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Introduction

L’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés[1] a eu un effet considérable sur le processus législatif et est venu amplifier le rôle des tribunaux canadiens en tant que gardiens de la constitution[2]. En témoigne par exemple le recours intenté en 2005 à l’initiative de CanWest Media Works, une des plus grandes sociétés médiatiques canadiennes[3], devant la Cour supérieure de l’Ontario dans le but de faire déclarer inconstitutionnelle l’interdiction de publicité directe des médicaments d’ordonnance (PDMO)[4]. Ce recours fait frissonner plusieurs intervenants en droit de la consommation, de la santé et des femmes, qui soupçonnent la PDMO d’avoir des effets pervers à maints égards[5]. Selon eux, une telle pratique commerciale dénature la relation entre le patient et son médecin et constitue un facteur de surconsommation de médicaments et d’accroissement des coûts des soins de santé[6]. À l’inverse, les compagnies pharmaceutiques, publicitaires et médiatiques clament que la PDMO permet un meilleur accès à l’information, ce qui irait de pair avec une responsabilisation et une implication plus active du patient quant à son état de santé[7]. En particulier selon eux, la PDMO ouvrirait la voie à un consentement plus éclairé du patient relativement à la prise de médicaments, à un meilleur suivi de la posologie et à la détection plus rapide des problèmes de santé[8]. Ces arguments sont toutefois accessoires au véritable motif de la requête, qui est de l’aveu même du président de CanWest Media Interactive and Business Integration, Arturo Duran, de permettre aux compagnies médiatiques canadiennes de profiter de la manne commerciale de la PDMO, dont seuls leurs compétiteurs américains jouissent à l’heure actuelle[9]. C’est d’ailleurs fort d’un appui populaire que CanWest Media Works défend ses positions devant la Cour supérieure de l’Ontario : selon un sondage mené en 2002, près de sept Canadiens sur dix sont d’avis que la publicité des médicaments d’ordonnance devrait être permise au pays[10].

La constitutionnalité de l’interdiction de PDMO implique donc une confrontation entre d’une part, le droit des individus à l’information et la liberté d’expression des entreprises et d’autre part, la protection de la santé publique. La pierre d’achoppement de cette réflexion constitutionnelle est certainement la preuve des effets, bénéfiques ou nocifs, de la PDMO sur la santé. À ce jour, peu de recherches ont mis en relief, d’un point de vue juridique, cette dualité d’intérêts[11]. Nous avons donc décidé d’approfondir ce débat, en prenant appui sur la question posée par CanWest Media Works à la Cour supérieure de l’Ontario : l’interdiction de publicité directe des médicaments d’ordonnance, contenue aux articles 3 de la Loi sur les aliments et drogues et C.01.044 du Règlement sur les aliments et drogues[12], viole-t-elle la liberté d’expression enchâssée au paragraphe 2b) de la Charte canadienne ? Notre hypothèse est la suivante : les dispositions de la LAD et du RAD interdisant la PDMO restreignent la liberté d’expression commerciale, mais cette restriction est justifiée par l’article premier de la Charte canadienne. Notons que notre démonstration portera principalement sur l’article C.01.044 RAD, qui établit l’interdiction générale de PDMO et que notre interprétation de cet article diffère de celle défendue par Santé Canada. À notre avis, cette disposition interdit toute publicité sur les médicaments d’ordonnance, y compris les publicités dites «de rappel».

Notre propos s’inspirera à la fois des positions théoriques prises relativement à la constitutionnalité de ces dispositions, des études empiriques sur les effets de la PDMO et de la jurisprudence en matière constitutionnelle. Nous avons fait le choix de ne pas aborder les questions, non moins intéressantes, de la publicité dirigée vers les médecins et de la publicité des médicaments vendus sans ordonnance. Nous sommes malgré tout conscientes qu’une réflexion plus large sur la PDMO nécessiterait la prise en considération de ces deux aspects parallèles.

Finalement, notre plan d’analyse sera calqué sur la logique suivie par les tribunaux en matière de violation de la Charte canadienne[13] : nous examinerons dans un premier temps l’atteinte à la liberté d’expression et apprécierons, dans un deuxième temps, la justification de cette atteinte au regard de l’article premier de la Charte canadienne. La première question étant peu controversée vu la largesse de la définition de la liberté d’expression, nous porterons principalement notre attention sur la seconde.

I. L’atteinte à la liberté d’expression protégée par la Charte canadienne

Après avoir déterminé l’étendue de l’interdiction réglementaire de PDMO dans la première section, nous analyserons la conformité du régime juridique relatif à la PDMO avec le paragraphe 2b) de la Charte canadienne dans la section suivante.

A. L’interprétation large à accorder à l’interdiction réglementaire de PDMO

La publicité des médicaments d’ordonnance est régie par la Loi sur les aliments et les drogues et par le Règlement sur les aliments et drogues et Santé Canada a pour mission de veiller à l’application de ces instruments légaux. Sa compétence ne s’étend toutefois qu’aux publicités distribuées au Canada et visant à encourager la vente en territoire canadien[14].

Selon la LAD, la publicité désigne «la présentation, par tout moyen, d’un aliment, d’une drogue, d’un cosmétique ou d’un instrument en vue d’en stimuler directement ou indirectement l’aliénation, notamment par vente»[15]. La LAD ne régit donc que les activités publicitaires, par opposition aux activités à vocation éducative, scientifique ou autre. Ainsi, une invitation à consulter un médecin, dirigée vers les patients atteints d’une maladie particulière ou présentant certains symptômes, est parfaitement légale lorsqu’aucun médicament ou fabricant n’est mentionné[16]. Ceci s’appelle dans le jargon un message de recherche d’aide.

Lorsqu’un message a pour objet premier la stimulation de la vente, il est couvert par la LAD et le RAD. Il est alors interdit de faire la publicité au grand public d’un aliment, d’une drogue, d’un cosmétique ou d’un matériel médical à titre de traitement, de mesure préventive ou de moyen de guérison des maladies énoncées à l’annexe A de la LAD[17]. Cette annexe comprend une liste de maladies, désordres ou états physiques anormaux[18]. Alors que le libellé de cet article est resté inchangé depuis 1953[19], de nouveaux règlements sont entrés en vigueur en juin 2008, dans le cadre du renouveau de la législation, et ont révisé la liste des maladies de l’annexe A, grâce à des critères d’inclusion déterminés[20]. Une analyse détaillée de la constitutionnalité de l’article 3 LAD a d’ailleurs été conduite dans l’affaire R. v. Thomas Lipton Inc.[21] et, quoique le tribunal ait reconnu une violation de la liberté d’expression, il l’a jugée justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne.

En ce qui concerne spécifiquement les médicaments d’ordonnance, c’est plutôt l’article C.01.044 RAD qui édicte le régime général et prescrit que toute publicité auprès du grand public ne peut porter que sur le nom propre, le nom usuel, le prix et la quantité de la drogue. Cette disposition recoupe ainsi l’article 3 LAD, mais son application est plus large et s’applique à tous les médicaments d’ordonnance énumérés à l’annexe F du règlement[22], peu importe la maladie ou l’état de santé pour lesquels ils sont prescrits. Par sa facture limitative, cet article prohibe clairement toute mention de l’usage thérapeutique ou de la maladie.

Présentement, cette disposition est interprétée par Santé Canada comme permettant les publicités dites de rappel, c’est-à-dire celles qui ne mentionnent que le nom, le prix et la quantité de la drogue, afin de rappeler son existence au public[23]. Suivant le Comité permanent de la santé, l’Union des consommateurs et l’Action pour la protection de la santé, cette interprétation n’est pas conforme à l’objectif du législateur[24].

En raison du débat actuel sur l’interprétation à donner à cette disposition et l’impact de celle-ci sur l’analyse de sa constitutionnalité, nous nous sommes attardées à retracer son origine. C’est en 1953 que la mouture actuelle de la loi a été adoptée[25] et que l’article C.01.044 du règlement a édicté une interdiction totale de PDMO ainsi formulée : «No person shall advertise to the general public a drug named or included in Appendix IV»[26]. L’appendice IV du règlement contenait alors la liste des médicaments d’ordonnance qui se retrouve maintenant à l’annexe F. Parallèlement à cette interdiction totale de PDMO, l’article 3 de la loi interdisait, tout comme aujourd’hui, la publicité des aliments, drogues, instruments et cosmétiques accompagnée de la mention de leur usage thérapeutique. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la modification de 1978 venue ajouter, au texte de l’article C.01.044 précédemment cité, l’exception suivante : «à moins que l’annonce ne porte que sur le nom, le prix et la quantité de cette drogue»[27]. La substance de cette disposition est demeurée inchangée depuis, mais sa formulation a été modifiée en 1993, pour devenir : «Quiconque fait la publicité auprès du grand public d’une drogue mentionnée à l’annexe F doit ne faire porter la publicité que sur la marque nominative, le nom propre, le nom usuel, le prix et la quantité de la drogue»[28].

En retenant une interprétation strictement littérale de l’article C.01.044 RAD, il est de toute évidence permis de ne mentionner que le nom de la drogue. Telle est d’ailleurs l’interprétation privilégiée par Santé Canada suivant laquelle les publicités dites de rappel sont légales.

Cet argument ne peut toutefois convaincre. Premièrement, l’interprétation littérale mène à un résultat qui est en soi absurde, car seules les marques de médicaments les plus connues, telles que Viagra, sont susceptibles d’offrir un retour sur investissement grâce aux publicités de rappel et donc d’être annoncées[29]. Les publicités de rappel des médicaments moins connus paraissent, elles, incomplètes, confuses ou censurées aux yeux de leurs destinataires[30]. De plus, l’interprétation littérale ne peut être retenue, car elle soulève de graves difficultés d’application. En effet, les publicités qui ne mentionnent que le nom du médicament d’ordonnance sont souvent accompagnées de messages visuels ou autres qui mentionnent indirectement l’utilisation prévue, ce qui est interdit tant par l’article C.01.044 RAD que par l’article 3 LAD. La nature même de la publicité télévisuelle semble donc incompatible avec la diffusion d’une annonce ne portant que sur le nom, le prix et la quantité d’une drogue : les publicités qui, à la base, se voulaient «de rappel» deviennent indirectement des publicités intégrales de médicaments d’ordonnance. Ainsi, privilégier une interprétation pragmatique tenant compte des conséquences de la loi et du règlement permet d’écarter l’interprétation littérale menant à des résultats absurdes et générateurs d’incertitude.

