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Should [...] a code adopt the German approach, which is close to the conventional view of the English approach [...], and require that the defendant’s behaviour be ‘unlawful’ or ‘unjustified’?

Should it go further along the same route and require that the defendant’s behaviour interfered with one or more of a specific list of protected interests of the claimant?

Or should it adopt the elegant French formulation, forget about unlawfulness and limit itself to fault, causation and damage?

David Howarth[1]

Introduction

L’appréhension générale ou restrictive de la responsabilité civile mérite réflexion, car elle permet de s’interroger sur l’étendue de la protection offerte à une victime. Deux philosophies prévalent et obéissent à un postulat de départ opposé. La responsabilité civile qui procède du précepte neminem laedere fait assumer à l’auteur qui a causé le dommage les conséquences de son acte dommageable. Peu importe sa nature et de manière indifférenciée, tout détriment subi par une victime peut être qualifié de préjudice ayant vocation à être réparé. L’indemnisation n’est pas déterminée en fonction de la nature de l’intérêt atteint, mais à l’aune du comportement dommageable de l’auteur[2].

À l’opposé, le précepte casum sentit dominus fait reposer sur la victime les dommages susceptibles d’advenir, sauf dans les cas où le droit décide d’en transférer la charge à autrui. Seul un chef de préjudice spécifiquement identifié par l’ordre juridique, qui peut prévoir au surplus une hiérarchie entre les divers chefs de préjudice, est réparable. La doctrine de la relativité aquilienne participe de ce précepte et tend à circonscrire le champ d’application de la responsabilité civile aux cas qui sont expressément prévus par la norme juridique.

Selon la philosophie à laquelle un ordre juridique adhère, des principes de généralité et d’équivalence servent de boussole dans la détermination des préjudices qui nécessitent compensation; des principes de spécialité et de hiérarchie tiennent lieu de compas dans la précision des préjudices réparables[3].

Cette réflexion dérive d’une volonté initiale de reconnaître au Québec un principe fondateur de la responsabilité civile, le concept d’illicéité[4], en tant que violation d’une prescription de l’ordre juridique destinée à protéger le bien juridique atteint[5]. L’illicéité permet d’énumérer, voire de hiérarchiser, les intérêts dont le droit de la responsabilité civile assure une protection. En ce sens, elle sous-tend la théorie de la finalité protectrice de la norme qui postule l’existence d’un rapport juridique significatif entre le critère d’imputation de la responsabilité civile personnelle et les intérêts protégés. La question qui se pose, en présence de la violation d’une norme de conduite, est de savoir si la victime peut poursuivre pour tout dommage ou seulement pour le type de dommage que la norme a pour objet de prévenir[6]. Est-il approprié de réduire le champ d’intervention de la responsabilité civile afin de cantonner la prise en charge des dommages[7]? Peut-on greffer à un système juridique qui méconnaît l’illicéité cet élément supplémentaire afin de circonscrire le périmètre de la responsabilité en fonction de la nature des intérêts protégés?

Au Québec, est-il opportun de juguler une dérive — qu’elle soit qualifiée de potentielle ou d’actuelle — du droit à réparation? Doit-on maintenir le principe de la réparation intégrale du dommage par le recours à une clause générale de responsabilité, laquelle transcende la casuistique des divers chefs de responsabilité, sans a priori ni hiérarchie? Au surplus, il faut s’interroger si le droit québécois réserve réellement, de manière implicite, voire même occulte, une certaine place à la notion d’intérêts protégés[8].

Les réflexions engagées soulèvent la question cruciale de la détermination des dommages réparables et de la définition du cercle des victimes, à savoir si la faute et la causalité suffisent à déterminer les lésés potentiels. Un vent alémanique tend à souffler et renvoie au critère des intérêts qui méritent une protection. Un tel courant influera-t-il l’Ouest, notamment la France et la Belgique, jusqu’à atteindre les côtes nord-américaines et le Québec? Ou s’essoufflera-t-il? Simple brise ou cyclone impitoyable[9]? On observe notamment les traces de ce souffle juridique au sein de deux groupes qui oeuvrent sur l’harmonisation du droit européen de la responsabilité civile — à valeur officieuse toutefois. Il s’agit des Principles of European Tort Law publiés en 2005 à Vienne[10] et du Draft Common Frame of Reference préparé par le Study Group on a European Civil Code et le Research Group on EC Private Law (Acquis Group) en 2009 à Munich[11]. Il est opportun pour un juriste québécois d’engager une réflexion à la lueur de ces travaux entrepris[12] et de poser un regard critique sur la politique juridique et les mécanismes employés afin d’endiguer un élargissement (indu?) du droit de la responsabilité civile au Québec.

Devant une appréhension générale du droit québécois de la responsabilité extracontractuelle, il est permis de se demander si le droit de la responsabilité civile nécessite une restructuration interne, réflexion qui est axée sur le degré de généralité requis. Est-on prêt à une nouvelle génération de normativité en responsabilité civile qui soit plus explicite, par une reconnaissance de la doctrine de la relativité aquilienne?

L’étude a pour mission d’explorer la théorie de la relativité aquilienne en droit comparé afin d’entamer, voire de nourrir un dialogue avec le système civiliste québécois. Il faut s’arrêter plus particulièrement sur les potentialités d’une importation de cette théorie en matière de responsabilité extracontractuelle personnelle. Une telle analyse contribue sans conteste à enrichir la doctrine juridique par son dessein novateur et son articulation autour d’une théorie peu étudiée, sinon méconnue, au Québec.

D’un point de vue conceptuel, sinon notionnel, quelques réflexions liminaires s’imposent au sujet de la doctrine de la relativité aquilienne eu égard à son appréhension, à sa genèse ainsi qu’à sa confrontation aux techniques casuistique et conceptualiste (I). À titre illustratif, on peut prendre pour modèles le droit civil allemand et la common law canadienne, car ils emploient des mécanismes distincts[13], mais qui convergent à restreindre le champ d’application de la responsabilité civile. Si la théorie de la relativité aquilienne puise ses racines dans la formule du Code civil allemand, le Bürgerliches Gesetzbuch (BGB), qui édicte diverses dispositions législatives en tant que « petites » clauses générales[14] de responsabilité; elle s’exprime à travers le délit de négligence et l’idée d’interférence des droits dans la common law canadienne[15] (II).

Par ailleurs, prenant parti qu’il n’y a pas d’obstacle dirimant à la relativité aquilienne en droit québécois, il convient de sonder la volonté de favoriser une conception relative de la responsabilité civile. Le cas échéant, il est permis de s’arrêter sur la technique, laquelle commande d’identifier les mécanismes qui peuvent contenir dans des bornes raisonnables le périmètre de la responsabilité civile au Québec, ainsi que de situer ces mécanismes. Il faut signaler néanmoins l’arrimage périlleux de la relativité aquilienne avec le principe général et malléable de la responsabilité civile, lequel semble trop profondément ancré au Québec pour adopter des mécanismes aussi efficaces que ceux développés en droit allemand et en common law canadienne (III).

I. La doctrine de la relativité aquilienne

La doctrine de la relativité aquilienne[16] limite le spectre de la responsabilité civile aux cas qui sont expressément prévus par la norme juridique. L’action en réparation ne s’étend qu’à l’égard des individus que la règle de conduite a pour dessein de prémunir et pour des dommages contre lesquels la règle juridique offre une protection[17]. La relativité est double : elle est personnelle quand elle vise à limiter la protection de la règle à l’endroit de certaines personnes déterminées; elle est matérielle lorsqu’elle tend à restreindre la protection de la règle face à des dommages donnés[18]. Dans son aspect matériel, tous les droits et tous les intérêts ne reçoivent pas la même protection par les règles de la responsabilité civile. Il faut considérer la finalité de la règle juridique méconnue; c’est la théorie du but protecteur de la norme.

