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L’actualité nous interpelle et nous rappelle que les vieux principes juridiques fondamentaux font toujours la une.

L’ancienne lieutenante-gouverneure du Québec, accusée de fraude, plaide que « The Queen can do no wrong »[1] et demande son acquittement. Un juge à la retraite est trouvé coupable de meurtre. En même temps, un abattoir sur la réserve de Kahnawake opère sans permis fédéral ou provincial depuis plus de 6 ans[2], sans être inquiété par les autorités.

Ces faits divers nous amènent à réfléchir sur cette notion souvent affirmée et répétée, celle de « primauté du droit » qui inclut le principe de l’égalité devant la loi. N’est-elle qu’un vieil énoncé de principe ou a-t-elle des applications pratiques?

L’actualité étrangère suscite aussi des questions intéressantes sur l’égalité devant la loi. Les démêlés devant la justice de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi et Iulia Timochenko illustrent de façons différentes le traitement des dirigeants par la justice de leur pays.

En 2013, où en sont la « primauté du droit » et l’« égalité devant la loi »? Précisons que la notion d’égalité devant la loi dont il est ici question est celle qui est comprise dans le concept de primauté du droit plutôt que celle qui protège les individus contre certaines formes de discrimination prohibées notamment par la Charte canadienne des droits et libertés[3], la Déclaration canadienne des droits et libertés[4] et la Charte des droits et libertés de la personne[5]. La notion réfère à un traitement égal de tous devant la justice.

Dans le cas de Lise Thibault, la Cour d’appel du Québec a tranché : le souverain et ses représentants doivent agir conformément aux avis de leurs ministres. Les lieutenant-gouverneurs ne jouissent pas des mêmes immunités que la reine. Ils répondent de leurs délits civils et criminels, mais pas pour les actes posés dans l’exécution de leurs fonctions.[6]

Il peut sembler étonnant que l’on remette en question le principe de l’égalité de tous devant la loi pourtant fermement établi depuis que la Cour suprême du Canada, dans la célèbre affaire Roncarelli c. Duplessis[7], a condamné le premier ministre du Québec à rembourser un restaurateur privé de son permis d’alcool suite à son intervention injustifiée auprès de la « Commission des liqueurs ».

Cette décision est généralement utilisée pour illustrer le concept d’égalité devant la loi. Un premier ministre en fonction est justiciable au même titre que n’importe quel citoyen. Pourtant, bien que les jugements des différentes cours[8] aient donné lieu à des motifs très différents, on oublie qu’aucun des quinze juges saisis de cette affaire n’a accepté l’argument de Duplessis voulant qu’en tant qu’agent de la Couronne, il était à l’abri de toute poursuite civile[9].

Le juge Abbott résumait ainsi le principe :

The proposition that in Canada a member of the executive branch of government does not make the law but merely carries it out or administers it requires no citation of authority to support it. Similarly, I do not find it necessary to cite from the wealth of authority supporting the principle that a public officer is responsible for acts done by him without legal justification.[10]

Bien que cité également comme établissant le règne de la primauté du droit (« la rule of law »), ce concept n’apparaît que brièvement dans les motifs du juge Rand. Il écrit :

[T]hat an administration according to law is to be superseded by action dictated by and according to the arbitrary likes, dislikes and irrelevant purposes of public officers acting beyond their duty, would signalize the beginning of disintegration of the rule of law as a fundamental postulate of our constitutional structure.[11]

La rule of law, concept que l’on attribue à l’auteur Dicey[12], est un concept fondamental, mais évolutif, qui n’était plus le même en 1959 qu’au moment de sa formulation initiale, à la fin du 19e siècle[13].

Deux de ses composantes ont cependant subi l’épreuve du temps :

1) the supremacy of regular law as opposed to the influence of arbitrary power, excluding the existence of arbitrariness, prerogative, or even of wide discretionary authority on the part of the government; 2) equality before the law, excluding the idea of any exemption of officials or others from the duty of obedience to the law which governs other citizens.[14]

C’est le jugement du juge Rand qui subira lui aussi l’épreuve du temps et qui marquera le droit constitutionnel[15]. On retiendra notamment les passages suivants :

In public regulation of this sort there is no such thing as absolute and untrammelled “discretion”, that is that action can be taken on any ground or for any reason that can be suggested to the mind of the administrator; no legislative Act can, without express language, be taken to contemplate an unlimited arbitrary power exercisable for any purpose, however capricious or irrelevant, regardless of the nature or purpose of the statute.

[…]

[I]t was a gross abuse of legal power expressly intended to punish him for an act wholly irrelevant to the statute, a punishment which inflicted on him, as it was intended to do, the destruction of his economic life as a restaurant keeper within the province. Whatever may be the immunity of the Commission or its member from an action for damages, there is none in the respondent.[16]

Cet arrêt couronnait une décennie de jugements favorables aux libertés civiles[17], rendus en l’absence de toute charte des droits et se fondant plutôt sur les principes fondamentaux de notre constitution, telle la primauté du droit[18]. La Loi constitutionnelle de 1867[19] énonce en effet dans son préambule que notre Constitution repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni. Selon la Cour suprême, ceci comprenait la primauté du droit.

La Cour suprême mettra cependant dix ans avant de citer son propre arrêt[20], se révélant beaucoup plus timorée dans son interprétation de la Déclaration canadienne des droits, adoptée en 1960, qui établissait pourtant le principe de l’égalité devant la loi, sans discrimination.

On a ainsi pu décider qu’en autant que toutes les Indiennes privées de leur statut d’Indienne en raison de leur mariage avec un non autochtone étaient maltraitées également, l’égalité devant la loi était respectée[21]! Un traitement inégal par la Loi sur l’assurance-chômage[22] des femmes ayant accouché ne constituait pas non plus de la discrimination puisque toutes les femmes dans cette situation étaient traitées également[23].

Avant l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982, et de la Charte canadienne des droits et libertés, l’égalité devant la loi sera malmenée de la sorte pendant une vingtaine d’années.

La Charte canadienne des droits et libertés énonce maintenant de manière explicite, dans son préambule, que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. Dans les années 1980-1990, le plus haut tribunal du Canada a de nouveau reconnu et réaffirmé le principe de la rule of law comme l’un des piliers fondamentaux de notre structure constitutionnelle. Ce principe constitutionnel exige que toute communauté politique adhérant à l’idéal d’un État de droit s’interroge sur les rôles légitimes respectifs du législateur, du pouvoir exécutif et des instances judiciaires.

Ainsi, le fondement de l’égalité devant la loi figure parmi les principes non-écrits, lesquels ont fait l’objet de quelques décisions récentes rendues par la Cour suprême du Canada et suivies par les cours des provinces. Ces principes non-écrits sont notamment le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités[24].

Un survol jurisprudentiel nous permettra de constater que le principe de la primauté du droit, bien qu’abstrait, a été à quelques occasions l’objet de décisions judiciaires. S’agit-il toujours d’un but idéal à atteindre ou bien est-ce un principe susceptible d’application concrète? Il demeure assez ardu de déterminer de façon non équivoque les circonstances où ce principe permettra aux tribunaux de corriger une situation qu’ils jugeront inacceptable.

Il est intéressant de comparer le traitement que reçoit cette notion dans d’autres démocraties occidentales. On peut même se questionner sur le caractère universel de ce concept[25]. Bien qu’officiellement, la plupart des pays se targuent d’être des « États de droit » et de respecter la primauté du droit, certaines constitutions contredisent elles-mêmes le principe d’égalité de tous devant la loi. Ainsi, la Constitution de la République française[26], dont la devise est pourtant « Liberté-Égalité-Fraternité », contient-elle des dispositions qui auraient empêché l’affaire Roncarelli c. Duplessis de connaître le dénouement qu’elle a connu, à tout le moins tant que le premier ministre était au pouvoir?