Par ailleurs, mentionnons que les énoncés politiques de Santé Canada qui sous-entendent la légalité des publicités de rappel ne lient pas les tribunaux judiciaires dans l’interprétation à donner à l’article C.01.044 RAD[31]. Bien que, pour des raisons de sécurité juridique et de déférence envers l’expertise d’un organisme administratif, un juge aura tendance à retenir l’interprétation consacrée par l’usage lorsqu’elle a fait naître des attentes, par exemple chez les publicitaires et les fabricants de médicaments d’ordonnance[32], l’interprétation administrative n’est utile que s’il subsiste un doute quant à l’intention du législateur. Or, nous croyons que l’approche multifactorielle d’interprétation[33] nous permet de dégager une interprétation uniforme de l’article C.01.044 RAD ne pouvant être remise en question par celle de Santé Canada[34].

À ce titre, l’historique de l’article C.01.044 RAD est révélateur. L’amendement de 1978, à l’origine de la modification de la substance de l’article, a été introduit deux ans seulement après que la Cour suprême des États-Unis eût rendu l’arrêt Virginia State Board of Pharmacy v. Virginia Citizens Consumer Council[35]. Ce jugement était le fruit d’une requête en jugement déclaratoire déposée par une association de consommateurs à l’encontre d’une réglementation professionnelle interdisant aux pharmaciens d’annoncer les prix des médicaments d’ordonnance. Le recours visait à permettre aux consommateurs de comparer les prix d’un même médicament entre différentes pharmacies en raison des grandes variations existant à l’époque. La Cour suprême des États-Unis a finalement jugé que l’interdiction de publicité sur les prix restreignait la liberté d’expression et était par conséquent invalide. L’affaire Virginia a eu un retentissement immense puisque la Cour suprême des États-Unis y a reconnu pour la première fois l’extension de la protection de la liberté d’expression à l’expression commerciale. Ces faits appuient une interprétation téléologique de l’article C.01.044 RAD, suivant laquelle la modification de 1978 visait à prévenir une telle contestation au Canada, possiblement en vertu du droit à la liberté de parole prévu dans la Déclaration canadienne des droits[36] ou suivant la théorie du implied bill of rights[37]. Rappelons qu’à cette époque, les régimes d’assurance-médicaments commençaient à voir le jour et ne couvraient que certains segments de la population[38]. Les consommateurs canadiens avaient autant intérêt que leurs voisins américains à connaître les prix des drogues. Par conséquent, la méthode historique retraçant les origines et l’évolution de l’encadrement légal de la PDMO supporte une interprétation de l’article C.01.044 RAD suivant laquelle les publicités de rappel sont prohibées. L’objectif derrière l’amendement apporté au RAD en 1978 n’était que d’autoriser l’annonce des prix des médicaments d’ordonnance.

La méthode d’interprétation grammaticale conforte également cette conclusion. En effet, l’article C.01.044 RAD autorise les publicités portant sur la quantité de la drogue, ce qui n’a d’intérêt que dans les publicités comparatives de prix. Il est complètement inutile de permettre d’indiquer dans une publicité de rappel le nombre de grammes contenus dans chaque pilule si le consommateur ne connaît pas l’usage thérapeutique du médicament. Ainsi, l’interprétation de Santé Canada voulant que l’article C.01.044 RAD autorise les publicités de rappel rendrait sans effet utile les termes «quantité de la drogue» qu’il contient.

Également, des valeurs «précautionnaires» teintent la LAD et le RAD, lesquels véhiculent une approche très protectrice de la santé publique[39]. Face à l’absence de certitude scientifique sur les effets de la PDMO, le législateur canadien a choisi d’interdire ce type de publicité. La logique du régime voudrait donc que soit également interdite la publicité de rappel, dont les effets néfastes sont documentés scientifiquement, tel que nous le démontrerons ci-dessous. Or, l’interprétation de Santé Canada, en plus de créer une disharmonie entre l’article C.01.044 RAD et l’objectif derrière la LAD et le RAD, entraîne une situation laxiste et désorganisée en matière de publicité de rappel. Celle-ci serait permise, mais ne serait pas réglementée de manière spécifique. Il en résulte que certaines publicités de rappel autorisées selon Santé Canada, telle la publicité de rappel des médicaments à risque, sont illégales dans des pays permettant la PDMO intégrale[40]. Le Canada serait d’ailleurs le seul pays qui interdit globalement la PDMO, mais qui autorise les publicités de rappel[41]. Quoique ce parallèle avec le droit comparé ne soit pas déterminant en lui-même, il confirme que la logique veut que les publicités de rappel soient interdites par le RAD.

En résumé, il est légal de faire paraître un message non publicitaire de recherche d’aide. En ce qui concerne les publicités visant à rappeler l’existence du médicament d’ordonnance, nous sommes en désaccord avec Santé Canada et croyons qu’elles ne sont pas permises par l’article C.01.044 RAD, qui interdit toute forme de PDMO à l’exception de la publicité comparative de prix. Les méthodes d’interprétation téléologique, systématique et logique, historique et grammaticale convergent toutes vers cette conclusion et l’interprétation littérale avancée par Santé Canada doit être écartée pour cause d’absurdité et d’inapplicabilité. En ce qui concerne l’article 3 LAD, qui fait partiellement double emploi avec l’interdiction réglementaire, sa pertinence n’est qu’accessoire au présent litige impliquant CanWest Media Works. Voilà pourquoi notre analyse se concentre sur l’article C.01.044 RAD, qui édicte le régime général d’interdiction de PDMO. Ce n’est qu’advenant l’invalidation de ce dernier article que la constitutionnalité de l’article 3 LAD serait mise en cause, puisque celui-ci interdirait toujours la publicité des médicaments d’ordonnance faisant mention d’un usage thérapeutique à l’égard de l’une des maladies énoncées à l’annexe A de la loi. Rappelons toutefois que la constitutionnalité de cette disposition a déjà été confirmée à deux reprises par des cours provinciales du Québec et de l’Ontario[42].

B. La violation de la liberté d’expression par l’interdiction réglementaire de la PDMO : une conclusion inévitable

L’importance sociétale de la liberté d’expression a été rappelée à maintes reprises par la Cour suprême du Canada[43]. Elle constitue l’une des quatre libertés fondamentales garanties au paragraphe 2b) de la Charte canadienne. Le libellé de cet article, on ne peut plus laconique, a laissé aux tribunaux une grande marge d’interprétation sur le type d’expression couvert par cette garantie constitutionnelle.

Dans les premières années suivant l’adoption de la Charte canadienne et avant que la Cour suprême du Canada se prononce, les tribunaux provinciaux canadiens étaient profondément divisés sur la protection à accorder à l’expression commerciale[44]. Le plus fouillé de ces arrêts est Klein v. Law Society of Upper Canada[45], dans lequel les deux juges majoritaires refusèrent d’accorder une protection constitutionnelle à l’expression commerciale en évoquant le spectre de l’incohérence dans l’application de l’article premier et de la révision au cas par cas de la réglementation du discours commercial.

C’est dans l’arrêt Ford c. Québec (P.G.)[46] que la Cour suprême du Canada a eu, pour la première fois, à se pencher sur la liberté d’expression commerciale. La Cour a statué que la protection constitutionnelle accordée à la liberté d’expression ne se limitait pas à l’expression politique, mais s’étendait également à l’expression visant un but commercial.

Au-delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d’expression, l’expression commerciale qui, répétons-le, protège autant celui qui s’exprime que celui qui l’écoute, joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques éclairés, ce qui représente un aspect important de l’épanouissement individuel et de l’autonomie personnelle[47].

Puis, dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (P.G.)[48], la Cour suprême du Canada a approfondi les motifs de sa prise de position de l’arrêt Ford, faisant ainsi clore toute controverse quant à l’inclusion de l’expression commerciale sous la protection du paragraphe 2b) de la Charte canadienne. La Cour y énonce clairement le principe de la neutralité du contenu de l’expression protégée constitutionnellement. En statuant ainsi, elle renvoie la question de la valeur à accorder à l’expression commerciale pure à l’étape subséquente, soit celle de l’article premier[49]. Le caractère commercial et la quête de profits caractérisant la PDMO n’ont donc pas pour effet de l’exclure du champ de la protection constitutionnelle.

La Cour élabore un test en deux étapes permettant d’évaluer la conformité d’une loi avec le paragraphe 2b) de la Charte canadienne. La première étape consiste à déterminer si l’activité litigieuse fait partie de la sphère des activités protégées par la liberté d’expression. La réponse sera rarement négative puisqu’une activité est expressive dès lors qu’elle vise à transmettre un message, peu importe le contenu de celui-ci ou sa forme. Les menaces de mort et les appels à la haine[50], le piquetage[51], la sollicitation en vue de la prostitution[52], la pornographie[53], le libelle diffamatoire[54], les sondages[55] ainsi que les dépenses électorales[56] sont donc quelques-unes des activités qui reçoivent la protection constitutionnelle du paragraphe 2b). Seule la violence en tant que forme d’expression se voit refuser toute protection constitutionnelle[57]. L’expression commerciale, telle la PDMO, est par conséquent protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression[58].

