’orientation interne est favorisée par le besoin de confirmation des partenariats : le risque de leur perte conduit les associations à remobiliser leurs ressources internes.

L’orientation sociétale externe est en revanche tout autant déterminée par les dépendances internes qu’externes, expliquant que l’hypothèse H4b ne soit que partiellement supportée. Ce sont de nouveau les évolutions structurelles qui guident l’orientation externe : le manque de cotisations (COT_ADH) et de bénévoles (NVX_BEN) ainsi que les nouvelles modalités d’engagement adoptées pour faire face au confinement (MOD_BEN) conduisent les associations à repenser leur place au sein de l’écosystème et à mobiliser de nouvelles ressources pour faire face aux mutations imposées par la crise sanitaire. Dans la lignée de la TDR et de la TPP, l’organisation en manque de moyens internes se voit contrainte de mobiliser les acteurs de son environnement pour survivre. En contrepartie, l’attention portée aux adhérents renforce l’orientation vers les bénéficiaires, par congruence de leurs intérêts (Wellens et Jegers, 2014). En revanche, les partenaires sont délaissés dans le cas d’un renforcement, même temporaire, des liens avec les adhérents. Ce résultat vient confirmer la dichotomie de la gouvernance associative qui a tendance à choisir entre une forte démocratie interne et une ouverture sur l’externe (Chatelain-Ponroy et al., 2014).

L’orientation externe est en outre guidée par la dépendance aux partenaires : la fermeture de certains d’entre eux a empêché l’accès à des bénéficiaires, le risque de pertes d’aides publiques conduit à se tourner vers les partenaires privés, etc. En revanche, le risque de pertes d’aides privées conduit les associations à se retirer de leurs engagements avec ces partenaires. Le risque d’une contagion de la crise des entreprises vers les associations est donc probable.

Les effets de l’orientation sociétale sur la viabilité des associations sont finalement multiples. Tout d’abord, l’orientation vers les bénévoles n’a pas d’effet spécifique ou significatif. Seule l’orientation interne (donc les réformes entreprises en réaction à la crise) permet de protéger l’activité (ainsi que la réalisation du budget prévisionnel) et le modèle économique des risques les plus graves. Néanmoins, cette orientation de long terme vient détériorer, à court terme, les indicateurs financiers ou encore les impacts économiques de la crise. En saisissant l’opportunité de la crise pour mener des réformes de gestion structurelles mais coûteuses, les associations s’orientant ainsi prennent le pari d’une reprise rapide de l’activité mais d’une aggravation de leur situation financière à court terme.

L’orientation vers les parties prenantes externes suit un schéma similaire. La reprise d’activité en est simplifiée et la focale sur les bénéficiaires permet de recentrer l’organisation sur sa mission et d’ainsi protéger son projet associatif. En revanche, cette orientation, avec tous les investissements qu’elle implique, renforce les risques de pertes de revenus à court terme et aggrave la situation financière quitte à solliciter davantage d’aides. Finalement, l’orientation sociétale est un pari nécessaire pour relancer l’activité, coûteux mais réalisable grâce aux aides mises en place. L’hypothèse H5a a été considérée partiellement supportée au regard de la complexité des effets de cette orientation; tandis qu’il convient de rejeter les hypothèses H5b et c.

Conclusion et perspectives

De la pertinence des théories de gouvernance en temps de crise

Le premier objectif de cet article était de comprendre la pertinence de deux théories de gouvernance non-lucrative particulièrement mobilisées pour comprendre les OBNL : la TPP et la TDR. Leur combinaison (qui pourrait être résumée sous la forme d’une dépendance aux parties prenantes et aux ressources) a permis d’éclairer le fonctionnement des associations en temps de crise et de souligner que la viabilité des associations a été mise à mal par la pandémie, que ces difficultés sont aggravées quand elles dépendent de leurs parties prenantes et enfin que l’orientation sociétale en tant que stratégie de réaction à une crise crée des effets contrastés.

La gouvernance, cruciale dans la gestion quotidienne, est un pilier fondamental afin de traverser les turbulences opérationnelles, économiques et financières. Alors que la dépendance aux parties prenantes et aux ressources de l’environnement, déjà forte dans le monde non-lucratif, s’accentue durant les crises, la gouvernance (matérialisée notamment par ses instances) apporte une réponse forte. Deux premiers enseignements sont donc à tirer : d’une part, les associations françaises sont extrêmement dépendantes de leurs parties prenantes pour leur fonctionnement quotidien tout autant que pour leur viabilité face aux crises (et n’ont été testés ici que les adhérents, les bénévoles, les financeurs et les partenaires) et, d’autre part, leur gouvernance demeure un rempart contre les crises. Sa négligence a accentué les difficultés rencontrées.

Le second objectif de cet article portait sur la pertinence de l’orientation sociétale tout à la fois en tant qu’opérationnalisation de la combinaison des deux théories précédentes qu’en tant que déterminant du fonctionnement des associations en crise.

Non seulement la dépendance aux ressources et aux parties prenantes est bien le déterminant d’une orientation sociétale en temps de crise, mais cette dernière s’est révélée plus complexe que la littérature ne le laissait présager, dans la mesure où un double effet (court terme versus long terme) semble se dessiner lorsqu’elle s’applique en temps de crise.

Autrement dit, l’orientation sociétale semble se projeter dans des horizons temporels plus longs, visant notamment la soutenabilité de l’organisation (les deux concepts ont par exemple été reliés par Mariadoss et al., 2016; Silvius, 2017), au détriment de la viabilité financière et économique de court terme. En revanche, cette orientation, telle qu’elle a été formulée en contexte de crise sanitaire et de réaction au confinement (et non en tant qu’initiative stratégique autonome), a permis de relancer l’activité.