En France le Président qui est au pouvoir est complètement immunisé contre tout recours judiciaire, sauf en cas de haute trahison. En effet, ce n’est que lorsque son mandat est terminé qu’une action en justice peut être intentée contre lui. Cette immunité est prévue à l’article 67 de la Constitution de la République française, sous le titre IX « La Haute Cour » :

Le président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions.[27]

Ainsi, il est bien établi que le chef de l’État ne peut être redevable devant la justice tant qu’il exécute son mandat, donc, tant et aussi longtemps qu’il est au pouvoir. Les tribunaux ne peuvent le contraindre à venir témoigner et rendre des comptes aux citoyens et à la justice. À la suite d’un jugement condamnant l’ex-président Jacques Chirac pour des gestes précédant son accession à la tête de l’État, mais posés alors qu’il était maire de Paris, Dominique Rousseau, professeur à l’Université Panthéon Sorbonne à Paris, dénonçait et critiquait justement cette protection qui semble détourner l’essence même de la Constitution, soit de viser à protéger le citoyen :

Le jugement Chirac démontre l’absurdité du statut actuel. Ce n’est pas l’ancien président de la République qui est condamné, c’est l’ancien maire de Paris! Et pourtant toute la presse titre « une première historique : un ancien président condamné ». Ce qui porte injustement préjudice à la fonction présidentielle et démontre que l’actuel statut ne la protège en rien. Et Chirac est condamné pour des infractions commises il y a plus de vingt-ans!! Imaginons un instant qu’il ait été condamné quelques années seulement après, en 1998 par exemple. Les citoyens auraient alors appris qu’il « a été l’initiateur et l’auteur principal des délits d’abus de confiance, détournement de fonds publics, ingérence et prise illégale d’intérêts ; que sa culpabilité résulta de pratiques pérennes et réitérées qui lui sont personnellement imputables ; que Jacques Chirac a manqué à la probité qui pèse sur les personnes publiques chargées de la gestion des fonds ou des biens qui leur sont confiés, cela au mépris de l’intérêt général des Parisiens ». Avec un tel jugement rendu en 1998, il aurait [dû] démissionner de la présidence, une élection présidentielle aurait eu lieu dans la foulée et qui aurait élu président en 1998? Jospin?

C’est précisément pour éviter de tels scénarios que le statut judiciaire du Chef de l’État a été voté en 2007 : ne pas gêner le Président pendant son mandat par des actions judiciaires qui pourraient le déstabiliser, assurer la continuité de l’État, respecter la fonction présidentielle. Et donc repousser après la fin de son mandat son éventuel jugement. Mais là est précisément le détournement de la constitution qui n’est pas faite pour accorder une protection judiciaire aux représentants élus mais une protection aux citoyens contre les agissements de leurs représentants contraires à leur mission. Les Français découvrent en 2011 que le système constitutionnel a permis qu’ils ne sachent pas qu’un candidat à la présidentielle avait manqué à la probité et méprisé l’intérêt général dans l’exercice de fonctions publiques antérieures.

Il faut donc revenir à une distinction simple, celle défendue en son temps par Jean Foyer : pour les actes rattachables à l’exercice de sa fonction, le Président peut bénéficier d’un privilège de juridiction ; pour les actes détachables de l’exercice de sa fonction, il est un justiciable comme les autres et le principe d’égalité devant la justice implique qu’il soit jugé par les tribunaux ordinaires et pendant son mandat.[28]

Nous verrons que cette proposition est justement celle qu’a retenue la Cour suprême des États-Unis à l’égard de ses présidents. Illustrons l’absurdité de la disposition de la Constitution de la République française en évoquant la situation de l’ancien Président Nicolas Sarkozy, qui a dû intenter, en son nom, une procédure en divorce pourtant souhaitée par son épouse mais qui ne pouvait intenter une telle action tant que son mari était au pouvoir.

Il est intéressant de comparer ces dispositions constitutionnelles avec celles de l’Italie, pays de culture civiliste au système juridique « continental ». Le président de la République, personnage symbolique sans pouvoir réel, jouit d’une immunité semblable à celle du président de la République française :

Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, hormis les cas de haute trahison ou d’attentat à la Constitution.

Dans ces cas, il est mis en accusation par le Parlement réuni en séance conjointe, à la majorité absolue de ses membres.[29]

Le véritable détenteur du pouvoir, le président du Conseil des ministres, l’équivalent de notre premier ministre, répond quant à lui, avec ses ministres, des gestes posés pendant son mandat, bien que l’autorisation du Sénat soit nécessaire à leur condamnation :

Le Président du Conseil des ministres et les ministres, alors même qu’ils ont cessé d’exercer leurs fonctions, sont soumis, pour les délits et pour les crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions, à la juridiction ordinaire, après autorisation du Sénat de la République ou de la Chambre des députés, selon les règles établies par la loi constitutionnelle.[30]

Cette autorisation préalable du Sénat est intéressante et rappelle l’autorisation préalable du gouvernement qui était autrefois nécessaire, au Québec[31] et ailleurs, à l’institution d’un recours contre le gouvernement et ses officiers. L’absence d’autorisation préalable à la poursuite contre M. Duplessis explique entre autres la dissidence du juge Fauteux[32] qui aurait rejeté la poursuite de M. Roncarelli pour ce motif[33].

M. Berlusconi, ancien président du Conseil, fait présentement face à la justice italienne sur plusieurs fronts. Il a été condamné en première instance et fait face à de nombreuses autres accusations. Cependant,

le procès a été gelé pendant un total de deux ans, trois mois et 5 jours, notamment à cause de deux lois imposées par le gouvernement Berlusconi : la loi Alfano, depuis révoquée car inconstitutionnelle, qui accordait l’immunité pénale aux quatre plus hauts personnages de l’État italien, et la loi « d’empêchement légitime », qui permet au président du Conseil – et à tous les membres du gouvernement – de justifier automatiquement leurs absences aux audiences en raison de leur fonction.[34]

Deux présidents américains ont tenté de faire interpréter la constitution américaine à la manière de la constitution française, mais sans succès.

D’abord, dans l’affaire Nixon[35], le président Nixon avait en sa possession des enregistrements magnétiques qui confirmaient sa connaissance de l’espionnage effectué dans les bureaux de son rival démocrate. La Cour suprême des États-Unis a confirmé que le président, malgré une présomption d’immunité lorsqu’il est au pouvoir, doit répondre de ses actes lorsqu’une violation d’une loi criminelle est alléguée; contrevenir à la loi ne relève pas de ses fonctions. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a reconnu le principe de la rule of law comme étant un principe fondamental prévalant sur le privilège de l’exécutif :

However, neither the doctrine of separation of powers nor the need for confidentiality of high-level communications, without more, can sustain an absolute, unqualified Presidential privilege of immunity from judicial process under all circumstances.

[…] This presumptive privilege must be considered in light of our historic commitment to the rule of law.

[…] The interest in preserving confidentiality is weighty indeed, and entitled to great respect.

On the other hand, the allowance of the privilege to withhold evidence that is demonstrably relevant in a criminal trial would cut deeply into the guarantee of due process of law and gravely impair the basic function of the court. A President’s acknowledged need for confidentiality in the communications of his office is general in nature, whereas the constitutional need for production or relevant evidence in a criminal proceeding is specific and central to the fair adjudication of a particular criminal case in the administration of justice.[36]

Dans l’affaire Clinton[37], la Cour suprême des États-Unis a rappelé que tous, même le président, sont égaux devant la justice. Le président invoquait son immunité afin de ne pas subir de procès relativement à une agression sexuelle. La Cour suprême a été claire : enfreindre la loi ne peut jamais relever des fonctions d’un président. Les cours peuvent juger de la conduite d’un président si celle-ci ne relève pas de ses fonctions présidentielles. La plaignante n’avait donc pas à attendre la fin du mandat présidentiel pour faire avancer les procédures.