Si l’on se fonde sur la structure et les mécanismes qui permettent de limiter le champ des responsabilités et de nuancer la protection des victimes en fonction de la nature de l’intérêt atteint ou du dommage invoqué, des approches unitaire et pluraliste s’opposent. Il faut opter entre un principe général censé fédérer dans ses grandes lignes le droit de la responsabilité civile et une approche pluraliste; entre une généralité et une architecture notoirement complexe des dispositions de la responsabilité civile. L’étendue de la protection offerte aux victimes n’est pas la même : clause générale, porteuse d’insécurité, de non-dits et d’une possible prolifération judiciaire désordonnée (méthode conceptualiste) ou liste pragmatique de cas spécifiques favorisant une sécurité juridique, mais qui présentent une moindre ouverture face à des situations hypothétiques nouvelles (méthode casuistique)? Certes, il s’agit moins d’une question de fond que de technique juridique[19].

Dans une perspective historique, l’apparition du principe général de responsabilité est étroitement liée à l’affranchissement de la responsabilité civile de la responsabilité pénale et à la reconnaissance de son caractère autonome[20]. Si la généralité de la faute et l’absence de distinction entre les préjudices ne semblent pas compatibles a priori avec un système basé sur les intérêts protégés — qui repose sur une hiérarchie des valeurs semblable au droit pénal —, il est possible de se demander, à l’instar d’un auteur, si la « construction d’un système de responsabilité civile [...] selon une gradation des intérêts protégés reviendrait à lier de nouveau le destin de la responsabilité civile à celui du droit pénal, en une sorte de droit pénal civilisé »[21].

En droit romain, à l’origine, la méthode casuistique considérait de manière distincte chaque délit et les réglementait un à un, sans les rassembler toutefois sous une théorie générale de la responsabilité. La matérialité de la responsabilité tendait à s’exprimer à travers des actes formellement interdits par la lex Aquilia[22], qui procédait par énumération de cas d’espèce susceptibles d’engager la responsabilité; « seuls les dommages infligés par occidere, urere, frangere ou rumpere (tuer, brûler, briser, rompre) étaient soumis à une obligation de réparation »[23]. Par un long processus de généralisation puisant ses racines dans la formule du damnum injuria factum, qui s’est progressivement transformée en damnum injuria et culpa datum, c’est-à-dire un « dommage infligé illicitement et fautivement »[24], la clause générale de responsabilité, dans son expression moderne[25], émerge et demeure l’oeuvre de Domat[26]. La modalité de l’acte disparaît[27]; « [o]n peut voir dans cette idée de Domat une manifestation de la raison qui transcende une approche pragmatique, mais éclatée »[28].

En Europe continentale, un schisme existe entre les ordres juridiques codifiés quant à la place accordée à la nature des intérêts protégés en matière de responsabilité civile. La plupart des droits nationaux sont inspirés par l’un ou l’autre des deux systèmes adoptés respectivement au début du XIXe siècle par le Code civil français, qui favorise une approche conceptualiste, et, à l’aube du XXe siècle, par le Code civil allemand, qui présente une méthode casuistique[29]. Ces deux systèmes, étant issus d’époques, de pensées et de cultures juridiques différentes[30], traitent de manière divergente d’un problème similaire :

À l’opposé de la méticulosité qui caractérise le système allemand se trouvent le pathos majestueux et l’élégance de la clause générale de responsabilité du droit délictuel français. La tâche de celui qui applique le droit n’est pas ici de combler des lacunes juridiques, mais de limiter la responsabilité et de préserver, par conséquent, des espaces de liberté d’action[31].

Il ne faut pas abdiquer néanmoins devant le schisme entre ces deux techniques législatives. Les systèmes français et allemand, dans le domaine de la responsabilité civile, ne sont pas totalement étanches[32] et y voir un rapprochement — reconnu ou sous-jacent, conscient ou non, direct ou indirect — ne peut que jeter les fondations d’un droit commun européen[33]. L’idée de relativité trouve un écho en droit français; un infléchissement de la technique conceptualiste prévaut à cet égard. D’abord, l’idée alémanique de circonscrire les normes et de sanctionner une atteinte spécifique à certains droits n’est pas sans rappeler l’acception de la faute fournie par Marcel Planiol, comme l’inexécution d’une obligation préexistante. Selon cette théorie française[34], on doit porter une attention sur la définition et l’énonciation d’obligations concrètes qui s’imposent à tous, afin d’assurer une meilleure délimitation de la protection à l’aune de devoirs davantage précisés. Ensuite, on remarque en droit français de la réparation des dommages une certaine influence de l’idée alémanique de moduler la protection selon la nature de l’intérêt atteint[35]. L’oeuvre développée par Boris Starck en 1947, à l’origine de la théorie de la garantie[36], propose une hiérarchie des intérêts fondée sur un besoin social d’indemnisation et une diversification du régime de responsabilité applicable aux dommages corporels, aux atteintes aux biens et aux dommages moraux, respectivement[37].

Par ailleurs, des tentatives ont été faites, notamment en Belgique, en faveur de la doctrine de la relativité aquilienne. Selon la théorie systématisée par le Procureur général Leclercq, au début du XXe siècle, tout le système de la responsabilité civile repose sur une proposition essentielle : la seule lésion du droit d’autrui constitue, en elle-même, un fait illicite et donc une faute, lorsqu’elle provient du fait immédiat de l’Homme[38]. Dans cette acception, on assimile le fait illicite à la lésion du droit d’autrui, laquelle se traduit par l’atteinte au droit à l’intégrité de la personne et du patrimoine[39]. Cette théorie n’a pas rallié toutefois la doctrine majoritaire, qui s’est montrée très généralement défavorable. En effet, cette conception audacieuse, « heurtant les idées traditionnelles, aurait pour conséquence de bouleverser complètement le régime de la responsabilité, ainsi que toutes les matières qui y sont connexes »[40]. La théorie classique où la faute est une condition distincte de la responsabilité civile, indépendante de la lésion d’un droit, demeure.

Il convient de sonder à présent les mécanismes, développés en droit civil allemand et en common law canadienne, qui circonscrivent les applications de la responsabilité civile.

II. Une exploration de la relativité aquilienne dans le système civiliste allemand et le système de common law canadienne

Les droits allemand et canadien bénéficient de mécanismes qui permettent expressément aux tribunaux de limiter le champ des responsabilités et de nuancer la protection des victimes en fonction de la nature de l’intérêt atteint ou du dommage invoqué. Il importe de s’arrêter tour à tour sur chacun de ces instruments qui commandent, dans le système civiliste allemand, une analyse des intérêts protégés par la norme juridique transgressée (A) et, dans le système de common law canadienne, un examen du duty of care inhérent au délit de négligence (B).

A. Le système civiliste allemand : les intérêts protégés

En matière de responsabilité délictuelle pour faute prouvée[41], le système allemand propose une conception relative de la responsabilité, par l’ajout de l’illicéité (Rechtswidirgkeit[42]) comme condition supplémentaire au triptyque « faute — lien de causalité — préjudice » dans l’architecture normative du Code civil allemand, adopté en 1896, puis entré en vigueur en 1900, à la suite de l’unification des Länder allemands[43].

L’esprit individualiste du Code reflète une époque libérale et capitaliste : le bien-être de la société s’établit par le libre jeu des forces économiques que les interventions étatiques ne doivent nullement entraver; on ne peut compenser tous les types de dommages. Une volonté de ne pas nuire au développement économique prévaut. Plus particulièrement, la structure du Code, sa technique adoptée et sa langue traduisent une large influence de l’École des Pandectes et de la Begriffsjurisprudenz[44]. À l’image des concepts hérités de la science pandectiste qui s’intègrent dans un système logique, la terminologie employée est rigoureuse et concise; la langue présente une haute technicité et une nature abstraite et savante[45]. Les règles déclinent des cas types hypothétiques et fédèrent autour d’un principe général des solutions particulières.

