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Introduction

Suite à l’échec des tentatives de certains pays développés en vue d’introduire une clause sociale d’origine conventionnelle dans le système de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il existe à présent une polémique quant à l’existence d’une clause sociale implicite[1] dans le texte de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[2]. Une telle clause permettrait de conditionner la jouissance des bénéfices découlant du régime de libéralisation du commerce au respect des droits fondamentaux des travailleurs[3] dans les pays membres de l’OMC. En vertu de cette clause, un pays importateur pourrait éventuellement adopter des mesures restrictives du commerce, telles qu’une interdiction d’importation, en réponse à la transgression desdits droits lors de la production de biens. Du point de vue du régime général du GATT, la licéité de ce type de mesures semble controversée, compte tenu des exigences découlant des articles III et XI de cet accord[4]. De ce fait, l’article XX du GATT apparaît comme l’option normative la plus plausible en vue de justifier la conditionnalité sociale. Cet article permet aux États membres de l’OMC de déroger aux obligations faisant partie du régime général du GATT afin d’adopter des mesures visant la protection d’intérêts et de valeurs d’ordres divers, telles que la vie et la santé humaine, la moralité publique, les trésors nationaux ayant une valeur artistique ou historique, ou les ressources naturelles épuisables. Pour certains, l’article XX du GATT, plus précisément l’article XX(a) relatif à la protection de la moralité publique, constituerait la porte d’entrée des droits fondamentaux des salariés dans le régime juridique de l’OMC.

Dans le cas de la moralité publique, l’article XX(a) du GATT permet explicitement aux États membres de déroger au régime général de cet accord et d’adopter des mesures en vue d’assurer sa protection. Ainsi, selon cet article :

Sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international, rien dans le présent Accord ne sera interprété comme empêchant l'adoption ou l'application par toute partie contractante des mesures

  1. nécessaires à la protection de la moralité publique.

Bien entendu, si l’on veut justifier des mesures restrictives du commerce dans le cadre de l’article XX(a) du GATT, il ne suffit pas d’invoquer cette norme de manière générale, mais de vérifier si l’intérêt ou les valeurs se trouvant à leur origine sont protégés par cette exception. Ceci étant, la question se pose à savoir si la moralité publique d’un pays membre de l’OMC pourrait se voir menacée par l’importation de biens découlant de processus de production qui font fi des droits fondamentaux des salariés et, de ce fait, autoriser l’adoption de mesures restrictives du commerce sur cette base. Dans le cadre du présent article, nous nous pencherons sur cette question en focalisant notre analyse sur l’un de ces droits, à savoir la protection des enfants à l’égard du travail dangereux, et ce, dans le but de situer la question dans un cadre contextuel plus précis.

La protection des enfants contre le travail dangereux est assurée par divers instruments internationaux, tant du côté du droit international du travail, que du côté du droit international des droits de l’homme. Selon l’article 3(d) de la Convention concernant l'interdiction des pires formes de travail des enfants et l'action immédiate en vue de leur élimination, on doit considérer dans cette catégorie le travail dangereux, lequel comprend « les travaux qui, par leur nature ou les conditions dans lesquelles ils s'exercent, sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l'enfant »[5]. D’après l’article 1 de ce même instrument, les membres de l’Organisation internationale du travail (OIT) ayant ratifié cette convention sont censés adopter « des mesures immédiates et efficaces pour assurer l'interdiction et l'élimination des pires formes de travail des enfants et ce, de toute urgence »[6]. Ces règles ont comme antécédent normatif l’article 3(1) de la Convention concernant l'âge minimum d'admission à l'emploi de l’OIT, selon lequel « [l]'âge minimum d'admission à tout type d'emploi ou de travail qui, par sa nature ou les conditions dans lesquelles il s'exerce, est susceptible de compromettre la santé, la sécurité ou la moralité des adolescents ne devra pas être inférieur à dix-huit ans »[7]. Du côté du droit international des droits de l’homme, il convient de rappeler que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit dans son article 10(3) qu’employer des enfants « à des travaux de nature à compromettre leur moralité ou leur santé, à mettre leur vie en danger ou à nuire à leur développement normal doit être sanctionné par la loi »[8]. Pour sa part, l’article 32(1) de la Convention relative aux droits de l’enfant reconnaît « le droit de l'enfant […] de n'être astreint à aucun travail […] susceptible de [...] nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social »[9].

Selon la jurisprudence des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel de l’OMC, les mesures restrictives du commerce fondées sur l’une des exceptions de l’article XX du GATT doivent être soumises à un examen comprenant deux phases[10]. Dans la première phase, on examine si la mesure contestée se trouve dans le champ d’application de l’une des dix exceptions de l’article XX (paragraphes (a) à (j)). Pour ce faire, on vérifie si les conditions spécifiques concernant chacune des exceptions invoquées sont respectées. Dans la deuxième étape, l’analyse porte sur les conditions du préambule de l’article XX. On s’assure alors que les mesures en question ne soient pas appliquées d’une manière qui constituerait un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiée ou une restriction déguisée au commerce international.

Afin d’établir si une mesure se situe dans le champ d’application de l’article XX(a) du GATT, il faut examiner deux questions : premièrement, il faut déterminer si la mesure relève de la moralité publique et, deuxièmement, il faut déterminer si la mesure est « nécessaire » à la protection de la moralité publique[11]. Dans le présent article, nous nous occuperons de la première de ces questions. Nous essaierons d’établir si la consommation de biens importés provenant de l’exploitation des enfants impliqués porte atteinte à la moralité publique du pays importateur. Étant donné que l’analyse d’une telle question ne peut pas être effectuée en faisant abstraction des valeurs sociétales de l’État concerné, nous avons décidé d’aborder le traitement de cette question dans une perspective canadienne. De ce fait, nous tenterons, dans un premier moment, de définir la portée de l’article XX(a) du GATT in abstracto et d’établir si cette norme du GATT fait place à la protection des droits des enfants au travail (I). Ensuite, puisque l’analyse de la moralité publique doit être effectuée dans un contexte spécifique, nous aborderons la question du point de vue de la société canadienne (II).

I. L’article XX(a) du GATT et le travail dangereux des enfants : une analyse jurisprudentielle et doctrinale

La question se pose à savoir s’il est possible d’établir un lien entre les mesures commerciales se rapportant à l’exploitation des enfants au travail et la protection de la moralité publique de l’État importateur. Afin de répondre à cette interrogation, nous tenterons de définir, en premier lieu, la portée de la notion de moralité publique du point de vue de la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC (A). Ensuite, notre analyse de cet enjeu s’appuiera sur une revue de la doctrine juridique (B).

A. La portée de l’article XX(a) du GATT du point de vue de la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC

La détermination du contenu de la notion de « moralité publique » est certainement l’élément le plus complexe dans l’analyse de cette exception. À première vue, cette notion semble assez vague et générale. Cela est mis en évidence par la pratique commerciale d’un grand nombre d’États membres de l’OMC. En effet, nous constatons avec Marwell que les États membres se sont accordé une vaste marge de manoeuvre dans la définition de ce qui relève de la moralité publique, et ce, depuis la signature du GATT en 1947[12]. Ainsi, selon cet auteur, les États membres de l’OMC adoptent régulièrement des mesures commerciales restrictives englobant, par exemple, le commerce d’objets obscènes, de pornographie compromettant des enfants, de l’alcool ou des stupéfiants, des affiches représentant des crimes ou des actes de violence, des produits volés, du matériel de nature à fomenter la trahison ou la sédition, de la fausse monnaie, des détecteurs de radars pour voitures, des billets de loterie, des équipements de jeux de hasard, de la viande non cachère[13]. Ceci étant, l’adoption de mesures commerciales restrictives fondées sur l’article XX(a) du GATT a été à l’origine d’un seul contentieux ayant été tranché par les organes juridictionnels de l’OMC (Chine — Services audiovisuels)[14], ce qui devrait servir à calmer les craintes de ceux qui voient dans le recours à cette exception une porte ouverte au protectionnisme.

