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Cet article traite de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Ce concept qu’on attribue à Howard Bowen (1953), grâce à son ouvrage séminal « Social Responsibilities of the Businessman » constitue le fondement du champ académique « Business and Society » (Acquier et Gond, 2007). Même si la RSE est un concept inhérent à l’organisation et antérieur à celui de DD qui est d’ordre plus institutionnel et relevant des politiques publiques, ils ont néanmoins deux approches convergentes et certains auteurs comme Brodhag et al. (2011) considèrent la RSE comme le moyen pour les entreprises de réaliser les objectifs de développement durable, et voit en elle la contribution des organisations au développement durable (l’ISO 26000 propose clairement de mobiliser la responsabilité sociétale dans l’objectif du développement durable).

Dans cette recherche, la RSE est définie comme l’ensemble des actions et politiques organisationnelles spécifiques au contexte qui prennent en compte les attentes des parties prenantes et la triple dimension, économie, société et environnement en relation avec la performance (Aguinis, 2011). Ces politiques et actions sont influencées et mises en oeuvre par des acteurs à tous les niveaux de l’analyse (institutionnel, organisationnel et individuel) (Aguinis et Glavas, 2011). Cette recherche aborde la question des politiques et actions qui vont influencer la diffusion de la RSE. Elle se situe à un niveau institutionnel. C’est dans ce sens, que nous avons choisi d’étudier des parties prenantes d’ordre institutionnel. Il s’agit des organismes de diffusion de la culture RSE en Tunisie, qui sont susceptibles de constituer un réseau accompagnant les entreprises dans leur processus RSE. En effet, suite aux évènements du 14 janvier 2011, date du déclenchement de la révolution tunisienne, le pays est passé par une phase de reconfigurations des pouvoirs et des enjeux socio-économiques (Hibou et al, 2011). Ces changements au sein de la société tunisienne ont modifié les rapports de force entre les acteurs en place (Koleva et Gherib, 2012). Dans cet élan de post révolution, plusieurs organismes se sont activés pour faire prendre conscience de la notion de responsabilité sociale, et ce dans l’accompagnement des entreprises à être responsables pour ancrer une culture de la citoyenneté. Ce genre de démarche relevé sur le terrain[1], entre dans le cadre d’un Etat affaibli politiquement et socio économiquement et d’une société civile qui a dû se renforcer par la force des choses, dans un contexte nouveau. Ces organismes (tableau1), constituent une multitude de parties prenantes gravitant autour de l’entreprise, et susceptibles de former un réseau, qui serait vecteur de diffusion de la RSE aux entreprises. Sur ces observations propres au contexte tunisien, est posée la proposition suivante : L’inscription de l’entreprise dans un réseau d’organismes diffuseurs de RSE est susceptible de faciliter la mise en oeuvre d’une démarche RSE. En effet, le réseau en tant que « structure collaborative » (Assens, 2013) et « support technique » (Romestant, 2013), peut engendrer la diffusion des valeurs sociétales à l’intention des entreprises. Les relations réticulaires (réseau) en tant que stratégie de recherche pour le management de la RSE, créent des changements de comportements dans les interactions avec les partenaires et dans les processus de communication permettant ainsi d’intégrer les préoccupations de responsabilité sociale (Bonneveux et Saulquin, 2009). Ces auteurs considèrent que le réseau peut être appréhendé comme un nouveau mode de diffusion de la RSE, dépassant les frontières de l’entreprise. Le réseau, en tant que source d’action collective, est considéré comme une voie prometteuse pour les démarches RSE (Bonneveux et Calme, 2010). En conséquence la question de recherche est : Comment s’articule cette structure relationnelle sous-jacente à l’action collective et comment fonctionne ce système d’interdépendances entre ces organismes diffuseurs de RSE qui constitueraient un réseau ? Les sous questions de recherche sont : 1. Quels sont les organismes diffuseurs de RSE en Tunisie ? 2. Quels sont leurs rôles respectifs ? 3. Quelles sont leurs relations ? 4. Comment fonctionne ce réseau ? L’objectif est de savoir si, cette force institutionnelle que constitue ce réseau d’organismes diffuseurs de RSE conduit plus à une symbolique qu’à de véritables actions et politiques de RSE par lesquelles les entreprises pourraient s’engager dans la RSE ? Si les initiatives entreprises par ce réseau ne sont elles pas plutôt destinées à satisfaire certains intérêts sous couvert de normes et standards RSE ?

En définitive, cet article s’inscrit dans une perspective critique de la RSE, où est abordée l’action sociale de ce réseau selon l’approche socio centrique. A un niveau méso-social, nous étudions les processus sociaux qui sont nécessaires au fonctionnement de ce réseau reconstitué au fur et à mesure de notre présence sur le terrain (Eloire et al., 2011). Cette approche par le « réseau complet » coïncide avec notre objectif de recherche, puisque selon Eloire et al. (2011), l’approche socio centrique a des affinités avec la sociologie des organisations et contribue à la compréhension des systèmes d’action concrets (Crozier et Friedberg, 1977). Les frontières du réseau des organismes diffuseurs de RSE en Tunisie que nous étudions n’étaient pas connues au départ, ni évidentes à établir comme l’admettent Eloire et al. (2011). Ces auteurs préconisent, pour surmonter cette difficulté, de combiner l’analyse quantitative la plus formelle (analyse des réseaux) à l’approche qualitative classique en sociologie (entretiens, observations, documentation et archives). C’est dans cette veine, que nous avons constitué notre réseau étudié selon une approche qualitative conjuguée à une analyse quantitative selon la sociologie des réseaux dont nous présentons quelques notions ci-après.

Le réseau social est un ensemble de relations entre un ensemble d’acteurs. Ces rapports se traduisent soit par de la collaboration, du soutien, du conseil ou encore du contrôle et de l’influence (Lazéga, 1994).

D’un point de vue de la sociologie des réseaux : « Un réseau peut être représenté par un graphe (schéma) constitué d’un ensemble de points (sommets, noeuds) symbolisant les acteurs et d’un ensemble de flèches ou segments reliant deux de ces points (arcs ou arêtes), indiquant les relations existants entre les unités ». (Chabi, 2012, p. 1259). Dans notre cas, les noeuds ou sommets représentent les organismes diffuseurs de RSE. Ces acteurs sont susceptibles de développer des liens (arcs ou arêtes), de différentes natures : de confiance, de collaboration et de coopération, de contrôle, d’influence et/ou de soutien. Ils seraient mutuellement dépendants pour atteindre des objectifs communs notamment la diffusion de la RSE. L’analyse sociologique des réseaux permet de dégager des indices, des quantifications qui favorisent la comparaison et qui vont permettre de caractériser le réseau. La taille du réseau correspond au nombre total d’acteurs du réseau. La densité d’un réseau correspond au nombre de relations du réseau divisé par le nombre de relations totales possibles. La sociologie des réseaux permet aussi de calculer d’autres indices, plus élaborés, qui servent à caractériser le réseau et le rôle des acteurs. Nous les présenterons lorsque sera évoqué le réseau objet de notre étude. Dans ce qui suit notre approche méthodologique.

Méthodologie

Comme le montre la question de recherche, il s’agit d’une recherche exploratoire avec un objectif compréhensif où il s’agit de comprendre comment est organisé ce réseau et comment il fonctionne. La méthodologie est qualitative. Pour ce qui est de la méthode d’accès au réel mobilisée, nous avons opté pour l’étude de cas du réseau en question. Notre unité d’analyse est représentée par les actions de ces organismes diffuseurs, les décisions de leurs responsables et le contexte national de ce réseau. En effet, les unités d’analyses les plus fréquemment utilisées sont les acteurs, les actions et le contexte (Hlady Rispal, 2002, p. 98). Le tableau 1, ci-dessous, représente l’échantillon d’organismes du réseau.