La théorie de la relativité aquilienne[46] (Lehre vom Schutzzweck der Norm ou Schutznormtheorie) cherche à contenir les règles de la responsabilité civile dans des limites raisonnables : elle doit lutter contre les « excès » de responsabilité et dégager avec précision les limites de la protection[47]. Il ne suffit donc pas que la victime prouve un dommage pour avoir droit à réparation, mais bien que l’intérêt atteint est celui que le devoir violé tendait à protéger[48]. C’est donc envisager l’idée que les règles de droit poursuivent un but; que le fait générateur du droit à réparation a pour point de départ la nature de l’intérêt atteint.

En vertu de l’article 823 BGB, le législateur sanctionne, par une obligation d’indemnisation, des atteintes à un certain nombre de droits (Rechte) ou de valeurs (Rechtsgüter) spécifiques et jugés fondamentaux. Il énumère des droits absolus d’autrui qui exigent une protection et qui sont logés sous les auspices de la responsabilité civile : la vie, l’intégrité corporelle, la santé, la liberté et la propriété[49]. L’idée de moduler la protection en fonction de la nature de l’intérêt atteint est présente. En ce sens, la seule atteinte à l’un des intérêts juridiques énumérés expressément par la règle fait présumer l’illicéité du fait dommageable. La preuve d’un fait justificatif fait tomber une telle présomption, par exemple la légitime défense, la contrainte ou encore le consentement de la victime.

En cherchant à limiter strictement ces intérêts protégés, on écarte le recours à des formules généralisantes (clausula generalis) en matière de responsabilité délictuelle, car dangereuses à plus d’un titre :

[D]’abord parce qu’elles nécessitent des précisions importantes sur la notion d’illicéité, tout dommage causé ne pouvant être systématiquement illicite; ensuite parce qu’elles rendent difficile la détermination du champ des personnes créancières de l’indemnisation (notamment eu égard aux victimes par ricochet)[50].

Le législateur allemand tempère néanmoins la rigidité d’une telle édiction limitative par la mention générique « un autre droit d’autrui » à la suite de l’énumération des droits et des intérêts précisés à l’alinéa premier de l’article 823 BGB. Il s’agit d’une « soupape de sûreté »[51] qui comble les lacunes des biens juridiquement protégés et permet au juge d’ouvrir ou de fermer le prisme des intérêts protégés. Ces autres droits d’autrui doivent avoir un lien logique avec les intérêts énoncés — ce qui empêche une extension de l’article 823 BGB au point où il vienne à se rapprocher de l’article 1382 du Code civil français ou de l’article 1457 du Code civil du Québec (CcQ). Suivant une oeuvre créatrice jurisprudentielle, le système allemand consacre d’autres droits absolus aux contours flous, tels que les droits de la personnalité, le droit de propriété industrielle et les droits réels.

Le juge allemand doit procéder à un équilibrage des valeurs et intérêts en présence lorsque la victime fait valoir une atteinte à l’un des droits subjectifs. L’article 823 BGB n’est donc pas un exemple de casuistique absolue et le magistrat conserve une marge de manoeuvre certaine. Il est permis de s’interroger : cette « petite » clause de responsabilité ne devient-elle pas grande par le seul fait de son interprétation judiciaire et sujette aux passions des juges qui usent de la catégorie ouverte « un autre droit » pour remédier à la casuistique initiale?

Si l’alinéa premier de l’article 823 BGB ne fait pas expressément mention de la théorie de la relativité aquilienne, en revanche, son alinéa second l’exprime de manière explicite : l’obligation de réparer le dommage causé ne vise que celui qui viole une disposition protectrice d’autrui. Il se lit ainsi : « La même obligation (de réparer) s’impose à celui qui viole une loi tendant à la protection d’autrui. Si d’après la loi, une violation de cette dernière est possible même sans faute, l’obligation de réparer n’intervient qu’en présence d’une faute »[52].

Sous l’influence postérieure des droits d’inspiration germanique, la finalité protectrice de la norme connaît une faveur, avec des fortunes variables, et demeure au coeur du droit de la responsabilité civile de la plupart des codes européens[53]. L’assertion trouve notamment sa vérification dans les droits suisse[54], turc[55], italien[56] et néerlandais[57]. Au sein de tels régimes juridiques, tous les droits et tous les intérêts ne reçoivent pas la même protection par les règles de la responsabilité civile.

Il est intéressant de sonder la présence de l’illicéité comme facteur limitatif de responsabilité civile en common law. L’appréhension de l’illicéité dans la common law révèle, outre des mécanismes propres à restreindre le champ d’application de la responsabilité civile à travers le délit de négligence, une analyse axée sur les droits protégés de la victime ou, plus largement, sur l’idée d’interférence des droits par une approche syncrétique articulée à la fois autour de l’auteur responsable et de la victime.

B. Le système de common law canadienne : le délit de négligence et le duty of care

En matière de responsabilité délictuelle fondée sur la négligence[58], l’existence d’un devoir de prudence (duty of care) préexistant à l’action doit être établie dans chacun des cas d’espèce. D’emblée, il importe de distinguer ce premier élément constitutif du délit de négligence de la transgression du devoir de prudence déterminée à l’aune d’une norme de diligence, laquelle est commune à toutes les expériences à travers le concept de personne raisonnable (breach of the standard of care)[59]. Une telle norme de la personne raisonnable s’apparente sans conteste avec celle adoptée en droit civil québécois afin de juger s’il y a eu transgression du devoir de prudence et de diligence, qui renvoie au « bon père de famille » ou au syntagme contemporain de « personne raisonnable ». Dans les deux traditions juridiques, l’homme raisonnable est, de façon générale, un individu moyen, c’est-à-dire celui qui ne possède pas un courage achilléen, ni une force herculéenne. L’utilisation de ce critère abstrait et fictif, soit une norme objective, est nécessaire pour déterminer comment une personne raisonnable, d’intelligence moyenne et dont les valeurs morales correspondent à celles d’une personne ordinaire, logée dans la même situation au moment de l’acte négligent, se serait comportée.

L’existence d’un devoir de prudence préalable à toute responsabilité pour négligence, en common law, n’est pas véritablement originale en droit québécois. L’idée d’une « obligation préexistante »[60] propre à une conception planiolienne ou d’un devoir de bonne conduite n’est pas inconnue du législateur québécois; la faute pouvant être définie comme la transgression du « devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui »[61]. La singularité de la common law est de concevoir le devoir de prudence comme un élément distinct de la faute et de lui donner une portée ignorée du droit québécois : relative et non absolue. En effet, les tribunaux exigent que, préalablement à un examen de la responsabilité pour négligence, une obligation de faire preuve de soin prévale. La partie demanderesse doit ainsi établir l’existence à son profit et à charge du défendeur d’un devoir de prudence, avant de prouver qu’il y a eu violation de la diligence raisonnable[62].

L’idée de relativité est sous-jacente au devoir de prudence. Elle représente un mécanisme de contrôle à la disposition des tribunaux qui maintient la portée de la cause d’action en négligence dans des frontières définies[63]. Une limitation de la responsabilité pour négligence peut être opérée suivant une classification axée notamment sur les caractéristiques propres aux parties[64], le type d’activités qu’elles exercent[65] ou encore le genre de préjudice visé[66]. Bien plus, l’obligation de diligence circonscrit le spectre de la responsabilité délictuelle — en principe illimité — au moyen de considérations de politique sociale, juridique et économique afin de ne pas retenir la responsabilité d’un individu dans les cas où cela conduirait à des résultats qui ne seraient ni équitables, ni justes, ni raisonnables.

En l’absence de toute disposition légale d’un code civil qui clarifie expressément l’existence d’un tel devoir envers autrui[67], le tribunal doit rechercher s’il y a un devoir d’agir avec diligence et prudence envers autrui, selon chaque cas d’espèce. Cette question de droit, relevant de la compétence exclusive du juge, permet d’assurer un contrôle sur l’issue du litige et de compenser notamment le manque d’objectivité des jurys et leur propension à donner satisfaction aux victimes dans des affaires où une demande apparaît manifestement non fondée. Dans des circonstances nouvelles, la cour doit établir s’il est indiqué, voire souhaitable, de reconnaître une telle obligation, compte tenu des conséquences sociales et économiques qui peuvent éventuellement s’ensuivre[68].