La seconde étape consiste à déterminer si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale est de restreindre la liberté d’expression. Lorsque les dispositions attaquées ont pour but de circonscrire le contenu de l’information, soit directement, soit indirectement en contrôlant la forme du message ou l’accès à ce dernier, elles restreignent la liberté d’expression. Si l’objet du gouvernement n’est pas de réglementer le message de l’activité ou l’influence qu’il peut avoir sur le comportement des gens, il faut examiner les effets des dispositions contestées. Si celles-ci ont pour effet de restreindre une activité qui favorise la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l’épanouissement personnel, la liberté d’expression est atteinte. En l’espèce, l’interdiction contenue à l’article C.01.044 du RAD a clairement pour but de contrôler le contenu de l’information transmise par la PDMO et elle viole ainsi la liberté d’expression.

En somme, ayant constaté l’atteinte à la liberté d’expression, il s’agit maintenant de déterminer si cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne. C’est à cette prochaine étape que la nature publicitaire de l’activité expressive ainsi que les valeurs qu’elle sous-tend sont examinées.

II. La justification de l’atteinte au sens de l’article premier de la Charte canadienne : une application du test de l’arrêt Oakes

Les droits et libertés garantis par la Charte canadienne peuvent être restreints «par une règle de droit, dans des limites qui [sont] raisonnables et dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique»[59]. La Cour suprême, dans le célèbre arrêt Oakes[60], a établi la logique d’analyse de la justification d’une limitation à un droit, soit un test en deux parties. En premier lieu, l’objectif sous-tendant les mesures restreignant le droit doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. En second lieu, les moyens mis en oeuvre pour atteindre cet objectif doivent être proportionnels. Toutefois, avant de procéder à l’analyse de ces deux critères, il est impératif d’identifier les éléments contextuels qui doivent guider cet exercice.

A. L’analyse contextuelle

L’arrêt Oakes avait établi un standard de justification a priori rigide et sévère. Or, l’application initiale formaliste et abstraite du test de Oakes a été fortement dénoncée[61] et les critères de cet arrêt doivent à présent être appliqués avec souplesse[62] par l’emploi d’une méthode dite contextuelle[63]. Cette méthode, qui a été élaborée dans l’arrêt Edmonton Journal[64], a le mérite de «mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et [d’]être donc plus propice à la recherche d’un compromis juste et équitable entre les deux valeurs en conflit en vertu de l’article premier»[65]. Le contexte constitue ainsi

l’indispensable support qui permet de bien qualifier l’objectif de la disposition attaquée, de décider si cet objectif est justifié et d’apprécier si les moyens utilisés ont un lien suffisant avec l’objectif valide pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte[66].

En l’espèce, deux éléments font partie de l’analyse contextuelle de la constitutionnalité de l’interdiction de PDMO : la nature de l’expression en cause ainsi que l’existence d’un groupe vulnérable. Ces deux éléments contextuels nous permettent de normativiser notre approche en soupesant les valeurs en opposition, soit celles que visent à promouvoir la PDMO et celles sous-tendant la prohibition gouvernementale.

En plus de cette méthode contextuelle, l’examen sous l’article premier a été assoupli par l’adoption, dans certains cas, d’une attitude de retenue judiciaire que nous examinerons au stade de l’atteinte minimale. L’introduction de ces deux facteurs d’assouplissement est paradoxalement devenue, en raison des choix à exercer relativement au poids des éléments contextuels ainsi qu’au degré de retenue, une cause d’imprévisibilité des résultats de l’analyse sous l’article premier[67]. Si ce texte ne se veut pas une analyse critique du test de Oakes et adopte les quatre étapes classiques de celui-ci, nous sommes néanmoins conscientes de cet état de fait et avons tâché d’appuyer au mieux nos choix en matière de contexte et de déférence à la lumière de la jurisprudence et des faits.

1. La nature commerciale de l’expression

Le premier élément contextuel à prendre en compte dans l’analyse de la justification de l’interdiction de PDMO est la nature de l’activité en cause[68]. En effet, la jurisprudence canadienne indique que si l’expression commerciale est protégée par le paragraphe 2b) au même titre que l’expression politique, elle peut se voir imposer des limitations plus facilement justifiables en vertu de l’article premier de la Charte canadienne[69].

En effet, la prise en compte de la nature commerciale de l’expression commande d’évaluer la mesure dans laquelle la forme d’expression en cause promeut les trois valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, soit l’épanouissement personnel, la recherche de la vérité et la participation démocratique. La protection constitutionnelle distincte accordée à l’expression commerciale par rapport à l’expression politique est donc le reflet de cette différence dans l’avancement de ces valeurs. Comme l’affirmait le juge Cory dans l’affaire R. c. Lucas, «[p]lus une forme d’expression particulière s’éloigne des valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, moins elle bénéficiera de la protection de la Constitution»[70].

Cette citation nous commande certes de positionner l’expression commerciale, de par ses valeurs sous-jacentes, dans la gamme des expressions protégées constitutionnellement. Si, au sommet de cette hiérarchie des formes d’expression, se retrouve l’expression politique, qui constitue «la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l’al. 2b)»[71], l’expression commerciale se situe toutefois à mi-chemin entre les valeurs fondamentales de la Charte canadienne et ses frontières[72]. Cet éloignement s’explique par la capacité limitée de l’expression commerciale à promouvoir la participation à la prise de décisions d’intérêt social ou politique.

Ensuite, bien que nous soyons en accord avec le juge LeBel pour dire que la nature même de notre régime économique octroie nécessairement une valeur à l’expression commerciale en permettant aux consommateurs de faire des choix économiques plus éclairés[73], nous croyons que son apport à l’épanouissement personnel demeure limité. En effet, la Cour suprême a pris en compte, dans l’affaire Rocket, l’objectif de profit derrière la publicité et «le fait que l’expression visée relève entièrement du domaine commercial»[74]. Selon l’auteur Richard Moon, ce n’est toutefois pas tant l’objectif de profit qui diminue la valeur de l’expression commerciale et la protection constitutionnelle dont elle jouit, que les effets trompeurs et manipulateurs de la publicité, qui ont pour but de mousser les ventes[75]. L’apport restreint de la publicité pour le consommateur désirant faire des choix éclairés se rapporte donc à la distinction qui existe entre information et publicité.

La distance, qui apparaît dans l’analyse de l’article premier entre l’expression politique et l’expression commerciale, s’explique également en référence à une autre des valeurs sous-tendant la liberté d’expression : la recherche de vérité par le choc des idées contradictoires. La juge McLachlin, dans l’arrêt Rocket, reconnaît d’ailleurs que l’interdiction des publicités ou le contrôle législatif de leur contenu n’entraîne pas une perte d’occasion de contribuer au «marché des idées»[76]. L’essence même de la publicité, qui est de chercher à maximiser la vente, la distingue de l’information. L’auteur Michael Rothshild faisait remarquer que

[l]a publicité est l’art de vendre ; elle est financée par une firme, une personne ou un groupe ayant un point de vue particulier. Le message prône ce point de vue et son objectif est de sensibiliser, de créer un intérêt ou d’établir un comportement qui est favorable à la position avancée. Le message tente d’informer et de persuader, il est intentionnellement partial ; il ne s’agit aucunement de présenter un point de vue équilibré[77].

Au surplus, les différentes allégations commerciales divergentes ne sont pas équitablement représentées dans le «marché des idées», ce qui rend encore plus difficile l’émergence d’une «vérité».

En somme, la PDMO, une forme d’expression commerciale, doit recevoir une protection constitutionnelle moindre. Elle vise essentiellement la quête de profits et promeut donc difficilement la participation démocratique. Elle a une valeur informative faible, vu son approche tendancieuse, son silence quant aux autres alternatives thérapeutiques disponibles et le caractère technique de l’information transmise, ne permettant par conséquent que partiellement la recherche de vérité et l’émancipation personnelle. La violation à la liberté d’expression, dans le cas d’espèce, sera donc plus facile à justifier.

2. La vulnérabilité du public cible de la PDMO

Le second élément contextuel devant être considéré en l’espèce est la vulnérabilité du groupe que le législateur cherche à protéger. La Cour suprême du Canada a eu l’occasion, à quelques reprises, de confirmer que cette vulnérabilité, due par exemple à la maladie ou au jeune âge, est un facteur d’analyse contextuel dans le cadre du test de Oakes[78].

Il nous semble que les dispositions en question de la LAD et du RAD cherchent à protéger les destinataires de la PDMO, soit tous les consommateurs canadiens potentiels de médicaments d’ordonnance et plus particulièrement les personnes malades, les aidants naturels, les personnes sachant qu’elles ont une prédisposition génétique à certains troubles de santé ou sont plus à risque de contracter certaines maladies ainsi que celles qui craignent la mort ou une incapacité éventuelle. Une étude de l’effet de la PDMO sur la relation patient-médecin établit d’ailleurs une corrélation entre la faible perception d’un patient quant à son état de santé général et l’influence exercée par la PDMO : les individus se considérant en moins bonne santé sont plus susceptibles de demander à leur médecin la prescription d’un médicament publicisé ou de requérir de l’information sur la maladie ou le médicament annoncés[79].

Ce groupe de consommateurs en contact avec la maladie, quoique très large, n’en constitue pas moins un groupe vulnérable. En effet, les membres de ce groupe sont à la recherche d’une guérison, immédiate ou potentielle, et ils sont ainsi peu critiques envers l’information publicitaire de type médical à laquelle ils sont soumis, surtout lorsque celle-ci leur procure un espoir. Le besoin de santé que cherche à combler la PDMO implique une charge émotive bien supérieure aux besoins visés par la publicité d’autres produits de consommation. La rationalité du consommateur potentiel de médicaments est moindre que la rationalité du consommateur potentiel de voitures, d’aliments ou de services touristiques. En d’autres termes, l’aspect émotif lié à la peur de la mort et de la maladie rend vulnérables les destinataires de la PDMO[80].