En ce qui concerne les outils de collecte nous avons mobilisé deux techniques durant 6 mois, l’observation non participante et les entretiens semi directifs. En l’occurrence, nous avons assisté à plusieurs réunions (comité de pilotage de projets RSE, commission RSE) au sein de ces organismes ce qui nous a permis d’observer : les prises de décisions, comment évoluent les relations entre les acteurs et quels sont les rapports de force, les ressources échangées, en d’autres termes le système d’interaction au complet. A la fin de la recherche nous avons enregistré près de 100 pages de notes d’observations dans notre journal de bord, souvent annotées de références conceptuelles ou théoriques. Outre l’observation, nous avons eu recours à 12 entretiens semi directifs (guide d’entretien en annexe 1) avec les responsables d’organismes, selon la technique d’échantillonnage « boule de neige » (Royer et Zarlowski, 1999, p.196) où il s’agissait de trouver un répondant qui correspond aux critères de choix. Il était ensuite demandé à ce premier interlocuteur d’en nommer d’autres, susceptibles d’avoir les critères requis et ainsi de suite. Il s’agit d’un échantillonnage qui s’est fait par réseau[2]. Le critère était que l’organisme ait participé au moins à un projet de diffusion de la RSE et qu’il ait des liens avec d’autres organismes diffuseurs de RSE dans le cadre d’une convention ou d’un comité de pilotage de projet RSE. Le tableau 2, ci-après, représente notre échantillon des responsables des organismes diffuseurs de la culture RSE.

L’analyse du matériel empirique provenant des deux sources (observation, entretiens semi directifs) a eu lieu et selon une méthode mixte (Creswell, 2003; Johnson et Onwuegbuzie, 2004; Hollstein, 2014) : une analyse quantitative à travers les préceptes de la sociologie des réseaux et une analyse qualitative à travers l’analyse de contenu[3]. Cette combinaison de méthodes d’analyse répond à notre besoin de recoupement des résultats qui permettraient d’accroître notre compréhension de la réalité et donc la validité de nos résultats. La méthode mixte se situe comme l’affirme Creswell (2003), dans la collecte simultanée ou séquentielle et l’analyse de données à la fois quantitatives et qualitatives dans une seule étude dans laquelle ces données sont intégrées à une ou plusieurs étapes du processus de recherche.

Tableau 1

Echantillon des organismes diffuseurs de RSE selon leur vocation

Echantillon des organismes diffuseurs de RSE selon leur vocation

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Tableau 2

Echantillon des responsables des organismes diffuseurs de la culture RSE

Echantillon des responsables des organismes diffuseurs de la culture RSE

ORSE* : L’Observatoire sur la Responsabilité Sociale des Entreprises, est un organisme français qui n’a pas d’antenne à Tunis. Nous avons rencontré son délégué général en déplacement à Tunis, dans un hôtel de la capitale. Cette personne qui connaît bien le paysage RSE en Tunisie, nous a livré de précieuses informations sur le réseau. Cet organisme ne fait pas partie du réseau tunisien.

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Pour ce qui est de l’analyse quantitative, Nous avons, à travers les propos des répondants, recensé, une par une, les relations qui existent entre les différents organismes et avons schématisé les différents graphes résultant de cette analyse selon les critères suivants : Nous considérons qu’il y a une connexion entre deux organismes (noeuds, sommets) lorsque ces deux derniers ont établi une convention ou lorsqu’ils font partie d’un comité de pilotage, autour d’un projet RSE. Nous avons opté pour ce critère car la signature d’une convention entre deux organismes ou leur appartenance à un même comité de pilotage implique la coopération, l’échange de documents et des interactions à travers des réunions et des ateliers de travail aux quels nous avons pu assister, quelques fois, en tant qu’observateur. C’est cette idée de collaboration, de flux, d’échange, d’interaction et donc de liens, qui a fait que nous estimons qu’il y a une relation entre deux organismes selon ces critères (convention, comité de pilotage). Nous avons ensuite calculé les indices relatif à ce réseau (taille; densité; coefficient de clustering; centralité de proximité et centralité d’intermédiarité expliqués dans la section Résultats de l’analyse quantitative). Nous avons recoupé ces indices à l’analyse qualitative qui a eu lieu, sans recours à un logiciel[4], selon une analyse de contenu où les choix des unités et découpage du matériel ont été réalisés à travers une analyse sémantique préservant les « noyaux de sens » (Bardin, 1977) et ont été suivi d’une classification et d’une agrégation selon un codage par « tas » (Bardin, 1977), basé sur une lecture, ligne par ligne, du matériel et sur la recherche d’ensembles similaires. Ce qui a permis un premier classement en fonction des « sous-thèmes », puis un second classement des « sous-thèmes » sous « un thème » général, qui lui-même appartient à une catégorie thématique. La catégorie thématique est le résultat d’un travail d’abstraction et de conceptualisation, qui a permis de regrouper les thèmes issus des données sous une agrégation conceptuelle théorique; c’est le « codage axial » (Strauss et Corbin, 1998). La Grille de catégorisation traduisant ce travail est disponible dans le tableau 7 et montre des concepts issus de la littérature que nous n’avons pas mobilisée au départ. Au cours de cette analyse nous avons eu recours à la stratégie du process tracing reconnue pour être un outil analytique fondamental d’analyse qualitative qui accorde une grande attention à la description. Pour cela, Beach et Brun Pedersen, (2013) préconisent d’adopter une forme d’instrumentalisme visant à rendre compte des résultats et où le pouvoir explicatif de plusieurs concepts théoriques est utilisé de façon beaucoup plus pragmatique, comme un instrument heuristique qui a une utilité analytique pour fournir la meilleure explication d’un phénomène donné (Beach et Brun Pedersen, 2013). L’ambition n’est pas de prouver qu’une théorie est correcte, mais plutôt de fournir la meilleure explication possible (Ibid). Nous verrons comment l’analyse de contenu a fait émerger abductivement des concepts théoriques (tels que le pouvoir ou la culture) grâce la stratégie de process tarcing et qui ont enrichi l’analyse dans l’explication de l’état du réseau et que notre démarche abductive (Mirowski 1987), a permis de formuler des hypothèses exploratoires appelées à être confrontées ultérieurement au terrain. En effet, la caractéristique distinctive des « hypothèses » en recherche qualitative (propositions) est le fait qu’elles soient formulées à la fin de la recherche. Ces propositions sont puisées dans le matériel empirique (grounded in the data) et développées en interaction avec ce dernier (Maxwell, 1996 : 53). En définitive, notre démarche adoptée relève de la théorie enracinée (grounded theory) (Corbin et Strauss, 2008). Ces concepts théoriques articulés aux propositions de recherche seront mis en évidence dans la modélisation ou « l’image conceptuelle » (Corbin et Strauss, 2008) qui représente en figure 7, l’explication de l’état du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie en 2015 selon la méthode de process tracing centrée sur le cas et l’explication des résultats.

Dans la section, ci-après, nous présentons le contexte général du réseau des organismes diffuseurs de RSE en Tunisie, ainsi que les attributs de ce réseau.

Contexte et construction du réseau des organismes diffuseurs de RSE en Tunisie

Contexte

Les marchés émergents ne sont guère uniformes. Cependant, en général, tous les marchés émergents subissent la pression des investisseurs étrangers et des consultants pour se conformer aux pratiques occidentales alors que presque tous les mécanismes institutionnels locaux de ces pays émergents sont soit absents, soit inefficaces (Khanna et Palepu, 1997).

Peng et Pleggenkuhle-Miles (2009) affirment qu’il est possible de remédier à cette distance institutionnelle dans les économies émergentes en modifiant les réglementations locales. Cependant l’affirmation est pondérée en soulignant que la distance culturelle est un obstacle difficile à surmonter et qu’elle nécessite plus de temps et qu’il y aurait une corrélation entre cette dimension culturelle et la dimension institutionnelle.