Selon Charnovitz, auteur ayant analysé en détail les travaux préparatoires du GATT et les négociations d’autres accords commerciaux l’ayant précédé, « other than noting that article XX(a) might be applicable to alcohol, the negotiating history from 1945-48 does not provide a clear answer to what morality and whose morality is covered »[15]. En reprenant les travaux de cet auteur, nous devons rappeler que la proposition américaine d'inclure dans le texte des traités commerciaux négociés par les États-Unis une exception ayant pour but la protection de la moralité publique répondait au désir de légitimer une série de restrictions commerciales qui étaient déjà en vigueur à l’époque où les négociations de ces traités avaient lieu. Parmi les biens faisant l'objet de ces restrictions, vers la fin de la deuxième décennie du XXe siècle, on peut mentionner des liqueurs toxiques, de l'opium et d'autres drogues narcotiques, des billets de loterie, des articles obscènes et immoraux, des contrefaçons, des représentations illustrées de combats professionnels et le plumage de certains oiseaux. Les représentants américains, lors des négociations commerciales qui ont finalement abouti à la signature du GATT, craignant que le Congrès américain ne se montrât réticent à la ratification de cet accord si jamais celle-ci devait impliquer la modification d'un trop grand nombre de lois internes, ont décidé de paver la voie à la ratification en introduisant l’exception concernant la moralité publique. De ce fait, l’article XX(a) du GATT fournissait le fondement juridique nécessaire pour maintenir les mesures commerciales nationales en vigueur, tout en évitant des conflits qui auraient pu empêcher la ratification du traité par le Congrès américain[16]. Toutefois, en nous inspirant des travaux de Hatton, Ouellet et Létourneau, nous convenons qu’il était loin de l’intention des représentants américains de doter l’exception en question d’un contenu exhaustif, limité au commerce des biens mentionnés précédemment[17].

Face aux limites des méthodes d’interprétation littérale et historique de l’article XX(a), les meilleures sources d’éclaircissement de la notion de « moralité publique » proviennent certainement de la jurisprudence de l’OMC. Dans ses décisions relatives à l’affaire Chine — Services audiovisuels, le Groupe spécial s’est limité à reprendre de manière laconique la définition de moralité publique qui avait été développée au préalable à l’occasion de l’affaire États-Unis — Jeux[18]. Ce dernier contentieux concernait l’application de l’exception relative à la moralité publique de l’article XIV(a) de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), dont la teneur est très semblable à celle de l’article XX(a) du GATT[19]. Tout en reconnaissant que les rapports des organes juridictionnels de l’OMC dans l’affaire États-Unis — Jeux n’ont pas abordé les enjeux se rapportant à la définition de la notion de moralité publique de manière complètement exhaustive, il n’en demeure pas moins qu’elles fournissent de précieux éléments d’analyse à cet égard[20].

En fait, un aspect clé du rapport du Groupe spécial de l’affaire États-Unis — Jeux, non contredit par l’Organe d’appel, est celui de la définition de la notion de moralité publique. Sur cette question, nous devons commencer notre analyse en mettant en exergue que le Groupe spécial a privilégié, dans sa démarche herméneutique, le sens ordinaire du terme « moralité publique ». Ainsi, le Groupe spécial a procédé en trois étapes. Dans un premier temps, il a abordé le terme « public », utilisé aussi dans la notion d’ordre public, en s’appuyant sur le Shorter Oxford English Dictionary :

Pour déterminer le sens ordinaire des expressions “moralité publique” et “ordre public”, nous consultons le Shorter Oxford English Dictionary. Le terme “public” (public) y est défini comme suit:

Of or pertaining to the people as a whole; belonging to, affecting, or concerning the community or nation” (Propre ou se rapportant au peuple dans son ensemble; appartenant à, affectant ou concernant la collectivité ou la nation).

Le Groupe spécial estime qu'une mesure que l'on cherche à justifier au titre de l'article XIV a) doit viser à protéger les intérêts du peuple au sein d'une collectivité ou d'une nation dans son ensemble. C'est le cas, que la mesure soit prétendument nécessaire à la “protection de la moralité publique" ou au "maintien de l'ordre public”, vu que les deux expressions contiennent le mot “public”. [nos italiques][21]

Un premier élément de l’analyse du Groupe spécial qui attire notre attention est le fait que la portée de l’adjectif « publique », qui accompagne le substantif « moralité », soit délimitée en associant le terme « publique » à une collectivité ou à une nation. À notre avis, deux éléments importants en découlent. Premièrement, les valeurs pouvant être protégées par l’article XX(a) doivent être partagées par un groupe significatif d’individus, soit à l’échelle d’une collectivité (par exemple, une ethnie ou une religion organisée), soit à l’échelle de l’ensemble de la population, à l’intérieur des frontières du pays concerné. Deuxièmement, nous estimons que cette délimitation nationale semblerait prévaloir sur une définition supranationale de la notion de « moralité publique », et ce, sans nier l’impact que les valeurs véhiculées par la communauté internationale pourraient avoir à l’échelle nationale.

Dans un deuxième temps, le Groupe spécial s’est attaqué à la définition du terme « moralité » en ayant recours au langage courant, tel que repris dans le Shorter Oxford English Dictionary :

Le terme “morals” (nom, pluriel) (moralité, nom, singulier) est défini comme suit :

[...] habits of life with regard to right and wrong conduct ([...] habitudes de vie en rapport avec un bon ou un mauvais comportement)”. [nos italiques][22]

Un élément de cette définition, qui semble d’ailleurs assez vaste et générale, attire notre attention : celui relatif « aux habitudes de vie ». Il apparaît que, selon la définition retenue par le Groupe spécial, le terme « moralité publique » se rapporte à une pratique en vigueur et non seulement à une conviction ou à des idées qui n’ont pas d’impact réel sur le comportement des individus.

Finalement, sur la base des définitions posées à l’égard des termes « publique » et « moralité », le Groupe spécial a formulé la définition suivante du terme « moralité publique » :

Le Groupe spécial estime que l'expression “moralité publique” désigne les normes de bonne ou mauvaise conduite appliquées par une collectivité ou une nation ou en son nom [nos italiques].[23]

Cette définition confirme l’idée avancée précédemment quant à la manifestation réelle et concrète que la norme morale doit avoir au sein de la collectivité ou du groupe pour qu’elle puisse entrer dans le champ d’application de l’article XX(a) du GATT. En effet, d’un côté, selon le Groupe spécial, la règle morale pouvant justifier des mesures commerciales restrictives devrait être une règle « appliquée », ce qui exclurait, à notre avis, le recours à des normes morales artificiellement conçues par le gouvernement en place à des fins protectionnistes[24]. D’un autre côté, il semblerait que la définition posée inclut aussi les règles juridiques. Effectivement, le Groupe spécial prend en considération les règles appliquées au nom de la collectivité ou du groupe, ce qui, dans une démocratie représentative, est généralement effectué par les différents organes de l’État à l’égard des normes juridiques. Dès lors, si l’on voulait établir que la protection des enfants au travail relève de la moralité publique d’une nation, on aurait intérêt à vérifier si, dans ce pays, il existe des lois assurant cette protection, ce que nous ferons au moment de situer notre analyse dans le contexte canadien.

Les idées avancées précédemment sont soutenues et complétées par le paragraphe suivant de la décision du Groupe spécial :

Nous savons parfaitement que des sensibilités peuvent être liées à l'interprétation des expressions “moralité publique” et "ordre public" dans le contexte de l'article XIV [de l’AGCS]. Selon le Groupe spécial, la teneur de ces concepts pour les Membres peut varier dans le temps et dans l’espace, en fonction d'une série de facteurs, y compris les valeurs sociales, culturelles, éthiques et religieuses dominantes. En outre, l’Organe d'appel a indiqué à plusieurs reprises que les Membres, lorsqu’ils appliquaient des concepts sociétaux semblables, avaient le droit de déterminer le niveau de protection qu'ils jugeaient approprié. Bien que ces déclarations de l’Organe d'appel aient été faites dans le contexte de l'article XX du GATT de 1994, nous sommes d'avis qu'elles sont également valables pour ce qui est de la protection de la moralité publique et de l’ordre public au titre de l’article XVI de l’AGCS. Plus particulièrement, il conviendrait d'accorder aux Membres une certaine latitude pour définir et appliquer pour eux-mêmes les concepts de "moralité publique" et d'"ordre public" sur leurs territoires respectifs, selon leurs propres systèmes et échelles de valeurs [nos italiques].[25]

Ce paragraphe suscite plusieurs réflexions :

  1. Tout d’abord, le Groupe spécial semble confirmer que la notion de moralité publique ne devrait pas nécessairement être un concept de portée universelle, ni atemporelle. Selon cet organe, il s’agit d’une notion dont le contenu peut varier d’un pays à un autre.

  2. Le Groupe spécial semble en faveur d’une interprétation de nature évolutive du terme « moralité publique », puisqu’il reconnaît qu’elle peut varier avec le temps[26].

  3. Pour le Groupe spécial, les questions de nature morale concernent des valeurs d’ordre religieux, éthique, social et culturel. À notre avis, cette orientation ouvre la porte tant à des principes de consommation responsable d’origine confessionnelle, qu’à des principes d’inspiration laïque, guidant le comportement économique des citoyens. Il est loisible de considérer parmi ces principes, par exemple, la préférence pour des produits du commerce équitable.