En outre, les destinataires de la PDMO, même s’ils étaient complètement rationnels, ne possèdent généralement pas les connaissances médicales nécessaires pour mener à bout un raisonnement critique face à l’information diffusée dans ce type de publicité[81]. En effet, seul un spécialiste médical peut analyser l’information sur les médicaments d’ordonnance, lesquels ne peuvent être obtenus que par l’intermédiaire d’un médecin. Dans l’affaire Rocket, la Cour a d’ailleurs jugé que «[l]es consommateurs de services dentaires seraient très vulnérables face à de la publicité non réglementée [de services dentaires]. N’étant pas spécialistes, ils ne seraient pas en mesure d’évaluer les prétentions opposées concernant la qualité de différents dentistes»[82]. Cette conclusion en matière de services dentaires s’applique a fortiori en matière de médicaments vendus sous ordonnance.

En résumé, nous devons garder à l’esprit, dans l’analyse commandée par l’article premier de la Charte canadienne, que le test de Oakes doit être appliqué avec souplesse et que le contexte, particulièrement la nature de l’expression atteinte et la vulnérabilité du groupe protégé, doit teinter à tout moment notre réflexion, sans que ces considérations ne soustraient l’État de son fardeau de prouver selon la prépondérance des probabilités la justification de l’atteinte au droit. Abordons maintenant le premier critère du test de Oakes, soit l’objectif urgent et réel.

B. L’urgence et la réalité des objectifs du législateur fédéral

Il importe, dans un premier temps, de définir le contenu de ce critère, à la lumière de l’évolution jurisprudentielle. Dans un deuxième temps, nous examinerons l’urgence et la réalité de l’objectif pouvant soutenir l’interdiction de PDMO.

1. Le laxisme de la jurisprudence dans la vérification de l’urgence et de la réalité de l’objectif

L’objectif que les dispositions restreignant la liberté d’expression visent à atteindre doit être suffisamment important pour justifier cette restriction. À cet effet, il doit se rapporter «à des préoccupations sociales, urgentes et réelles dans une société libre et démocratique»[83]. Cet énoncé tiré de l’arrêt Oakes annonçait au départ une norme sévère visant à écarter les objectifs peu importants. Toutefois, les tribunaux ont présenté un certain laxisme dans l’application de ce premier critère, en grande partie pour des considérations de retenue judiciaire[84]. La condition d’urgence est tombée en désuétude, la Cour exigeant simplement que l’objectif soit «valide»[85] ou «suffisamment important»[86].

Il n’existe pas encore de ligne de conduite générale permettant d’évaluer la valeur d’un objectif eu égard à l’article premier de la Charte canadienne[87]. Cela dit, certaines constatations peuvent être dressées. Premièrement, il semble qu’une règle juridique est généralement animée à la fois par un objectif lointain lié à la protection de l’intérêt public et par un objectif immédiat défini en termes plus étroits[88]. Un objectif lointain formulé en termes généraux, mais qui n’est pas rattaché à un problème spécifique, est une justification insuffisante[89]. Par ailleurs, la méthode d’analyse contextuelle présentée en remarque préliminaire semble favoriser les objectifs immédiats. C’est dans cette optique que la Cour suprême a refusé l’objectif de protection des Canadiens contre les méfaits sur la santé de l’usage du tabac, le jugeant trop large et lui préférant l’objectif de diminution de l’usage du tabac[90].

Deuxièmement, l’objectif doit refléter la volonté du législateur au moment de l’adoption de la norme juridique[91]. C’est pour cette raison que nous rejetons d’emblée l’objectif de contenir la hausse du coût des soins de santé avancé par une auteure[92] pour justifier l’interdiction de PDMO. En effet, rien n’indique qu’une telle motivation animait le législateur lors de l’adoption de l’interdiction de PDMO en 1953 et lors de la modification en 1978. La preuve historique de l’intention du législateur peut notamment être faite à l’aide des débats parlementaires[93] et il est permis d’apporter des preuves de l’importance actuelle de cet objectif. La Cour suprême a ainsi pris en compte, dans l’affaire Irwin Toy, des études concernant l’influence de la publicité sur les enfants menées postérieurement à l’adoption de la Loi sur la protection du consommateur[94]. Troisièmement, un objectif, quoique à l’image de la volonté du législateur, doit être refusé s’il est devenu obsolète et périmé[95]. À la lumière de ces enseignements jurisprudentiels, examinons maintenant l’objectif soutenant l’interdiction de PDMO.

2. La protection contre l’utilisation inconsidérée des médicaments d’ordonnance

La LAD et le RAD ont pour objectif général la protection de la santé publique des Canadiens. Ils réglementent la marchandisation, la vente et la publicité des aliments, drogues, cosmétiques et instruments en raison de l’impact de ceux-ci sur la santé. Dans la poursuite de cet objectif, certains médicaments, en raison de leur nature particulière, voient leur vente assujettie à la prescription par un médecin. La qualification de médicament d’ordonnance est d’ailleurs attribuée à la suite de la considération d’un ou de plusieurs facteurs. Ainsi, si l’emploi du médicament doit être supervisé ; s’il est prescrit pour des maladies graves souvent mal diagnostiquées par le public ; si la marge de sécurité entre un dosage thérapeutique et toxique est mince ; si le médicament entraîne ou peut entraîner des effets secondaires indésirables ou graves ; si des expériences cliniques ont révélé le développement de souches résistantes ou d’une dépendance ; s’il a entraîné des effets toxiques chez les animaux ou repose sur des concepts pharmacologiques récents ; ou si son utilisation peut camoufler d’autres malaises, le médicament sera habituellement qualifié de médicament d’ordonnance[96]. Ces facteurs permettent aisément de comprendre pourquoi la consommation de ces médicaments est assujettie à l’obtention d’une prescription auprès d’un médecin capable de poser le bon diagnostic, d’identifier les options thérapeutiques disponibles et de faire un choix en fonction des caractéristiques individuelles du patient.

Concernant spécifiquement l’article C.01.044 RAD, deux objectifs le sous-tendent : l’objectif lointain de protection de la santé publique et l’objectif immédiat de protection de la population contre l’influence négative de la publicité. Ces deux objectifs doivent nécessairement se lire conjointement, puisque l’objectif de protection contre l’influence de la PDMO ne prend son sens que lorsque les impacts nuisibles de la PDMO sur la santé publique sont considérés. Nous proposons donc de formuler ainsi l’objectif de l’article C.01.044 RAD : la protection des Canadiens contre l’utilisation inconsidérée des médicaments d’ordonnance comme conséquence d’une publicité directe mentionnant l’usage thérapeutique. Cet objectif revêt, comme nous le démontrons dans les prochaines lignes, un caractère réel et urgent.

Tout d’abord, la jurisprudence canadienne a souvent reconnu que la diffusion d’informations fausses, inexactes, trompeuses ou inintelligibles constituait un objectif urgent et réel lorsque ces informations avaient ou risquaient d’entraîner des conséquences néfastes[97]. L’arrêt le plus probant en l’espèce est Thomas Lipton, dans lequel la Cour provinciale de l’Ontario a jugé urgent et réel l’objectif de l’article 3 LAD visant à protéger le public contre les maux associés à la publicité de margarine présentée comme ayant un usage thérapeutique sur les maladies du coeur[98]. La Cour a craint que, prise à sa face même, la publicité puisse entraîner des gens vulnérables à consommer de la margarine en tant qu’autotraitement ou à retarder une consultation ou un traitement médical. A fortiori, nous croyons que la protection du public contre la publicité directe des médicaments d’ordonnance, dont l’usage peut avoir de bien plus grandes conséquences sur la santé que la consommation excessive de margarine, est un objectif urgent et réel. La prescription du médicament d’ordonnance par un intermédiaire compétent, alors que la margarine est en vente libre, n’est pas un argument probant puisque, comme nous le verrons sous peu, la publicité influence tant le comportement des médecins que des patients. Considérant que les destinataires de la PDMO ne sont pas des spécialistes à même d’évaluer les prétentions publicitaires relatives à l’usage thérapeutique d’un médicament, l’objectif est réel et urgent.

Par ailleurs, l’objectif de protection contre la consommation inconsidérée de médicaments, dans une optique de protection de la santé publique, a déjà été qualifié d’urgent et réel dans un obiter dictum de la Cour suprême dans l’affaire Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., qui traitait d’une action en commercialisation trompeuse (passing-off) entre deux compagnies pharmaceutiques :

De telles dispositions législatives et réglementaires sont compréhensibles. Les médicaments vendus sur ordonnance contiennent des substances médicinales qui, si elles sont bénéfiques à petites doses, peuvent devenir néfastes pour la santé, sinon fatales, en plus grosse quantité. Il est alors normal que la société, dans un but de protection du citoyen, limite l’accès à de tels produits. La pertinence de l’utilisation est déterminée par un professionnel […] Que dès lors, la publicité, du moins au sens où on l’entend couramment, ne soit pas totalement libre se comprend facilement. Il serait d’ailleurs tout à fait illogique d’un côté de donner au consommateur des informations comparables à celles qu’il peut obtenir sur un produit de consommation ordinaire tout en l’empêchant, d’un autre côté, de se procurer librement ce produit[99].

Pour réussir à démontrer l’urgence et la réalité de l’objectif formulé plus tôt, encore faut-il démontrer que la PDMO risque d’avoir des conséquences néfastes[100]. Cette preuve peut inclure des notions de droit comparé, des données socio-économiques ou de sciences sociales ainsi que des éléments de connaissance judiciaire[101]. Elle n’a pas à établir scientifiquement l’influence indue de la publicité, mais elle doit démontrer, par prépondérance des probabilités, les conséquences appréhendées. Nous concentrons tout de même ici notre attention sur la preuve à caractère scientifique, puisque nous revenons sur les preuves indirectes à l’étape du lien rationnel.

Un bilan systématique des études de l’impact de la PDMO a été publié en 2005[102]. L’intérêt de ce bilan systématique n’est pas à négliger : les auteurs ont répertorié deux mille huit cent cinquante-trois études sur la PDMO réalisées entre 1987 et 2004, ils ont évalué les méthodes de recherche de chacune de ces études et ont sélectionné les seules études permettant d’établir des liens de causalité. À ce titre, ils ont tenu compte des essais contrôlés randomisés, des études contrôlées par cohortes, des études contrôlées avant-après et des études transversales contrôlées[103]. En fait, ils ont insisté sur l’existence d’un groupe témoin, afin d’assurer que l’effet étudié sur les coûts ou les comportements ne découle pas d’influences autres que la PDMO. Ils ont en conséquence refusé les études non-contrôlées et les sondages d’opinion.