L’égalité de tous devant la loi, ou à tout le moins le caractère justiciable des conduites de nos gouvernants occidentaux, dépend donc en grande partie de l’interprétation que font les tribunaux des protections dont jouissent ces dirigeants. Il se dégage une constante : les gestes posés à l’extérieur des fonctions exécutives ne jouissent d’aucune immunité, à moins qu’un texte constitutionnel ne retarde les conséquences judicaires d’un tel geste. Dans des pays où l’on peut affirmer que l’indépendance judicaire n’est pas aussi fermement ancrée que chez nous, il faudra craindre l’excès inverse : les tribunaux pourront devenir l’instrument d’une vendetta politique envers d’anciens dirigeants. La condamnation de Mme Timochenko en Ukraine en est un exemple patent.[38]

L’immunité qui découle du respect des fonctions a donné des résultats surprenants qui, de l’aveu même de la Cour suprême du Canada, font échec au droit à l’égalité devant la loi. Dans l’affaire Eldorado[39], la Cour suprême a statué que les mandataires de l’État n’engageaient pas leur responsabilité pénale lorsqu’ils agissaient conformément aux fins respectives qu’ils sont autorisés à poursuivre.

Le juge Dickson, alors juge puîné, rappelle d’abord que l’article 17 de la Loi d’interprétation[40] établit l’immunité de l’État à moins qu’un texte législatif y déroge. Il s’étonne que le législateur ait maintenu cette présomption d’immunité :

Il semble y avoir une contradiction avec les notions fondamentales de l’égalité devant la loi. Plus le gouvernement intervient dans les activités que l’on considérait autrefois réservées au secteur privé, plus il est difficile de comprendre pourquoi l’État doit être ou devrait être dans une situation différente de celle des citoyens.[41]

Ayant reconnu ce principe, le Juge Dickson en vient à des conclusions plutôt surprenantes. En effet, il était manifeste dans cette affaire qu’il y avait eu une conduite criminelle, à savoir une coalition sur la concurrence dans la production ou la vente de produits d’uranium au Canada, mais la Cour a déterminé que les mandataires de l’État n’étaient pas liés par la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions[42] :

Cependant, il n’appartient pas à cette Cour de mettre en question le concept fondamental de l’immunité de l’État, puisque le Parlement a adopté d’une manière non équivoque le principe que l’État jouit à première vue de l’immunité. La Cour doit mettre à exécution la directive légale portant que l’État n’est pas lié à moins que ce ne soit « mentionné ou prévu » dans la loi.

[...]

La loi crée des organismes comme Uranium Canada et Eldorado à des fins précises. Lorsqu’un mandataire de l’État agit conformément aux fins publiques qu’il est autorisé légalement à poursuivre, il a le droit de se prévaloir de l’immunité de l’État à l’encontre de l’application des lois parce qu’il agit pour le compte de l’État. Cependant, lorsque le mandataire outrepasse les fins de l’État, il agit personnellement et non pour le compte de l’État, et il ne peut invoquer l’immunité dont bénéficie le mandataire de l’État.

Cette Cour a adopté récemment ce point de vue dans l’arrêt Société Radio-Canada c. La Reine (l’arrêt Radio-Canada de 1983), où la Société Radio-Canada invoquait l’immunité à l’égard d’une accusation d’avoir présenté un film obscène contrairement à l’al. 159(1)a) du Code criminel. La Société Radio-Canada a été créée en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, S.R.C. 1970, chap. B-11, dont le par. 40(1) se lit ainsi:

Sous réserve des dispositions du paragraphe 38(3), la Société, pour tous les objets de la présente loi, est mandataire de Sa Majesté et ne peut exercer qu’à ce titre les pouvoirs que lui confère la présente loi.

Cette Cour a maintenu l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario portant que la Société Radio-Canada peut être poursuivie en vertu du Code criminel même si elle est un mandataire de l’État. En Cour d’appel et en cette Cour, l’issue reposait sur un règlement promulgué en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, qui interdit de diffuser toute « présentation… obscène…, indécent[e] ou blasphématoire… ». La Société Radio-Canada était accusée d’avoir enfreint le Code criminel et non le règlement sur la radiodiffusion, mais le règlement était important parce qu’en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, la Société est mandataire de l’État «pour tous les objets de la présente loi», et le règlement démontrait qu’en présentant un film obscène, la Société ne poursuivait pas les objets que lui conférait la Loi. Cette Cour a adopté expressément le passage suivant de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (à la p. 353):

[TRADUCTION] À mon avis, lorsque la Société exerce ses pouvoirs en vue de réaliser les objectifs de la Loi sur la radiodiffusion, elle agit en sa qualité de mandataire de Sa Majesté et en cette qualité seulement. Mais lorsqu’elle exerce ses pouvoirs d’une façon incompatible avec les objectifs de la Loi, elle n’exerce plus son rôle de mandataire. Ce rôle ne subsiste que dans la mesure où les émissions de la Société mettent en oeuvre la politique énoncée dans la Loi. C’est là, me semble-t-il, l’effet du par. 40(1).

[...]

J’estime qu’il est également important de faire la distinction entre (i) les actes accomplis au cours de la réalisation des fins de l’État, mais qui ne visent aucunement à réaliser les fins de l’État et (ii) les actes qui visent à réaliser les fins de l’État. Alors que dans ce dernier cas, l’immunité de l’État peut être invoquée, elle ne peut l’être dans le premier cas. [...]

La principale différence entre Uranium Canada et Eldorado tient à ce qu’Uranium Canada est étroitement contrôlée par le gouvernement alors qu’Eldorado ne l’est pas, du moins en principe. Cependant, les dispositions législatives qui prévoient que les deux compagnies sont mandataires de l’État à toutes leurs fins sont identiques. Je ne crois pas que l’on puisse interpréter différemment ces dispositions identiques sans procéder à une nouvelle rédaction des lois. Le statut de mandataire de l’État «à toutes ses fins» permet à chacun de ces mandataires de bénéficier de l’immunité de l’État prévue à l’art. 16 de la Loi d’interprétation. Il se pourrait bien que les rédacteurs des lois qui régissent Uranium Canada et Eldorado aient eu à l’esprit l’immunité à l’égard des lois fiscales plutôt qu’à l’égard des lois en matière criminelle, mais en définitive, l’immunité s’applique dans les deux cas dans la mesure où ces personnes morales agissent conformément aux fins respectives qu’elles sont autorisées à poursuivre.[43]

Cet arrêt est d’autant plus surprenant que quelques années auparavant, la Cour avait statué dans l’arrêt Banque de Montréal[44] que si le gouvernement émettait des effets de commerce, il s’assujettissait aux dispositions de la Loi sur les lettres de change[45].

Le gouvernement invoquait ses prérogatives et estimait ne pas avoir à donner à la banque l’avis de faux endossement prévu à l’article 49 de la Loi sur les lettres de change. Cependant, selon le juge Pratte, en ouvrant un compte de banque, le gouvernement s’assujettissait contractuellement à respecter les dispositions de la Loi sur les lettres de change. Il conclut :

Les règles relatives à la responsabilité de la Couronne sont donc différentes selon que la source de l’obligation est contractuelle ou législative. La Couronne est liée par une obligation contractuelle de la même manière qu’un particulier alors qu’en règle générale, elle ne l’est pas par une obligation qui découle de la loi seule à moins d’y être nommée. C’est dire également que sous la réserve possible d’un nombre limité d’exceptions qui de toute façon ne sauraient s’appliquer ici, les droits ou prérogatives de la Couronne ne peuvent être invoqués pour limiter ou modifier le contenu d’un contrat qui comprend non seulement ce qui y est expressément stipulé, mais également tout ce qui en découle normalement suivant l’usage ou la loi.[46]

Il est difficile de réconcilier cet arrêt avec l’arrêt Eldorado dans la mesure où l’on peut se demander comment le mandat d’une société de la Couronne peut impliquer l’autorisation de violer la loi. De plus, on peut envisager un complot visant à limiter la concurrence comme un « accord » auquel la société aurait volontairement décidé d’adhérer, avec les conséquences pouvant en découler.