En termes de RSE, les pays émergents ont tendance depuis une quinzaine d’année à suivre l’occident (Peng et Pleggenkuhle-Miles, 2009) en reformulant les stratégies de travail des ONG notamment celles de l’ONU à travers la Global Initiative (Welford, 2004) ce qui conduit à des isomorphismes (normatif et mimétiques) qui contribuent au déploiement de la RSE dans le monde et en Tunisie (Matten et Moon, 2008; Ben Rhouma et Koleva, 2020).

L’aspect institutionnel et la politique publique RSE sont, en effet, déterminants dans son déploiement en entreprise. La politique publique est considérée par Dahan (2005) comme une ressource pour les entreprises dans la formation d’avantages compétitifs. C’est dans ce sens que la Tunisie a adopté une politique publique en faveur de la RSE comme nous le verrons ci-après.

Ces constats inhérents aux pays émergents sont valables pour le contexte tunisien où le pays s’est conformé à la législation des pays européens et principalement à celle de la France. La Tunisie a adhéré, également, à l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et aux principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et a adopté une politique environnementale au début des années 2000, comme cela a été souligné en introduction.

Par ailleurs, le concept de la RSE a été introduit en Tunisie à l’initiative du gouvernement avec l’appui de la coopération internationale. C’est un choix politique dans le contexte de la mondialisation et en vue d’améliorer la compétitivité des entreprises tunisiennes. Le pacte mondial des Nations Unis (Global Initiative : Global Compact), a été lancé en Tunisie en septembre 2005 avec l’appui du gouvernement, traduisant ainsi l’importance que celui-ci accorde à l’engagement des entreprises tunisiennes sur la voie de la responsabilité sociétale. Ce lancement s’inscrit dans le cadre d’une série d’initiatives. Il s’agit notamment du programme de mise à niveau et de l’incitation à la certification dans les normes internationales en vue de stimuler et de favoriser la compétitivité des entreprises suite à l’intégration de l’économie tunisienne dans le marché mondial (après l’adhésion de la Tunisie à l’Organisation Mondiale du Commerce [OMC] et la signature d’un traité d’association avec l’union européenne). D’autre part, l’engagement de la Tunisie sur la voie du développement durable est confirmé par la création d’un ministère qui lui est dédié dans le cadre du processus de Rio (Rapport GIZ)[5].

Avant la révolution, Koleva et Gherib (2012, p.15) constataient, concernant le déploiement de la RSE en Tunisie, la soumission de l’économique (organismes, entreprises) au politique et prévoyaient après la révolution deux scénarios : « Le premier, que l’on peut qualifier de pessimiste et qui consistera à reproduire la soumission de l’économique au politique, auquel cas la trajectoire de la RSE en Tunisie restera cantonnée à une expression “minimaliste”. Le second scénario, plus optimiste, laisse une place plus importante à la diversité de formes de RSE dans une sorte de partage des tâches entre État et entreprise en faveur du développement durable. ». Nous verrons en conclusion dans quelle configuration de scénario la Tunisie se situe.

Les acteurs et attributs du réseau de diffusion de la RSE en Tunisie

Cette section répond aux sous questions de recherche suivantes : 1. Quels sont les organismes diffuseurs de RSE en Tunisie ? 2. Quels sont leurs rôles respectifs ? Nous nous intéressons dans cette section au réseau des organismes diffuseurs de RSE en Tunisie en nous basant sur le travail de Cropper et al. (2009) dans leur catégorisation des relations inter organisationnelles (ROI). A travers les attributs de ces ROI, sont abordées les propriétés des organisations en question. Le tableau 3 présente les attributs du réseau.

Construction du réseau à partir des initiatives RSE durant la période allant de 2005 à 2010

En nous basant sur le récit des acteurs à travers le réseau (entretiens formels et informels suite à des réunions) corroboré par une recherche webographique et documentaire notamment le rapport de la GIZ de 2012, nous avons pu établir une cartographie de l’évolution du réseau de 2005 à 2015 en recensant les relations qui existent entre les différents organismes (noeuds, sommets), ce qui a permis de schématiser les différents graphes. Chaque année correspondait à une initiative RSE lancée par un groupe d’organismes. A l’occasion de chaque initiative se constitue un réseau d’acteurs. De 2005 jusqu’en 2015, le réseau est passé de 5 à 11 noeuds (organismes). Cette cartographie permet de montrer comment la structure du réseau 2015 s’est formée et quels ont été les différentes actions et rôles partagés à travers les initiatives de ces protagonistes dans le cadre des programmes ou projets RSE. L’intérêt de cette cartographie évolutive, c’est de comprendre le pourquoi de cet effet cumulatif qui apparaît dans le graphe du réseau de 2015.

Tableau 3

Attributs du réseau selon Cropper et al. (2009)

Attributs du réseau selon Cropper et al. (2009)

Tableau 3 (continuation)

Attributs du réseau selon Cropper et al. (2009)

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2005 : Projet Pacte Mondial

La première période (graphe ci-dessous) correspond au lancement du pacte mondial des Nations Unis en Tunisie en septembre 2005 avec l’appui du gouvernement. Les organismes actifs dans le cadre de cette initiative sont les suivants : 

Figure 1

Réseau Pacte Mondial en 2005

Réseau Pacte Mondial en 2005

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2010 : Projet Travel Life

Une seconde période en 2010 (graphe ci-dessous) qui correspond au Projet Travel Life. Ce programme piloté par le CITET, sous la tutelle du Ministère de l’environnement. Les organismes actifs dans le cadre de cette initiative sont les suivants :

Figure 2

Réseau Projet Travel Life en 2010

Réseau Projet Travel Life en 2010

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2011 : Projet ISO26000

Une troisième période en 2011 (graphe ci-dessous) qui correspond au Projet ISO26000. Ce programme initié par le Ministère de l’Industrie dés 2011 à travers l’INNORPI. Les organismes actifs dans le cadre de cette initiative sont les suivants :

Figure 3

Réseau Projet ISO26000 en 2011

Réseau Projet ISO26000 en 2011

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2011 : Projet PPE GIZ et PAEI GIZ et ECONWIN GIZ

Parallèlement à la précédente initiative et durant cette troisième période en 2011 (graphe ci-dessous), figurent les projets initiés par la GIZ : Le Programme GIZ pour l’Environnent (PPE-GIZ) avec l’appui du Ministère de l’environnement, à travers le CITET. Le Programme GIZ d’Appui à l’Entreprenariat et à l’innovation (PAEI-GIZ) avec le soutien du Ministère de l’Industrie. Le Programme Régional « Intégration Economique des femmes dans la région MENA » (EconoWin) mis en oeuvre par la CONECT. Les organismes actifs issus de ces initiatives sont les suivants :

Figure 4

Réseau Projet PPE GIZ et PAEI GIZ et ECONWIN GIZ en 2011

Réseau Projet PPE GIZ et PAEI GIZ et ECONWIN GIZ en 2011

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2012 : Projet de Référentiel National de Gouvernance (RNG)

Une quatrième période en 2012 (graphe ci-dessous) qui correspond au Référentiel National de Gouvernance. Ce programme initié par la présidence du gouvernement, suite à la révolution tunisienne, entre dans le cadre de l’application de l’article 15[6] de la constitution. Les organismes actifs issus de cette initiative sont les suivants :

Figure 5

Réseau Projet de Référentiel National de Gouvernance (RNG) en 2012

Réseau Projet de Référentiel National de Gouvernance (RNG) en 2012

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2015 : Etat du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie

Cette cartographie évolutive, a permis de dégager l’état du réseau macro des organismes diffuseurs de la culture RSE en 2015. Dans ce graphe ne figurent pas les Ministères de tutelle des organismes publics, car ce sont les organismes qui réalisent le projet RSE et qui diffusent la culture RSE qui nous intéressent. Nous tenons compte de ce point essentiel dans notre analyse.