Quatre études seulement correspondaient aux modèles établis. La première analyse l’influence d’une campagne publicitaire de recherche d’aide, c’est-à-dire sans mention de marque, mais avec invitation au consommateur à s’informer auprès de son médecin à propos d’un traitement nouveau de la migraine[104]. L’étude a été menée en 1993, dans quatre régions des États-Unis, avant, pendant et après la campagne publicitaire. Les résultats de l’étude révèlent qu’une campagne publicitaire de recherche d’aide provoque de nouvelles ordonnances. La seconde étude, menée aux États-Unis, démontre quant à elle que l’accroissement des dépenses mensuelles en PDMO entraîne une augmentation des diagnostics relatifs aux affections traitées par les médicaments publicisés et une augmentation des prescriptions des médicaments annoncés[105]. La troisième étude examine les effets d’une campagne publicitaire de recherche d’aide et de rappel télévisée en 2000 et 2001 aux Pays-Bas et financée par un fabricant antifongique[106]. L’analyse couvre cent cinquante cabinets de médecins et plus de quatre cent soixante-dix mille patients. Les résultats indiquent que les ordonnances du médicament en question ont plus que doublé dans le premier mois de la campagne publicitaire et que, au bout de deux années de campagne, le taux de prescription du médicament est passé de sept à dix ordonnances pour mille patients. Les auteurs de cette étude notent que

[t]he effects on work load in primary care of the lay media marketing medicinal products for cosmetic indications which cannot be treated with over the counter drugs should not be underestimated. Several synchronous campaigns like this would cause a serious adverse impact on general practitioners’ workloads and costs. This may affect patients who need care for more serious problems[107].

La quatrième étude se base sur des questionnaires complétés par des patients préalablement à leur consultation médicale et par des médecins à l’issu de cette consultation[108]. L’expérience a été tenue dans soixante-dix-huit cabinets de médecins en soins primaires à Sacramento aux États-Unis, où la PDMO est permise, et à Vancouver au Canada. Les patients de Sacramento se sont davantage déclarés exposés à la PDMO et 7% d’entre eux ont demandé à leur médecin un médicament faisant l’objet d’une publicité, comparativement à 3% des patients canadiens. Par ailleurs, 75% des patients, américains ou canadiens, réclamant un médicament annoncé recevaient une ordonnance en conséquence. Les patients demandant un médicament précis avaient dix-sept fois plus de chances de quitter le médecin avec une nouvelle ordonnance en main.

Les résultats de ces quatre études conviennent que la publicité des médicaments d’ordonnance, qu’elle soit sous forme directe, de rappel ou de recherche d’aide, entraîne une augmentation des diagnostics et des ordonnances du médicament annoncé. En 2006, ce bilan systématique a été actualisé et élargi pour couvrir l’ensemble des études de langue anglaise publiées entre 1987 et mai 2006[109]. Dix-neuf études, sur un total de mille sept cent soixante-quatorze, dont trois des quatre études présentées ci-haut, ont été retenues et correspondaient aux critères d’analyse épidémiologique et économétrique ainsi qu’aux exigences méthodologiques permettant d’établir un lien de causalité. Cette revue a à nouveau démontré que la PDMO a pour conséquences l’augmentation du nombre de consultations médicales[110] et de prescriptions[111], surtout des médicaments ayant fait l’objet de publicité[112]. Une de ces dix-neuf études pousse d’ailleurs l’analyse plus loin[113] : elle repose sur l’utilisation de patients types — donc d’acteurs — qui ont rencontré cent cinquante-deux médecins, au cours de deux cent quatre-vingt-dix-huit visites, en prétendant avoir des symptômes, soit de dépression clinique (donc nécessitant une prescription d’antidépresseurs), soit d’inadaptation (c’est-à-dire, de stress passager lié à un événement extérieur ne requerrant pas la prescription d’antidépresseurs). Les acteurs qui demandaient à leur médecin un antidépresseur précis, le Paxil, se le sont vu prescrire dans 53% des cas lorsque la dépression était simulée et dans 55% des cas lorsque l’inadaptation était prétendue. Ainsi, les chances d’obtenir une ordonnance, pour les patients simulant l’inadaptation, étaient multipliées par treize lorsqu’ils demandaient le Paxil et par six lorsqu’ils faisaient une demande générale d’antidépresseurs. Les demandes de médicaments, précises ou générales, multiplient donc les cas de médicalisation inutile.

La prescription inconsidérée de médicaments comme conséquence d’une PDMO et son danger pour la santé publique peuvent également être déduits du simple bon sens. En effet, suivant le médecin chercheur Joel Lexchin, si 75% des patients obtiennent le médicament demandé[114], cela signifierait pour les adeptes de la PDMO que les trois quarts des patients ont, en plus d’avoir posé le bon diagnostic à leur égard, sélectionné le bon traitement, statistiques que les médecins eux-mêmes ont de la difficulté à atteindre[115] ! Cette conclusion est à sa face même absurde et la logique nous dicte qu’une partie de ces prescriptions est inutile ou ne correspond pas adéquatement au profil individuel du patient. Le simple fait que la PDMO publicise directement auprès du patient l’usage d’un médicament en tant qu’option thérapeutique, sans égard à ses caractéristiques individuelles, à son historique médical personnel et familial ou aux traitements alternatifs, éveille les soupçons.

Rappelons surtout que la consommation de médicaments d’ordonnance peut avoir des effets négatifs sur la santé, même si la prescription est juste, en raison de la nature même du produit prescrit, qui peut causer des réactions adverses et des effets secondaires. En dépit des précautions et des restrictions à la vente prévues dans la LAD, environ dix mille réactions adverses dues aux médicaments (RAM) sont répertoriées chaque année au Canada et celles-ci ne représentent qu’une infime partie des RAM[116]. L’influence exercée par la PDMO étend de façon injustifiée ce danger aux patients pour lesquels la prescription s’avère inadéquate ou inutile. Cette influence est d’autant plus pernicieuse que les médicaments publicisés sont généralement des médicaments nouveaux visant à traiter des troubles médicaux répandus et nécessitant des traitements à long terme[117], ce qui assure une rentabilité à l’investissement. Or, un médicament nouvellement approuvé par Santé Canada est considéré comme étant encore en phase d’expérimentation, en phase IV, durant laquelle sont réalisées des études d’innocuité, de mortalité et de morbidité[118]. Au moment de la commercialisation d’un médicament, les réactions adverses advenant chez moins d’une personne sur mille huit cents ne sont pas détectées[119]. Une étude démontre que 20% des médicaments approuvés entre 1975 et 1999 aux États-Unis ont été retirés du marché ou ont fait l’objet d’avertissements sérieux et que la moitié de ces retraits ont eu lieu moins de deux ans suite à leur commercialisation[120]. L’information relative au profil sécuritaire d’un nouveau médicament étant fragmentaire[121], lorsque la commercialisation est jointe à la publicité du médicament, cela élargit de façon dangereuse le spectre des patients qui constituent en réalité le dernier groupe test[122]. Pensons au Vioxx, un médicament dont la commercialisation a été approuvée en 1999 au Canada et aux États-Unis et qui a été fortement prescrit[123] et publicisé au sud de la frontière[124], avant d’être subséquemment retiré du marché pour des raisons sécuritaires en 2004[125]. Bien qu’il soit impossible de quantifier le nombre de prescriptions reliées à la PDMO massive dont ce médicament a été l’objet, cette publicité, jointe à un mécanisme déficient de surveillance post-approbation[126], est probablement responsable de la mort d’un grand nombre de victimes. À la face de ces résultats, aux États-Unis, les compagnies pharmaceutiques elles-mêmes sont désormais en faveur de l’implantation d’un moratoire sur la PDMO dans les premiers temps suivant l’approbation d’un médicament[127]. Cet aveu en dit long sur les effets négatifs de la PDMO sur la santé publique.

Pour conclure sur la présentation des études et des données, nous soutenons que cette preuve scientifique démontre le lien entre la PDMO, l’augmentation des consultations, des ordonnances et des mauvais diagnostics. À la lecture des études et de la jurisprudence en la matière, il nous semble clair que l’interdiction de PDMO est justifiée par un objectif urgent et réel, en raison des conséquences sur la santé publique qu’elle vise à prévenir, soit l’influence comportementale des médecins et des patients sur la prescription et la consommation de médicaments d’ordonnance, qui sont par leur nature même susceptibles d’avoir des effets néfastes sur la santé.

C. La proportionnalité des moyens employés par le législateur fédéral

Maintenant qu’ont été démontrées l’urgence et la réalité de l’objectif de protection contre la consommation inconsidérée de médicaments menaçant la santé publique et découlant de la PDMO, il est temps de procéder à l’analyse du second critère du test de Oakes.

1. La rationalité du lien entre les objectifs et les moyens

À cette première étape du critère de la proportionnalité, le gouvernement doit démontrer que l’interdiction totale de PDMO est rationnellement liée à l’objectif de protection des Canadiens contre l’utilisation inconsidérée des médicaments d’ordonnance comme conséquence d’une PDMO.

L’exigence d’un lien rationnel signifie que «les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question [et] ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles»[128]. La principale difficulté liée à ce critère est celle de déterminer la nature de la preuve nécessaire pour étayer la rationalité du lien. À cet égard, la Cour suprême a reconnu qu’une démonstration scientifique n’est pas essentielle et qu’une preuve par la logique et la raison, voire même le bon sens, suffit lorsque la mesure gouvernementale vise la modification d’un comportement humain qui se porte peu à une évaluation scientifique ou l’empêchement d’un préjudice difficilement quantifiable[129]. De la sorte, le risque, en cas d’incertitude scientifique ou empirique, ne repose pas entièrement sur les épaules du gouvernement. En matière d’effets néfastes d’une activité expressive, la Cour suprême a d’ailleurs jugé suffisante la démonstration d’une influence importante de l’information inexacte, par opposition à une preuve scientifique de l’influence indue[130].

