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Introduction

Présente en droit romain[1], la fiducie a progressivement disparu de la plupart des systèmes civilistes, du moins sous une forme nommée[2]. Les dernières décennies ont toutefois donné une vitalité nouvelle à l’institution dans plusieurs pays de tradition civiliste ou mixte[3]. Pourtant, cette renaissance de la fiducie civiliste s’inspire souvent moins de la fiducie romaine que du trust de la common law[4], ce qui ne va pas sans nécessiter une certaine adaptation des concepts civilistes. Alors que le trust de la common law est fondé sur le dédoublement de la propriété entre le fiduciaire et le bénéficiaire — le premier ayant la propriété légale, le second la propriété équitable — la crainte d’une propriété divisée a souvent fait en sorte de condamner le recours à la fiducie en droit civil et, plus spécifiquement, l’admission d’une propriété fiduciaire.

L’idée de propriété associée à la fiducie a souvent été dénoncée en droit civil, certains y voyant une propriété dénaturée, la propriété fiduciaire étant limitée dans sa durée et dans son étendue. Plusieurs schémas théoriques semblent pourtant envisageables pour comprendre et traduire le trust dans un contexte civiliste, ce qui peut être illustré à travers les exemples français et québécois.

Le premier objectif de cet article est de montrer que la propriété fiduciaire est une possibilité en droit civil, tant d’un point de vue théorique que pratique. La propriété fiduciaire n’est pas impensable dans un système romano-germanique. La fiducie française, qui a récemment fait son apparition dans le Code civil français sous une forme nommée, suite à l’adoption de la Loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie, semble constituer un exemple législatif d’une telle reconnaissance[5]. Cette propriété fiduciaire, dans laquelle certains ont vu une propriété avec charge, peut plutôt être envisagée comme une modalité du droit de propriété, autrement dit, comme une manière d’être particulière de la propriété.

Le second objectif de cette étude est d’explorer la pertinence d’une fiducie détachée de la propriété. Le Code civil du Québec a fait de la fiducie un patrimoine d’affectation sur lequel aucun des protagonistes n’a de droit réel. La question se pose toutefois de savoir à quel point le législateur québécois a complètement détaché la fiducie de la propriété, par le prisme du patrimoine d’affectation. En effet, une telle séparation ne va pas sans poser de sérieux problèmes théoriques. Peut-on vraiment considérer que les biens transférés en fiducie n’ont plus de propriétaire? Si tel est le cas, de qui acquiert-on lorsque l’on acquiert un bien tenu en fiducie et qui est cet autrui dont le fiduciaire administre les biens? Il s’agira ici de tenter, sinon de résoudre les contradictions que pose une fiducie détachée de la propriété, du moins de soulever un certain nombre d’interrogations liées à la rupture potentielle que réaliserait la fiducie québécoise par rapport à la propriété.

Deux solutions d’« acclimations » de la fiducie dans un contexte civiliste seront donc explorées ici : d’une part, celle de la fiducie analysée comme une propriété fiduciaire, simple modalité de la propriété (I), et d’autre part, celle de la fiducie comme intermède à la propriété, ou autrement dit, comme parenthèse ou entracte à la propriété (II).

I. La fiducie comme modalité de la propriété

Nous soumettons que la propriété fiduciaire est possible d’un point de vue théorique en droit civil (A) et que cette possibilité théorique, qui trouvait certainement un écho dans la fiducie du Code civil du Bas-Canada, trouve désormais une illustration pratique dans le droit positif français (B).