  4. Nous devons mettre en exergue l’ajout de l’adjectif « dominant » à côté du mot « valeur », de la part du Groupe spécial. Cela signifie que seulement des préoccupations d’ordre moral, qui concernent un groupe majoritaire au sein d’une nation ou d’une collectivité, pourraient être protégées par le moyen de sanctions commerciales. Dès lors, une pratique qui n’est pas généralisée à l’échelle de la nation ou, par exemple, d’une religion organisée ou d’une ethnie, ne semblerait pas être comprise dans le champ d’application de l’article XX(a). Ceci étant, cet aspect pourrait susciter des questions quant aux éléments de preuve dont un État pourrait se servir afin de faire valoir que les mesures commerciales restrictives adoptées relèvent de la moralité publique dans son pays. Or, ni le Groupe spécial, ni l’Organe d’appel ne semblent avoir été très exigeants à cet égard dans l’affaire États-Unis — Jeux[27].

  5. Le Groupe spécial semble reconnaître qu’il revient à chaque État d’identifier les pratiques prédominantes dans les différentes sociétés des pays membres et de définir de manière souveraine ce qui relève et ce qui ne relève pas de la moralité publique. Selon le Groupe spécial, à cette fin, il conviendrait d’accorder aux États membres « une certaine latitude »[28]. Or, selon une autre lecture de la décision, il semblerait que, pour le Groupe spécial, les États ne bénéficient pas d’une marge de manoeuvre absolue à cet égard. Ces limites découleraient, premièrement, du fait que le Groupe spécial ait décidé d’ajouter l’adjectif « certaine » à côté du mot « latitude ». À notre avis, cette imprécision quant à la marge de manoeuvre dont bénéficient les États membres dans ce domaine est simplement une conséquence du fait que la notion de « moralité publique » est complètement contingente et qu’elle peut varier en fonction du contexte spécifique de chaque pays et de chaque période. En deuxième lieu, des auteurs comme Marwell[29] ont vu, dans l’analyse de de la pratique d’autres pays effectuée par le Groupe spécial[30], une limite à la capacité des États membres de déterminer les contours de la notion de moralité publique. Comme nous le verrons plus loin, nous considérons qu’un tel constat de la part du Groupe spécial ne compromet pas ce pouvoir.

Par rapport à la question de la définition de ce qui appartient au domaine de la moralité publique, nous ne pouvons pas ignorer le fait que le Groupe spécial de l’affaire États-Unis — Jeux s’est penché sur la pratique d’autres États afin de confirmer que la régulation des jeux de hasard est aussi considérée comme étant une question relative à la moralité publique par d’autres pays membres[31]. Ces références aux pratiques d’autres nations pourraient nous amener à penser qu’une question sera considérée comme appartenant au domaine de la moralité publique dans la mesure où elle relèverait aussi de la moralité publique dans d’autres États membres de l’OMC[32]. Cela dit, sur le plan de la doctrine, Francioni reconnaît le caractère relatif et variable, d’un pays à l’autre, du concept de « moralité publique ». Selon cet auteur, cette caractéristique joue en faveur du pouvoir discrétionnaire dont bénéficient les États à l’occasion de l’adoption de mesures justifiées par l’article XX(a) du GATT. Toutefois, Francioni pense que, malgré le caractère relatif de la notion de moralité publique, force est de reconnaître l’émergence, d’une dimension internationale de cette notion dont le contenu reprendrait les droits fondamentaux de la personne humaine[33]. À notre avis, une telle position n’est pas contraire à une définition souveraine de la part de chaque État membre du contenu de la moralité publique, à condition que les droits de l’homme reconnus internationalement et les principes moraux qui en découlent soient intégrés, non seulement dans son système juridique, mais aussi dans sa moralité.

Cela dit, nous estimons que l’appartenance de certaines valeurs à un patrimoine éthique universel comme condition préalable à son inclusion dans la notion de moralité publique d’un État membre de l’OMC n’est pas conforme aux principes affirmés par les organes juridictionnels de l’OMC. Une telle exigence ne découle pas non plus de la pratique contemporaine en matière de restrictions commerciales pour des raisons qui concernent la moralité publique. En guise d’exemple, nous pouvons mentionner que l’interdiction touchant l’importation de viande et de produits carnés qui ne sont pas cachère, imposée par l’État d’Israël, est toujours en vigueur uniquement dans ce pays et, à notre connaissance, n’a jamais été contestée par d’autres pays[34]. Pour ces raisons, nous adhérons aux idées de Denkers, selon qui « the lack of comparable practice in other countries does not mean that the restriction cannot be justified on public moral grounds, nor would the existence of practice in other countries be the decisive factor »[35]. Qui plus est, nous estimons qu’une détermination universelle du contenu de la notion de moralité publique risque d’anéantir le pouvoir discrétionnaire dont les États devraient bénéficier au moment d’en définir le contenu tel qu’il est en vigueur dans son territoire. De ce fait, nous partageons les idées de Diebold, selon qui l’imposition à un État membre d'une notion de moralité publique à vocation universelle qui pourrait éventuellement être en conflit avec ses propres valeurs et qui l’empêcherait d’adopter des mesures visant à les protéger, rendrait l’exception de l’article XX(a) inefficace et serait contraire à l’objet et à la finalité de cette règle[36]. Les propos de Diebold sur les dangers d’adhérer à une position de type « universaliste » se rapprochent de la mise en garde formulée par Wu. Selon ce dernier, si l’on devait s'attendre à ce qu'une règle morale doive devenir universelle avant qu'elle ne puisse être considérée comme faisant partie de la moralité publique, on risquerait de vider de contenu les exceptions relatives à la moralité publique. Wu ajoute qu’imposer un standard universel trop strict entraîne le risque de devoir invalider plusieurs des mesures commerciales restrictives fondées sur des principes moraux déjà en place[37].

Ceci étant, la question se pose à savoir si, afin d’éviter des dérives herméneutiques de nature protectionniste, les valeurs pouvant être protégées devraient être partagées par une pluralité de pays. À notre avis, une telle position ne semble pas être soutenue par la décision du Groupe spécial de l’affaire États-Unis — Jeux. Qui plus est, en nous inspirant des idées de Charnovitz, nous devons rappeler que depuis l’entrée en vigueur du GATT en 1948, on a recensé seulement un contentieux portant sur des mesures commerciales restrictives adoptées dans le but de protéger la « moralité publique »[38]. Dès lors, les craintes à l’égard d’un recours abusif de l’article XX(a) du GATT ne semblent pas justifiées. Par ailleurs, nous devons rappeler avec l’Organe d’appel de l’OMC que « la volonté de maintenir le système commercial multilatéral […] est […] un principe fondamental et constant qui sous-tend l'Accord sur l'OMC; mais ce n'est ni un droit ni une obligation, ni une règle d'interprétation »[39]. Par conséquent, les appréhensions relatives à un occasionnel recours de nature protectionniste de l’article XX(a) du GATT ne devraient pas guider l’interprète au moment de définir la portée de cette règle juridique.

Cependant, nous devons convenir avec Denkers que le fait que certaines valeurs soient partagées par la communauté internationale facilite l’inclusion des mesures s’y rapportant dans le champ d’application de l’article XX(a)[40]. Dans une ligne de pensée similaire, Diebold affirme que l’existence d’un vaste consensus international sur certaines questions est un argument de poids en faveur de la reconnaissance que les objectifs poursuivis par un État relèvent de la moralité publique, au sens des articles XIV(a) de l’AGCS et XX(a) du GATT[41]. À plus forte raison, nous partageons l’avis de Marceau, en ce sens qu’un enjeu spécifique pourra être reconnu plus facilement comme une question relevant de la moralité publique quand il sera lié à l’action d’une organisation internationale :

WTO exceptions authorize derogations based on unilateral policies, but the situation would be more straightforward if one were to speak of a determination of public morals made collectively, such as where it is supported by UN Security Council resolutions (as envisaged by Article XXI(c) GATT 1994), or as was actually the case with Myanmar, for which such a determination was not only made collectively by the ILO international community in an established legal framework, but which also called for collective action on that basis.[42]

En tout état de cause, bien qu’un État reste souverain dans la définition des politiques se rapportant à la protection de la moralité, il n’en demeure pas moins que l’appartenance des valeurs que ces politiques visent à protéger à un patrimoine éthique universel rendra encore plus persuasifs les arguments qui sous-tendent leur justification à la lumière de l’article XX(a) du GATT.

Somme toute, bien que la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC sur la notion de moralité publique soit peu abondante, elle nous fournit des éclaircissements importants. Plus précisément, il semblerait que, selon cette jurisprudence, des restrictions commerciales visant la protection des enfants au travail pourraient relever du domaine de la protection de la moralité publique de l’État importateur, dans la mesure où ce dernier serait en mesure de prouver que sa population assume une position majoritairement favorable à l’égard du respect des droits fondamentaux de la personne, y compris les droits des enfants, tant sur le plan national que sur le plan international. Selon cette jurisprudence, l’État importateur ne serait pas censé démontrer que cette sensibilité à l’égard du respect des droits des enfants est partagée partout dans le monde.