Quelques années plus tard, la Cour suprême s’est de nouveau prononcée sur l’article 16 de la Loi d’interprétation, dans un contexte où un mandataire de l’État québécois avait acheté des actions d’une compagnie régie par la Loi sur les corporations commerciales canadiennes[47] et était devenu par le fait même un initié au sens de cette loi[48]. Le mandataire de l’État refusait de se conformer aux exigences de la loi sous prétexte qu’il n’était pas lié par les textes législatifs, en vertu de l’article 16 de la Loi d’interprétation.

Le juge La Forest, au nom de la Cour, a déterminé que la Caisse de dépôt et placement du Québec, en sa qualité d’agent de l’État, ne pouvait pas invoquer l’immunité conférée par l’article 16 de la Loi d’interprétation afin de se soustraire de ses obligations. En recherchant les avantages de la Loi sur les corporations commerciales canadiennes, l’agent de l’État a par le fait même accepté les obligations et restrictions rattachées aux actions qu’il a achetées :

Avec égards, j’estime que l’analogie entre l’affaire Murray et la présente espèce joue en faveur de l’intimé. La Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, tout comme la Loi sur la Cour de l’Échiquier qui faisait l’objet de l’affaire Murray, ne faisait [TRADUCTION] « qu’établir un lien dont pourraient découler certaines conséquences », comme le disait le juge Martland dans l’arrêt Murray. Tout comme dans l’affaire Murray, la Couronne n’était pas liée par les dispositions préjudiciables de la loi tant qu’elle ne cherchait pas à tirer profit de ses aspects avantageux, en l’espèce aucun droit et aucune prérogative de la Couronne ne sont touchés par la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes prise dans l’absolu. Ce n’est qu’en recherchant les avantages conférés par la loi lorsqu’elle a acheté des actions que la Caisse a choisi de se placer dans le champ d’application du droit relatif aux actionnaires. Comme l’a dit le professeur Hogg, op. cit., à la p. 183 [TRADUCTION] « lorsque la Couronne veut se prévaloir d’un droit conféré par une loi, elle doit prendre ce droit comme il se trouve dans le texte de loi, c’est-à-dire avec les restrictions dont il fait l’objet. » Autrement, la Couronne jouirait [TRADUCTION] « d’un droit plus considérable que le texte de loi accorde effectivement ».[49]

Cet arrêt est conforme au jugement rendu dans l’affaire Banque de Montréal mais difficilement réconciliable avec celui d’Eldorado. La Cour serait-elle redevenue plus sensible à l’égalité devant la loi?

L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés a souligné un changement d’attitude de nos tribunaux à l’égard de l’action gouvernementale, et de façon corollaire, à l’égard de la primauté du droit. L’arrêt marquant à cet égard se fonde sur l’article 7 de la Charte qui protège le droit à la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Dans cette affaire[50], Operation Dismantle soutenait que l’autorisation donnée par le gouvernement canadien au survol du territoire canadien lors d’essais des missiles Cruise portait atteinte aux droits précités. Le gouvernement plaidait que ses décisions en matière de relations étrangères n’étaient pas sujettes à révision judiciaire.

Si la Cour jugeait que les faits allégués ne permettaient pas de conclure à une atteinte aux droits garantis, elle n’en estima pas moins qu’elle devait se saisir de la question de la conformité des décisions discrétionnaires du gouvernement avec les dispositions de la Charte.

Le juge Dickson, alors juge puîné, écrivit pour la Cour que les décisions ministérielles devaient respecter la Charte et étaient donc assujetties au contrôle des tribunaux judiciaires :

[L]es décisions du cabinet relèvent de l’al. 32(1)a) de la Charte et […] sont donc assujetties au contrôle judiciaire et à l’examen des tribunaux aux fins de vérifier leur compatibilité avec la Constitution. Je ne doute pas que l’exécutif du gouvernement canadien ait l’obligation d’agir conformément aux préceptes de la Charte. Plus précisément, le cabinet a l’obligation d’agir de manière à respecter le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne et de manière à ne porter atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[...]

Je ne doute pas que les tribunaux soient fondés à connaître de différends d’une nature politique ou mettant en cause la politique étrangère. Ce qui me préoccupe en l’espèce, c’est l’impossibilité dans laquelle se trouve la Cour de trouver, en s’appuyant sur des preuves, le lien allégué par les appelants, entre l’obligation du gouvernement d’agir conformément à la Charte canadienne des droits et libertés et la violation de leurs droits aux termes de l’art. 7.

[...]

Comme le juge Le Dain le note, la prérogative royale est un domaine « relevant du Parlement » en ce sens que le Parlement détient la compétence pour légiférer sur des matières relevant de son domaine. Comme il n’existe aucune raison de principe de distinguer entre les décisions du cabinet prises en vertu de la loi et celles prises dans l’exercice de la prérogative royale, et comme les premières relèvent manifestement de la Charte, je conclus que c’est le cas aussi pour les dernières.

[...]

[Si] on nous demande de décider si un acte spécifique de l’Exécutif porte atteinte aux droits des citoyens, non seulement est-il approprié que nous répondions à la question, mais c’est notre devoir en vertu de la Charte d’y répondre.

[...]

Il est donc à mon avis non seulement approprié que nous statuions sur la question; nous avons l’obligation constitutionnelle de le faire.[51]

Ces extraits rappellent la prudence avec laquelle les tribunaux doivent satisfaire leur rôle de contrôle judiciaire, afin de respecter le principe de la séparation des pouvoirs. Bien qu’il revienne aux tribunaux de déterminer si des décisions ministérielles violent la Charte lorsque la question leur est posée, ce mandat ne s’étend pas jusqu’à juger des considérations morales et politiques. La ligne de démarcation est très mince entre ce que les tribunaux peuvent et ne peuvent pas faire, puisqu’ultimement, les tribunaux sont souvent appelés à se prononcer sur des questions de politique générale.

La Cour a été confrontée récemment avec des questions semblables dans les arrêts Khadr[52].

Dans cette affaire, la Cour fut d’avis que les droits à la liberté et à la sécurité de la personne de M. Khadr avaient été violés par la participation d’agents canadiens aux interrogatoires tenus par les autorités américaines à Guantanamo. ’Dans le cadre du deuxième appel, M. Khadr demandait que la Cour ordonne au gouvernement de demander son rapatriement.

La Cour adopta une position nuancée, respectueuse des prérogatives du gouvernement, mais soucieuse de sa conclusion quant à la violation des droits de M. Khadr :

[47] La solution à la fois prudente pour l’instant et respectueuse des responsabilités de l’exécutif et des tribunaux consiste à ce que la Cour fasse droit en partie à la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Khadr et prononce un jugement déclaratoire en sa faveur informant le gouvernement de son opinion sur le dossier dont elle est saisie, opinion qui fournira, pour sa part, à l’exécutif, le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu’il conviendra de prendre à l’égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte.[53]

Les tribunaux se sont donc attribués l’obligation constitutionnelle de veiller à ce qu’aucune action gouvernementale ne viole un droit fondamental consacré par nos chartes. La dimension politique ou morale d’une décision n’affecte en rien leur impératif de la réviser judiciairement. Nous sommes donc très loin des principes énoncés par le Conseil privé en 1899 :

In assigning legislative power to the one or the other of these parliaments, it is not made a statutory condition that the exercise of such power shall be, in the opinion of a court of law, discreet. In so far as they possess legislative jurisdiction, the discretion committed to the parliaments, whether of the Dominion or of the provinces, is unfettered. It is the proper function of a court of law to determine what are the limits of the jurisdiction committed to them; but, when that point has been settled, courts of law have no right whatever to inquire whether their jurisdiction has been exercised wisely or not.[54]

C’est dans ce contexte de contrôle judiciaire que la Cour suprême va se prononcer sur une demande de renvoi présentée par le gouvernement fédéral sur une éventuelle sécession du Québec. Dans l’acceptation de ce rôle interventionniste, la Cour suprême va définir quels sont les principes fondamentaux, sous-jacents et non-écrits de notre constitution. Elle acceptera la demande qui lui était faite par renvoi du gouvernement fédéral[55] en se prononçant sur la formule à suivre dans le cas d’une demande de sécession de la part d’une province[56].