Cette cartographie montre que le nombre de noeuds du réseau varie d’une année à l’autre, avec pour l’année 2011, deux réseaux parallèles autour d’initiatives parallèles, celle lancée par l’INNORPI (2001a) et celle lancée par la GIZ (2011b). De 2005 jusqu’en 2015, le réseau est passé de 5 à 11 noeuds (organismes). Le réseau 2015 représente l’effet cumulatif de toutes ces années où la RSE a pris de l’ampleur grâce à un acteur central.

Figure 6

Etat du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie en 2015

Etat du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie en 2015

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Les sections de l’article qui suivent répondent aux sous questions de recherche suivante : 3. Quelles sont les relations de ces organismes ? 4. Comment fonctionne ce réseau ?

Discussion de l’évolution de la cartographie du réseau : La RSE une institution de l’Etat

Nous remarquons que toutes ces initiatives se créent sous l’impulsion d’une volonté ancrée de l’Etat qui à travers les Ministères (M) (M. Affaires sociales en 2005, M. Environnement en 2010, M. Industrie en 2011, M. délégué auprès du chef du gouvernement en 2012) mobilisent les organismes diffuseurs de la culture RSE autour de projets ou de programmes. Nous pouvons, aussi, en déduire que l’Etat est un acteur central dans la diffusion de la RSE en Tunisie. Il est une partie prenante « dominante » (Mitchell et al., 1997) qui a le pouvoir et la légitimité, dans la diffusion de la RSE en Tunisie. Le rôle de l’Etat est donc à la fois fort et déterminant dans l’activation du réseau d’organismes diffuseurs de RSE en Tunisie, que ces derniers soient publics, privés ou internationaux. Ce que nous pouvons désigner comme un « encastrement politique » où les actions d’ordre économique dépendent de la sphère politique (Zukin et DiMaggio, 1990). La RSE en Tunisie est une institution (Koleva et Gherib, 2012), l’institution se distinguant par l’intérêt accordé à la souveraineté, il y a de l’obstination dans l’institution (Pesqueux, 2010). A travers le rôle que l’Etat joue dans la diffusion de la RSE, cette dernière acquiert le rang d’institution dans une « approche agrégative », qui vise à satisfaire les intérêts différents et éventuellement divergents des parties prenantes (Pesqueux, 2010)[7]. L’Etat comme entreprise politique à caractère institutionnel (Weber, 2003) joue le rôle de pont entre les niveaux micro et macro-économiques générant à chaque initiative une action collective autour d’un projet RSE. Outre le pouvoir de l’Etat, nous remarquons le pouvoir d’objets institutionnels (normes ISO, Pacte Mondial, Référentiel National de Gouvernance) que les réseaux déploient à l’attention des organisations tunisiennes (entreprises privées et publiques, patronat, syndicat, universités, associations). Nous entendons par objets institutionnels des Point de Passage Obligé (PPO) qui contribuent à la convergence du réseau selon la théorie de l’acteur réseau de Callon et Latour. Ils correspondent à « Un lieu (qui peut être physique, géographique, institutionnel)… ou un énoncé qui se révèle être, à un moment ou un autre des premières phases de la construction du réseau, incontournable. » (Amblard et al, 2005, p.158). Derrière ces objets institutionnels, sous couvert de principes et de techniques élaborées, se cachent des enjeux de pouvoir. A travers les expériences du projet Pacte Mondial coordonné par le BIT et la norme ISO 26000 diffusée par l’INNORPI, plusieurs organisations ont été sensibilisées à la RSE. M.A Expert conseil auprès du Secrétaire Générale de l’UGTT, ex Directeur exécutif de l’UGTT, tient les propos suivant : « A travers les expériences du projet Pacte Mondial coordonné par le BIT et la norme ISO 26000 diffusée par l’INNORPI, plusieurs organisations ont été sensibilisées à la RSE. L’expérience de l’INNORPI développée parmi toutes les initiatives RSE qui ont eu lieu car elle a rassemblé plusieurs organisations autour de cet outil. En 2011 l’ISO26000 a fait son entrée pour réguler les rapports entre parties prenantes, ce qui a mis fin à l’initiative Pacte Mondial qui a été lancée en 2005 ». La RSE se diffuse et se mondialise par le biais de la multiplication des normes internationales (Pasquéro, 1997) et ces objets institutionnels (normes ISO, Pacte Mondial, Référentiel National de Gouvernance) seraient des vecteurs de la diffusion de la RSE en entreprises. Ils agissent comme des points de passage obligé (PPO) (Callon, 1986) de ces fragments de réseau construits au fur et à mesure des années et au gré des occasions, c’est-à-dire lors de lancements de référentiels RSE (normes ISO, Pacte Mondial, labels et standards RSE). Ce sont ces objets qui font que le réseau existe. Cependant, tel que le révèle ce répondant, et selon la cartographie que nous avons pu établir, une initiative nait après avoir achevé une autre et c’est de cette manière que se diffuse la RSE dans le contexte tunisien.

Tableau 4

Matrice d’adjacence et centralité de degré du réseau RSE en 2015

Matrice d’adjacence et centralité de degré du réseau RSE en 2015

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Grâce aux percepts relevant de l’analyse sociologique des réseaux, nous a avons pu calculer des indices. Ces indicateurs vont nous permettre de qualifier les relations entre les acteurs et définir leurs rôles, dans un premier temps, pour pouvoir, ensuite, caractériser le réseau RSE et déterminer sa typologie en 2015. Ces quantifications sont relatives au graphe du réseau en 2015[8].

Résultats de l’analyse quantitative

La matrice d’adjacence

Elle retrace les liens entre ces différents organismes et permet de dégager la centralité de degré de chaque acteur. Cette centralité de degré mesure la capacité de communication d’un acteur (Chabi, 2012). Elle nous permet de connaître l’importance d’un organisme au sein du réseau car elle retrace le nombre total de ses relations et sa capacité à être central dans le réseau.

La centralité de proximité

La matrice des distances géodésiques, nous a permis de calculer la centralité de proximité de chaque acteur, qui nous renseigne sur le degré de proximité d’un acteur par rapport aux autres acteurs du réseau (Chabi, 2012). Nous avons pu, aussi, calculer à partir de cette matrice la centralité d’intermédiarité qui consiste à caractériser la capacité d’un acteur à jouer le rôle d’intermédiaire. Elle se base sur la fréquence à laquelle un sommet ou noeud (organisme) se trouve placé sur le chemin entre deux autres (Chabi, 2012). Plus la centralité de proximité est élevée, plus un organisme occupe une position stratégique (ou avantageuse) dans un réseau. Cet indicateur est utile dans le sens où il nous permet de savoir la capacité d’un acteur à contacter facilement un grand nombre d’acteurs avec un minimum d’effort (l’effort ici est relatif à la taille des chemins).

Tableau 5

Centralité de proximité des différents acteurs du réseau RSE en 2015

Centralité de proximité des différents acteurs du réseau RSE en 2015

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Le coefficient de clustering ou coefficient de regroupement

Il mesure la densité au voisinage d’un acteur au niveau du graphe (réseau schématisé). Plus ce coefficient de clustering d’un acteur est élevé, plus ses voisins ont déjà des relations entre eux et n’ont pas besoin de lui pour communiquer (Chabi, 2012). Les organismes qui ont un faible coefficient n’ont pas de voisins connectés entre eux et cela montre donc qu’ils sont d’autant plus centraux dans le réseau par leur capacité à être des intermédiaires pour créer des liens. Ce qui pourrait donner lieu à une structure de communauté communément appelée en sociologie des réseaux « cliques ».