B. L’article XX(a) du GATT et les droits des enfants au travail : une perspective doctrinale

Jusqu’à cette date, la question de la licéité des mesures visant la restriction de l’importation de biens fabriqués par des enfants en vue d’assurer la protection de la moralité publique du pays importateur n’a pas été tranchée par les organes juridictionnels de l’OMC. De ce fait, afin de recueillir des éléments d’analyse sur cette question, il convient de nous pencher sur la doctrine internationaliste. Une revue de différentes études nous révèle que plusieurs auteurs sont d’avis que la notion de moralité publique devrait tenir compte des droits de l’homme. À cet égard, Charnovitz avance que « the WTO should use international human rights law to ascribe meaning to the vague terms of Article XX(a). Thus, the moral exception could validate trade actions based on international norms »[43]. De leur côté, Trebilcok et Howse prônent que les droits de l’homme sont désormais des composantes essentielles de la notion de moralité publique :

In the modern world, the very idea of public morality has become inseparable from the concern for human personhood, dignity, and capacity reflected in fundamental rights. A conception of public morals or morality that excluded notions of fundamental rights would simply be contrary to the ordinary contemporary meaning of the concept.[44]

Pareillement, Zleptnig estime que, dans nos sociétés contemporaines, les droits de l’homme peuvent être considérés comme étant un élément central de la notion de moralité publique. Selon Zleptnig, « [h]uman rights define basic standards and obligations for the relationship between the state and citizens, and these standards are deeply rooted in the fundamental values and moral considerations held by a society »[45].

Les travaux de Blackett, Francioni, Howse et Cleveland sur cette question se révèlent cruciaux, dans la mesure où ces auteurs fournissent des assises interprétatives très solides en faveur de l’inclusion des droits fondamentaux des salariés dans la notion de moralité publique. Ainsi, d’après Blackett, une interprétation évolutive de la notion de « moralité publique » devrait la rendre perméable aux préoccupations contemporaines de la communauté internationale. Blackett estime que, parmi ces préoccupations, se trouvent les droits fondamentaux des travailleurs, y compris le droit des enfants à être protégés contre le travail dangereux[46]. Nous devons rappeler que la démarche herméneutique connue sous le nom d’interprétation évolutive a été déjà retenue par l’Organe d’appel au moment d’interpréter l’article XX du GATT, notamment son paragraphe (g) relatif à la protection des ressources naturelles, à l’occasion de l’affaire Crevettes — Tortues[47]. Ainsi, afin de définir le contenu du terme « ressources naturelles » de l’article XX(g) du GATT, l’Organe d’appel a considéré comme étant pertinent le recours à des instruments internationaux autres que le traité OMC et ses accords annexes, en argumentant que

les conventions et déclarations internationales modernes font souvent référence aux ressources naturelles comme étant à la fois des ressources biologiques et non biologiques [comme par] exemple, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 ou la Convention sur la diversité biologique.[48]

Dans le cadre de l’affaire Crevettes — Tortues, le recours à des accords non commerciaux a permis à l’Organe d’appel d’adopter une démarche interprétative évolutive en imprégnant la notion de « ressources naturelles » de l’article XX(g) d’un contenu actuel et dynamique[49]. En effet, nous constatons avec Blackett qu’en s’éloignant d’une approche fixée sur les travaux préparatoires du traité, l’Organe d’appel a visé à attribuer au terme « ressources naturelles » de l’article XX(g) du GATT un contenu soucieux des préoccupations actuelles de la communauté internationale et de l’évolution du droit international[50]. Qui plus est, tel que Francioni le met en évidence, la jurisprudence de l’Organe d’appel « has confirmed that the WTO is not a self-contained regime and must not be dealt with as a treaty system segregated from the larger body of international law »[51]. Nous convenons avec cet auteur que les règles du système juridique de l’OMC doivent être lues à la lumière des règles de droit international, y compris celles relevant du droit international des droits de la personne et du droit international du travail. Dès lors, une interprétation évolutive de la notion de moralité publique de l’article XX(a) du GATT devrait être perméable aux valeurs véhiculées par les traités internationaux visant la protection des droits des enfants au travail ayant été ratifiées par les États membres de l’OMC, tel que la Convention nº 182 de l’OIT[52].

L’importance de l’approche « évolutive » de l’Organe d’appel au moment d’interpréter de l’article XX(a) du GATT est aussi soulignée par Howse, Langille et Cleveland. D’après Howse, la notion de « moralité publique » est en évolution permanente et, de ce fait, elle devrait être interprétée en y incorporant les droits humains, élément essentiel de la moralité publique contemporaine. Par conséquent, la notion de moralité publique de l’article XX(a) du GATT pourrait servir de fondement pour s’opposer aux pratiques industrielles comportant une transgression desdits droits[53]. Cela dit, nous convenons avec Howse et Langille que l’approche adoptée par le Groupe spécial dans son rapport relatif à l’affaire États-Unis — Jeux est tout à fait compatible avec une interprétation évolutive de l’article XX(a) du GATT, en ce sens que le Groupe spécial reconnaît que la notion de moralité publique peut varier dans le temps et dans l’espace[54]. De son côté, Cleveland avance que

[a]n application of the Shrimp/Turtle evolutionary approach would suggest that the Article XX public morals, human life, and prison labour provisions are evolving concepts that should take into account contemporary developments in the international law of human rights.[55]

D’après Cleveland, le contenu minimal de la notion de moralité publique, en ce qui concerne son aspect relatif aux droits de l’homme, est déterminé par les normes de droit positif en vigueur, soit d’origine conventionnelle, soit d’origine coutumière, pourvu que, dans ce dernier cas, les normes aient atteint le statut de jus cogens[56]. Dès lors, en reprenant le raisonnement de Cleveland, il serait ainsi possible de justifier la pertinence de la Convention nº 182 de l’OIT et des autres instruments internationaux relatifs à la protection des enfants au travail au moment de définir le contenu de la notion de moralité publique des pays ayant ratifié ces instruments.

Si le contexte externe du GATT, constitué par les traités portant sur les droits de l’homme, imprègne de signification la notion de moralité publique de son article XX(a), il en va de même de son contexte interne, notamment du préambule du traité instituant l’OMC[57]. Dans cette partie du traité, on affirme de façon explicite que les États membres visent à atteindre l’objectif du développement durable :

Reconnaissant que leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et l'accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l'utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l'objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l'environnement et de renforcer les moyens d'y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique [nos italiques].[58]

À présent, l’objectif du développement durable est lié de façon indissociable au respect des droits de la personne, ce qui a été reconnu tant sur le plan des instruments internationaux que sur le plan de la doctrine[59]. Par exemple, le préambule de la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable confirme ce lien en stipulant que « les valeurs fondamentales de liberté, de dignité de la personne, de justice sociale, de sécurité et de non-discrimination sont essentielles pour un développement et une efficacité durables en matière économique et sociale »[60]. Sur le plan doctrinal, Sedjari reconnaît l’existence du lien entre le développement durable et les droits de l’homme en affirmant que « le développement durable est en réalité un concept global recouvrant une signification très large : il impose le respect des droits fondamentaux, sociaux, politiques et culturels »[61]. Dans une ligne de pensée similaire, Meron est d’avis que « [t]he concept of “sustainable development”, whose primary objective was the protection of the environment, has grown out of its ecological mould to encompass a comprehensive notion of development, which includes several human rights aspects »[62]. Ceci nous amène à affirmer qu’au moment d’interpréter l’article XX(a) du GATT, on ne devrait pas ignorer que l’idée du respect des droits de l’homme n’est pas étrangère au système juridique de l’OMC. De ce fait, une interprétation téléologique des règles du GATT devrait les mettre au service de l’objectif du développement durable et, du même coup, du respect et de la promotion des droits de l’homme[63].

Il convient aussi de se questionner sur le lien entre les droits de l’homme et la notion de moralité publique de l’article XX(a) du GATT en rappelant les antécédents normatifs de cette règle. Ainsi, Harrison évoque que l'analyse portant sur les traités commerciaux ayant précédé le GATT et leur application mettent en évidence quels étaient les enjeux moraux considérés comme importants par divers types de sociétés au cours de différentes périodes. Nous convenons avec Harrison que ces enjeux concernent des aspects qu'on considèrerait aujourd'hui comme faisant partie des droits de l'homme[64], bien que leur diversité démontre aussi la discrétion laissée aux différentes sociétés afin de déterminer leurs propres paramètres moraux. En ayant comme toile de fond ces antécédents normatifs, Harrison considère que « a definition of public morals that contained human rights provisions in international human rights treaties with broad membership, and reflecting fundamental values, should clearly come within the scope of the term »[65]. Suivant cette ligne de pensée, il serait loisible d’argumenter que la Convention nº 182 de l’OIT devrait être prise en considération lors de la définition de la portée de la notion de moralité publique, compte tenu du nombre élevé de ratifications dont cet instrument bénéficie[66]. Cet avis semble partagé par Cullen, selon qui la notion de moralité publique devrait s’inspirer de la Convention nº 182 de l’OIT. En effet, pour Cullen, cette convention « could form the basis of an agreed public morality on child labor, as it has achieved a higher rate of ratification »[67].