A. La possibilité théorique d’une propriété fiduciaire en droit civil

La propriété fiduciaire peut s’analyser comme une propriété aux contours aménagés. Elle constitue une propriété orientée, finalisée. Comme l’écrivent les professeurs Zenati-Castaing et Revet, « [l]a propriété est fiduciaire lorsqu’une personne devient propriétaire afin d’exécuter une mission, à l’issue de laquelle la chose est rétrocédée à l’aliénateur initial ou un tiers par lui désigné »[6]. Or, comme on l’a justement souligné, « [l]es spécificités du droit de propriété s’expliquent par la fonction technique qu’elle remplit sans remettre en cause son essence »[7]. Le fiduciaire ne peut certes pas agir avec une liberté absolue, puisqu’il doit poser des actes en accord avec la finalité de la fiducie, telle qu’elle a été fixée par le constituant[8]. Toutefois, la propriété est loin d’être le droit totalement absolu que le juriste civiliste se plaît souvent à décrire et le législateur peut, selon la définition même de la propriété, y poser des « limites » et « conditions d’exercice »[9].

La propriété fiduciaire n’est pas source de richesse pour le fiduciaire, puisqu’il doit agir dans l’intérêt d’un tiers, le bénéficiaire, plutôt que dans son propre intérêt[10]. Cela justifie, selon plusieurs auteurs, de voir dans l’institution fiduciaire non pas la présence d’un droit subjectif de propriété mais le simple exercice de pouvoirs juridiques[11]. Pourtant, il n’est pas certain qu’un droit subjectif en général ou que la propriété en particulier doive nécessairement être exercé dans son propre intérêt. De plus, la notion de pouvoir n’a pas totalement acquis son autonomie vis-à-vis du concept de droit subjectif[12].

Sans doute, la propriété fiduciaire n’est-elle pas une propriété perpétuelle[13]. Cependant, la doctrine civiliste a déjà montré que la perpétuité n’est pas essentielle à la propriété[14]. La loi ne requiert nullement la perpétuité de la propriété et des propriétés non perpétuelles, telles que la propriété intellectuelle, ont déjà été reconnues[15]. De plus, l’idée a été avancée selon laquelle lorsque la propriété fiduciaire s’éteint, ce n’est pas la propriété qui prend fin, mais uniquement cette modalité ou manière d’être spécifique de la propriété qu’est la propriété fiduciaire[16].

En réalité, la propriété civiliste est une institution malléable, qui peut parfaitement s’adapter aux types de modifications que la propriété fiduciaire implique. Cette dernière constitue une propriété particulière, puisque le propriétaire fiduciaire est soumis à certaines restrictions relativement à ses pouvoirs sur la chose. Il n’en demeure pas moins que l’on y retrouve les attributs traditionnels de la propriété que sont l’usus, le fructus et l’abusus, le fiduciaire ayant en principe tous les pouvoirs sur les biens en fiducie[17].

Le fait que le droit à l’usage, à la jouissance et à la disposition des biens en fiducie puisse être limité en raison de la finalité de la fiducie ne supprime pas la présence potentielle de ces attributs traditionnels de la propriété. De plus, de telles limites sont parfaitement compatibles avec la définition même de la propriété, qui permet d’imposer des restrictions aux droits du propriétaire[18]. En effet, la propriété est moins l’exercice effectif de toutes les prérogatives que confère la propriété, que la vocation à les exercer. Finalement, on retrouve également dans la propriété fiduciaire la présence de l’exclusivité — puisque le fiduciaire n’a besoin du concours de personne pour exercer ses pouvoirs sur les biens en fiducie[19] — qui est la marque de la propriété[20].

B. La reconnaissance pratique d’une propriété fiduciaire : l’exemple du droit civil français

Après plusieurs projets de loi avortés[21], le Code civil français comporte désormais un nouveau titre intitulé « De la fiducie », intégré dans le livre III portant sur les « différentes manières dont on acquiert la propriété »[22]. L’article 2011 de ce code définit la fiducie comme une « opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires » [nos italiques][23].