Tableau 6

Le coefficient de clustering des différents acteurs du réseau RSE en 2015

Le coefficient de clustering des différents acteurs du réseau RSE en 2015

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La centralité d’intermédiarité

Elle consiste à caractériser la capacité d’un acteur à jouer le rôle d’intermédiaire. Elle se base sur la fréquence à laquelle un acteur se trouve placé sur le chemin entre deux autres (Chabi, 2012). Plus précisément, un organisme ayant une forte centralité d’intermédiarité est un organisme par lequel passe un grand nombre de chemins géodésiques (i.e. chemins les plus courts) dans le graphe avec un grand nombre d’interactions qui dépendent de lui. La probabilité qu’une information transmise entre deux organismes passe par cet organisme central. Nous l’avons calculée pour les acteurs UTICA (B), CITET (H), ONUDI (E), CONECT (G), INNORPI (K) qui ont une centralité de degré significative. Nous l’avons calculée pour l’IRSET (A), car elle représente un extrême (la centralité de degré la plus faible), ce qui est susceptible de nous donner de plus amples explications.

CI IRSET (A) = 1, 16
CI UTICA (B) = 63, 83
CI CITET (H) = 25,66
CI ONUDI (E) = 21,66
CI CONECT (G) = 16
CI INNORPI (K) = 15,5

Discussion des résultats de l’analyse quantitative : Un réseau du type « petit monde » asynchrone

La taille du réseau est de 11 noeuds et sa densité est de 59 %. C’est un réseau relativement dense. La matrice d’adjacence montre que des acteurs tels que l’UTICA, le CITET et l’ONUDI et L’INNORPI sont des acteurs qui ont une capacité de communication significative (centralité de degré élevée). Cela se traduit par une forte capacité à établir des relations avec les autres acteurs. Ces organismes ont pris part, si ce n’est initié, plusieurs initiatives dans le cadre de projets RSE, ce qui expliquerait ce résultat. Le coefficient de clustering confirme que des acteurs tels que l’UTICA et le CITET (coefficients de cluestering les plus faibles) ont un certain pouvoir puisque certains organismes doivent passer par eux dans le cadre de projets RSE car ils ont une capacité de communication qui est conséquente. Cependant, ces pouvoirs sont différents, nous l’expliquerons lors de la discussion. L’UTICA est l’acteur qui a le plus de proximité avec les autres organismes du réseau, il est suivi du CITET, en seconde position et de l’ONUDI et de l’INNORPI qui ont le même degré de proximité. La GIZ et la CONECT occupe la 4ème position en termes de proximité avec les acteurs. En ce qui concerne la centralité d’intermédiarité, l’UTICA est en première position avec une centralité d’intermédiarité de 63,83. Elle est suivie du CITET (25,66), lui-même, suivi de l’ONUDI (21,66) et de l’INNORPI (15,5). Ces organismes disposent, dans l’ordre, d’une capacité à jouer le rôle d’intermédiaire dans des projets RSE. A chaque initiative RSE, ces acteurs ont la plus grande fréquence à être intermédiaire entre deux autres acteurs. Ce que nous constatons à travers ces calculs de centralités c’est la prépondérance dans le réseau de quatre acteurs : l’UTICA, le CITET, l’ONUDI et l’INNORPI. Ils ont, dans l’ordre, une capacité de communication significative qui se traduit par une forte capacité à établir des relations avec les autres acteurs, ils sont proches des autres acteurs du réseau et se trouvent souvent placés sur le chemin entre deux autres noeuds. Ces organismes entretiennent des « liens forts »[9] entre eux qui engendrent une certaine cohésion sociale (Granovetter, 2008), mais aussi un fort potentiel dans la diffusion de l’information (Granovetter, 1983), ce qui rend possible, dans notre cas, l’implication d’autres acteurs dans des initiatives RSE. Ces organismes ont une « portée » sur le réseau (Haythronthwaite, 1996) à mobiliser autour de la RSE, chacun selon sa vocation. Nous entendons par le terme « vocation », le champ d’action de l’organisme par rapport à la RSE et à sa caractérisation triple dimensions (environnement, société, économie) (voir tableau 3). Chacun de ces organismes est à la tête de « cliques », de sous-groupes totalement interconnectés d’acteurs (Haythronthwaite, 1996) qui entretiennent entre eux des « liens faibles »[10] (Granovetter, 2008). Ces organismes vont, chacun selon sa vocation, jouer le rôle d’intermédiaire entre ces acteurs à liens faibles. Par exemple, l’initiative de l’INNORPI pour diffuser l’ISO26000 a regroupé des organismes qui n’avaient pas forcément de relations entre eux. Nous retranscrivons le propos de R.G. membre du comité directeur de la LTDH : « Nous n’avions pas de relation avec le monde de l’entreprise et le patronat, car il y avait un rempart, la ligue des droits de l’Homme étant considérée comme un organisme gauchiste et était maudit par le régime Ben Ali. Le monde de l’entreprise es devenu accessible depuis notre adhésion au comité de pilotage de l’INNORPI dans le cadre de l’ISO26000, nous avons pu sortir de la sphère politique et nous rapprocher du monde de l’entreprise en côtoyant les différentes parties prenantes du comité de pilotage ». Concernant les relations, elles sont asymétriques, souvent activées par un organisme initiateur d’un programme RSE, lorsque ce dernier lance une action, il stimule sa « clique ». Certes les membres de cette clique vont interagir entre eux, mais toujours dans le cadre d’un comité de pilotage guidé par l’organisme initiateur. Une particularité concerne l’UTICA, qui n’a pas initié, à notre connaissance, de programme RSE dans le cadre de l’initiation à une norme, un label, un référentiel ou standard RSE mais dont le pouvoir dans ce réseau est un pouvoir en termes de liens et de réseautage en vue d’asseoir une image et après avoir été « orpheline de son principal support politique » (Koleva et Gherib, 2012, p.12). Le pouvoir comme une propriété du système relationnel dans lequel l’acteur occupe une position plus ou moins centrale (Lazega, 1994). L’UTICA se trouve ainsi dans l’obligation d’être un « pivot central » (Haythornthwaite, 1996), d’autant plus qu’elle doit faire face à la concurrence de la seconde organisation patronale CONECT créée en 2011. La CONECT est plus active en termes de RSE avec son label CONECT[11], mais ayant moins de relations avec les organismes : 5/11 relations et 0 relation avec l’UTICA. La CONECT est dans une vision pragmatique[12] de la RSE et l’UTICA dans une optique de pouvoir; cette organisation syndicale, ne l’oublions pas, a été « créée par et pour le pouvoir » (Koleva et Gherib, 2012, p. 13). La spécificité des relations dans ce réseau réside dans leur caractère « hétérarchique » (Geindre, 2005). Les relations entre ces organismes sont des relations de coopération et n’obéissent pas à une structure ascendante. Les liens entre les acteurs du réseau sont horizontaux lors de l’opérationnalisation des projets RSE. Ce que nous remarquons aussi dans ce réseau RSE, pour ce qui est des liens faibles ou des liens forts qui existent entre les organismes, c’est que ce sont tous des liens hétérophiles, c’est-à-dire entre des organismes à différentes vocations. Ce qui est un cas particulier car plusieurs études (Krackhardt, 1992; Charles et Mongeau, 2005) montrent que les liens forts sont homophiles, alors que les liens faibles sont hétérophiles. Les quatre organismes à forte centralité à savoir l’UTICA, le CITET, l’ONUDI et l’INNORPI (liens forts) ont tous les quatre des vocations différentes et sont donc hétérophiles, ce qui expliquerait la présence de « cliques ». Le rapport entre la structure du réseau et le comportement des acteurs est assuré par la notion de rôle (Lazega, 1994), qui se traduit ici par l’idée de vocation. Nous expliquons ce résultat de deux manières : La première c’est que les organismes qui ont la même vocation ne trouvent pas d’intérêt à avoir des liens entre eux. Bien au contraire ils sont dans une situation de concurrence, chacun défendant son propre outil RSE (Pacte Mondial pour le BIT et l’IRSET dix ans plus tard; l’ISO 26000 pour l’INNORPI; le label CONECT pour la CONECT) la RSE étant aussi un enjeu de pouvoir et de légitimité. Une autre explication à cet état de fait, réside dans l’aspect « pluridimensionnel » en référence à la notion de dimension triple de la RSE (Capron et Quairel Lanoizelée, 2004). Cette déclinaison en fait un concept multisectoriel de la RSE où chacun de ces organismes va agir et gérer ses relations selon sa vocation qui entre dans le cadre de ces trois axes. Nous pouvons, à la lumière de cette discussion, définir la structure du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie et ses caractéristiques comme suit : Il s’agit d’un réseau avec une structure « petit monde » (Milgram, 1967) caractérisée par une distance géodésique moyenne faible (1,58) et par un coefficient de cluestering relativement élevé (0,31). Les réseaux de type « petit monde » se caractérisent par la présence de nombreuses grappes ou cliques. Il s’agit d’un réseau basé sur des relations asymétriques, mais hétérarchiques caractérisées par une coopération entre ces organismes qui n’obéit pas à une structure ascendante. Ces liens sont hétérophiles (à différentes vocations), ce réseau a donc une structure, relativement décentralisée et constituée d’un maillage d’éléments séparés (Assens, 1995). Concernant les interactions entre ces parties, elles s’effectuent en parallèle, parfois en complément mais souvent en concurrence les unes avec les autres (Ibid). Pour ce qui a trait au processus d’autorégulation (Perez, 1990), le réseau dans ce cas est asynchrone puisque chaque cellule s’active de manière autonome, à liaisons partielles chaque cellule est reliée à l’autre au gré des occasions. Les relations entre ces organismes sont certes horizontales. Cependant, et nous l’avons expliqué, les initiatives découlent le plus souvent d’une volonté d’institutions étatiques. Les connexions du réseau sont asynchrones car elles sont dépendantes de l’administrateur central et contingentes à d’autres facteurs. Les explications de ces constats sont fournies par notre analyse qualitative dont les résultats et la discussion sont présentés dans le section suivante.