Ces principes sont le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités. Ces principes sont interdépendants et aucun ne peut exclure ou limiter la portée d’un autre. La Cour suprême a établi clairement dans cet arrêt que ces principes non-écrits sont fondamentaux et s’appliquent à tout individu :

À notre avis, quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux sont pertinents pour répondre à la question posée (cette énumération n’étant pas exhaustive) : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités.[57]

[...]

Nous estimons qu’il ressort de façon évidente, même d’un aussi bref rappel historique, que l’évolution de nos arrangements constitutionnels a été marquée par l’adhésion aux principes de la primauté du droit, le respect des institutions démocratiques, la prise en compte des minorités, l’insistance sur le maintien par les gouvernements d’une conduite respectueuse de la Constitution et par un désir de continuité et de stabilité.

[...]

Quels sont ces principes fondamentaux? Notre Constitution est principalement une Constitution écrite et le fruit de 131 années d’évolution. Derrière l’écrit transparaissent des origines historiques très anciennes qui aident à comprendre les principes constitutionnels sous-jacents. Ces principes inspirent et nourrissent le texte de la Constitution: ils en sont les prémisses inexprimées. L’analyse qui suit traite des quatre principes constitutionnels fondamentaux qui intéressent le plus directement le présent renvoi: le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des droits des minorités. Ces principes déterminants fonctionnent en symbiose. Aucun de ces principes ne peut être défini en faisant abstraction des autres, et aucun de ces principes ne peut empêcher ou exclure l’application d’aucun autre.[58]

[...]

Chaque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l’ensemble de sa structure. Dans le récent Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, nous avons souligné que certains grands principes imprègnent la Constitution et lui donnent vie. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, à la p. 750, nous avons dit de la primauté du droit que ce «principe est nettement implicite de par la nature même d’une constitution». On peut dire la même chose des trois autres principes constitutionnels analysés ici.[59]

L’assentiment des gouvernés est une valeur fondamentale dans notre conception d’une société libre et démocratique. Cependant, la démocratie au vrai sens du terme ne peut exister sans le principe de la primauté du droit. C’est la loi qui crée le cadre dans lequel la « volonté souveraine » doit être déterminée et mise en oeuvre. Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitive sur des fondations juridiques. Cela signifie qu’elles doivent permettre la participation du peuple et la responsabilité devant le peuple par l’intermédiaire d’institutions publiques créées en vertu de la Constitution. Il est également vrai cependant qu’un système de gouvernement ne peut survivre par le seul respect du droit. Un système politique doit aussi avoir une légitimité, ce qui exige, dans notre culture politique, une interaction de la primauté du droit et du principe démocratique. Le système doit pouvoir refléter les aspirations de la population. Il y a plus encore. La légitimité de nos lois repose aussi sur un appel aux valeurs morales dont beaucoup sont enchâssées dans notre structure constitutionnelle. Ce serait une grave erreur d’assimiler la légitimité à la seule « volonté souveraine » ou à la seule règle de la majorité, à l’exclusion d’autres valeurs constitutionnelles.[60]

La primauté du droit, principe énoncé au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés, se voit élevée au rang des principes fondamentaux de notre société. La Cour reconnait à cet égard le rôle fondateur de l’arrêt Roncarelli[61].

Un an plus tard, cette même Cour réitérait dans l’affaire Campbell que toute personne, peu importe son rang et quelle que soit la légitimité de son but recherché, doit faire face à la justice lorsqu’elle viole la loi. Si des policiers enfreignent la loi à l’occasion de leurs enquêtes, ils devront répondre de leurs actes :

Une des réalisations importantes de la common law est que toute personne est soumise au droit commun du pays indépendamment de sa position publique ou de son statut au sein du gouvernement. Comme nous l’avons expliqué dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, à la p. 240, la primauté du droit est l’un des « principes constitutionnels directeurs fondamentaux » et à la p. 258 il a été également souligné que l’un des aspects cruciaux de la primauté du droit est qu’« il y a une seule loi pour tous ». Ainsi, il a été jugé qu’un premier ministre provincial n’avait aucune immunité contre une demande de dommages-intérêts pour avoir causé un préjudice à un citoyen ordinaire en raison de son intervention fautive dans l’exercice des pouvoirs conférés par la loi à une commission des liqueurs provinciale : Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.

Le principe a été présenté de façon remarquée par le professeur A. V. Dicey, dans son ouvrage Introduction to the Study of the Law of the Constitution (8e éd. 1927), comme étant la seconde facette de la « primauté du droit ». Ce principe a été cité et approuvé dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349, à la p. 1366:

[TRADUCTION] Un autre sens est celui d’égalité devant la loi ou d’assujettissement égal de toutes les classes au droit commun du pays appliqué par les tribunaux ordinaires; le «règne du droit», dans ce sens, exclut l’idée d’une exemption de fonctionnaires ou d’autres personnes du devoir d’obéissance à la loi auquel sont assujettis les autres citoyens, ou de la compétence des tribunaux ordinaires.[62]

Ainsi, que l’on soit ministre, député, maire ou encore fonctionnaire, tous doivent répondre de leurs actes, tant au civil qu’au pénal, ainsi qu’au niveau disciplinaire et administratif. La primauté du droit commande que l’on sanctionne les personnes qui ne respectent pas la loi, sans égard à leur titre ou statut politique. Les valeurs constitutionnelles fondamentales ont une force juridique normative.

La Cour d’appel de l’Ontario l’a d’ailleurs souligné de manière explicite dans l’affaire Lalonde[63] en 2001. La Cour d’appel était saisie de la contestation de la décision du gouvernement ontarien de fermer l’Hôpital Montfort, seule institution hospitalière de langue française en Ontario. Le gouvernement se justifiait en disant suivre les recommandations de la Commission de restructuration des services de santé. Les opposants franco-ontariens contestaient cette décision en invoquant la réduction du rôle de Montfort sur les plans linguistique, culturel et éducatif, laquelle décision était prise sans justification et à l’encontre de l’intérêt public. Appliquant le principe de la protection des minorités comme principe fondamental de notre Constitution, la Cour d’appel a affirmé que cette question dépassait le cadre du mandat de la Commission et, par le fait même, les pouvoirs du gouvernement ontarien. La Cour d’appel écrivait :

[81] Les protections accordées aux minorités linguistiques et religieuses sont un trait essentiel de la Constitution d’origine de 1867, sans lequel la Confédération ne serait pas née. […]

[82] La Cour suprême du Canada explique, dans le Renvoi relatif à la sécession, précité, à la p. 261 R.C.S., que la protection des minorités religieuses et la crainte de l’assimilation étaient des questions de grande importance lors des négociations entourant le pacte confédératif :

[L]a protection des droits des minorités religieuses en matière d’éducation avait été une considération majeure dans les négociations qui ont mené à la Confédération. On craignait qu’en l’absence de protection, les minorités de l’Est et de l’Ouest du Canada d’alors soient submergées et assimilées.

[83] De même, dans l’affaire du Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, aux pp. 1173 et 1174, 40 D.L.R. (45th) 18, le juge Wilson note que la protection des minorités religieuses était une « préoccupation importante » au moment de la Confédération, et que les droits accordés à ces minorités pour les protéger contre les majorités hostiles, selon le juge Duff dans Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, à la p. 402, [1938] 3 D.L.R. 497 constituaient « le pacte fondamental de la Confédération ».

[…]

[95] En résumé, Montfort est un hôpital public qui procure des services en français. Le paragraphe 16(3) de la Charte n’accorde pas à Montfort un statut constitutionnel, parce qu’il ne s’agit pas d’une disposition attributive de droit. Étant donné que Montfort n’est pas constitutionnellement protégé par le par. 16(3), l’Ontario peut, sous réserve de ce qui suit, modifier le statut de Montfort en tant qu’hôpital communautaire sans contrevenir au par. 16(3).