Toutefois, nous ne devons pas oublier que, selon la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC, la définition du contenu de la notion de moralité publique revient en fin de compte à chaque État membre. De ce fait, au moment d’établir si la transgression des droits des enfants au travail va à l’encontre de la moralité publique de l’État membre qui se prévaut de l’exception de l’article XX(a) du GATT, la ratification de la Convention nº 182 de l’OIT par cet État devrait occuper une place prééminente, en tant qu’élément d’analyse, par rapport au nombre de ratifications dudit instrument. Par ailleurs, compte tenu de la définition éminemment nationale du contenu de la notion de moralité publique prônée par la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC, la non-ratification de la Convention nº 182 de l’OIT par l’État dont les exportations font l’objet de mesures restrictives du commerce ne devrait pas empêcher l’adoption de ces mesures par l’État l’ayant ratifiée, lequel cherche à protéger la moralité publique de sa population en évitant la consommation de biens produits par des enfants exploités. Qui plus est, au moment d’examiner le cas du Canada, nous verrons plus bas que la notion de moralité publique dans le domaine qui nous occupe reçoit aussi l’importante influence du droit interne en vigueur, ainsi que celle des valeurs d’origine religieuse présentes à l’intérieur de ses frontières.

Puisque la protection des enfants contre le travail dangereux fait partie des droits fondamentaux des travailleurs, il est pertinent de rappeler que plusieurs autres auteurs se sont montrés en faveur de l’idée que ces droits soient considérés comme faisant partie de la notion de moralité publique. Par exemple, Marceau est d’avis que « [t]he protection of some labour standards, especially the so called fundamental labour rights could be argued to be issues of public morals »[68]. De son côté, Leary considère que certains droits fondamentaux des travailleurs constituent des « standards » moraux fondamentaux :

[T]he minimal international labor standards of freedom of association, the right to collective bargaining, and the prohibition of forced labor (considered to include egregious use of child labor) and discrimination in employment. These labor standards are the basic human rights standards of the ILO, they are incorporated in the two main international covenants on human rights, and they are moral standards that few countries would contest and that most have accepted by virtue of membership in the ILO or ratification of human rights conventions.[69]

Dans la même ligne de pensée, en partant de la reconnaissance presque universelle accordée par la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi[70], parmi lesquels se trouve l’interdiction relative au travail dangereux des enfants, Giansanti est persuadée que ces droits seraient inclus, de plein droit, dans le champ d’application de l’article XX(a) du GATT[71]. Cela dit, étant donné que la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC n’adhère pas à une position de type « universaliste » en ce qui concerne la définition du contenu de la notion de moralité publique, nous sommes d’avis que l’existence d’un consensus international sur l’interdiction du travail dangereux des enfants ne devrait pas être considérée comme une condition sine qua non au moment d’établir si une telle interdiction fait partie de la moralité publique d’un pays. Il n’en demeure pas moins qu’un vaste consensus international sur cette question facilitera la démonstration que les objectifs poursuivis par un État par la voie de mesures commerciales se rapportant au travail des enfants relèvent de la moralité publique, au sens de l’article XX(a) du GATT[72].

Bref, un secteur important de la doctrine reconnaît l’existence d’un lien entre les droits de l’homme, y compris les droits des enfants au travail, et la notion de moralité publique de l’article XX(a) du GATT. De ce fait, en nous appuyant sur l’avis de ces auteurs, il serait loisible d’affirmer, sous réserve du respect de la condition de « nécessité », que les États membres de l’OMC dont la moralité publique englobe le respect des droits de l’homme possèdent le pouvoir d’imposer des mesures restrictives du commerce se rapportant à la transgression de ces droits sur la base de cet article. Cette position est partagée par McBeth, selon qui l’exception relative à la moralité publique pourrait justifier l’adoption légitime de mesures visant à promouvoir et à protéger les droits de l’homme[73]. Dans le même esprit, Bartels écrit que « [t]he exception relating to “public morals” could permit trade restrictions in a country with a public sensitive to human rights violations, so long as these are “necessary” to protecting those morals »[74]. La précision de cet auteur concernant la sensibilité de la population de l’État responsable des mesures en question nous semble appropriée, dans ce sens qu’elle permet de mettre en relief le caractère national de la notion de moralité publique, même dans le contexte de la défense des droits de l’homme à l’étranger. Les idées de Luff à l’égard du lien entre l’article XX(a) du GATT et les droits de la personne, et plus spécifiquement des enfants au travail, vont dans le même sens :

Pour qu’une mesure commerciale restrictive prise en réaction à une violation de certaines normes sociales puisse être admise en vertu de ces dispositions, il incombe à l’État importateur de démontrer le lien sincère qu’il établit entre une valeur morale et la protection des droits sociaux concernés. Cela est envisageable par exemple en ce qui concerne des formes d’exploitation grave ou le travail des enfants. [...]

Une mesure commerciale restrictive pourrait [...] être compatible avec les dispositions précitées [les articles XX(a) du GATT et XIV(a) de l’AGCS] si elle a pour objectif de faire respecter un engagement international du Membre exportateur relatif aux droits sociaux concernés. Un tel engagement pourrait résulter d’un accord bilatéral pris au terme d’une concertation entre parties ou d’une convention ou de tout autre accord conclu, par exemple, dans le contexte de l’Organisation internationale du travail.[75]

Ces propos se rapprochent de ceux de Francioni, selon qui l’exception relative à la moralité publique de l’article XX(a) du GATT peut servir de fondement à des mesures permettant de lutter contre les pires formes de travail des enfants[76]. Pareillement, Lenzerini est d’avis que « recourse to unilateral measures restricting trade, for the purpose of targeting these forms of labour, is to be considered absolutely lawful in conformity with contemporary international law »[77].

Certains auteurs remettent cependant en question le rapport entre le respect des droits fondamentaux des travailleurs et l’article XX(a) du GATT. Ainsi, Feddersen avance l’argument suivant :

Article XX contains no provision dealing with certain social standards that would extend “public morals” to areas of social policy. The only provision somewhat related to this idea which persistently appeared in the drafts and which was ultimately included in GATT is Article XX(e). As mentioned above, it explicitly provides an exception for measures “relating to prison labor”. If Article XX(e) is viewed as allowing measures related to certain social standards or conditions, it is the only provision found to be so important that it had to be explicitly included in the final text of GATT. It may be argued that if Article XX(e) is the only explicit provision in this area, there is strong evidence that, argumentum a contrario, no further rules dealing with social policy can be implicitly read into the blanket clause of Article XX(a).[78]

L’argument présenté par Feddersen part de la prémisse que l’article XX(e) est la seule disposition du GATT portant sur le respect des droits des salariés et que cette disposition, d’une nature exhaustive, exclurait l’application de l’article XX(a) à cet égard. À notre avis, une telle thèse ne tient pas compte de trois éléments importants. Premièrement, l’article XX(a) n’a pas pour objectif direct celui de protéger les droits fondamentaux des travailleurs à l’étranger, mais la moralité publique du pays importateur. Par conséquent, les intérêts juridiques protégés de manière directe par ces deux normes juridiques ne sont pas exactement les mêmes. Deuxièmement, l’argument présenté par Feddersen est axé sur la recherche de la volonté des négociateurs du GATT[79], une technique d’interprétation qui ne saurait pas prévaloir sur l’interprétation évolutive des dispositions du GATT, approche à laquelle adhèrent les organes juridictionnels de l’OMC à présent. Troisièmement, même si l’on voulait rester fidèles à la volonté des négociateurs le recours à l’interprétation historique démontre[80] que l’article XX(e) ne fut pas conçu dans le but de promouvoir la protection des droits des travailleurs à l’échelle internationale, mais plutôt afin d’éviter que le travail des prisonniers s’érige en tant qu’avantage concurrentiel pour le pays exportateur. C’est donc dire que les motivations derrière l’article XX(e) n’étaient pas d’ordre moral, mais plutôt économique[81]. D’autres auteurs, tels que Robert ou Vasquez, sont contre le recours à l’article XX(a) pour justifier des mesures restrictives du commerce afin de promouvoir le respect des droits de l’homme dans des pays autres que l’État importateur sur la base d’arguments qui concernent les effets extraterritoriaux des mesures en question[82], un aspect que nous n’aborderons pas dans le cadre de cet article[83].

Somme toute, nous estimons qu’il existe, du côté de la doctrine, des arguments très persuasifs permettant d’affirmer que les mesures se rapportant à l’importation de biens dont le processus de production porte atteinte aux droits des enfants relèvent du domaine de la protection de la moralité publique du pays importateur. Toutefois, puisque la définition de ce qui relève de la protection de la moralité publique est l’apanage du pays importateur (ce dernier bénéficiant du pouvoir d’inclure ou d’exclure de ce domaine certains enjeux en fonction des spécificités culturelles de sa société) il devient nécessaire de contextualiser la question qui nous occupe dans un cadre national spécifique. Nous ferons cette analyse dans celui du Canada.