Le cadre d’analyse du devoir de prudence et de diligence constitue une entreprise judiciaire qui n’est certes pas exempte de difficultés[69]. L’arrêt Donoghue v. Stevenson[70] a jeté les bases d’une approche fondée sur un principe d’application générale qui était essentiellement une indication de la direction à suivre pour les tribunaux. Le critère du prochain (neighbour principle), dégagé dans un obiter dictum de Lord Atkin, se formule ainsi : « [Q]ui donc, au regard de la loi, est mon prochain[?] [I]l semble que la réponse soit celle-ci : les personnes que mon acte touche si directement que je devrais raisonnablement envisager que l’action ou l’omission considérée est susceptible de les toucher ainsi »[71].

Cette formule du prochain a été interprétée, quelques cinquante ans plus tard, en mai 1977, dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council[72]. Afin de fournir une structure davantage précisée au principe du prochain, Lord Wilberforce a énoncé un questionnement à deux temps, comme critère pour le devoir de prudence. Dans un premier temps, il faut déterminer s’il existe entre l’auteur potentiel du dommage et la victime une « proximité suffisante pour que le premier eût dû raisonnablement penser qu’un manque de soin de sa part était susceptible de causer un préjudice à la seconde »[73]. L’existence d’un devoir de prudence est alors présumée, sous réserve d’une preuve contraire. Si la réponse à la première question est affirmative, il convient, dans un second temps, de relever s’il existe « des éléments créant une dérogation au devoir en question ou ayant pour effet de limiter son champ d’application, les personnes à l’égard desquelles il s’applique ou encore les dommages-intérêts auxquels sa violation peut donner lieu »[74].

Dans la jurisprudence canadienne, il faut attendre en 2001 l’arrêt Cooper c. Hobart[75], construit à partir des prémisses de Anns. D’un point de vue de la méthodologie et de la clarté du droit, cet arrêt identifie ce qui doit être examiné à chacune des étapes du critère de Anns comme suit :

À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était-il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe-t-il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns il reste toujours à trancher la question de savoir s’il existe des considérations politiques étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence[76] [caractères soulignés dans le texte].

Des considérations relationnelles entre les parties[77] doivent être prises en compte pour déterminer s’il existe une relation découlant d’une obligation suffisante pour justifier l’indemnisation. S’y juxtaposent des considérations de politique générale, à savoir si l’extension de l’indemnisation est souhaitable au regard de la politique sociale, économique et juridique. Ces dernières portent sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général[78]. Il est notamment à propos de jauger le risque d’une avalanche de poursuites, ainsi que le danger d’une responsabilité illimitée.

Avec la pierre angulaire du régime relatif à la négligence posée par Donoghue, la cristallisation du principe du prochain par l’arrêt Anns, et son cisèlement, au Canada, dans l’affaire Cooper, le devoir de prudence est appelé à évoluer en common law (mais différemment, selon les systèmes)[79].

À l’instar du devoir de prudence, la causalité juridique[80] (remoteness ou proximate cause) permet de circonscrire le champ d’application de la responsabilité délictuelle pour le délit de négligence en common law. Ce type de causalité, qui peut se traduire par l’exigence du caractère direct du dommage dans le système civiliste québécois[81], doit se distinguer impérativement de la causalité factuelle (causation)[82].

De façon générale, la causalité juridique est un facteur qui restreint la portée de la responsabilité, que ce soit par la détermination des personnes pouvant obtenir réparation que des dommages pour lesquels un droit leur est reconnu[83]. En effet, un tribunal doit conclure à l’absence de responsabilité si le dommage est perçu comme trop éloigné. Le défendeur n’est pas nécessairement responsable de toutes les conséquences de sa conduite. Il doit y avoir une proximité causale[84].

Plus particulièrement, aux États-Unis, l’expression contemporaine scope of liability[85] peut se juxtaposer au duty of care afin de limiter la responsabilité. Les deux mécanismes obéissent néanmoins à des prédicats distincts et correspondent à des sphères d’application propres. On peut prendre pour illustration l’arrêt de principe Palsgraf v. Long Island Railroad Co[86], lequel révèle une potentielle interchangeabilité des notions de duty of care et de proximate cause ou scope of liability.

Dans cette affaire, deux voyageurs se sont élancés sur le quai au moment où un train s’ébranlait et, avec l’aide de deux employés, sont parvenus à monter dans ce train en marche. Malgré l’imprudence des voyageurs et des employés, aucun n’a été blessé. Toutefois, de façon involontaire, l’un des employés a fait tomber un petit paquet enveloppé de journal, que le second voyageur avait sous bras. Ce paquet contenait des artifices, dont l’explosion a renversé une balance à quelque distance de là et a blessé la partie demanderesse qui était sur le quai. La question consistait à déterminer si la victime pouvait réclamer une indemnité à la compagnie de chemins de fer. La Cour d’appel de New York, par une majorité de quatre voix contre trois, lui a refusé ce droit. Le juge Cardozo et la majorité ont envisagé le problème sous l’angle du duty of care. Ils ont conclu à l’absence de prévisibilité raisonnable et de caractère relationnel des parties pour justifier la présence d’une obligation de diligence à l’endroit de la victime. Pour leur part, le juge Andrews et la dissidence ont privilégié la proximate cause. Le dommage qui exige réparation est « seulement celui qui trouve dans la faute sa “cause prochaine” »[87]; en l’espèce, le dommage subi ne peut être compensé.

De l’examen de ces mécanismes qui comportent chacun des avantages propres[88], des auteurs écrivent ce qui suit :

Courts sometimes limit the liability of a negligent defendant by holding that the defendant owes no duty to to plaintiff, or that the defendant owes only a duty not to be grossly or wantonly negligent. Scope of liability or proximate cause rules also protect negligent defendants, so the limited duty rules and the "proximate cause" rules have something in common. In fact, some courts will use the language of proximate cause to resolve some cases that other courts might resolve in the language of duty. The duty and scope of liability analyses are not, however, usefully interchangeable, even though either might get the other’s result. First, whether a duty is owed is a question of law, while the scope of liability issue is for the jury. Second, duty rules are classically categorical and abstract; they cover a class or category of cases, where scope of liability or proximate cause decisions are quite fact-specific rather than categorical [89].

C. La finalité convergente du système civiliste allemand et de la common law canadienne : limiter le spectre de la responsabilité

En raison de son impact restrictif en matière de responsabilité délictuelle pour négligence, il est opportun de relever un rapprochement entre la nécessité d’établir l’existence d’un duty of care en common law et la Schutznormtheorie[90] qui existe dans les systèmes continentaux d’origine alémanique.

Une constante demeure entre ces systèmes, dominés par le souci de limiter le champ des responsabilités. L’appréciation de la responsabilité stricto sensu paraît comme étant, théoriquement du moins, tributaire d’une condition préalable : l’existence d’une relation particulière entre l’auteur et la victime en common law et une atteinte à un intérêt spécifiquement protégé en droit allemand[91].

À l’appui, des auteurs de l’International Encyclopedia of Comparative Law précisent ceci :

Similarly, the lawyers of the common law countries have used their own methods to achieve practically the same results as those reached in certain continental legal systems. The theory of relative liability has reached its most spectacular development in the torts of negligence and breach of statutory duty.

On the one hand, the tort of negligence does not apply to persons in general, but applies only to those persons towards whom the person doing the damage owed a duty of care. On the other hand, the tort of breach of statutory duty does not confer general protection on all persons against any kind of damage, but only protects those persons that the statute in question was designed to protect, and only against the kind of damage that the statute had in mind. Obviously this is very similar to the german Normzwecktheorie [notes omises][92].