[…]

Le constitutionnalisme et la primauté du droit

[108] Le constitutionnalisme et la primauté du droit sont les pierres angulaires de la Constitution et témoignent de la volonté de notre pays d’instaurer une société où règnent l’ordre et le civisme, dans laquelle tous sont assujettis aux règles, principes et valeurs stables de notre Constitution en tant que source suprême de droit et d’autorité. Dans le Renvoi relatif à la sécession, à la p. 258 R.C.S., la Cour suprême définit trois éléments essentiels de la primauté du droit. Premièrement, autant les gouvernements que les particuliers sont assujettis à la loi : « il y a une seule loi pour tous. » Deuxièmement, la création et le maintien d’un ordre de droit positif sont le fondement normatif de la société civile. Le troisième élément est que l’exercice de la puissance publique doit être fondé sur la primauté du droit qui régit les rapports entre l’État et l’individu.

[109] Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, 19 D.L.R. (4th) 1 la Cour suprême définit la primauté du droit comme un principe constitutionnel produisant des effets juridiques.

[…]

[110] Le principe connexe du constitutionnalisme repose sur le principe que la Constitution est la source suprême de droit et que toute action gouvernementale doit se conformer à ses exigences. Le constitutionnalisme apporte une réserve à la règle de la majorité, et comme le fédéralisme, il a une grande portée pour les minorités. […]

[…]

[116] Les principes non écrits de la Constitution ont bel et bien une force normative. […]

[…]

[125] Pour les motifs exposés ci-après, nous en venons à la conclusion que le principe structurel du respect et de la protection des minorités renfermé dans la Constitution est un principe fondamental qui a une incidence directe sur l’interprétation à donner à la L.S.F. et sur la légalité des directives de la Commission touchant Montfort. C’est sur ce principe fondamental que repose également notre analyse quant à l’assujettissement des directives de la Commission au contrôle des tribunaux. […]

[…]

[173] En l’espèce, aucune garantie constitutionnelle écrite ne joue, mais la situation implique de lourdes conséquences pour la minorité franco-ontarienne, au point de faire intervenir le principe constitutionnel de respect et de protection des minorités.

[174] Les valeurs constitutionnelles fondamentales ont une force juridique normative. Même si le texte de la Constitution ne contient pas expressément un droit spécifique susceptible d’être sanctionné par les tribunaux, les valeurs constitutionnelles doivent être prises en compte dans l’évaluation de la validité ou de la légalité d’une action gouvernementale. C’est là un principe bien ancré dans notre droit. Avant l’avènement de la Charte et l’enchâssement constitutionnel des droits et libertés, il ne faisait aucun doute que ces mêmes droits étaient des valeurs constitutionnelles fondamentales. Même s’ils n’avaient pas été cristallisés par leur inscription et leur formulation expresses dans la Constitution, ils étaient régulièrement utilisés par les tribunaux pour interpréter la loi et pour apprécier la légalité d’un acte de l’Administration. Voir R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344, 18 D.L.R. (4th) 321. Les droits et libertés fondamentaux dans une démocratie libérale sont en grande partie issus de notre héritage parlementaire britannique. Comme l’explique le juge Rand dans Saumur c. Québec (Ville), 1953 CanLII 3 (SCC), [1953] 2 R.C.S. 299, à la p. 329, [TRADUCTION] « [l]a liberté de parole, de religion et l’inviolabilité de la personne sont des libertés primordiales qui constituent les attributs essentiels de l’être humain, son mode nécessaire d’expression et la condition fondamentale de son existence au sein d’une collectivité régie par un système juridique ». Même si ces droits et libertés fondamentaux n’ont pas été inscrits dans le texte de la Constitution avant 1982, les tribunaux pouvaient en tenir compte pour trancher une affaire ou interpréter une loi, et pour étudier la légalité d’une action du gouvernement. […]

[…]

[176] Les normes constitutionnelles non écrites peuvent, dans certaines circonstances, autoriser la révision judiciaire de décisions discrétionnaires. Comme l’écrivait Bora Laskin alors qu’il était professeur de droit constitutionnel, dans « An Inquiry Into the Diefenbaker Bill of Rights » (1959) 37 R. du B. can. 77, à la p. 81, même si elles n’étaient pas inscrites dans la Constitution, les libertés fondamentales étaient souvent employées [TRADUCTION] « comme outil de contrôle judiciaire des décisions de l’Administration. » Plus récemment, le professeur David Mullan commente le même principe dans Administrative Law (2001), à la p. 114, faisant remarquer qu’avant l’adoption de la Charte, les tribunaux [TRADUCTION] « scrutaient avec soin l’exercice du pouvoir discrétionnaire », lorsque des droits et libertés fondamentaux étaient en jeu. […]

[…]

[180] La Commission était obligée par la loi d’exercer ses pouvoirs à l’égard de Montfort conformément à l’intérêt public. Afin de décider de ce qui est de l’intérêt public, la Commission était tenue de prendre en considération le principe constitutionnel fondamental du respect et de la protection des minorités. De plus, la Commission devait tenir compte des recommandations des conseils de santé régionaux. Comme nous l’avons signalé plus haut, les conseils de santé régionaux ont reconnu le rôle unique de Montfort et son importance pour la survie continue de la langue française et de la culture de la collectivité francophone.

[…]

[183] Toutefois, comme nous l’avons signalé, ces directives ne sont pas à l’abri d’une révision judiciaire. […]

[184] La Commission n’a pas présenté de justification à l’appui de sa décision de réduire le rôle important de Montfort sur les plans linguistique, culturel et éducatif pour la minorité franco-ontarienne. Elle a affirmé que cette question dépassait le cadre de son mandat.[64]

Ainsi, malgré la déférence que l’on doit accorder à la Commission, celle-ci n’est pas à l’abri d’une révision judiciaire lorsqu’elle empiète sur les valeurs constitutionnelles fondamentales sans offrir aucune justification. Dans ce cas, la Cour d’appel a annulé les directives de la Commission.

Les contestations fondées sur ces principes n’ont cependant pas toutes le même résultat : l’article 39 de la Loi sur la preuve[65] prévoit que le tribunal ne peut contraindre l’État à divulguer un renseignement dont un ministre ou le greffier du Conseil privé s’opposent et attestent par écrit qu’il s’agit d’un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Cela dit, la Cour suprême dans l’affaire Babcock[66] rappelle que même une disposition aussi draconienne n’empêche pas un tribunal d’exercer un contrôle judiciaire sur l’opposition de l’État à la divulgation d’information. En effet, si l’acte officiel ne relève pas d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière, le tribunal doit se saisir de la contestation, même s’il ne peut en vérifier la véracité. La Cour suprême a reconnu la constitutionnalité de cet article dans cet arrêt :

(1) Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867

[54] Les intimés en l’espèce contestent la validité constitutionnelle de l’art. 39 et soutiennent que cette disposition outrepasse la compétence du Parlement par application des principes non écrits de la Constitution du Canada : la primauté du droit, l’indépendance de la magistrature et la séparation des pouvoirs. Bien que les principes constitutionnels non écrits puissent limiter les actes du gouvernement, j’estime que tel n’est pas le cas en l’espèce.

[55] Il faut appliquer les principes non écrits en tenant compte du principe de la souveraineté du Parlement. Dans l’arrêt Commission des droits de la personne c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 215, notre Cour a confirmé la validité constitutionnelle du par. 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, que l’art. 39 a remplacé et qui permettait au gouvernement de faire valoir son immunité absolue relativement à une catégorie plus large de renseignements confidentiels.

[56] Récemment, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur la validité constitutionnelle de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, dans Singh, précité. S’appuyant sur une analyse approfondie et convaincante du principe de la souveraineté parlementaire dans le contexte des principes constitutionnels non écrits, le juge Strayer a statué que l’immunité de la Couronne fédérale fait partie du droit fédéral valide à l’égard duquel le Parlement a le pouvoir de légiférer. Le juge Strayer a conclu dans les termes suivants, au par. 36 :

[...] le principe de la primauté du droit ne saurait être interprété de façon à invalider une loi qui a pour effet d’autoriser les représentants de l’État à indiquer que certains documents échappent à la divulgation, c’est-à-dire que la primauté du droit n’exclut pas une loi spéciale produisant un effet spécial au sujet d’une catégorie spéciale de documents, lesquels, pour des raisons fondées de longue date sur des principes constitutionnels comme la responsabilité gouvernementale, ont reçu un traitement différent de celui réservé aux documents privés dans un procès commercial.