II. L’analyse contextualisée de l’article XX(a) du GATT : le travail dangereux des enfants du point de vue de la moralité publique canadienne

La question se pose de savoir si, du point de vue de l’État importateur, le commerce et la consommation de produits fabriqués par des enfants en situation d’exploitation est contraire à la moralité de ses citoyens. Puisque notre analyse est effectuée du point de vue du Canada, une question incontournable alors apparaît : les droits de l’homme (y compris le droit des enfants à être protégés contre les pires formes de travail) font-ils effectivement partie de la moralité publique à l’échelle canadienne? Cette question revêt une importance particulière puisque dans l’éventualité du recours à des mesures commerciales restrictives en application de l’article XX(a) du GATT et justifiées par l’exploitation des enfants à l’étranger, l’intérêt protégé de manière directe par ces mesures serait les valeurs morales des Canadiens. Dès lors, nous sommes d’avis que, selon les principes qui se dégagent du rapport du Groupe spécial de l’affaire États-Unis — Jeux, notre analyse doit porter sur les valeurs prédominantes au Canada. À cet effet, nous nous attarderons sur l’analyse de ces valeurs dans le cadre de deux espaces fondamentaux où la moralité publique se manifeste : d’un côté, le système juridique et les politiques d’État et, de l’autre côté, les grandes religions organisées. Dans un premier moment, nous aborderons la place du respect des droits de l’homme, y compris ceux des enfants, en tant que composante de la moralité publique canadienne, du point de vue du système juridique et des politiques d’État (A.). Ensuite, nous aborderons la même question du point de vue des religions majoritaires au Canada (B.).

A. Les droits de l’homme, les droits des enfants et la moralité publique au Canada du point de vue du système juridique et des politiques d’État

Les droits de l’homme et leur respect occupent une place centrale dans le tissu social du Canada. Sa Constitution s’insère dans la tradition constitutionnelle libérale occidentale, laquelle accorde une place prééminente au respect des droits de la personne. En fait, la Charte canadienne des droits et libertés[84] est une composante essentielle de la Constitution du Canada. La Charte reconnaît le principe de primauté du droit et protège les droits et libertés fondamentaux de la personne, façonnant ainsi les valeurs en vigueur dans le pays. Ce constat est partagé par Trudeau, selon qui

[l]’adoption de la Charte, comme d’ailleurs la prolifération des lois en matière d’accès à l’égalité en emploi partout au Canada, répond à des valeurs qui imprègnent progressivement toute la société canadienne. Ces valeurs, reconnues depuis longtemps par le droit international, sont fondées sur le caractère prépondérant et inaliénable des droits fondamentaux de la personne humaine. La Charte canadienne et les lois relatives aux droits de la personne en emploi sont des véhicules privilégiés. Elles contribuent de diverses façons à modifier les valeurs dans le domaine du droit du travail et à effectuer un rapprochement entre celui-ci et celui des droits fondamentaux de la personne humaine [nos italiques].[85]

C’est donc dire que la Constitution est un reflet des valeurs sociétales canadiennes et, en même temps, un catalyseur exerçant une influence remarquable sur le plan de la diffusion de ces valeurs dans l’ensemble du système juridique national.

Le respect des droits de la personne, en tant que partie intégrante des valeurs canadiennes, ne reste pas cependant cantonné à l’intérieur des frontières nationales. En ratifiant d’importants instruments internationaux en matière de protection des droits de la personne, y compris ceux des enfants, le Canada a exprimé sa volonté de s’engager à ce que les droits de l’homme bénéficient d’une reconnaissance sur le plan international[86]. Par ailleurs, ces traités exercent à leur tour une grande influence sur l’interprétation de la Charte, tel que la Cour suprême du Canada a eu l’opportunité de l’affirmer[87]. Il s’agit, d’après Trudeau, de « la reconnaissance d’une normativité internationale en matière de droits de la personne et l’affirmation que les valeurs de celle-ci ont directement inspiré le contenu de la Charte canadienne »[88].

À notre avis, l’influence de l’ensemble des traités mentionnés précédemment sur la place de l’interdiction des pires formes de travail des enfants dans le système juridique et le tissu moral canadiens, aspect fondamental de notre recherche, n’est pas substantiellement compromise par la non-ratification par le Canada de la Convention n° 138 de l’OIT[89]. Premièrement, le Canada a ratifié la Convention nº 182 de l’OIT, laquelle réglemente de manière complète et plus récente, ladite interdiction. Deuxièmement, sans vouloir minimiser les effets bénéfiques ni l’importance d’une éventuelle ratification de la Convention n° 138 de l’OIT, force est de constater que cet instrument est axé sur la question de l’âge minimum d’admission à l’emploi, un enjeu à l’égard duquel il est difficile de construire un consensus à l’échelle nationale dans certains États fédéraux comme le Canada[90]. Cela dit, le ministre du Travail du Canada a eu l’occasion de rappeler devant le Parlement que la non-ratification de la Convention n° 138 de l’OIT s’explique par la difficulté d’harmoniser les lois du travail de certaines provinces[91], lesquelles permettent l’exécution de travaux légers[92] par des enfants âgés de moins de 13 ans avec ladite convention[93]. Nous verrons plus bas que la législation de toutes les provinces canadiennes comprend des normes spécifiques de protection concernant le travail des enfants, notamment celui de nature dangereuse.

Par ailleurs, le respect universel des droits de l’homme occupe une place privilégiée dans la politique extérieure du Canada. Ainsi, selon le ministère des Affaires étrangères et Commerce international du Canada :

Les Canadiens s'attendent à ce que leur gouvernement soit un chef de file dans le domaine des droits de la personne, par le jeu de la représentation et de la promotion des valeurs canadiennes sur la scène internationale.

La promotion et la protection des droits de la personne font partie intégrante de la politique étrangère canadienne. Fervent défenseur des droits de la personne, le Canada opte pour une position de principe voulant que le respect de la liberté, de la démocratie, des droits de la personne et de la primauté du droit, valeurs qui définissent notre pays, puissent profiter au reste du monde [nos italiques].[94]

De surcroît, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international reconnaît l’important rôle joué par la société civile dans la définition de sa politique relative aux droits de la personne :

La politique internationale relative aux droits de la personne élaborée par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international s'appuie sur une consultation de la population, des autres ministères et des organisations non gouvernementales, ainsi que sur le dialogue avec ses homologues étrangers et la surveillance étroite des travaux du Sous-comité parlementaire sur les droits de la personne et le développement international et de la Commission sénatoriale sur les droits de la personne [nos italiques].[95]

Il n’en demeure pas moins qu’au cours des dernières années on constate certaines incohérences entre le discours officiel et la pratique gouvernementale en matière de respect des droits de l’homme sur le plan international[96]. Nous sommes portés à penser qu’il s’agit d’une période exceptionnelle qui ne peut pas remettre en question la traditionnelle adhésion du peuple canadien au respect des droits fondamentaux de la personne, laquelle est garantie par la ratification des principaux traités internationaux dans ce domaine par le Canada.

Le poids de l’opinion publique canadienne et son influence décisive dans la volonté du gouvernement canadien de promouvoir le respect des droits de l’homme est corroboré par des spécialistes en relations internationales tels que Nossal, Roussel et Paquin pour qui :

Les citoyens canadiens sont sensibles aux violations des droits de la personne ailleurs dans le monde. Comme c’est le cas pour le développement international, cet intérêt n’est ni constant ni généralisé, mais il est bien réel et il s’est manifesté à plusieurs reprises depuis que le Canada a fait ses premiers pas sur la scène internationale [...]

La reconnaissance, par les Nations Unies, du caractère universel des droits de la personne (enchâssés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée en 1948) et les révélations sur le traitement inhumain réservé aux juifs et à d’autres ressortissants européens dans les camps d’extermination nazis ont eu un impact direct sur l’attitude de la population en ce domaine. Depuis, la société canadienne est beaucoup plus sensible à la façon dont les autres gouvernements traitent leurs citoyens et elle s’est mobilisée à plusieurs reprises pour dénoncer certains des abus les plus criants. Et c’est en grande partie grâce aux pressions de l’opinion publique que les droits de la personne occupent, depuis le début des années 1970, une place significative dans l’ordre des priorités du gouvernement canadien [nos italiques et nos soulignements].[97]

Dès lors, il semble raisonnable de présumer que pour les citoyens canadiens, il existe un engagement moral en faveur de la promotion du respect des droits de l’homme à l’échelle internationale. Ce qui est reconnu d’ailleurs, de manière explicite, par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international lui-même

[qu’a]ux termes de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier, tous les pays doivent promouvoir et protéger les droits de la personne. Il ne s'agit pas uniquement d'une question de valeur, mais bien d'une obligation réciproque de tous les membres de la communauté internationale, ainsi qu'une obligation des États à l'égard de leurs citoyens.[98]

En fait, l’emploi du terme « obligation réciproque » semble indiquer que cet engagement n’est pas perçu seulement comme une responsabilité de nature morale, mais aussi comme une obligation de caractère juridique.