Dans le cas qui nous intéresse, il existe un lien rationnel entre la PDMO et le préjudice appréhendé d’utilisation inconsidérée de médicaments d’ordonnance. Nous avons déjà présenté les études à caractère scientifique qui démontrent l’impact de la PDMO sur l’augmentation des ordonnances erronées. En elles-mêmes, ces études suffisent pour que le gouvernement ait eu une appréhension raisonnée du préjudice et que le lien rationnel soit établi. D’ailleurs, nous sommes d’autant plus convaincues de cette position que de nombreuses preuves indirectes viennent la conforter. À ce titre, nous abordons la situation dans les autres États industrialisés, la documentation internationale et la jurisprudence américaine.

Tout d’abord, il est révélateur que tous les États industrialisés, à l’exception des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande, interdisent la publicité directe des médicaments d’ordonnance[131]. En Nouvelle-Zélande, un exercice de révision du régime légal est d’ailleurs présentement en cours : une consultation publique a eu lieu en 2000 et 2001 et la majorité des répondants s’est prononcée pour le renforcement de la législation[132]. Un processus similaire a eu lieu en 2006[133], mais aucune mesure législative n’a encore été annoncée. Les conclusions de la remise en question de la législation néo-zélandaise témoignent de l’influence du courant international en faveur de l’interdiction de PDMO. En Australie, alors que la PDMO est interdite, le gouvernement a mis en branle en 2000 un processus de réexamen de la législation. Les recommandations qui en ont découlées sont à l’effet de maintenir l’interdiction de PDMO, sauf pour la comparaison des prix[134]. Pour ce qui est de l’Union européenne, la PDMO y est prohibée[135]. De surcroît, le Parlement européen a refusé d’entériner une proposition de la Commission européenne visant à créer une exception à l’interdiction de PDMO relativement au VIH/SIDA, au diabète et à l’asthme[136]. En outre, l’Organisation mondiale de la santé recommande que la publicité des médicaments d’ordonnance s’adressant au grand public soit interdite[137].

Finalement, la jurisprudence américaine relative à la règle de la responsabilité délictuelle de l’intermédiaire compétent atteste également du lien rationnel entre la PDMO et la menace à la santé publique. Cette règle a été endossée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hollis c. Dow Corning Corp.[138]. Elle constitue une exception à l’obligation de mise en garde des fabricants envers les consommateurs, obligation particulièrement élevée en matière de produits médicaux[139]. Ainsi, «dans le cas d’un produit à forte teneur technique, destiné à être utilisé uniquement sous la surveillance d’experts»[140], c’est au médecin de transmettre l’information sur les risques. La responsabilité du fabricant n’est engagée que s’il a omis de transmettre correctement ces risques au professionnel de la santé.

Or, l’application de cette règle fait actuellement l’objet d’une remise en question aux États-Unis lorsque le produit pharmaceutique au coeur du litige a fait l’objet de publicité directe au consommateur par le fabricant. Les mêmes arguments que ceux justifiant l’interdiction canadienne de PDMO sont ici invoqués pour justifier la création d’une nouvelle exception à la règle de l’intermédiaire compétent[141] : la transmission d’informations standardisées par le fabricant par le véhicule publicitaire interfère avec la relation patient-médecin, qui est au fondement même de la règle de l’intermédiaire compétent, en plus d’occulter l’individualité de chaque patient[142].

Quelques tribunaux ont déjà tranché et statué que la PDMO sape les fondements de la règle de l’intermédiaire compétent en influençant la relation patient-médecin[143], dont la Cour suprême du New Jersey qui, en 1999, dans l’arrêt Perez v. Wyeth Laboratories, s’est ouvertement prononcée en établissant une exception claire à la règle lorsqu’il y a eu publicité directe[144]. La nouvelle exception à la règle de l’intermédiaire compétent en droit américain ne fait pas encore l’unanimité, le débat ayant présentement cours au sein de la doctrine[145]. Des associations juridiques américaines[146] et des tribunaux américains s’étant penchés sur les effets de la PDMO témoignent toutefois de la rationalité du lien existant entre l’interdiction canadienne actuelle et la protection de la santé publique.

En résumé, nous avons démontré le lien rationnel existant entre la PDMO et la menace à la santé publique comme conséquence d’une utilisation inconsidérée de médicaments. Autant les preuves scientifiques que les preuves fondées sur la raison et la logique édifient une appréhension raisonnée du préjudice à la santé. Examinons donc maintenant si la mesure choisie par le gouvernement, à savoir une interdiction complète de PDMO, constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression constitutionnellement protégée.

2. L’interdiction de PDMO : une atteinte minimale à la liberté d’expression

C’est à l’étape de l’atteinte minimale que la conception des rôles respectifs des pouvoirs judiciaire et législatif ressurgit dans toute sa quintessence. Dans l’arrêt Oakes, la Cour suprême avait formulé de façon très sévère le fardeau de preuve du gouvernement, qui devait démontrer que la mesure contestée portait «le moins possible»[147] atteinte au droit protégé constitutionnellement. Or, elle a rapidement compris qu’un tel test entraînerait l’invalidation de toutes les mesures contestées[148]. Afin d’éviter un tel résultat, la notion même d’atteinte minimale doit donc comporter un degré minimal de retenue du pouvoir judiciaire à l’égard des décisions du législateur.

D’emblée, notons que les enseignements de la jurisprudence des dernières vingt-cinq années ne sont pas clairs et constants dans l’établissement du degré de retenue judiciaire à adopter afin de faciliter le respect de l’exigence de l’atteinte minimale[149].

Ainsi, dans l’arrêt Irwin Toy, la Cour suprême indique que la retenue est requise lorsque la loi contestée vise à arbitrer entre des groupes différents. Dans un tel cas, le législateur, vu sa fonction représentative, est le mieux placé pour «trouver le point d’équilibre entre [les exigences de] groupes concurrents [en fonction de] l’évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées»[150]. L’élaboration des politiques incombe donc aux représentants élus et les tribunaux ne sont pas des spécialistes en cette matière. Il y aurait donc, selon l’arrêt Irwin Toy, deux fondements à la retenue judiciaire : la nécessité de médiation entre des intérêts divergents et la présence d’une preuve sociale complexe et contradictoire[151]. Dans cette affaire, la Cour suprême a spécifié qu’elle «n’adoptera[it] pas une interprétation restrictive de la preuve en matière de sciences humaines, au nom du principe de l’atteinte minimale, et n’obligera[it] pas les législatures à choisir les moyens les moins ambitieux pour protéger des groupes vulnérables»[152]. Elle considère donc que l’exigence d’atteinte minimale est rencontrée si le législateur a choisi une des diverses solutions raisonnables qui s’offrent à lui[153].

Depuis, et à l’exception de l’affaire JTI-MacDonald en 2007, dans laquelle a été effectué un retour aux deux fondements de l’arrêt Irwin Toy[154], la Cour suprême a modifié cette approche plus mécanique permettant de déterminer le degré de retenue requis au profit d’une méthode plus flexible qui consiste en une mise en balance de tous les éléments contextuels pertinents[155]. Ces éléments incluent bien entendu la nécessité de soupeser les intérêts de groupes opposés et l’impossibilité de mesurer scientifiquement le préjudice, mais également la vulnérabilité du groupe que le législateur cherche à protéger, la crainte de préjudice entretenue par ce groupe et la valeur sociale ou morale de l’activité supprimée[156].

La question des fondements de la retenue judiciaire demeure donc en suspens[157]. Nous croyons toutefois que la résolution de cette question aura peu d’impact sur l’issue de notre question. Suivant les enseignements d’Irwin Toy dans un premier temps, la question de la PDMO appelle une certaine retenue de la part du tribunal. En effet, le gouvernement est le mieux placé pour arbitrer entre les intérêts divergents des consommateurs, des patients et des compagnies médiatiques, pharmaceutiques et publicitaires. Il est aussi en position privilégiée pour évaluer la preuve sociale complexe basée sur l’étude du comportement humain. Dans un deuxième temps, même suivant les arrêts Thomson Newspapers, M. c. H. et autres, une certaine retenue est indiquée dans le traitement de la question qui nous préoccupe. En effet, non seulement l’interdiction de PDMO découle de la médiation entre intérêts divergents et d’une décision basée sur des preuves sociales complexes, mais également, cette interdiction cherche à assurer la protection d’un groupe vulnérable, les personnes malades et les consommateurs potentiels de médicaments d’ordonnance. Elle concourt aussi à limiter les coûts du système de santé public et vise une forme d’expression qui se situe à mi-chemin entre les valeurs de la Charte canadienne et ses frontières. Peu importe donc les enseignements que les tribunaux suivront dans l’affaire CanWest, ils devront nécessairement faire montre de retenue devant la décision du législateur.

Mentionnons finalement qu’il faut se garder de voir dans la retenue judiciaire un substitut à la preuve de la justification. Malgré la souplesse avec laquelle sont appliqués les principes de l’arrêt Oakes, l’État conserve son obligation de démontrer que la restriction des droits est raisonnable et justifiable[158]. Il s’agira donc pour le gouvernement de démontrer qu’il était raisonnablement fondé, sur des éléments de preuve solides, de conclure que l’interdiction de PDMO est la mesure portant le moins possible atteinte à la liberté d’expression considérant l’objectif de protection de la santé publique.

En l’espèce, il existe bel et bien de tels éléments de preuve solides, à caractère scientifique, qui viennent démontrer que l’interdiction réglementaire de PDMO est une atteinte minimale à la liberté d’expression. Cette preuve sociale se fonde sur une méthodologie éprouvée. Celle-ci étaie la valeur des conclusions, confirmées d’une étude à l’autre[159], de l’influence de la PDMO sur le nombre de consultations médicales et de prescriptions parfois inadéquates ou inutiles de médicaments d’ordonnance ayant une dangerosité inhérente et particulièrement aiguë lorsqu’ils sont nouvellement commercialisés. De surcroît, cette preuve est appuyée par de nombreux autres éléments tirés du droit comparé et de la logique.