Contributions théoriques et méthodologiques

L’application de la TPP et de la TDR dans le contexte associatif français est en soi une contribution. Au-delà du terrain français, cette combinaison s’est révélée féconde pour comprendre la réaction des organisations à une crise et, en particulier, à celle de la Covid-19.

L’orientation sociétale a également fait ses preuves pour opérationnaliser ces deux théories et a conduit à approfondir l’horizon temporel du fonctionnement et de la viabilité des associations. Alors que la littérature souligne un effet positif en général, cette étude fait état, en temps de crise, d’une « courbe en J », c’est-à-dire d’un renforcement des difficultés financières dans un premier temps pour mieux reprendre l’activité et finalement rebondir. Surtout, à notre connaissance, l’application de l’orientation sociétale (aux OBNL) est une première dans les études françaises. Les résultats prolongent ainsi les travaux de Finchum-Mason et al. (2020) (qui ont mis en avant les changements mis en place par les OBNL en réaction à la Covid-19, particulièrement proches de l’orientation sociétale) en analysant les effets de cette nouvelle orientation.

De plus, l’orientation mercatique, qui a tendance à être remplacée par l’orientation vers les parties prenantes (e.g. Valero-Amaro et al., 2019), identifie un panel de parties prenantes à cibler. Cette étude montre la pertinence d’une première typologie entre parties prenantes internes et externes avant d’approfondir la réflexion sur chaque partie prenante.

Le présent article a également permis d’opérationnaliser les concepts de dépendance aux parties prenantes, d’orientation sociétale et de performance au contexte de crise et, plus spécifiquement, de confinement et de suspension forcée de l’activité. La performance associative lors d’une crise est avant tout une quête de viabilité, tandis que la dépendance et l’orientation sociétale ont été analysées à partir des réactions des associations à la crise et aux mesures administratives associées.

Enfin, le questionnaire mené par les différents réseaux associatifs propose une méthodologie originale afin de tester les concepts mobilisés dans cette étude. Si les questions peuvent être affinées et précisées, voire complétées par d’autres, le questionnaire propose des indicateurs originaux pour mesurer la viabilité des associations, ainsi que des construits pour identifier la dépendance aux parties prenantes.

Contributions praticiennes et sociétales

Cette étude permet aux associations elles-mêmes ainsi qu’à leurs parties prenantes de se saisir de la réalité post-confinement du secteur. D’abord, la préservation des mécanismes de gouvernance est une priorité, en temps plus calmes comme en temps de crise. Les efforts de gestion et de reddition des comptes sont indispensables pour rassurer les parties prenantes. Ensuite, la forte dépendance aux autorités publiques, aux bénévoles et aux financements et partenaires privés renforce l’idée d’un secteur en manque d’autonomie et qui risque de subir d’autres crises après celles sanitaire, sociale et financière; notamment économique en raison des possibles réorientations budgétaires de l’Etat (renforcement du service public), des difficultés des entreprises (réduction de la RSE ou du mécénat) et des nouvelles attributions des collectivités territoriales (suite à une possible décentralisation). Ce schéma de vases communicants est une menace supplémentaire pour les associations tout autant qu’une interrogation pour leur identité.

Enfin, les parties prenantes, individuelles comme collectives, ont tout intérêt à rassurer les associations avec lesquelles elles sont engagées. D’une part, le questionnaire montre que les intentions des partenaires et les perceptions des répondants ont un clair effet sur les perspectives d’avenir. Confiance et engagement sont des bases cruciales pour les OBNL (de la Fuente Mella, 2007; Sargeant et Lee, 2004). D’autre part, le resserrement des liens entre les différents types d’organisations est indispensable dans le contexte actuel (e.g. Zhang, Shen et Yu, 2020) : les dépendances sont multiples entre secteurs et la responsabilité sociale, sociétale et environnementale est le principal cadre de gouvernance des organisations (Albareda, 2008).

Ces liens plus locaux se révèlent indispensables dans le contexte actuel. La pandémie et les différents confinements ont stoppé et ralenti l’économie mondialisée. Les acteurs locaux, et en particulier ceux non-lucratifs, se sont alors mobilisés et ont pris le relai. La crise démontre ainsi que l’internationalisation des relations économiques et sociales ne peut se faire sans assise locale.

Limites et pistes de recherche

Cette recherche présente plusieurs limites, parmi lesquelles le travail sur une base de données. De ce fait, les questions posées, les modalités de réponses possibles et les modalités de diffusion ne sont pas maîtrisables. Ensuite, le questionnaire reposait sur des questions fermées et qualitatives. Enfin, les variables qui illustraient les concepts n’ont pas pu être ajustées. Ces formulations ont été cruciales afin de traiter au moins partiellement une des limites de cette étude : en l’état de l’échantillon et au regard de la méthodologie quantitative, il est complexe de partager les effets directs de la pandémie sur les différents concepts des effets indirects sur le fonctionnement ordinaire des associations (qui aurait été affecté ou non par la crise). En outre, certains R² de Nagelkerke sont inférieurs à 10 % (mais ont été expliqués).

Ainsi, de nouvelles recherches pourraient être menées. Un nouveau questionnaire proche de la présente enquête pourrait préciser et formuler les concepts de telle manière qu’elle fasse l’objet d’une analyse par modèle d’équations structurelles. Ensuite, il serait intéressant de tester de nouveau l’horizon temporel des effets de l’orientation sociétale, afin de déterminer si la « courbe en J » abordée est liée au contexte de crise ou est intrinsèque. Enfin, des entretiens complémentaires viendraient approfondir l’opérationnalisation des deux théories de gouvernance testées.