Le concept de patrimoine d’affectation est simplement évoqué dans le Code civil français, par le biais du patrimoine fiduciaire[24]. En effet, la fiducie française ne prévoit pas de véritable patrimoine autonome, le patrimoine fiduciaire n’étant totalement séparé ni du patrimoine personnel du fiduciaire ni du patrimoine personnel du constituant. C’est ainsi que l’article 2025 alinéa 2 Ccf dispose qu’en cas d’insuffisance du patrimoine fiduciaire, les créanciers de la fiducie peuvent poursuivre le paiement de leur créance sur le patrimoine du constituant. De plus, les parties peuvent prévoir par convention contraire que le gage général des créanciers de la fiducie sera limité au patrimoine du fiduciaire[25]. Dès lors, il s’agirait — plutôt que d’un patrimoine d’affectation en tant que tel — d’une forme de patrimoine de division, formant un sous-patrimoine au sein du patrimoine du fiduciaire.

On a pu se demander à quel titre les biens sont transférés en fiducie[26], et notamment si ces biens seraient uniquement « confiés » au fiduciaire par le constituant, ce qui écarterait la solution de la propriété. La solution la plus plausible est pourtant d’admettre, conformément à l’analyse classique du transfert de biens[27], que le transfert en fiducie réalise un transfert de biens en propriété, ce qui dans ce cas fait du fiduciaire un type de propriétaire. Telle est d’ailleurs la position du sénateur Philippe Marini, instigateur du projet de loi sur la fiducie[28].

Si certains auteurs y ont vu une propriété dévoyée[29], notamment en raison du fait qu’une telle propriété ne s’exerce pas dans l’intérêt du fiduciaire, il est pourtant possible d’y voir plutôt une propriété aux contours aménagés, les droits du fiduciaire s’exerçant « de manière fiduciaire, c’est-à-dire dans l’intérêt d’autrui »[30]. Une partie importante de la doctrine civiliste n’hésite plus à reconnaitre l’existence d’une propriété fiduciaire en droit civil français[31] et l’idée d’une propriété « avec charge » a notamment été évoquée[32].

La notion de modalité de la propriété peut être utilement explorée pour expliquer la fiducie française. Comme le soulignait le doyen Carbonnier, les modalités du droit de propriété « sont des manières d’être qui affectent le droit de propriété et se traduisent toujours, en définitive, par des restrictions aux pouvoirs du propriétaire, sans que la propriété soit, pour autant, démembrée »[33]. Le savant auteur citait comme exemples de ces modalités de la propriété, non seulement la copropriété et l’indivision, mais aussi la propriété inaliénable et la propriété affectée, « modelée par une affectation »[34]. La propriété fiduciaire mise en place par la loi française semble s’inscrire parfaitement dans le moule de la modalité, s’agissant d’une propriété affectée et finalisée[35]. Il est en effet possible de retrouver dans la propriété fiduciaire du droit français la présence des attributs traditionnels de la propriété, le fiduciaire étant investi du droit d’user des biens en fiducie, d’en percevoir les fruits et de les céder[36].

Une partie de la doctrine continue pourtant à émettre des réserves quant à la qualification de propriété fiduciaire, mode ou manière d’être particulière de la propriété, pour rendre compte de la fiducie. Ainsi a-t-on évoqué l’idée selon laquelle le fiduciaire a des pouvoirs limités et qu’il est moins un propriétaire absolu, seul maitre de sa chose dont il disposerait librement, qu’un « gestionnaire » dans le cas de la fiducie-gestion, ou un « conservateur » dans le cas de la fiducie-sûreté[37]. On a pu questionner la présence de l’exclusivité dans la propriété fiduciaire, le fiduciaire pouvant être exclu de ce rapport aux biens par l’effet d’une décision du constituant ou d’un tiers bénéficiaire[38].

Ces doutes quant à la qualification de propriété, s’agissant de la propriété fiduciaire, peuvent amener à envisager l’hypothèse d’une rupture pure et simple de la fiducie vis-à-vis du concept de propriété. Le schéma de la fiducie québécoise, tel qu’il résulte du Code civil du Québec, n’est pas tout à fait le même que celui de la fiducie française et la question d’une scission de la fiducie québécoise avec la propriété s’y pose avec davantage d’acuité. La fiducie québécoise réaliserait-elle alors une sorte d’intermède ou de parenthèse à la propriété?