L’abondance de ces éléments de preuve distingue à nos yeux la décision à prendre concernant l’interdiction réglementaire de PDMO de celle prise par la Cour suprême dans RJR-MacDonald relativement à l’interdiction de publicité du tabac. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu, à la majorité, que l’absence quasi totale de preuve pour étayer la thèse du gouvernement lui était fatale. En conséquence, la majorité des juges a conclu que le gouvernement n’avait pas été en mesure de démontrer qu’une interdiction partielle n’atteindrait pas les objectifs aussi efficacement que l’interdiction totale visant à la fois la publicité de style de vie, la publicité informative et la publicité préférentielle[160]. Par contre, comme l’a observé la juge McLachlin dans JTI-MacDonald en 2007[161], la Cour suprême aurait été prête à reconnaître, même au regard de la faible preuve présentée, que l’interdiction de publicité de style de vie (mais non de la publicité informative et de la publicité préférentielle) constituait une atteinte minimale[162]. Au vu de ces remarques, nous croyons que l’interdiction de PDMO résisterait à une analyse similaire.

En effet, bien qu’elle soit quasi totale[163], c’est-à-dire qu’elle ne permette que la publicité comparative de prix, l’interdiction réglementaire de PDMO n’en est pas moins justifiée. Premièrement, il importe de rappeler que le régime actuel n’empêche pas l’émission de messages de recherche d’aide, ni la diffusion d’information sur les choix de traitement et de prévention des maladies, toutes deux susceptibles de favoriser l’atteinte de l’objectif de protection de la santé publique. En conséquence, l’atteinte à la liberté d’expression du public canadien, incluant son droit à recevoir l’information, est minimale, d’autant plus que l’interdiction le protège d’une influence indue pouvant avoir des conséquences néfastes pour sa santé.

Deuxièmement, et contrairement à la situation confrontant la Cour suprême dans l’arrêt RJR-MacDonald, il existe, relativement à la PDMO, des éléments de preuve établissant qu’un règlement moins attentatoire serait moins efficace que l’interdiction actuelle pour atteindre l’objectif. En effet, si nous examinons les modes alternatifs à l’interdiction de PDMO, nous concluons que seule l’interdiction actuelle de toute forme de publicité, sauf celle de comparaison des prix, permet de préserver l’intégrité propre à la relation patient-médecin et à l’acte de prescription, intégrité garante de la santé publique.

Le mode alternatif le plus susceptible d’être soulevé par CanWest Media Works et par les partisans de la PDMO est sans nul doute la légalisation de celle-ci, accompagnée d’un contrôle a priori du contenu des publicités, sous forme d’une autorisation de diffusion émise par une agence gouvernementale, un organe indépendant ou l’industrie elle-même. En obligeant les compagnies pharmaceutiques à vulgariser l’ensemble des risques associés à la consommation des médicaments d’ordonnance et à dévoiler les alternatives thérapeutiques, l’objectif gouvernemental de protection de la santé publique pourrait être sauf, voire même favorisé par l’éducation du public relativement aux maladies et traitements disponibles. Or, il n’en est rien, précisément en raison de la nature du produit publicisé.

Ce mode alternatif suppose tout d’abord qu’il est possible de vulgariser tous les risques relatifs à un médicament d’ordonnance. Selon un auteur américain pourtant favorable à la PDMO, cette tâche peut s’avérer impossible : «[r]educing the complexities of the medical/pharmaceutical/legal jargon involved to make all of these necessary warnings understandable to persons with no medical training is a burden impossible to meet»[164]. En effet, le caractère hautement technique du médicament d’ordonnance est une considération primordiale. Les destinataires de la PDMO ne seraient pas soumis à une publicité concernant un produit de consommation ordinaire, mais à des médicaments dont la dangerosité et la complexité exigent l’intervention d’intermédiaires compétents dans le choix et la vente, respectivement les médecins et les pharmaciens. À cela s’ajoute la vulnérabilité du public cible de la PDMO, dont la capacité à apprécier de façon rationnelle l’information est diminuée. Finalement, en plus de la difficulté relative à la vulgarisation des risques, il importe de tenir compte des contraintes posées par les modes de publicité télévisuelle et écrite, qui limitent la quantité d’information pouvant être transmise adéquatement[165].

Par ailleurs, la PDMO propose à ses destinataires un seul médicament comme option thérapeutique, alors que le médicament d’ordonnance, par sa nature, implique une évaluation par le médecin et le choix de la meilleure alternative thérapeutique en fonction des caractéristiques individuelles du patient. L’idée d’un contrôle a priori des publicités mentionnant l’ensemble des risques pour la santé respecte donc la nature du médicament d’ordonnance dans la seule mesure où toutes les alternatives thérapeutiques peuvent être et sont également publicisées. Cela est évidemment faux puisque la publicité des médicaments d’ordonnance est fondée sur des motifs commerciaux et non médicaux. Ainsi, les médicaments d’ordonnance les plus publicisés sont ceux qui ont récemment été brevetés et qui concernent des affections chroniques répandues. En bref, ceux qui rapportent le plus! Comme le dit fort bien Steve G. Morgan, «[e]conomictheory and historical experience indicates that the marketplace for ideas created by consumer directed drug advertisements would be imbalanced and biased»[166]. Puisque la contribution de la PDMO à un marché des idées ne peut qu’être limitée et tendancieuse, son interdiction est loin de porter une atteinte fatale à l’un des fondements de la liberté d’expression. Au contraire, cette réglementation constitue une atteinte minimale.

Tous ces biais dans l’appréciation des publicités portant sur des médicaments d’ordonnance, si complètes et scientifiques soient-elles au plan du contenu, démontrent qu’il est impossible de protéger la santé publique en permettant la PDMO. À ce sujet, nous avons examiné plusieurs études systématiques dont les conclusions démontrent que le public, influencé par la PDMO, consulte davantage les médecins, demande les médicaments spécifiques qui ont été publicisés et obtient plus souvent la drogue souhaitée. Cette influence sur le diagnostic et la prescription a pour conséquence une consommation inconsidérée de médicaments pouvant mettre en danger la santé publique. Ainsi, seule l’interdiction actuelle de PDMO permet d’atteindre l’objectif du législateur fédéral et de prévenir toute influence inadéquate de la publicité.

La pratique des publicités de rappel ne peut davantage constituer un mode alternatif moins attentatoire à la liberté d’expression commerciale. L’étude comparative entre des patients de Sacramento et de Vancouver menée par Barbara Mintzes et al. démontre que la publicité de rappel actuellement permise par Santé Canada a les mêmes effets que la PDMO intégrale permise aux États-Unis. En effet, les patients canadiens de l’étude ont demandé à leur médecin le médicament contraceptif Alesse, qui n’a fait l’objet d’aucune publicité chez nos voisins du Sud et qu’aucun Américain n’a demandé[167]. Nous savons par ailleurs que ce médicament a fait l’objet d’une intense campagne publicitaire au Canada[168]. Permettre la publicité de rappel ne pourrait donc favoriser l’atteinte de l’objectif de protection de la santé publique tout en portant une atteinte moindre à la liberté d’expression.

D’un côté pratique, mentionnons que les États-Unis ont présentement un système de contrôle a posteriori du contenu des publicités sur les médicaments d’ordonnance et que celui-ci présente des déficiences majeures en raison d’un manque de ressources humaines. De 1999 à 2001, quatre-vingt-huit lettres d’infractions à la réglementation sur le contenu ont été expédiées, alors que pour la seule année 2002, le nombre de publicités à examiner avait été chiffré à trente-quatre mille pour à peine cinq agents[169] ! La tâche est donc colossale et nécessiterait encore plus de ressources financières dans le cadre d’un système de contrôle a priori.

Ces considérations financières et administratives ne peuvent à elles seules valoir, mais rappelons que la légalisation de la PDMO aurait aussi pour conséquence une hausse des coûts des systèmes de santé et d’assurance-médicaments, évaluée entre 3 et 6,4 milliards de dollars[170]. En effet, nous avons vu que plusieurs études démontrent que la PDMO augmente le nombre de prescriptions et de consultations médicales. Or, au Canada, ces coûts seraient absorbés en grande partie par le système de santé public et par les régimes publics d’assurance-médicaments[171]. En 2004, le Comité permanent de la santé s’est d’ailleurs dit convaincu «de la véracité des données de recherche indiquant que la publicité de médicaments sur ordonnance s’adressant directement au consommateur contribue à l’augmentation de ces coûts»[172]. Il a de plus été démontré que la PDMO vise en majeure partie les médicaments récemment brevetés dont le prix est supérieur aux médicaments plus anciens ou génériques, ce qui constitue un autre facteur d’augmentation des coûts[173].

Selon la Cour suprême, «des considérations financières sont pertinentes pour déterminer la norme de révision à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale»[174]. En l’espèce, les régimes concernés sont des programmes gouvernementaux de prestations sociales et, tenant compte de la situation de crise du secteur de la santé, reconnue comme un facteur contextuel important en 2007 dans l’arrêt de la Cour suprême Health Services and Support[175], ainsi que de l’ampleur des sommes en jeu, il est impossible de faire abstraction de la réalité budgétaire et de la nécessité de contrôler les coûts[176]. Cela invite donc les tribunaux à faire preuve de déférence judiciaire envers le seul moyen dont bénéficie le gouvernement fédéral pour éviter cette hausse des coûts, mais surtout pour protéger la santé publique[177].

En guise de remarques finales, rappelons qu’outre les États-Unis et la Nouvelle-Zélande, tous les autres États industrialisés interdisent la PDMO. L’interdiction n’est donc pas disproportionnée en fonction des mesures adoptées dans d’autres pays[178] et correspond de surcroît à celle prônée par l’Organisation mondiale de la santé[179].