Résultat de l’analyse de contenu : Le tableau N° 7 regroupe les différentes catégories thématiques, résultats de l’analyse de contenu et issues de la grille d’analyse relative au réseau d’organismes diffuseurs de la culture RSE.

Discussion : un réseau asynchrone à cause d’inerties multiples

Le recoupement de l’analyse quantitative précédente avec l’analyse de contenu a permis la discussion suivante : La majorité des organismes sont unanimes quant à la définition d’un réseau. Il doit être à la fois une plateforme informationnelle permettant le partage et la capitalisation des connaissances. Ils évoquent le réseau comme un lieu de management des connaissances, d’une part et d’autre part comme une structure d’encadrement pour les organisations désireuses de se lancer dans un processus RSE. Cette structure d’encadrement, qu’est le réseau, doit contribuer à la sensibilisation, à la formation et à l’accompagnement des organisations en termes de RSE. Cette description est l’archétype d’un réseau RSE. Toutefois, le réseau actuel n’assure pas toutes ces fonctions. Ces organismes, certes, agissent en tant que structure d’encadrement à travers des actions de sensibilisation, de formation ou lors de processus d’accompagnement, mais il y a un problème patent en termes de capitalisation des connaissances. Le délégué général de l’ORSE F.F., tient les propos suivants : « Ces organismes ne communiquent pas entre eux, ils font beaucoup de choses, mais ils ignorent ce que font les uns les autres. Vous savez, il m’est même arrivé de tomber sur des rapports qui ont été fait par la GIZ et qui étaient inconnus du Ministère, je trouve cela aberrant, c’est pour cela que l’idée d’une plateforme informationnelle est susceptible de mieux faire connaître ce qui se fait par ces organismes ». Ce problème est caractéristique de ce réseau et les acteurs en sont conscients; ils souhaiteraient une approche plus participative, une coopération volontaire qui ne dépend pas de l’administrateur central, un fonctionnement plus transversal quant à la prise de l’initiative de projets ou de programmes RSE. Pour le moment, le seul mode de coopération dans ce réseau est la convention ou le comité de pilotage et cette coopération se fait selon un procédé institutionnel. Ces modes de coopération se font souvent sous le regard de l’administrateur central, omniprésent dans ce réseau. En effet, ce réseau fait face à trois catégories imbriquées de problèmes : Des problèmes politiques inhérents à la centralisation de l’administrateur (Etat) à travers la tutelle des activités, desquels résultent des problèmes techniques relatifs au fonctionnement du réseau. La centralisation du pouvoir est qualifiée par Zghal (2008) d’« inertie ». Cette inertie, serait à l’origine de cette absence de coordination et de cette dispersion des actions. M.A Expert conseil auprès du Secrétaire Générale de l’UGTT, ex Directeur exécutif de l’UGTT, nous livre les propos suivants : « Le réflexe de l’administrateur, c’est qu’il veut tout faire lui-même, il ne reconnaît pas le rôle des autres parties prenantes, il monopolise la prise de décision, alors que l’esprit RSE est la participation et la prise en compte des intérêts de l’autre en l’associant dans la prise de décision. J’ai l’impression que le changement est piloté par l’administration au détriment d’autres organismes ». Nous avons vu, précédemment, comment la RSE en Tunisie obéit à une institutionnalisation et une rationalisation de sa diffusion. Les acteurs du réseau sont tributaires de cette « cage de fer » (Weber, 2004) où seule l’administration « régule » les actions de ces acteurs. Malgré cet effort de régulation de la part des autorités publiques, émergent des conflits d’intérêts tacites que nous décelons à travers l’« égo » des organismes, voulant s’attribuer les retombées positives de leurs actions. Cette notion d’égo ne se réfère pas à des personnes, en l’occurrence les responsables des organismes, mais plutôt à la stratégie que ces organismes adoptent à l’égard de la RSE pour tirer, éventuellement, profit des retombées en termes de légitimité qu’offre la communication autour de la RSE. La Vice Présidente de la CONECT D.G : « Avec le label RSE, nous voulons être l’organisme leader dans la diffusion de la RSE. ». La directrice de la communication, formation, documentation et information à l’INNORPI N.R ajoute : « L’INNORPI est l’organisme leader car c’est un organisme fédérateur, nous faisons les normes et la certification et nous impliquons toutes les parties prenantes ». Pour le responsable développement durable et RSE à l’UTICA A.G : « L’UTICA est un acteur central leader fédérateur en termes de réseautage et de diffusion de l’information ». On peut voir derrière ces propos une quête de reconnaissance eu égard aux efforts consentis mais la RSE est un enjeu suscitant un jeu de pouvoir et chaque acteur veut s’accaparer ses retombées positives. Cependant, dans cette « arène politique » (Mintzberg, 1986), à travers ses « cliques », le réseau avec ses connexions alternatives et concurrentes, souffre d’une « inertie structurelle » qui « se nourrit de l’ambigüité du contexte » (Friedberg 1997, p. 346). La compétence est source de pouvoir (Ibid). Chaque organisme, selon son champ de compétence ou sa vocation, est convaincu d’être le leader. L’idée d’un acteur fédérateur du réseau a été évoquée par plusieurs responsables d’organismes, dont le coordinateur des activités au BIT J.B.H.B pour qui : « Il faut qu’il y ait un noyau ou un acteur fédérateur, une entité qui chapeaute et qui coordonne les activités de ces organismes. ». L’acteur fédérateur pourrait être un coordinateur neutre entre les organismes[13], résorbant ainsi ces déséquilibres au niveau de la coopération et l’absence de coordination qui mènent à l’éparpillement des efforts des organismes. Un « acteur tiers » (Geindre, 2005) qui serait amené, également, à gérer le problème de pluri- dimensionnalité de la RSE, l’Etat n’étant pas le seul moyen pour induire la coopération. Une tierce partie est souvent chargée de cette mission dans le but d’atténuer l’impact de l’intérêt personnel et construire l’équivalent d’un ordre privé qui permettrait une coopération locale (Schmitter, 1990). Cet acteur tiers disposant d’une capacité d’action permettrait de « restructurer le contexte d’action » (Friedberg 1997, p. 282) des participants au réseau. Il pourrait être le générateur d’un « ordre local », « un construit politique relativement autonome, qui assure l’articulation et l’ajustement de leurs intérêts et …des buts collectifs » (Friedberg 1997, p. 26). L’acteur tiers serait, donc, le « traducteur » (Callon, 1986) et l’initiateur d’une « capacité d’action » en activant le réseau autour de programmes RSE complémentaires et non concurrents les uns des autres. Il mettrait fin, ainsi, à la dispersion des efforts et du « capital social » (Bourdieu, 1980) accumulé depuis plus d’une décennie d’actions. Il s’agit, en définitive, pour ce traducteur de provoquer des activations des noeuds qui soient concourantes et convergentes vers un méga objectif résultat d’une décision collégiale. La figure de l’« entrepreneur politique » à travers son « approche agrégative » mise en avant dans le cadre de ce réseau peut laisser place à cet acteur tiers dans « une approche