Certes, le droit civil allemand et la common law canadienne emploient des mécanismes distincts, mais ceux-ci convergent vers un résultat similaire : réduire le spectre de la responsabilité. De tels outils se révèlent à travers le prisme des intérêts protégés, dont la vie, l’intégrité corporelle, la santé, la liberté et la propriété, édictés au premier alinéa de l’article 823 BGB. Ils peuvent également se manifester par l’exigence d’un devoir de prudence pour le délit de négligence en common law canadienne. En effet, la relativité que véhicule ce mécanisme est double; ce n’est pas sans rappeler la relativité aquilienne dans les droits d’origine alémanique. À une relativité matérielle, sur les dommages visés par le devoir de prudence, se juxtapose une relativité personnelle, sur les personnes protégées par ce devoir[93].

Cette perspective exploratoire de la relativité aquilienne dans les systèmes casuistiques allemand et de common law canadienne jette les bases pour évaluer si cette doctrine peut être reçue en droit civil du Québec. Héritier de la codification napoléonienne, le système civiliste québécois s’inscrit dans les traces du droit français de la responsabilité civile et de sa tradition essentiellement conceptualiste[94].

Le principe général demeure, comme l’énonce Portalis : « L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière »[95]. On accorde une large place aux concepts généraux, souples, plastiques, au contenu variable et destinés à se moduler selon les circonstances mouvantes de la vie sociale. D’ailleurs, l’énoncé général demeure « un palladium contre l’inflexibilité de la casuistique »[96].

On peut questionner l’adéquation du système juridique civiliste québécois à la technique conceptualiste qui contribue ou non à sa reconnaissance : y a-t-il une incompatibilité catégorique entre la technique casuistique et la technique conceptualiste propre à compliquer la réception de cette doctrine qui opère par l’illicéité? À l’instar de David Howarth, il est possible de s’interroger : How can a Code escape this dilemma: either use a concept such as unlawfulness and risk meaninglessness or inflexibility, or refuse to use such a concept and risk incoherence or deception?[97]

Il ne faut pas abdiquer néanmoins devant le schisme entre les techniques législatives conceptualiste et casuistique qui structurent les systèmes juridiques[98], lesquels ne sont pas totalement étanches. Face à une inflation des préjudices réparables, des forces de contraction (dans les systèmes conceptualistes) et des forces d’expansion (dans les systèmes casuistiques) sont à l’oeuvre.

Si une limitation des indemnisations par l’adoption d’une liste des intérêts protégés apparaît notamment comme un facteur d’ordre, il est toutefois possible de relever une perte d’unité de la responsabilité, d’un principe directeur.

Devant le parti pris d’indifférence postulé à l’égard de la nature du dommage ou de l’identité de la victime en droit civil québécois, on peut s’interroger sur un infléchissement de la technique conceptualiste, sans pourtant prononcer son déclin. De fait, le principe général édicté à l’article 1457 CcQ et son approche unitaire sont tempérés par l’existence de certains facteurs propres à restreindre le champ d’application de la responsabilité civile.

III. Pour une reconnaissance de la relativité aquilienne dans le système civiliste québécois?

D’entrée de jeu, il convient de sonder la volonté de faire appel à la théorie de la relativité aquilienne en droit québécois de la responsabilité civile (A). Il s’agit plus d’une préférence culturelle que d’un problème technique : est-il opportun d’admettre de façon libérale un catalogue vaste de dommages ou de favoriser une attitude plus pragmatique? Le cas échéant, il faut évaluer la technique à adopter afin de circonscrire les cas d’application de la responsabilité (B).

A. La volonté d’adopter une conception relative de la responsabilité

Dans le domaine extracontractuel, le principe général qui encadre la conduite de tout individu s’exprime à l’alinéa premier de l’article 1457 CcQ : « Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». On peut proposer deux lectures qui apparaissent équipollentes a priori, bien qu’elles divergent selon que l’accent est placé sur le comportement ou le préjudice : « toute personne a le devoir de bonne conduite de manière à ne pas causer de dommage à autrui » et « toute personne a le devoir de ne pas causer de dommage à autrui par sa bonne conduite ».

L’article 1457 CcQ édicte une clause générale de responsabilité civile pour son fait personnel[99]. La règle suivant laquelle « tout ce qui n’est pas explicitement interdit est permis » ne trouve pas application. Il n’est pas question, en effet, d’envisager le droit de la responsabilité civile comme un ensemble de règles qui protègent certains droits ou intérêts à l’exclusion d’autres. Une hésitation sur la hiérarchie des intérêts à protéger ou encore un parti pris d’indifférence à l’égard de la nature du dommage tient à la formulation large de la disposition législative.

Il s’agit d’une approche unitaire qui conduit à protéger tous les droits et les intérêts; elle repousse toute différenciation entre les préjudices sur la base du principe de la réparation intégrale[100]. Une conception large du dommage domine, sous réserve des caractères requis à l’admissibilité du préjudice[101].

En droit québécois, on peut relever néanmoins une politique de protection de la personne humaine sur les plans physique et moral[102]. Une protection renforcée de certains intérêts prévaut en ce sens. Si l’on sonde la substance du préjudice et l’examen des droits et intérêts en présence, il est possible de signaler que l’intégrité physique et psychique représente une valeur primordiale à préserver[103]. L’article 3 CcQ renvoie à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de toute personne. Le législateur québécois soumet les préjudices corporel[104] et moral à des règles particulières afin d’en assurer la réparation et d’affirmer l’importance de la victime. C’est le cas notamment du second alinéa de l’article 1474 CcQ quant à l’absence de tout effet conféré à une clause de non-responsabilité pour le préjudice physique ou moral subi par une victime. Il en va de même pour l’article 2930 CcQ relatif à la prescription triennale pour le préjudice corporel[105], et même moral selon Montréal (Ville de) c. Tarquini[106]. Aussi, seul le préjudice corporel doit être actualisé en vertu de l’article 1614 CcQ.

Par ailleurs, en raison de la généralité de l’article 1457 CcQ, le législateur n’opère pas de discrimination entre les personnes protégées. Il s’agit d’un devoir erga omnes : n’importe qui peut invoquer le bénéfice d’une obligation de réparation du dommage causé si les autres éléments constitutifs de la responsabilité civile sont établis. Toutes les victimes d’un acte dommageable sont logées sur le même plan, sans prise en considération de leurs relations antérieures avec l’auteur du dommage ou de leur proximité avec celui-ci, comme c’est le cas dans la common law canadienne[107]. L’interprétation large du cercle des victimes potentielles a mis fin à une controverse portant sur la notion d’« autrui » qui a irrigué de nombreux développements doctrinaux[108] et débats jurisprudentiels[109] sous l’empire du Code civil du Bas-Canada[110]. L’article 1056 CcBC prévoyait qu’en cas de décès, seuls le conjoint, les ascendants et les descendants de la victime pouvaient poursuivre à l’intérieur d’un délai d’une année; à l’exclusion de ces individus nommément désignés, aucune autre personne ne pouvait intenter d’action à raison d’un décès.

Le législateur québécois, à l’article 1607 CcQ, interprète désormais de façon large et libérale le terme « autrui », qui s’étend à toute personne qui subit ou souffre un préjudice direct et immédiat. Tant la victime immédiate que celle par ricochet peuvent réclamer des dommages, sous réserve, pour cette dernière, de démontrer que son préjudice est une suite directe et immédiate du premier préjudice causé. Devant une interprétation large de la notion d’« autrui » affirmée par le Code civil du Québec, on réoriente le débat. Son point d’ancrage ne réside plus dans l’examen de l’étendue du mot « autrui », mais se situe dans l’analyse du caractère direct du préjudice et du lien de causalité[111].