II. La fiducie comme intermède à la propriété?

Le Code civil du Québec a fait de la fiducie un patrimoine d’affectation détaché de la notion de droit réel (A), ce qui pose la question à savoir si la fiducie civiliste peut rompre tous les liens avec la propriété (B).

A. La reconnaissance d’un patrimoine d’affectation détaché du droit réel : l’exemple du droit civil québécois

Contrairement à la fiducie française, la fiducie québécoise a reconnu l’existence d’un véritable patrimoine d’affectation autonome. Or, il est généralement admis que le concept de patrimoine d’affectation constitue à la fois une alternative et un rempart à la propriété fiduciaire, qui serait un concept trop marqué par la common law[39]. Surtout, la fiducie du Code civil du Québec est détachée de la notion de droit réel, puisqu’aux termes de l’article 1261 CcQ, le patrimoine fiduciaire constitue un patrimoine « autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d’entre eux n’a de droit réel », ce qui faisait dire au doyen John Brierley que la notion de droit réel était tout simplement « dépassée » dans le cadre de la fiducie du nouveau code[40]. Finalement, la fiducie du Code civil du Québec fait référence aux règles sur l’administration du bien d’autrui, ce qui pourrait avoir pour effet de faire du fiduciaire un simple administrateur de biens[41].

Le patrimoine d’affectation est un patrimoine impersonnel, détaché de la personnalité juridique, qui tient sa cohésion du but qui lui est imprimé plutôt que de la personne de son titulaire[42]. Cette conception moderne ou objectiviste du patrimoine, initiée par la doctrine allemande de Brinz et Becker[43], remet directement en cause la théorie classique ou personnaliste du patrimoine, telle qu’elle avait été forgée au 19e siècle par Aubry et Rau[44]. Dans la conception classique, le patrimoine désignait l’ensemble des biens d’une personne envisagé comme formant une universalité de droit[45]. Il était indissociablement lié à la personnalité et devait être tout comme elle unique, indivisible et inaliénable[46]. Contrairement à cette conception, le patrimoine d’affectation se compose de deux masses de biens, l’actif affecté à un but déterminé et le passif né à l’occasion de la réalisation de ce but[47]. C’est alors l’affectation au but commun, et non plus la personnalité, qui créé le lien entre les biens et les obligations au sein d’un tel patrimoine[48].

Le patrimoine mis en place par la fiducie québécoise est un véritable patrimoine d’affectation, selon les termes mêmes de la loi[49]. Comme le souligne le doyen Sylvio Normand, « [d]ésormais, en droit québécois, un patrimoine autonome peut donc être constitué sans que personne ne puisse en revendiquer la titularité. Ceci heurte la théorie personnaliste qui clamait haut et fort la nécessité absolue de l’existence d’un droit de propriété sur les biens »[50]. Selon les Commentaires du ministre de la Justice sur le Code civil, la fiducie québécoise constitue la reconnaissance d’un patrimoine sans titulaire, puisque des droits ou des biens peuvent désormais être reconnus sans qu’une personne ne leur serve de support. Pour autant, les biens composant le patrimoine fiduciaire ne sont pas des biens sans maître, « puisque le fiduciaire en a la maîtrise et la détention »[51].

On a par ailleurs considéré en doctrine que la conception du patrimoine d’affectation retenue par le Code civil du Québec diffère du concept européen de patrimoine d’affectation, lequel est davantage vu comme une universalité de fait, autrement dit, comme une masse de biens sans passif correspondant. Selon la professeure Madeleine Cantin Cumyn, « [c]ette manière de concevoir le patrimoine d’affectation découle […] de la préférence en Europe pour une fiducie construite sur la propriété fiduciaire »[52]. Cette dernière observation nous conduit à évaluer le lien entre la fiducie québécoise et la propriété.