[57] Je suis d’accord avec la Cour d’appel fédérale pour dire que l’art. 39 respecte la primauté du droit, ainsi que les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature. La législature a entièrement compétence pour édicter des lois – et même des lois que certains peuvent considérer draconiennes […], à condition de ne pas nuire ni faire obstacle sous un aspect fondamental aux rapports entre les tribunaux et les autres composantes du gouvernement.[67]

De même, la Cour suprême a décidé récemment, dans l’affaire Christie[68] en 2007, que le droit général à l’assistance d’un avocat ne constituait pas un aspect ou une condition préalable de la primauté du droit. La Cour suprême établit clairement qu’il n’y a pas de droit général à un avocat qui découlerait du principe de la primauté du droit, renversant ainsi la décision de la Cour d’appel de Colombie Britannique[69] :

[19] La primauté du droit est un principe fondateur. Notre Cour y a vu [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142) qui « sont à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70). La primauté du droit est reconnue expressément dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982; elle est aussi reconnue implicitement à l’article premier de la Charte, aux termes duquel les droits et libertés énoncés dans la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». De plus, comme notre Cour l’a reconnu dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750, elle est inhérente au concept même de constitution.

[20] La primauté du droit recouvre au moins trois principes. Le premier, c’est que « le droit est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 748. Suivant le deuxième, « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » : ibid., p. 749. Enfin, selon le troisième principe, « les rapports entre l’État et les individus doivent être régis par le droit » : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 71. (Voir aussi Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, 2005 CSC 49, par. 58; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9, par. 134.)

[21] Il ressort nettement de l’examen de ces principes que, à l’heure actuelle, l’accès général aux services juridiques n’est pas considéré comme un aspect de la primauté du droit. Dans Imperial Tobacco, toutefois, notre Cour n’a pas écarté la possibilité que la primauté du droit puisse englober d’autres principes. Il est donc nécessaire de décider si l’accès général à des services juridiques lors de procédures de tribunaux judiciaires ou administratifs portant sur des droits et des obligations constitue un aspect fondamental de la primauté du droit.

[...]

[24] Le texte de la Charte contredit le postulat du droit constitutionnel général à l’assistance juridique invoqué en l’espèce. La Charte prévoit en effet l’accès à des services juridiques dans une situation bien précise : selon l’al. 10b), chacun a le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit « en cas d’arrestation ou de détention ». Si la mention de la primauté du droit supposait l’existence du droit à l’assistance d’un avocat dans le cadre de toutes procédures où des droits et des obligations sont en jeu, l’al. 10b) serait redondant.[70]

Bien que la primauté du droit doit être interprétée de façon large, elle ne va pas jusqu’à limiter le caractère rétroactif de la législation. En effet, comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu dans l’affaire Imperial Tobacco Canada Ltée[71], sauf pour l’exception consacrée à l’article 11g) de la Charte canadienne, la Constitution n’exige pas que nos lois aient uniquement un caractère prospectif. La Cour suprême est également d’avis que le principe de la primauté du droit ne permet pas non plus de contester les lois conférant des privilèges spéciaux à l’égard du gouvernement. La Cour écrit :

[57] La primauté du droit constitue [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142) qui repose « à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70). Elle est reconnue de manière explicite dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982, et de manière implicite dans celui de la Loi constitutionnelle de 1867 : voir Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750.

[58] La Cour a décrit la primauté du droit comme embrassant trois principes. Le premier reconnaît que « le droit est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 748. Le deuxième « exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 749. Selon le troisième, « les rapports entre l’État et les individus doivent être régis par le droit » : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 71.

[59] Lorsqu’on l’interprète de cette manière, il est difficile de concevoir que la primauté du droit puisse servir à invalider une loi comme celle qui nous occupe en raison de son contenu. Cela tient au fait qu’aucun des principes qu’embrasse la primauté du droit ne vise directement les termes de la loi. Le premier principe requiert que les lois soient appliquées à tous ceux, incluant les représentants gouvernementaux, à qui, de par leur libellé, elles doivent s’appliquer. Le deuxième principe signifie que les lois doivent exister. Quant au troisième principe, lequel chevauche dans une certaine mesure le premier et le deuxième, il exige que les mesures prises par les représentants de l’État s’appuient sur des lois. Voir R. Elliot, « References, Structural Argumentation and the Organizing Principles of Canada’s Constitution » (2001), 80 R. du B. can. 67, p. 114-115.

[60] Cela ne signifie pas que la primauté du droit, telle que décrite par cette Cour, n’a aucune force normative. Comme l’a affirmé la juge en chef McLachlin dans Babcock, par. 54, les « principes constitutionnels non écrits », incluant la primauté du droit, « [peuvent] limiter les actes du gouvernement ». Voir aussi Renvoi sur la sécession du Québec, par. 54. Mais les actes du gouvernement que limite la primauté du droit, comme l’entendent le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba et le Renvoi sur la sécession du Québec, sont habituellement, par définition, ceux des pouvoirs exécutif et judiciaire. Les actes du pouvoir législatif sont aussi limités, mais seulement dans le sens où ils doivent respecter des conditions légales de manière et de forme ([c’est-à-dire], les procédures d’adoption, de modification et d’abrogation des lois).

[...]

[66] D’autre part, les arguments des appelants ne tiennent pas compte du fait que plusieurs principes constitutionnels autres que la primauté du droit reconnus par notre Cour — plus particulièrement, la démocratie et le constitutionnalisme — militent très fortement en faveur de la confirmation de la validité des lois qui respectent les termes exprès de la Constitution (et les exigences, telles que l’indépendance judiciaire, qui découlent de ces termes par déduction nécessaire). Autrement dit, les arguments soulevés par les appelants ne reconnaissent pas que, dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous-tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale. Voir Bacon c. Saskatchewan Crop Insurance Corp. (1999), 180 Sask. R. 20 (C.A.), par. 30; Elliot, p. 141-142; Hogg et Zwibel, p. 718; et Newman, p. 187.

[67] La primauté du droit n’est pas une invitation à banaliser ou à remplacer les termes écrits de la Constitution. Il ne s’agit pas non plus d’un instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment.

[…]

[73] Deux arrêts de notre Cour font échec à la prétention des appelants voulant que la Constitution, au moyen de la primauté du droit, exige que les lois soient de nature générale et dépourvues de privilèges spéciaux à l’égard du gouvernement (sauf lorsqu’un tel privilège est nécessaire à une gouvernance efficace), en plus d’assurer un procès équitable au civil.

[…]

[76] En outre, la conception que les appelants se font de la nature de procès « équitable » au civil semble, en bonne part, reprendre le contenu des règles traditionnelles de procédure civile et de preuve. Comme il devrait ressortir de l’analyse portant sur l’indépendance judiciaire, il n’existe aucun droit constitutionnel à un procès civil régi par de telles règles. De plus, les nouvelles règles ne sont pas nécessairement injustes. En effet, les fabricants de tabac poursuivis en application de la Loi subiront un procès équitable au civil, suivant le sens habituellement attribué à ce concept : ils ont droit à une audition publique, devant un tribunal indépendant et impartial, et ils peuvent contester les réclamations de la demanderesse et produire des éléments de preuve en défense. Le tribunal ne statuera sur leur responsabilité qu’à l’issue de cette audition, en se fondant exclusivement sur son interprétation du droit qu’il applique à ses conclusions de fait. Le fait que les défendeurs puissent estimer que le droit ([c’est-à-dire] la Loi) est injuste, ou que les règles de procédure qu’il prescrit sont nouvelles, ne rend pas leur procès inéquitable.[72]

Finalement, pour boucler la boucle et revenir à l’actualité, il importe de discuter d’un jugement rendu en Cour supérieure relativement à l’abolition du registre des armes à feu par le gouvernement fédéral[73]. Ce dernier a non seulement aboli le registre des armes à feu, mais refuse de transmettre aux autorités québécoises les données pertinentes recueillies au Québec et entend les détruire. M. le juge Marc-André Blanchard était saisi d’une demande de déclaration d’inopérabilité de l’article 29 de la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les armes à feu[74].