En conclusion, l’interdiction de PDMO constitue une atteinte minimale au paragraphe 2b) de la Charte canadienne, car elle est la seule mesure permettant d’atteindre aussi efficacement l’objectif de protection de la santé publique. Les études systématiques sur les effets de la PDMO démontrent que la légalisation totale ou partielle de la PDMO ont toutes deux une influence inadéquate sur la relation patient-médecin susceptible de mettre en danger la santé publique.

3. La proportionnalité entre les effets bénéfiques et néfastes

L’arrêt Oakes imposait, comme troisième critère du test de la proportionnalité, l’analyse de l’équilibre entre les effets de la mesure restrictive et l’objectif poursuivi[180]. Par la suite, ce troisième critère a été modifié par la Cour suprême dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada[181] et Thomson Newspapers[182] : il est alors devenu celui de la proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la mesure.

En l’espèce, les effets préjudiciables de l’interdiction de PDMO sont principalement à caractère monétaire. Il est en effet possible que les compagnies pharmaceutiques, publicitaires et médiatiques perdent certains profits en raison de l’interdiction de la PDMO. L’appât du gain est d’ailleurs le motif du recours en inconstitutionnalité de CanWest Media Works[183]. Par contre, la Cour suprême a déjà reconnu que la Charte canadienne ne doit pas devenir l’instrument «dont se serv[en]t les plus favorisés pour écarter des lois dont l’objet est d’améliorer le sort des moins favorisés»[184]. Considérant la protection constitutionnelle moindre accordée à la liberté d’expression commerciale et cette mise en garde, nous soutenons que de tels intérêts pécuniaires ne devraient pas faire le poids face aux conséquences bénéfiques de l’interdiction de PDMO sur la santé publique.

Certains soutiendront également que l’interdiction de PDMO prive le consommateur d’informations à même d’aiguiser sa conscience quant à son état de santé et de favoriser les visites préventives chez le médecin permettant d’obtenir des diagnostics à un stade moins avancé de la maladie. Vu le caractère technique et scientifique des informations transmises par la PDMO, l’ignorance du consommateur en matière médicale et la nécessité d’un intermédiaire compétent — le médecin — entre le consommateur et le produit, cet effet néfaste de l’interdiction de PDMO est très discutable. Surtout, mentionnons que la publicité n’est pas un médium neutre de transmission d’information et qu’elle diffuse souvent des messages tendancieux ou incomplets. Par ailleurs, le préjudice lié à la privation d’information du consommateur semble fort mince, puisque que le régime actuel permet les annonces de recherche d’aide et la diffusion d’informations neutres, qu’elles soient présentées par une compagnie pharmaceutique ou par un organisme de sensibilisation[185]. Ces publicités, qui rappellent au patient l’existence d’un problème de santé sans l’associer à un médicament précis, constituent sans nul doute une source d’information beaucoup plus fiable et utile pour le public que la PDMO. L’interdiction de PDMO ne laisse donc pas le consommateur dans la torpeur de l’ignorance. En contrepartie de ses effets négatifs, l’interdiction de PDMO permet de contrôler les coûts des systèmes de soins de santé et d’assurance-médicaments contre la hausse qui résulterait d’une surmédicalisation de la société et de l’utilisation croissante des médicaments plus coûteux qui sont publicisés.

En résumé, puisque nous rejetons en majeure partie l’argument suivant lequel la PDMO a une valeur informative significative pour les «consommateurs» de médicaments, la mise en balance des effets négatifs liés aux intérêts mercantiles des compagnies et des effets positifs liés à la santé des Canadiens nous amène à la conclusion que l’exigence de proportionnalité est respectée[186]. Les effets bénéfiques de l’interdiction de PDMO sur la protection de la santé publique surpassent de loin ses effets néfastes sur les revenus des compagnies médiatiques et pharmaceutiques.

Conclusion

En conclusion, nous croyons que l’interdiction totale de PDMO prescrite à l’article C.01.044 RAD est constitutionnelle. D’une part, elle représente une atteinte à la liberté d’expression commerciale des compagnies pharmaceutiques et des sociétés médiatiques, qui ne peuvent s’adresser directement au consommateur autrement que par la publicité comparative de prix ou par le biais de messages de recherche d’aide. D’autre part, l’interdiction de PDMO restreint la liberté d’expression des consommateurs, qui sont privés d’information sur les médicaments d’ordonnance.

Toutefois, cette atteinte se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique. Protéger les Canadiens contre les effets préjudiciables de la PDMO sur la santé publique est un objectif dont la réalité et l’urgence sont attestées par les résultats de plusieurs études et revues systématiques. Ces dernières concluent en effet à une corrélation entre la PDMO et l’augmentation des prescriptions des médicaments publicisés. Au vu de cette preuve sociale, il existe un lien rationnel entre l’interdiction de PDMO et l’objectif visant à prévenir l’influence de telles publicités sur la relation entre le patient et le médecin, l’acte de prescription et ultimement la santé du patient. Certes, le véhicule choisi par le gouvernement fédéral est une prohibition quasi absolue de publicité aux consommateurs. Ce véhicule se justifie toutefois par la particularité du produit publicisé : les risques d’utilisation des médicaments d’ordonnance exigent l’intervention d’un intermédiaire compétent, le médecin, dans le choix de recourir ou non à un médicament d’ordonnance et dans la sélection du médicament approprié. L’atteinte est minimale, car aucun autre mode alternatif ne permettrait l’atteinte de cet objectif ambitieux. Au surplus, les tribunaux doivent faire preuve de déférence lorsque le législateur agit comme médiateur entre les intérêts de groupes opposés et qu’il a pris une décision résultant de l’analyse d’une preuve sociale complexe. Finalement, les effets négatifs qui résultent de l’interdiction de PDMO se calculent essentiellement, de l’aveu même de CanWest Media Works, en termes économiques[187] et ne font pas le poids face aux effets bénéfiques de celle-ci sur la protection de la santé publique.

Rappelons que nous avons interprété l’article C.01.044 RAD comme interdisant toute publicité de médicaments d’ordonnance, y compris les publicités de rappel. Notre conclusion finale quant à la constitutionnalité de cette disposition aurait pu être différente si nous avions plutôt retenu l’interprétation officielle de Santé Canada[188]. En jugeant licites les publicités de rappel, nous aurions métamorphosé notre prémisse de départ et ainsi modifié en profondeur l’analyse du test de Oakes, à commencer par l’exigence du lien rationnel. Cela nécessiterait évidemment une nouvelle analyse, à laquelle nous ne nous sommes pas livrées, bien que certains de nos commentaires s’appliqueraient sans doute a pari à cette autre réflexion.

Également, la validité constitutionnelle de l’interdiction de PDMO ne signifie pas pour autant que le système actuel soit parfait. Si nous croyons que la nature même du médicament d’ordonnance est incompatible avec la publicité directe aux consommateurs, nous sommes en accord avec CanWest Media Works pour dire que la transmission d’une meilleure information au patient sur les médicaments a des retombées positives sur la prévention et le traitement[189]. Loin de nous l’idée de nier les bienfaits de la transition d’une médecine paternaliste vers l’implication accrue du patient, qui a le droit d’être renseigné et de participer au processus décisionnel entourant son état de santé[190]. Or, cette information doit provenir d’un véhicule neutre à même de présenter une information objective sur les risques, les bénéfices ainsi que les alternatives thérapeutiques. Tant nos élus fédéraux[191] que des organismes et professionnels de la santé[192] en arrivent à cette conclusion. Le maintien du régime actuel ne devrait donc pas se doubler d’un immobilisme et des efforts doivent être accomplis aux plans de la sensibilisation, de la prévention et de l’information.

De plus, et il s’agit là d’une réflexion très pragmatique et utilitariste, l’interdiction de PDMO est bénéfique pour les fabricants, en ce qu’elle maintient la règle de l’intermédiaire compétent qui les protège de toute responsabilité directe envers les consommateurs pour dommages corporels reliés à la consommation de médicaments d’ordonnance. Si la PDMO était permise, nul doute qu’un lourd fardeau retomberait sur les épaules des fabricants, qui auraient alors pour obligation de transmettre et de vulgariser des «renseignements clairs, complets et à jour concernant les dangers inhérents à l’utilisation normale»[193] des médicaments d’ordonnance. Nous avons déjà mentionné qu’un auteur considère cette tâche comme étant impossible[194]. De l’avis d’autres auteurs, une telle impossibilité révèle que certains médicaments dont les risques ne peuvent être vulgarisés ne devraient tout simplement pas pouvoir faire l’objet de publicité aux États-Unis, où la PDMO est présentement permise[195]. Quoi qu’il en soit, les difficultés reliées à la reconnaissance d’une telle obligation de renseignement et les développements jurisprudentiels américains dont nous avons traité précédemment démontrent que les compagnies pharmaceutiques ont peut-être plus à perdre qu’à gagner avec la PDMO et que son interdiction ne leur est pas aussi préjudiciable qu’il paraît[196]. Par contre, les compagnies médiatiques telles que CanWest Media Works, ont, elles, tout à gagner d’une légalisation de la PDMO !

Surtout, souvenons-nous que la publicité destinée aux consommateurs n’est qu’un seul des deux axes de la publicité des médicaments d’ordonnance et que les médecins et autres professionnels de la santé ont tout autant avantage à recevoir une information objective. Il serait donc intéressant de poursuivre la recherche sous cet angle en examinant le système actuel de publicité faite aux médecins. Ce système, géré à la fois par le Conseil consultatif de publicité pharmaceutique[197] en ce qui concerne les publicités écrites et par les compagnies de recherche pharmaceutique du Canada[198] relativement aux représentations pharmaceutiques et aux dons, est sujet à bien des critiques[199]. Il serait par conséquent essentiel de le reconsidérer dans le but d’établir un plan d’action concerté susceptible d’assurer la diffusion d’une information objective tant aux patients qu’aux professionnels de la santé.