Sous le Code civil du Bas-Canada, l’existence d’une propriété fiduciaire avait été expressément reconnue et qualifiée de « propriété sui generis » par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Royal Trust Company c. Tucker[53]. Cette position avait été critiquée en son temps par une partie de la doctrine, pour laquelle la propriété fiduciaire n’est en rien équivalente à celle d’un propriétaire au sens civiliste, sa position étant même l’« antithèse » de la propriété[54], si bien que l’idée d’une propriété fiduciaire aurait conduit à dénaturer les règles du Code civil[55]. Cette thèse d’une dénaturation totale de la propriété nous semble trop forte d’un point de vue théorique parce qu’elle ne prend pas en compte la possibilité d’adaptation de la propriété civiliste, notamment par la voie de la notion de modalité de la propriété[56]. Il n’en reste pas moins que la conception de la fiducie a été fortement renouvelée dans le Code civil du Québec et qu’il faut donc tenir compte de cette évolution.

En droit québécois contemporain, il est majoritairement admis que la fiducie a coupé tous les liens avec la propriété[57]. Il est vrai qu’aux termes de 1261 CcQ, aucun des protagonistes à l’opération n’a de droit réel, cette précision constituant sans doute la différence la plus importante vis-à-vis de la fiducie française. Si plusieurs interprétations de cette précision sont possibles, toutes ne supprimant pas le lien avec la propriété[58], il reste que la position majoritaire tant en doctrine qu’en jurisprudence semble être celle d’une fiducie québécoise qui serait désormais détachée de la propriété et du droit réel, par le biais du concept de patrimoine d’affectation[59].

La conception dominante considère alors, suivant la théorie notamment exposée par la professeure Madeleine Cantin Cumyn, qu’il ne faut plus raisonner en termes de droits subjectifs exercés dans son propre intérêt (ce qui entraine à sa suite la distinction des droits patrimoniaux en droits réels et droits personnels) mais plutôt en termes de pouvoirs (powers) d’administration exercés pour le compte des bénéficiaires[60]. Cette position semble avoir été reprise récemment par la Cour d’appel du Québec, dans une décision du 18 décembre 2009, à propos d’une fiducie-sûreté établie par le tribunal en vertu de l’article 591 CcQ, dans un contexte de garantie d’une créance alimentaire[61].

L’article 1278 CcQ prévoit par ailleurs que le fiduciaire « agit à titre d’administrateur du bien d’autrui chargé de la pleine administration », ce qui est interprété comme un renvoi au titre 7 du CcQ relatif à l’« [a]dministration du bien d’autrui »[62]. Selon les commentaires du ministre de la Justice,

le fiduciaire a la gestion exclusive du patrimoine fiduciaire et les titres relatifs aux biens qui le composent sont établis en son nom ; il agit en toutes choses conformément à l’acte constitutif et à titre d’administrateur du bien d’autrui chargé de la pleine administration. Le renvoi aux règles de l’administration du bien d’autrui a pour effet, d’une part, de conférer au fiduciaire le pouvoir de faire tous les actes se rapportant aux biens gérés, dans la mesure où il l’estime nécessaire ou utile dans l’intérêt de la fiducie ou des bénéficiaires et d’autre part, de l’assujettir à un ensemble de dispositions destinées à garantir son intégrité et la qualité de son administration [nos italiques].[63]

Pourtant, même en tenant pour acquis que le Code civil du Québec a rompu les liens avec la propriété par le biais du patrimoine d’affectation et de la référence négative à la notion de droit réel, des questions subsistent. Cela est dû notamment au lien traditionnel et consubstantiel entre patrimoine et propriété[64]. Selon la vision classique, le propriétaire a un patrimoine, dans lequel se trouvent ses biens dont il est propriétaire, les biens étant eux-mêmes définis comme des objets d’appropriation. Or, avec la fiducie, on a la figure juridique d’un patrimoine détaché de la personne, qui contient des biens sur lesquels personne n’a de droit de propriété, mais qui pourtant avaient un propriétaire avant la création de la fiducie[65] et en auront également un à son extinction[66]. On peut alors se demander si la fiducie crée une sorte d’intermède à la propriété, autrement dit, une parenthèse au cours de laquelle on ne raisonne plus en termes de propriété et de droit réel, mais qui pourtant prend en compte la réalité propriétale, puisque la propriété des biens mis en fiducie sera transférée à l’extinction de la fiducie au bénéfice d’un nouveau propriétaire[67]. L’idée d’une fiducie détachée de la propriété ne va donc pas sans susciter de nouvelles interrogations.