Devant cette généralité reconnue en droit civil québécois de la responsabilité extracontractuelle portant sur le dommage réparable et les victimes potentielles, il est permis de s’interroger : le droit de la responsabilité civile nécessite-t-il une restructuration interne? Nous sommes d’avis que la clause générale de responsabilité demeure une forme normative à conserver. Il s’agit d’ailleurs, selon Pierre Wessner et Bénédict Winiger, du « point le plus fort qui unit la responsabilité moderne »[112]. D’une part, face à l’évolution rapide des technologies qui sous-tend une multiplication et une aggravation des risques, elle constitue un instrument souple pour parer les nouveaux risques[113]. D’autre part, elle fournit une solution et permet une certaine sensibilisation à de nouvelles formes de dommages et à des intérêts émergents qui méritent la protection du droit[114].

La discussion peut s’orienter par conséquent autour du degré de généralité requis. Est-on prêt à une « nouvelle génération de normativité en responsabilité civile, qui est plus explicite que les codes actuels et propose une densité normative plus élevée »[115]? En ce sens, on peut s’inspirer des propos de Bénédict Winiger formulés comme suit :

Ce mouvement d’amplification du nombre de normes n’a rien d’étonnant, puisque le législateur d’aujourd’hui est chargé de faire entrer dans le code la jurisprudence et la doctrine qui se sont consolidées au fil du temps autour des codes en vigueur. On peut regretter les codes courts qui, de ce fait même, n’ont pas besoin d’une véritable structure. Mais, il n’est probablement pas réaliste de penser que nous puissions continuer à gérer la responsabilité moderne avec des codes parcimonieux, à moins d’accepter que nous passions silencieusement d’un système codifié à un système jurisprudentiel plus proche de la case law anglo-saxonne[116].

Il semble opportun de combiner les avantages respectifs des approches générale et particulière afin de préciser les dispositions relatives à la responsabilité civile. De fait, on peut aménager une place à la notion d’intérêts protégés tout en préservant, non seulement la lettre, mais surtout l’esprit d’une clause générale de responsabilité[117].

Le caractère généreux d’une norme de responsabilité peut présenter néanmoins un certain danger. Il importe alors d’examiner les instruments développés par le droit civil québécois de la responsabilité qui en circonscrivent la portée. Le système québécois n’est pas imperméable à certains infléchissements qui pourraient en corriger les excès. Tout tient ici dans la manière d’adapter les règles de la responsabilité civile aux nécessités de la vie sociale, sinon de la délimiter ou de la maintenir dans des limites raisonnables.

Il s’agit d’une question de perspective. Il est permis de confiner cette interrogation au bien-fondé de l’idée de base de la théorie de la relativité aquilienne, à savoir limiter l’indemnisation des victimes : est-il juste de priver une victime de l’indemnisation de son dommage en fonction de la portée, par ailleurs incertaine, de la norme juridique violée? Le droit québécois de la responsabilité civile extracontractuelle personnelle est fidèle à la théorie classique fondée sur le triptyque « faute — lien de causalité — préjudice ». C’est à la victime de démontrer en principe ces éléments dont la preuve comporte certes des difficultés, sans parler du coût (et des frais y reliés, dont la nécessité de désigner un expert dans certains cas) et de la lenteur inhérente à un procès en responsabilité civile.

B. La technique à adopter pour favoriser une conception relative de la responsabilité

Outre la détermination des instruments pour réguler l’extension de la responsabilité civile dont use et dispose le droit civil québécois (1), on peut s’attarder sur l’identité de l’agent chargé de les mettre en oeuvre (2).

1. Les mécanismes propres à circonscrire les cas d’application de la responsabilité civile

La reconnaissance du concept d’illicéité mérite une attention particulière, car il permet d’assortir à la généralité postulée une liste minimale non limitative de droits ou d’intérêts protégés (a). Par ailleurs, la protection contre les possibles dérives indemnitaires peut être réalisée par l’instrumentalisation des notions de dommage et de causalité. La définition des intérêts protégés peut passer, dans la pratique, autant par la notion de dommage, que par celle du lien causal (b).

a. L’émergence de la notion d’illicéité en droit de la responsabilité civile

D’entrée de jeu, il est permis de signaler deux procédés distincts, utilisés par les groupes qui oeuvrent sur l’harmonisation du droit européen de la responsabilité civile, le Draft Common Frame of Reference[118] et les Principles of European Tort Law[119], qui limitent la sphère de la responsabilité eu égard aux intérêts qui méritent une protection.

La voie tracée par le Draft Common Frame of Reference combine une clause générale quelque peu occulte (flexible provision)[120] avec une énumération détaillée de formes différentes de dommage (guide-line)[121], que ce soit des atteintes corporelles et de certaines conséquences pécuniaires, des atteintes à la dignité, à la liberté et à la vie privée. Cette énumération constitue une sorte de répertoire des dommages généralement admis dans les jurisprudences européennes. Au titre des obstacles, on peut souligner l’impossibilité d’une liste normative exhaustive et l’écueil d’une énumération détaillée.

Quant aux Principles of European Tort Law, ceux-ci dessinent le périmètre de la responsabilité civile sur la base d’une hiérarchisation des intérêts protégés en fonction de la nature du bien atteint[122], tributaire de l’importance accordée par l’ordre juridique, en l’occurrence par le législateur lui-même, dans une société donnée à divers moments de son histoire. Si la vie, l’intégrité corporelle ou mentale, ou la liberté jouissent de la protection la plus étendue, les droits de propriété bénéficient d’une protection étendue, alors que la protection des intérêts économiques ou des relations contractuelles peut être d’étendue plus limitée. N’ayant pas vocation à l’exhaustivité, aucun intérêt n’est exclu a priori de la protection[123]. En cas de conflit entre les intérêts de l’auteur du dommage et ceux de la victime, le juge doit soupeser et comparer les valeurs contradictoires afin de décider quel intérêt mérite une protection supérieure. Dans un tel système, tous les droits et tous les intérêts ne reçoivent pas la même protection par les règles de la responsabilité civile; une différenciation entre les intérêts prévaut. Ceci fait en sorte de modeler l’intervention du droit de la responsabilité civile et le degré de cette intervention.

Est-il possible d’importer l’une ou l’autre de ces solutions en droit civil québécois? Cette interrogation commande d’abord de dégager le concept d’illicéité; ensuite, de combiner l’illicite à une liste minimale non exhaustive de situations particulières.

Au Québec, on peut relever l’existence (occulte) de l’illicéité à l’alinéa premier de l’article 1457 CcQ[124] comme un manquement au devoir de respecter les règles de conduite de manière à ne pas causer de préjudice à autrui[125]. Il faut dissocier cet élément de la faute, édictée à l’alinéa deuxième de 1457 CcQ, laquelle résulte d’une alliance de l’illicéité — manquement à un devoir de conduite — et de l’imputabilité — faculté de discernement[126].

Une fois la présence de l’illicéité signalée, une réflexion peut s’engager sur la place à lui accorder : comme condition de la responsabilité civile ou comme condition de la faute? Nous privilégions la seconde proposition. D’ailleurs, dans le système juridique français, la notion d’illicite est un élément constitutif de la faute civile — elle intègre la faute pour mieux la qualifier[127], voire même jusqu’à la subsumer sous la terminologie de « faute objective »[128], écartant du coup l’élément d’imputabilité. Le projet Catala, à son article 1340, en remplacement de la clausula generalis formulée à l’article 1382 du Code civil français, pose un jalon vers une reconnaissance de l’illicéité. L’article 1340 se présente comme une annonce des dispositions relatives à la responsabilité civile et son alinéa premier édicte ce qui suit : « Tout fait illicite ou anormal ayant causé un dommage à autrui oblige celui à qui il est imputable à le réparer »[129].

En tant que concept matériel et objectif, l’illicéité est la contravention à un devoir de bon comportement, à une norme de civilité[130]. Il connote le standard de conduite attendu de chacun. En ce sens, l’illicéité permet d’esquisser « le cadre des règles normatives applicables à la responsabilité civile »[131]. À l’alinéa premier de l’article 1457 CcQ, le législateur québécois édicte certaines sources où puiser les normes : dans la loi, les usages, les principes qui irriguent l’ordre public et les bonnes moeurs, et même les règles morales élémentaires. Afin de savoir si un acte dommageable est illicite et donne lieu à une obligation de réparation, le juge se réfère à ce catalogue. La violation d’une norme du Code civil permet l’octroi de dommages-intérêts, à la différence, par exemple, de la simple transgression des règles de politesse[132].