De surcroît, en reprenant les idées de Keating, il est pertinent de mentionner qu’un regard sur l’histoire récente du Canada nous révèle que l’importance accordée par ce pays et ses citoyens au respect des droits de l’homme sur les plans national et international est telle, que cet intérêt a même été évoqué pour justifier l’entrée du Canada dans un conflit armé :

[T]he 1990s have been very different in many ways. Canada went to war twice during the decade, the first time against Iraq in 1991, the second time against the former Republic of Yugoslavia (Serbia) in 1999. On both occasions, the government went to war not to protect national security, but in defense of principles. On the first occasion, force was used to defend the principles of state sovereignty and territorial integrity. On the second occasion, these same principles of sovereignty and territorial integrity were violated to defend the principles of human rights, or ‘human security’ in Ottawa’s vocabulary [nos italiques].[99]

On pourrait aussi citer à titre d’exemple, encore plus récent, de ce type d’intervention le cas de l’engagement du gouvernement canadien dans le renversement du régime libyen du colonel Kadhafi.

Cette volonté de promouvoir le respect des droits de l’homme à l’échelle internationale de la part du gouvernement canadien a eu aussi un impact sur sa politique commerciale. Ainsi, le 13 décembre 2007, le gouvernement canadien a adopté le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Birmanie[100], lequel a approuvé des mesures commerciales restrictives sous la forme d’interdiction d’importation de produits en provenance de ce pays. Bien que les raisons mentionnées de manière explicite dans le règlement adopté par le Canada pour justifier ces mesures concernent la préservation de la paix et de la sécurité sur le plan international, lesquelles seraient menacées par la crise interne birmane, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada a expliqué que :

La situation déplorable dans ce pays sur le plan humanitaire et en matière de droits de la personne est particulièrement dangereuse, car par les mesures qu'il prend, non seulement le gouvernement birman opprime son propre peuple, mais il a des effets déstabilisants transnationaux qui menacent la paix et la sécurité dans toute la région et portent atteinte à la liberté, à la démocratie, aux droits de la personne et à la primauté du droit [nos italiques].[101]

Par conséquent, dans le cas de la Birmanie, le lien entre le respect des droits de l’homme et le commerce international a été bien établi par le gouvernement du Canada. Cette association reflète, sans doute, la sensibilité du peuple canadien à l’égard des transgressions des droits de la personne à l’extérieur du territoire national.

Pour ce qui est spécifiquement du respect des droits des enfants en tant que composante des valeurs canadiennes, il faut rappeler que la Cour suprême du Canada a affirmé que « [l]es droits des enfants, et la considération de leurs intérêts, sont des valeurs d’ordre humanitaire centrales dans la société canadienne »[102]. Dans le domaine de l’emploi, cette affirmation de la Cour suprême du Canada est corroborée par l’existence de nombreuses dispositions de droit interne au Canada, tant sur le plan fédéral que sur le plan provincial, qui visent à protéger les enfants à l’égard du travail dangereux[103]. Cette législation, relevant de l’ordre public absolu, est une manifestation significative de l’importance que les Canadiens accordent à la sauvegarde de l’intégrité physique et psychologique des mineurs dans le cadre des relations de travail.

Somme toute, l’analyse du système juridique du Canada et de la politique extérieure de ce pays offre des arguments persuasifs permettant d’affirmer que le respect des droits de l’homme, sur les plans national et international, est une composante très importante des valeurs civiques des Canadiens. En effet, l’action des trois pouvoirs de l’État (législatif, exécutif et judiciaire) va dans le sens de l’affirmation du respect de la dignité humaine et des droits qui lui sont inhérents, y compris ceux des enfants au travail.

B. Les droits de l’homme, les droits des enfants et la moralité publique au Canada du point de vue des religions majoritaires

Lors du recensement de 2001, sept personnes sur dix au Canada se sont déclarées catholiques romaines ou de religions protestantes, ce qui nous fait présumer que la moralité publique canadienne se trouve fortement imprégnée des principes moraux découlant de la religion chrétienne[104]. Dès lors, dans une société de tradition chrétienne qui reconnaît « la suprématie de Dieu » dans sa Constitution[105], il importe de se pencher sur les préceptes moraux qui découlent de cette tradition religieuse. Ceci étant, nous devons souligner que nous ne pensons pas que, dans un État comme le Canada, la religion puisse constituer directement une source du droit. Toutefois, nous partageons la thèse de Durkheim selon laquelle la religion est, primordialement, une manifestation d’un idéal moral d’origine sociale et non pas surnaturelle. C’est donc dire que, du point de vue sociologique, les impératifs moraux véhiculés par les grandes religions ne sont pas nécessairement le fruit d’une révélation divine mais avant tout de contraintes de nature sociale qui s’imposent à l’individu[106]. Cela dit, si on accepte que le standard juridique de moralité publique est un « moyen d'ouvrir la norme aux facteurs sociologiques de la vie »[107], y compris les valeurs véhiculées par les différentes religions organisées, comment pourrait-on justifier l’exclusion de principes moraux associés à la chrétienté au moment de définir la portée de la notion de moralité publique?[108] Nous sommes d’avis qu’une telle exclusion ne serait pas plausible dans un pays où la majorité de la population déclare adhérer à des religions d’inspiration chrétienne; d’autant plus que les organes juridictionnels de l’OMC incluent dans la notion de moralité publique les valeurs d’origine religieuse[109].

L’Église catholique romaine, qui reste le groupe chrétien le plus important à l’heure actuelle au Canada (43,2 % de la population en 2001)[110], s’est penchée sur les problèmes sociaux liés à l’industrialisation depuis la fin du XIXe siècle. La célèbre encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII, publiée le 15 mai 1891, est la pierre fondatrice d’un corpus d’enseignements doctrinaux de nature sociale connu sous le nom de doctrine sociale de l’Église, lequel oriente l’action des croyants sur le plan social et économique. Du point de vue catholique, la protection des droits de l’homme occupe une place de premier ordre dans la vie en société[111]. Ainsi, selon la doctrine sociale de l’Église :

le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine. Dans les droits de l’homme sont condensées les principales exigences morales et juridiques qui doivent présider à la construction de la communauté politique.[112]

De surcroît, l’Église catholique déclare être « [c]onsciente que sa mission essentiellement religieuse inclut la défense et la promotion des droits humains fondamentaux »[113]. La doctrine sociale de l’Église reconnaît aussi les principes d’universalité et d’indivisibilité des droits de l’homme[114].

Par ailleurs, la doctrine sociale de l’Église catholique ne reste pas indifférente aux défis posés par la mondialisation et au besoin d’une réponse efficace de nature multilatérale à l’égard des enjeux concernant la mise en oeuvre des droits de la personne :

Une solidarité adaptée à l’ère de la mondialisation requiert la défense des droits de l’homme. À cet égard, Le Magistère souligne que : “La perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée, mais il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice […]” [italiques dans l’original, nos soulignements].[115]

Le respect des droits de l’homme et leur mise en oeuvre effective à la charge de la communauté internationale apparaissent ainsi comme des exigences importantes de la morale sociale catholique.

En ce qui concerne spécifiquement le travail des enfants, la doctrine sociale de l’Église prend position sans ambigüité à cet égard. Bien qu’elle ne rejette pas la possibilité qu’un enfant puisse participer à des activités de nature formative, l’Église catholique condamne résolument l’exploitation des mineurs :

Le travail des enfants, sous ses formes intolérables, constitue un type de violence moins apparent que d’autres mais non moins terrible pour autant. Une violence qui, au-delà de toutes les implications politiques, économiques et juridiques, demeure essentiellement un problème moral. Léon XII met en garde : « L’enfant en particulier — et ceci demande à être observé strictement — ne doit entrer à l’usine qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales. Sinon, comme une herbe encore tendre, il se verra flétri par un travail trop précoce et c’en sera fait de son éducation ». Cent ans plus tard le fléau du travail des enfants n’a pas encore été enrayé.

Bien que consciente, du moins pour l’heure, que dans certains pays la contribution apportée par le travail des enfants au budget familial et aux économies nationales est incontournable, et que, de toute manière, certaines formes de travail accomplies à temps partiel, peuvent être fructueuses pour les enfants eux-mêmes, la doctrine sociale dénonce l’augmentation de « l’exploitation du travail des enfants dans des conditions de véritable esclavage ». Cette exploitation constitue une grave violation de la dignité humaine dont chaque individu, « quelles que soient sa petitesse ou sa faible importance apparente d’un point de vue utilitaire », est porteur [italiques dans l’original, nos soulignements].[116]

La position de l’Église catholique coïncide ainsi avec les objectifs visés par la Convention nº 182 de l’OIT en matière de protection des enfants contre les pires formes de travail.