B. La fiducie peut-elle rompre tous les liens avec la propriété?

L’hypothèse d’une fiducie patrimoine d’affectation détachée de la propriété et du droit subjectif n’est pas sans poser des défis théoriques de taille au juriste civiliste. On peut d’abord se demander qui est cet autrui dont le fiduciaire administre les biens. Par définition, les biens sont des objets d’appropriation[68]. Or, si le fiduciaire « agit à titre d’administrateur du bien d’autrui » comme le prévoit l’article 1278 CcQ, cela signifie-t-il qu’il y a un « autrui » propriétaire des biens en fiducie? Un auteur a déjà souligné qu’« [i]l n’apparaît pas satisfaisant, voire cohérent d’expliquer que le fiduciaire est un gérant doté d’un pouvoir au sens strict, c’est-à-dire qu’il exerce une prérogative issue d’un droit dont un autre est titulaire et d’affirmer en même temps que les biens n’appartiennent à personne »[69]. La question se pose alors légitimement de savoir qui serait cet autrui propriétaire, s’il ne s’agit pas du fiduciaire. Ce n’est certainement pas le constituant qui, selon la définition même de la fiducie, n’est plus propriétaire des biens transférés en fiducie[70]. Si l’on prend au mot le législateur et que le fiduciaire administre véritablement des biens qui ne sont pas à lui, alors, l’ombre de la propriété (celle du bénéficiaire? celle de la fiducie elle-même?) plane à nouveau sur la fiducie.

Une autre question théorique de taille est de savoir de qui l’on acquiert, lorsqu’on acquiert des biens en fiducie. L’interrogation n’est pas nouvelle et le doyen François Frenette s’étonnait déjà de la fiction qui consiste à admettre, par la voie d’une fiducie sans propriétaire et sans personnalité morale, que « quiconque acquerrait un bien du fiduciaire, n’acquerrait de personne »[71]. Certes, les titres sont au nom du fiduciaire[72]. Mais cela suffit-il à admettre que l’acquéreur acquiert un titre de propriété d’un non-propriétaire, ce qui va à l’encontre du principe traditionnel en droit civil, selon lequel on ne peut transférer plus de droits qu’on en a[73]?

La thèse selon laquelle il faudrait reconnaitre la fiducie comme un nouveau sujet de droit a été présentée en doctrine. Plus spécifiquement, il s’agit de « [c]onsidérer que la fiducie est le sujet des droits et obligations compris dans le patrimoine fiduciaire, alors qu’elle n’a pas le statut de personne morale »[74]. Il faudrait alors « reconnaître cette non-personne comme le sujet des droits et des obligations compris dans le patrimoine fiduciaire. La fiducie doit alors être admise comme une troisième espèce de sujet de droit, à côté de la personne humaine et de la personne morale »[75].

Cette théorie montre à quel point il est difficile de rompre complètement avec la propriété et le lien d’appartenance, même en adoptant une conception d’un patrimoine d’affectation détaché de la propriété. Le problème se reporte en effet ailleurs : dès lors qu’il y a des biens en cause, le civiliste en recherche naturellement le propriétaire, ou à tout le moins la personne ou le sujet de droit auquel rattacher ces biens. Si l’on interprète l’article 1261 CcQ de manière à considérer qu’aucun des protagonistes à l’opération fiduciaire n’est un propriétaire, peut-être que la fiducie elle-même aurait cette qualité[76]? Si cette idée a le mérite de renouer, au moins indirectement, le lien entre fiducie et propriété, et minimalement et plus explicitement, de retisser le lien entre sujet de droit et objet de droit, il reste que la solution implique une révision fondamentale de la conception du sujet de droit, traditionnellement liée à la personnalité juridique. Le pas est franchi pour éviter la notion de personnalité morale et les formalités qui leur sont applicables, ce que le législateur a justement cherché à éviter[77].