En analysant les principes non écrits, il en vient à la conclusion que si le gouvernement fédéral peut abolir le registre des armes à feu, il ne peut par ailleurs détruire les données transmises et maintenant réclamées par le Québec :

[59] Énonçant que l’existence de quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux, soit le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit et le respect des minorités fonctionnent en symbiose, le plus haut tribunal du pays souligne qu’aucun de ces principes ne se définit de façon isolée et qu’ils ne sont pas mutuellement exclusifs.

[…]

[63] De plus, le Tribunal ne peut mettre de côté les enseignements de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu. Rappelons qu’elle concluait que par son caractère véritable cette loi relève de la compétence fédérale en matière de droit criminel. Tout en décidant que certains aspects de réglementation s’avèrent accessoires à son objectif premier, soit le droit criminel, elle décide que l’empiètement sur la compétence provinciale quant à la propriété des droits civils ne rompt pas l’équilibre du fédéralisme.

[…]

[70] Donc pour un tribunal, il ne s’agit pas d’apprécier la légitimité politique d’une loi, mais bien plutôt d’en constater et d’en analyser les origines et les conséquences qui en découlent, puisque la légitimité parlementaire n’entraîne pas nécessairement la conformité constitutionnelle.

[…]

[87] Le Tribunal convient que le Canada agit dans son domaine de compétence lorsqu’il décide d’abroger le système d’enregistrement des armes d’épaule contenu au Code criminel et à la LAF. Le Québec ne conteste d’ailleurs pas cela. Cependant, il s’agit de déterminer si la destruction des données du Registre, visée par l’article 29 doit recevoir la même caractérisation.

[…]

[94] Soulignons que dans le jugement relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême note que l’interdépendance politique et commerciale entre les gouvernements provinciaux et fédéral, existant en 1868, s’accroît de façon incommensurable depuis. Cette réalité incontournable doit servir à analyser le contexte factuel particulier de l’implantation du Registre, de concert avec les quatre principes constitutionnels fondamentaux et doit guider son interprétation quant à la partie des droits et obligations ainsi que du rôle de chaque palier de gouvernement.

[95] Rappelons que nos usages politiques et constitutionnels respectent le principe sous-jacent du fédéralisme et appuie (sic) une interprétation de la constitution en accord avec celui-ci. Le plus haut tribunal du pays énonce que, dans certaines circonstances, des principes constitutionnels sous-jacents peuvent donner lieu à des obligations juridiques substantielles qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale.

[…]

[97] […] Le fait pour le Canada d’annoncer vouloir empêcher le Québec d’utiliser les données du registre viole-t-il ces principes?

[…]

[101] Il ne saurait donc subsister de doute quant à l’importance des principes d’interprétation constitutionnelle émis par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec puisque ceux-ci font partie de son analyse dans d’autres décisions subséquentes impliquant le partage des compétences.

[…]

[104] L’historique législatif et les accords bilatéraux démontrent qu’il ne fait aucun doute que l’instauration du Registre requiert l’exercice conjoint et complémentaire de tous les paliers de gouvernement au Canada. Cette nécessaire coopération porte en elle la prémisse que chaque partenaire agit pour faire fonctionner le système mis en place, par conséquent, elle ne s’évanouit pas nécessairement de par la volonté de l’un des participants, en l’occurrence le Canada, de modifier les paramètres du Registre.

[…]

[134] En fait, on peut plutôt raisonnablement conclure que cette disposition législative découle de la volonté du Parlement d’empêcher les provinces de pouvoir exercer leurs compétences en créant, s’ils le désirent, leurs propres registres des armes à feu.

[…]

[143] Quant à l’utilité sociale à ce faire, le Tribunal ne peut se prononcer puisque cela ne découle pas de sa fonction, mais il rappelle que les constatations formulées par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu quant aux effets de l’enregistrement le lient.

[…]

[145] Le Tribunal tient à préciser qu’il ne s’agit pas là d’un jugement de nature politique puisqu’il ne possède aucune autorité pour ce faire, mais bien plutôt un constat juridique qui découle des règles et des principes du droit constitutionnel canadien.[75]

Le jugement va donc plus loin que ce que semble permettre la Cour suprême dans Imperial Tobacco alors qu’elle émet des doutes sur la possibilité de faire invalider une loi en invoquant les principes fondamentaux, et plus particulièrement la primauté du droit[76]. Pourrait-on prétendre que bien qu’il s’agisse d’un amendement législatif, la décision de détruire le registre est avant tout une décision gouvernementale? Il sera intéressant de suivre la réaction de la Cour d’appel du Québec au pourvoi dont elle est saisie.

La Cour supérieure a pris bien soin de camper sa décision non sur un jugement moral, politique ou partisan, mais bien sur les principes fondamentaux du droit constitutionnel. Ces principes ont donc une force normative. Ils ne constituent point des déclarations vides de sens pratique. Leur utilisation demeure délicate, ’comme la lecture des jugements précités laisse entendre. Ils amènent les cours à s’approcher de la frontière mouvante du droit et de la politique.

Conclusion

Tel qu’indiqué par la Cour suprême dans le Renvoi sur les droits linguistiques du Manitoba, la primauté du droit exige le maintien d’un ordre réel de droit positif régissant la société et permettant d’éviter la création de vides juridiques.

Nos tribunaux ont démontré leur capacité d’invalider des lois et des décisions ou sanctionner des conduites qui vont à l’encontre de notre Constitution, qu’il soit question de partage des compétences ou ’d’atteinte aux droits garantis par les chartes et même, maintenant, en invoquant les principes non écrits de la Constitution.

Ainsi, les droits de différer d’opinion et de manifester pacifiquement sont garantis par nos chartes. Il est par conséquent inquiétant de voir certains de nos représentants élus sanctionner ou tolérer certaines conduites qui, sous couvert de dissidence, sont en fait des manifestations de violence et d’intolérance.

Personne n’est au-dessus de la loi. Nos premiers ministres, en exercice ainsi que leurs prédécesseurs, doivent témoigner devant les commissions d’enquête[77]. Les ministres qui contreviennent aux règles doivent démissionner[78], et éventuellement répondre de leurs actes devant les tribunaux de juridiction pénale[79] ou civile[80].

Ce principe de primauté du droit sous-tend nécessairement une certaine volonté, qu’elle soit politique ou citoyenne, de porter des accusations ou d’aller au fond des choses. Les travaux de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction font apparaître des conduites illégales qui ont été tolérées pendant fort longtemps. Les citoyens de Toronto ont presque assisté au renvoi de leur maire relativement à une infraction d’ordre plutôt technique à la Loi sur les conflits d’intérêts municipaux[81] dans l’affaire Magder v. Ford[82].

La quête de l’application égale de la loi à tous doit donc demeurer une préoccupation centrale de la société canadienne, devant être l’objet d’une attention et surveillance continue. Dans cette perspective, les maires, conseillers et fonctionnaires corrompus doivent répondre de leurs actes au civil, devant les instances administratives et au pénal. Les policiers violents doivent aussi répondre de leurs actes au pénal, au civil et au disciplinaire. Pour leur part, les citoyens canadiens doivent respecter la loi, quel que soit leur statut et quelle que soit la nature de leurs revendications[83].

Comme l’écrit la Cour suprême, les textes en eux-mêmes n’ont aucune force si les valeurs qu’ils expriment ne sont pas réellement partagées par les citoyens et leurs dirigeants et ne sont pas appliquées par un judicaire réellement indépendant. Les constitutions « démocratiques » à travers le monde ne sont d’aucune force et valeur sans une participation citoyenne et une liberté de la presse appuyées et respectées par les autorités gouvernementales et le système judiciaire. L’actualité nous le rappelle constamment.