intégrative ». Il serait plus susceptible de créer un élan autour de la reconnaissance des valeurs partagées et « internalisées » de ces organismes avec une « vision d’avenir enracinée » (Pesqueux, 2010, p. 7). L’état actuel du réseau que nous étudions est contingent à d’autres facteurs que nous avons qualifiés de problèmes liés aux « traits culturels » (Malinowski, 1968; Radcliffe Brown, 1969). Nous discutons dans ce qui suit de l’état du réseau à travers la variable complexe que représente la culture. Cette thématique a émergé de l’analyse de contenu comme « un modèle qui structure les comportements sociaux » Perrineau (1975, p. 960). Même si ces facteurs culturels sont latents et relèvent du domaine de l’invisible, ils demeurent très présents dans nos résultats et sont susceptible d’enrichir, par les explications qu’ils fourniront, le pourquoi de l’état du réseau que nous étudions. Nous ne considérons, donc, pas la culture comme une variable résiduelle qui explique ce que l’on peut expliquer par d’autres variables. Les rôles dans un réseau n’étant pas uniquement le lieu d’intersection de l’individuel et du social, mais aussi du culturel et du relationnel (Lazega, 1994). Pour Malinowski et l’école fonctionnaliste la forme des traits culturels ne peut être détachée de leur fonction dans le tout social (Perrineau, 1975). Nous entendons par culture : « Un système de valeurs, de règles et de représentations intériorisées qui orientent les comportements individuels et collectifs, fondent les systèmes d’organisation sociaux et donnent un sens normatif [14] à tout objet matériel ou social. » (Zghal, 1994, p.103). Ces traits culturels s’articulent comme suit : un manque de culture de l’écrit et de la restitution; une absence d’évaluation et de mesure des acquis; une dépendance des organismes de l’administrateur et une absence de régularité dans les relations. Ce qui a permis de mettre ces sous-thèmes sous le thème « trais culturels », c’est que malgré la divergence qui existe au niveau de la vocation des organismes, il existe une convergence au niveau des comportements, qui font que ces traits constituent des « inerties » (Zghal, 1994). Ces traits culturels endiguent l’activation des noeuds du réseau ou entraînent une activation parallèle à travers des programmes RSE concurrents les uns par rapport aux autres. En ce qui concerne le manque de culture de l’écrit et de la restitution, nous constatons que hormis la GIZ (allemande) qui a lancé une étude sur les entreprises qui ont adhéré au Pacte Mondial depuis 2005 et une seconde étude réalisée en 2012 « Bigger picture » sur l’état des lieux de la RSE en Tunisie, aucun des organismes du réseau n’a pris l’initiative de mesurer l’impact des actions RSE menées au cours de ces dix dernières années. Ce qui va dans le sens de la particularité culturelle des organismes tunisiens. Labaronne et Gana Oueslati (2011) constatait lors d’une étude sur le cadre institutionnel de la RSE dans les PME maghrébine, une culture basée plus sur l’oral que sur l’écrit. Les organismes tunisiens de ce réseau vont dans le sens de ce constat. « … Nous sommes les pionniers des occasions perdues. On s’enthousiaste pour des initiatives et on passe vite à autre chose, sans évaluer et sans mesurer les acquis. C’est ancré en nous, nous sommes comme cela. Le problème c’est qu’il n’y a pas d’outils de suivi pour savoir si telle entreprise a avancé ou s’est arrêtée et pour quelle raison. » M.A Expert conseil auprès du Secrétaire Général de l’UGTT, ex Directeur exécutif de l’UGTT. Il semblerait que ce « flou » soit entretenu laissant plus d’espace à l’action aux organismes et plus de marges de libertés « pour mettre en oeuvre des stratégies en vue de réaliser des objectifs particuliers…..le flou c’est la négation du pouvoir centralisé » (Zghal, 1994, p. 191). Ce « flou » (Ibid) est visible aussi dans l’irrégularité des relations entre les organismes, qui avec le manque de culture de l’écrit et de la restitution ainsi que l’absence d’évaluation et de mesure des acquis, semblent constituer des « valeurs pivotales » (Schein, 1965) partagées par les organismes et des « inerties » Zghal (1994) qui ralentissent l’activation des noeuds. Il semblerait que ce libre champ laissé à l’ambigüité soit génotypique et propre à la culture tunisienne, notamment concernant le rapport que le tunisien a au temps. Le temps étant un concept culturel puissant (Hall, 1984). Boudabbous (2005) qualifie ce rapport d’un cercle au contour flou avec une faible orientation future, obéissant ainsi à la règle de l’instantanéité. Ce que Hall (1984) qualifie de culture « non agérique ». Même si les Tunisiens ont une orientation future plus forte que les Arabes dans leur ensemble, ils ont tendance à fonctionner en temps réel et à adapter leurs actions aux délais (Bouderbala et al., 2017). Le dernier trait culturel que nous avons constaté est celui de la dépendance des organismes publics de leur administration. Il est évident qu’il y a une dépendance hiérarchique (tutelle), mais au-delà de cette considération, il semblerait que ces organismes aient tous développé « une personnalité de base forgée sous l’effet des institutions » en l’occurrence l’Etat, qui « se retrouve chez les responsables à un niveau psychique profond » (Zghal, 1994, p.59). Ils sont conditionnés par une sorte de « paternalisme » qui fait que les subordonnés supposent que le pouvoir central nourrit un préjugé favorable à leur égard (Zghal, 2008). Les propos des responsables suivants illustrent notre réflexion : La directrice de la communication, formation, documentation et information à l’INNORPI N.R, affirme ce qui suit : « La stratégie de l’INNORPI est de collaborer avec toutes les parties prenantes selon leur représentativité, mais aussi selon les priorités telles qu’elles sont définies par notre ministère de tutelle ou par le Gouvernement. ». Le Chef de service qualité de l’environnement au CITET E.B, pense que : « La stratégie du CITET est dictée par sa vocation, il oeuvre à promouvoir tout outil pour le développement durable, nous exécutons la stratégie nationale en matière de développement durable. ». La dépendance de l’administrateur central dans la mise en place de projets RSE, semble être une « valeur propre » aux responsables d’organismes publics qui constituent une « subculture » de ce réseau (Zghal, 1994). Il ressort de cette analyse que ce réseau fait l’objet d’un « encastrement culturel » où les aspects culturels conditionnent, voire façonnent les institutions économiques (Zukin et DiMaggio, 1990).

Tableau 7

Tableau des catégories thématiques issues de l’analyse de contenu relative au réseau macro

Tableau des catégories thématiques issues de l’analyse de contenu relative au réseau macro

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Contribution de la recherche : Le recoupement des résultats de l’analyse quantitative et qualitative ont permis de générer des apports à travers les propositions théoriques suivantes. Ces propositions sont des réponses aux sous questions de recherche 3 et 4 : Quelles sont les relations des organismes ? 4. Comment fonctionne ce réseau ? discutées plus haut. Ces propositions peuvent être mises à l’épreuve en les confrontant à d’autres terrains d’études dans des contextes similaires de pays émergents.