Cette thèse n’ayant pas été acceptée à ce jour, la question se pose à nouveau de savoir qui est cet autrui propriétaire, s’il ne s’agit ni du fiduciaire ni de la fiducie elle-même. S’il existe un autrui propriétaire qui n’est pas le fiduciaire, puisque ce dernier administre les biens d’autrui, ni le constituant, qui par définition n’est plus propriétaire des biens qu’il a transférés en fiducie, de qui parle-t-on? S’agirait-il du bénéficiaire, qui pourrait être considéré comme un propriétaire, au moins en devenir, et dont le statut se rapprocherait de celui de l’appelé de la substitution[78]? Serait-il alors possible de considérer que le bénéficiaire a, sinon un droit de propriété actuel durant la fiducie, ce qui justifierait la lettre de l’article 1261 CcQ, du moins une « vocation à la propriété », ce « droit certain » auquel l’article 1265 CcQ fait allusion? Est-ce cette ombre de la propriété future du bénéficiaire qui peut expliquer la terminologie du législateur lorsqu’il dit que le fiduciaire administre les biens d’autrui?

Pendant le temps que dure la fiducie, il semble bien que l’intention du législateur québécois a été de mettre de côté la notion de propriété, au moins dans son acception traditionnelle, par le biais du concept de patrimoine d’affectation. Pourtant, cette mise de côté n’est que partielle et temporaire, puisque la propriété se reconstituera à l’extinction de la fiducie[79], dès le moment où le fiduciaire remettra les biens au bénéficiaire[80]. La fiducie québécoise pourrait alors être analysée moins comme une négation de la propriété que comme une parenthèse à la propriété, voire même comme un nouveau mode d’acquisition de la propriété.

Conclusion

La réponse à notre question initiale de savoir si la fiducie civiliste peut être envisagée comme une modalité de la propriété ou comme un intermède à la propriété n’appelle sans doute pas de réponse univoque. Il ressort de ces développements que la propriété est une institution suffisamment malléable pour s’adapter à la propriété fiduciaire, comme cela est illustré par le droit positif français. En même temps, il est sans doute possible, dans un système juridique donné, de tenter de briser les liens avec la matrice du droit des biens qu’est la propriété et de voir ainsi dans la fiducie un intermède à la propriété, ce qui pourrait être la solution adoptée par le droit positif québécois.

Quelle que soit la voie explorée, le juriste civiliste peine toutefois à détacher totalement l’analyse de la fiducie de la notion de propriété. Cela est clair dans le modèle de la fiducie civiliste française, par la voie d’une reconnaissance de la propriété fiduciaire. Mais cela apparait également dans la solution du législateur québécois qui a fait de la fiducie un patrimoine d’affectation, tout en laissant planer sur elle l’ombre de la propriété.

Les conceptions civilistes en la matière semblent jusqu’à présent si fortement ancrées dans la propriété — qui est le lien par excellence de la personne aux biens, en même temps qu’elle est l’institution par laquelle se fait le transfert de biens d’un patrimoine à un autre — que si la fiducie est envisagée en rupture avec la propriété, cela implique minimalement deux choses. D’une part, cette rupture ne saurait être unique mais emporte avec elle une série de modifications théoriques, dont la principale est la redéfinition du concept de patrimoine, qui en sort totalement renouvelé, mais qui pourrait également s’étendre à d’autres concepts fondamentaux, allant jusqu’à celui de sujet de droit, comme certains auteurs l’ont déjà proposé. D’autre part, cette rupture ne saurait être ni totale ni permanente et pourra tout au plus être vue comme une parenthèse ou un intermède à la propriété, l’ombre de la propriété planant sur la fiducie pendant toute sa durée et la propriété reprenant toute sa vigueur à l’extinction de la fiducie.