De façon incidente, il est opportun de se questionner sur l’interrelation entre la norme de conduite civile — devoir de prudence et de diligence — et la norme légale ou réglementaire : la violation d’une norme statutaire entraîne-t-elle de facto un cas de responsabilité civile[133]?

Dans l’arrêt de principe Morin c. Blais[134], le juge Beetz, pour la majorité, est d’avis que la transgression de dispositions réglementaires de la circulation[135], qui expriment des normes élémentaires de prudence, constitue une faute civile[136]. Le non-respect d’une loi n’emporte pas de plein droit une responsabilité civile de l’agent; il faut que la règle législative énonce une norme élémentaire de prudence, que la violation de la norme soit causale au dommage et que cette transgression soit suivie immédiatement du préjudice que la norme cherche à prévenir[137]. Selon une interprétation de l’orthodoxie dominante, lorsque la norme exprime une règle de prudence élémentaire, elle crée une présomption contre son auteur selon laquelle il a adopté une conduite fautive, du fait de son non-respect[138]. L’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc c. Barrette[139] semble confirmer une telle compréhension et énonce que le respect de normes techniques, bien que minimales, n’est pas synonyme d’absence de toute faute ou de négligence.

Un avantage existe à reconnaître explicitement l’illicéité dans la clause générale de responsabilité civile, au premier alinéa de l’article 1457 CcQ, et il semble préférable de lui donner un statut clair dans la loi. Il ne paraît pas souhaitable d’occulter un concept qui joue un rôle central et fédérateur de la responsabilité. Le taire reviendrait à léguer à la doctrine et la jurisprudence une charge inutile d’interprétation[140]. Par ailleurs, l’expérience de deux millénaires démontre, selon Bénédict Winiger, que l’illicéité est un élément essentiel de la responsabilité civile :

L’illicéité est un des termes de la responsabilité civile qui se retrouve dans toutes les traditions juridiques européennes. Explicitement dans les unes et implicitement dans les autres. Le droit anglo-saxon ne fait d’ailleurs pas d’exception à cette règle. Tout au long du 19e siècle, les jurisprudences et doctrines anglaise et américaine ont structuré la responsabilité civile autour du damnum iniuria et culpa datum romain dont elles ont même très largement conservé la terminologie latine[141].

Sur la base d’une reconnaissance expresse du concept d’illicéité, on pourrait assortir l’affirmation de ce fondement général à une liste minimale non limitative de droits ou d’intérêts protégés. Une lecture conjuguée du Code civil du Québec et de la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise)[142] permettrait de pallier ce silence législatif[143]. Il suffirait de combiner les formules contenues dans l’article 1457 CcQ et dans l’article 49 de la Charte québécoise. Une telle complémentarité présenterait sans conteste le bénéfice d’une précision du devoir de respecter les règles de conduite en conformité avec les droits et libertés fondamentaux prévus à la Charte québécoise.

L’alinéa premier de l’article 49 de la Charte québécoise édicte une règle fondamentale, dont le contenu demeure aussi large qu’englobant : « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ». Sur la base de sa dissociation du régime de droit commun de la responsabilité civile[144], on aurait avantage à détailler les droits en question, soit les droits et libertés fondamentaux[145], les droits politiques[146], les droits judiciaires[147], les droits économiques et sociaux[148]. Quelque peu précisée, on pourrait lire cette disposition ainsi : « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté [tel le droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité, à la dignité, à la libre disposition de ses biens et à la liberté de sa personne] confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte »[149]. Cette nomenclature des droits protégés aurait une valeur indicative en droit québécois, sans restreindre pour autant le champ de la responsabilité civile.

Outre une énumération de situations potentiellement illicites qui assortit les principes généraux édictés aux alinéas premiers des articles 1457 CcQ et 49 de la Charte québécoise, il convient de s’attarder sur le système québécois actuel de la responsabilité civile qui connaît la faute, le lien causal et le préjudice au soutien de l’édifice de responsabilité.

Il existe des moyens de circonscrire le domaine d’application de la responsabilité civile soit au regard de la faute, du lien de causalité ou du dommage; chacun des éléments de la trilogie comportant en lui le germe de sa propre limitation. Les présomptions et les immunités de responsabilité peuvent également se greffer à cette finalité de restreindre le spectre de la responsabilité civile.

b. Les autres éléments constitutifs de la responsabilité civile

Au titre des conditions de la responsabilité civile, il faut considérer plus particulièrement le dommage et la causalité, dans le respect du continuum juridique de la responsabilité extracontractuelle : de l’établissement d’un préjudice à son rattachement par un lien de causalité à la faute. Cette analyse demeure essentielle afin de vérifier si le droit québécois possède déjà des mécanismes valables, propres à assurer une indemnisation adéquate des victimes.

D’abord, le préjudice.

Tout préjudice n’entraîne pas nécessairement un droit à réparation en matière de responsabilité civile extracontractuelle. Afin d’éviter tout enrichissement aux dépens d’autrui, le législateur et la jurisprudence québécoise formulent des critères d’admissibilité du préjudice — à défaut de préciser la réalité du dommage[150]. Le préjudice doit être direct[151], certain[152] et légitime[153]; caractères que l’on peut scinder suivant qu’ils sont subjectifs (légitime et personnel)[154] ou objectifs (certain et direct)[155]. Dans le domaine contractuel, un critère de prévisibilité s’y ajoute, sauf exception[156]. Les tribunaux québécois apprécient ces éléments de façon variable, suivant chaque cas d’espèce, ce qui fait dire à des auteurs : « On ne saurait donc s’étonner de constater parfois certaines divergences importantes dans les solutions jurisprudentielles »[157].

Si le préjudice ne doit pas être incertain, éventuel ou hypothétique[158], il ne doit pas être illicite ou immoral. Au Québec, le second alinéa de l’article 1373 CcQ prévoit que la prestation de l’obligation ne doit être ni prohibée par la loi ni contraire à l’ordre public. En droit de la responsabilité civile, l’obligation de compenser doit se rattacher à un dommage réparable[159].

Maurice Tancelin favorise néanmoins une vision unitaire des caractères qui encadrent l’admissibilité du préjudice, comme suit :

Le seul caractère juridique qu’on devrait exiger du préjudice pour être une condition de la responsabilité civile devrait être la possibilité de prouver le fait négatif, le tort, au sens d’action blâmable, la perte alléguée comme un préjudice, d’établir sa « probabilité » au sens de ce terme dans le droit de la preuve, en matière civile [italiques dans l’original, notes omises][160].

Une telle acception du préjudice admissible à compensation est porteuse de sens et restreint conséquemment les cas susceptibles d’entraîner une responsabilité civile, selon que le préjudice apparaît probable ou non.

Dans cette perspective de limitation du périmètre de la responsabilité, outre les caractères du préjudice admissible à réparation, il est opportun de traiter de la causalité. Cette notion hybride emprunte en partie à la théorie juridique et aux faits qui la sous-tendent[161].

Les juristes élaborent des théories diverses afin d’expliquer rationnellement la causalité, de fournir un guide aux tribunaux pour l’identifier et de circonscrire les cas susceptibles d’engendrer une responsabilité civile. Des explications classiques se rapportent notamment à l’équivalence des conditions (conditio sine qua non), à la causalité adéquate (causa causans), à la causalité immédiate (causa proxima) et à la prévision raisonnable des conséquences. Le droit québécois exclut partiellement l’équivalence des conditions[162] pour favoriser une adoption du principe de la causalité adéquate et une certaine utilisation du critère de prévision raisonnable[163]. Le dommage par ricochet est rejeté et on attache une importance considérable à la rupture du lien de causalité (novus actus interveniens)[164].