P1 : Le réseau RSE en Tunisie fait l’objet d’un encastrement politique où la RSE est une institution de l’Etat.

P2 : La structure du réseau est tributaire de cet encastrement politique qui conditionne les attributs relationnels des organismes (interactivité des relations et interdépendances en tout type de ressources).

P3 : Les objets institutionnels (normes ISO, Pacte Mondial, Référentiel National de Gouvernance) représentent un motif déterminant d’existence du réseau et un vecteur essentiel de la diffusion de la RSE en Tunisie.

P4 : Lorsque le réseau RSE est asynchrone c’est parce qu’il est l’objet d’inerties inhérentes aux attributs contextuels (culture nationale) et à des facteurs structurels (gouvernance et politique de mise en oeuvre de la RSE).

P5 : L’encastrement politique du réseau constitue un facteur d’inertie du réseau inhérent aux attributs contextuels tels que les objectifs que poursuivent les acteurs. Ces attributs contextuels contraignent le fonctionnement et l’évolution du réseau

P6 : L’encastrement culturel du réseau constitue un facteur d’inertie du réseau relatif aux attributs contextuels tels que la culture des acteurs locaux qui contraint les acteurs étrangers à s’y adapter pour assurer la mise en oeuvre de projets RSE.

P7 : La structure du réseau est déterminée par la vocation des organismes inhérente aux attributs organisationnels tels que le champ d’action des organismes.

P8 : L’intervention d’un acteur tiers fédérateur, neutre, autre que les institutions étatiques, redynamiserait le réseau à travers la création d’un système d’action et d’un ordre local qui permettrait de réguler les attributs processuels (processus d’intervention et d’évaluation) et les attributs relationnels du réseau (interdépendances de ressources : financière, information et confiance et contrôle). L’acteur tiers serait garant du capital social du réseau RSE et de la régularité de la coopération. La figure 7 suivante récapitule les contributions de la recherche selon la méthode de process tracing basée sur l’explication de résultats et qui consiste à élaborer une explication minimalement suffisante d’un résultat particulier, la suffisance étant définie comme une explication qui rend compte de tous les aspects importants d’un résultat sans redondances (Beach et Brun Pedersen, 2013).

Figure 7

Explication de l’état du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie en 2015 selon la méthode de process tracing centrée sur le cas et l’explication des résultats

Explication de l’état du réseau des organismes diffuseurs de la culture RSE en Tunisie en 2015 selon la méthode de process tracing centrée sur le cas et l’explication des résultats
Source : Adapté de la figure 2.4 de Beach et Brun Pedersen (2013, p.20)

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Conclusion

L’intérêt de cet article réside dans son ouverture sur une forme d’organisation particulière comme le réseau RSE à travers une approche méso, peu commune, qui a permis un apport empirique à travers les propositions qu’il apporte pour tous ceux qui s’intéressent aux modalités de diffusions de la culture RSE en Tunisie ou dans d’autres contextes similaires tels que les pays émergents d’Afrique ou d’Asie et sur lesquels il existe peu de travaux.

En Tunisie, il n’existe pas de travaux ayant traité de la RSE à un niveau méso et portant sur le réseau RSE. Les propositions, que nous avons émises, ont mis en évidence les mécanismes causaux de l’état du réseau des organismes diffuseurs de RSE avec une alternative, celle d’un acteur tiers indépendant qui régulerait le fonctionnement du réseau afin de contourner les inerties et les problèmes liés à l’administrateur public que nous avons évoqués dans l’analyse. Lazéga (2001, 2012, 2016) préconise l’institutionnalisme néo-structural où il est utile d’identifier des infrastructures relationnelles spécifiques dans des contextes socialement organisés pour aider les processus de régulation (Lazéga, 2017). Les institutions telles que l’Etat ou les Ministères incarnent des valeurs, mais le problème est que ce qui est bon pour le système opérationnel ne sert pas nécessairement les normes ou les idéaux que l’institution est supposée défendre (Selznick, 1992, p. 244). En définitive, la configuration de la diffusion de la RSE dans le contexte tunisien relève d’une RSE politique où la RSE est une institution de l’Etat responsable d’inerties au niveau du réseau des organismes qui la diffusent. L’acteur tiers (P8) pourrait y assurer une délibération (Habermas, 2005) définie comme un échange langagier rationnel entre acteurs égaux qui avec des conditions éthiques impérativement respectées, donne lieu à un accord. L’idée de l’acteur tiers est en réponse au fait que ces forces institutionnelles ne se réduisent pas à une symbolique pour apaiser les demandes de certaines parties prenantes, en l’occurrence l’Etat, mais à de véritables actions et politiques de RSE par lesquelles les entreprises peuvent engager un processus RSE effectif. Cette idée d’acteurs tiers pourrait faire l’objet d’une recherche intervention, mettant à l’épreuve nos propositions théoriques tout en générant un changement, au niveau de ce réseau.

Par ailleurs, outre les propositions prescriptives, des propositions descriptives P1/P2/P3/P5/P6, rejoignent les travaux de Peng et Pleggenkuhle-Miles (2009) qui affirment que la dimension institutionnelle et la dimension culturelle sont imbriquées dans les pays émergents, ainsi que les travaux de (Khanna et Palepu, 1997) qui affirment l’inefficacité des mécanismes institutionnels dans ces pays émergents. Nous avons, à travers cette recherche, démontré l’encastrement culturel qui conditionne le fonctionnement du réseau ce qui est confirmé par Amaeshi et al. (2006) qui expliquent que la RSE en Afrique est culturellement ancrée. Jamali et Neville (2011) font le constat qu’au Liban la légitimité de la RSE repose sur la culture nationale et les valeurs religieuses qui transcendent la valeur globale où cette RSE est en partie culturellement constituée et où sont en jeu des normes et institutions culturelles et religieuses informelles. Nous avons montré, également, comment les mécanismes institutionnels à travers l’Etat sont porteurs d’inerties à cause de cette encastrement culturel et politique.

Actuellement nous ne sommes pas, tout à fait, dans la configuration du scénario pessimiste évoqué par Koleva et Ghérib (2012) où l’on reproduit la soumission de l’économique au politique, et où la trajectoire de la RSE en Tunisie n’évolue que faiblement et reste cantonnée à une expression « minimaliste ». Les acteurs du réseau se sont réunis en 2019 dans le cadre de l’élaboration d’une stratégie nationale de RSE. Cette action a été initiée par le Ministère de l’environnement. Nous ne sommes pas dans, non plus, dans le second scénario, plus optimiste, de Koleva et Gherib (2012) qui laisse une place au partage des tâches entre État et entreprise plus importante avec une diversité de formes de RSE. Le changement systémique de gouvernance publique tarde à venir malgré la diversité des acteurs et le renforcement de la société civile en faveur de la diffusion de la RSE. Cette RSE participative reste régulée et contrôlée par l’Etat. Cependant, même si Ben Rhouma et Koleva (2020), confirment notre propos concernant le développement de la RSE en Tunisie postrévolutionnaire, en disant qu’elle résulte d’un isomorphisme normatif à travers un processus de nature exogène découlant des interactions entre les promoteurs de la RSE au niveau international et l’État, elles le nuancent en affirmant que la RSE en Tunisie est aussi le résultat d’un processus endogène. Ce processus renvoie à la prise de conscience par un nombre croissant d’entreprises de la nécessité de gestion du risque social et communautaire dans un contexte marqué par la multiplication des revendications sociales et la meilleure structuration de la société civile.

Cette recherche exploratoire propre au contexte tunisien, malgré ses contributions tangibles, reste idiographique et accuse, donc, des limites certaines par rapport aux questions de validité interne et de fiabilité.