Ceci étant, les destinataires des préceptes moraux contenus dans la doctrine sociale de l’Église ne sont pas uniquement les gouvernants et les employeurs. En effet, la doctrine sociale de l’Église impose aussi des obligations de nature morale aux consommateurs, ce qui a des implications importantes dans le cas de l’application de l’exception de l’article XX(a) du GATT dans les pays, comme le Canada, où la religion catholique occupe une place importante. Selon le Compendium de la doctrine sociale de l’Église :

L’utilisation du pouvoir d’achat doit s’exercer dans le contexte des exigences morales de la justice et de la solidarité et de responsabilités sociales précises : il ne faut pas oublier le « devoir de la charité », c’est-à-dire le « devoir de donner de son “superflu” et aussi parfois de son “nécessaire” pour subvenir à la vie du pauvre ». Cette responsabilité confère aux consommateurs la possibilité d’orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision — individuelle ou collective — de préférer les produits de certaines entreprises à d’autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l’existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant [italiques dans l’original, nos soulignements].[117]

Cette prise de position sur la consommation responsable ne semble pas laisser de doutes quant à l’obligation morale des consommateurs catholiques de tenir compte de la manière dont un produit a été élaboré au moment d’acheter un bien. Selon la doctrine sociale de l’Église, les citoyens devraient orienter leur comportement économique en fonction, entre autres facteurs, du respect de la dignité des salariés tout au long du processus de production des biens qu’ils consomment.

Pour sa part, l’Église Unie du Canada, deuxième religion en importance du point de vue du nombre de fidèles (9,6 % de la population canadienne en 2001)[118], s’est aussi prononcée sur les problèmes liés à la mondialisation de l’économie dans le but d’orienter l’action de ses fidèles. Par exemple, dans un document endossé par le Conseil général de l’Église Unie, intitulé « What Does God Require of Us? A Declaration for Just Trade in the Service of An Economy of Life »[119], on propose des principes moraux qui devraient guider le fonctionnement des marchés :

The economy of God is an economy of life that promotes sharing, globalizing solidarity, dignity of persons, forgiveness as well as love and care for the integrity of creation. The formal market must serve the greater economy of life. [...]

Trade and Investment Agreements, in order to ensure respect for dignity of all persons, should be subordinate to international law and agreements that guarantee universally recognized human rights. These include civil, political, economic, social and cultural rights; gender equity; labor rights; migrant worker rights; and rights of indigenous peoples [nos italiques].[120]

Le texte cité est très éloquent quant à la place prépondérante que, selon cette Église, devrait occuper le respect des droits de l’homme, y compris ceux des salariés, dans le cadre de la réglementation du commerce international.

Par ailleurs, dans d’autres passages du document cité précédemment, l’Église Unie du Canada encourage les gouvernements à adopter des mesures visant la protection des droits de la personne et les droits des salariés :

Governments should: […] ensure the rights and safety of farm workers […]. Governments should: provide for effective regulation and compliance to ensure respect for human rights, adherence to international labor standards, and practices that safeguard the global environmental commons […] [nos italiques].[121]

Ces passages montrent un parti pris de la part de l’Église Unie du Canada en faveur du respect des normes internationales du travail, parmi lesquelles la Convention nº 182 de l’OIT occupe une place prééminente.

Pour ce qui est de l’Église anglicane du Canada, troisième confession en tête de liste du point de vue du nombre des fidèles[122], nous devons signaler qu’elle ne possède pas un corpus d’enseignements sociaux semblable à celui de l’Église catholique. Toutefois, l’engagement social de la part de ses fidèles fait partie de sa pratique chrétienne. En fait, dans le document intitulé « Just Living. A Ressource for Parishes Committing to Justice for our Earth Household », une sorte d’encyclique adressée par l’Église anglicane du Canada à ses fidèles et considérée comme « a starting point for parishes to consider and make choices about the challenges of economic justice and the ecological crisis of climate change »[123] on annonce le soutien de l’Église anglicane du Canada à la campagne mondiale « Make Poverty History » :

The Anglican Church of Canada supports Make Poverty History, a global campaign that, among other things, calls for urgent and meaningful policy change for trade justice so that:

[p]oor countries can protect small farmers and staple crops; [g]overnments can access affordable medicine and maintain public services; and [t]rade rules support, rather than undermine, human rights and environmental protection [nos italiques].[124]

Dès lors, à l’instar de l’Église catholique et de l’Église Unie du Canada, l’Église anglicane prône que la réglementation du commerce international soit mise au service de la protection des droits de l’homme. Qui plus est, l’Église anglicane fait elle aussi un appel à agir de façon responsable en tant que consommateurs. En effet, dans le même document mentionné antérieurement, cette église encourage ses fidèles à acquérir des produits du commerce équitable :

If you can’t see fair trade or organic products on the shelf or menu, ask for them. Businesses buy their stock according to customer demand. If they know enough people want it, they may well start to stock it.[125]

Il paraît ainsi évident que, pour l’Église anglicane, l’achat de marchandises fabriquées par des enfants exploités se trouve aux antipodes des valeurs véhiculés par cette confession chrétienne.

Ces prises de position de la part des principales églises chrétiennes au Canada démontreraient qu’à l’heure actuelle la moralité chrétienne impose aux fidèles des obligations bien concrètes dans l’exercice de leur rôle de consommateurs, ce qui pourrait se traduire par des décisions économiques qui contribueraient au respect de la dignité humaine et des droits de la personne en amont du processus de production. Au Canada, le respect de ces obligations pourrait impliquer le rejet de biens découlant de processus de fabrication qui contreviennent aux droits fondamentaux des enfants. Toutefois, force est de reconnaître que si un tel rejet avait pour effet le licenciement des mineurs et la dégradation de leur situation du point de vue de l’emploi, les valeurs chrétiennes seraient probablement mal servies. Il s’agit d’une question très délicate qui, à notre avis, doit certainement faire partie de l’examen de la condition de nécessité de l’article XX(a) du GATT.

Conclusion

Du point de vue de la jurisprudence des organes juridictionnels de l’OMC ainsi que de celui de la doctrine, l’exception de l’article XX(a) apparaît in abstracto comme une exception présentant un grand potentiel du point de vue de la justification des mesures restrictives du commerce ayant pour but la protection des droits fondamentaux de la personne, y compris ceux des enfants au travail. À notre avis, une interprétation évolutive de la notion de moralité publique de l’article XX(a) devrait permettre l’harmonisation des impératifs liés à la protection et à la promotion de ces droits avec les obligations de nature commerciale découlant du GATT. Nous avons indiqué cependant qu’il devient indispensable de contextualiser l’analyse de la notion de moralité publique en le situant dans un cadre national spécifique, et ce, parce que cette notion est un standard juridique à contenu variable influencé par les valeurs prédominantes dans chaque société.

De ce fait, nous avons effectué une analyse propre à la société canadienne qui nous permet d’affirmer que la notion de moralité publique au Canada ne saurait faire fi du respect de la dignité humaine. En effet, au moment d’analyser la notion de moralité publique à partir d’une perspective canadienne, nous avons vu que, dans notre pays, ce concept est imprégné de valeur qui se rapporte aux droits de l’homme. Nous avons ainsi constaté, à partir de l’analyse de différentes sources, que les Canadiens ont à coeur le respect de ces droits, y compris ceux des enfants au travail, à l’intérieur de nos frontières et dans le monde. Plus précisément, l’analyse du droit canadien, de documents officiels du gouvernement du Canada, de l’opinion d’experts en matière de relations internationales, de la doctrine juridique et de la doctrine des principales églises chrétiennes du Canada démontre que la production de biens par des enfants en situation d’exploitation, même à l’étranger, constitue un enjeu qui relève de la moralité publique.

Dès lors, nous avons de bonnes raisons de supposer que la consommation de biens fabriqués par des enfants en situation de travail dangereux va à l’encontre des valeurs sociétales canadiennes et que, de ce fait, il semblerait possible de justifier d’éventuelles mesures commerciales restrictives se rapportant à ces produits en invoquant l’article XX(a) du GATT. Toutefois, d’éventuelles mesures canadiennes visant à empêcher l’importation des produits en question pourront être considérées comme englobées dans le champ d’application de l’article XX(a) du GATT, uniquement dans la mesure où elles seront aussi capables de remplir la condition de « nécessité » imposée par le texte et la jurisprudence relatifs à cet article. De surcroît, ces mesures devront être appliquées conformément aux conditions prévues par le paragraphe introductif de l’article XX du GATT. Il s’agit de deux questions cruciales qui méritent une analyse spécifique et approfondie et qui n’ont pas encore été tranchées de manière explicite par les organes juridictionnels de l’OMC.