Indiquant les lignes de force de la théorie de la causalité adéquate en droit civil québécois de la responsabilité, Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers écrivent ce qui suit :

La jurisprudence québécoise emprunte au système de la causalité adéquate la démarche consistant à séparer la cause véritable des simples circonstances ou occasions du dommage. Ce ne sont donc pas toutes les conditions sine qua non qui peuvent et doivent être retenues, mais seulement celles qui ont rendu objectivement possible la réalisation du préjudice[165].

La sélection à opérer entre la cause et les simples circonstances ou occasions qui entourent le dommage, ainsi que le choix de la ou des seules conditions qui ont rendu objectivement possible la réalisation du préjudice emportent une limitation des situations potentielles de responsabilité civile extracontractuelle. En ce sens, la causalité — à laquelle on peut greffer l’intérêt pour agir[166] — représente un mécanisme de contrôle à la disposition des tribunaux qui contient la portée de l’action en responsabilité civile dans des frontières définies.

Le lien de causalité constitue un filtre suffisant entre la faute et le préjudice afin de circonscrire les applications potentielles de la responsabilité civile. Celles-ci sont susceptibles d’être restreintes selon une appréciation plus stricte de la causalité par les magistrats. À cela s’ajoute la détermination du préjudice et de ses caractères cumulatifs d’admissibilité à compensation (certain, direct et légitime), qui pourrait aboutir à une notion davantage étroite du dommage réparable. De tels mécanismes efficaces — qui tendent à se rapprocher d’une casuistique judiciaire — peuvent se conjuguer adéquatement avec la méthode conceptualiste.

Il est opportun d’ajouter aux conditions d’admissibilité du préjudice et de la causalité juridique d’autres techniques ou instruments qui limitent le spectre de la responsabilité civile au Québec.

Bien que le système juridique québécois introduise peu de discrimination dans la responsabilité civile en fonction de la nature de la faute, seule la commission d’une faute intentionnelle ou lourde[167] peut entraîner une responsabilité civile dans des cas donnés. Par exemple, l’article 1471 CcQ prévoit une responsabilité pour le préjudice qui résulte d’une obligation légale de porter secours à autrui, si ce préjudice est dû à une faute intentionnelle ou à une faute lourde du bon samaritain[168].

Par ailleurs, si on se détache de la responsabilité personnelle, on peut signaler l’article 1461 CcQ[169]. Cette disposition, qui s’intègre en matière de responsabilité pour le fait d’autrui, édicte que le tuteur ou le curateur qui assume la garde d’un majeur inapte n’est pas tenu de réparer le préjudice causé par le fait de ce majeur; seule la preuve d’une faute intentionnelle ou lourde du tuteur et du curateur dans l’exercice de la garde est susceptible d’engager une responsabilité civile[170].

Enfin, il y a lieu de considérer l’immunité conférée à certains acteurs de l’arène législative ou judiciaire[171]. L’immunité renvoie à une « [p]rérogative ou exemption accordée aux États ou à certaines personnes en vertu de laquelle ils bénéficient de dérogations au droit commun qui leur permettent notamment d’être dispensés de certaines obligations ou déchargés des conséquences légales de leurs actes »[172]. Par exemple, la loi[173] édicte que le juge[174] bénéficie d’une immunité qui l’exonère de toute responsabilité civile, indépendamment du fait qu’il a commis une faute, suivant la seule reconnaissance de sa qualité officielle. À titre de fondement de l’immunité du juge, on invoque l’indépendance de la magistrature[175] et cette immunité se traduit par le respect de trois conditions essentielles, soit l’inamovibilité, la sécurité financière et la sécurité institutionnelle[176]. Quant au témoin ou à l’avocat[177], le juge bénéficie d’un privilège qui annihile sa faute civile, en certaines circonstances, lorsqu’il agit dans le cadre du débat judiciaire.

Certes, il faut convenir que l’immunité, qui se rattache plus particulièrement à l’identité de l’auteur responsable et à l’exercice de sa fonction, ne permet pas seulement de limiter la responsabilité, mais de l’écarter tout simplement. À la lueur de l’appréciation circonscrite des éléments qui composent la responsabilité civile et de certains instruments qui peuvent se greffer à une limitation, voire à une exclusion de la responsabilité civile[178], nous sommes d’avis que ces mécanismes — déjà présents dans le système québécois — semblent opérer une délimitation adéquate du périmètre de la responsabilité civile.

Si l’illicéité, comme manquement à une norme comportementale dérivée de la loi, des usages ou des circonstances, peut se révéler à travers la faute civile dans le système québécois, on devrait réfuter la relativité aquilienne dans son principe pour ne conserver que la relativité causale. L’illicéité ne peut être considérée comme une condition additionnelle à la responsabilité civile; une relation d’illicéité (entre la violation de la norme et l’atteinte aux intérêts) ne peut, ni ne doit, s’ajouter au lien causal (entre la faute et le préjudice) à notre avis.

La question qui se pose alors consiste à savoir où placer ces instruments permettant de contenir une extension de la protection de responsabilité civile. À qui les confier : au juge ou au législateur? Solutions cristallisées dans la jurisprudence ou fixées directement dans la loi? Un tel questionnement commande une analyse des rôles respectifs du juge et du législateur. Certes, il s’agit d’une divergence technique plutôt que d’une différence de fond.

2. Les mécanismes propres à circonscrire les cas d’application de la responsabilité civile : entre les mains du juge ou du législateur?

Dans le système germanique, le législateur décide de protéger certains intérêts par rapport à d’autres[179]. Il lui appartient exclusivement de déterminer la portée de la protection individuelle. Le juge bénéficie alors d’un pouvoir d’appréciation réduit lorsque se présentent de nouvelles questions de responsabilité, alors que le législateur voit son pouvoir de contrôle sur le juge renforcé.

Au Québec, à l’instar du système français, cette mission est laissée au juge. Pour l’essentiel, le législateur restreint les hypothèses où la responsabilité peut être engagée. On peut néanmoins relever l’existence de la Charte des droits et libertés de la personne qui édicte des droits et libertés protégés.

À une casuistique législative, il est permis de privilégier une casuistique judiciaire, laquelle permettrait de pallier les difficultés du législateur de préciser de manière exhaustive les cas susceptibles de générer une situation illicite. C’est au magistrat que revient la tâche de circonscrire ses applications : s’instaure une révolution paradigmatique dans laquelle la relation originale de confrontation « loi–juge » est substituée par une relation de collaboration pour l’effectivité du droit[180].

Il importe de justifier cette affirmation au regard des principes de matrice constitutionnelle qui configurent le tout. Le droit privé québécois s’étant aligné sur la pensée civiliste où la loi constitue la source première du droit, il n’est nul besoin de réitérer, d’un point de vue théorique, la séparation des pouvoirs énoncée par Montesquieu où le juge représentait la « bouche de la loi »[181]. Cette conception procède de l’idée qu’en prononçant un jugement au terme d’un raisonnement syllogistique, le juge se bornerait à appliquer mécaniquement au cas concret soumis une règle générale intégralement définie au préalable par le législateur[182]. En réalité toutefois, cette règle générale, lorsqu’elle existe, ne possède pas une signification objective, unique et prédéterminée, car les termes dans lesquels elle est formulée se prêtent à un nombre variable, selon les cas, d’interprétations diverses. Confronté à un litige, le juge doit identifier parmi tous les sens possibles de la règle de droit celui qui apparaît le plus pertinent à la situation d’espèce. Il faut lui reconnaître un indubitable pouvoir interprétatif et normatif, puisque sa volonté s’exprime non seulement par le prononcé du jugement aux faits de la cause dont il lui appartient d’apprécier la réalité et la portée, mais surtout par la détermination de la règle générale qu’il doit appliquer.

Au Québec, les pouvoirs législatif et judiciaire, tels que configurés par la Constitution canadienne, tendent à un certain recoupement par la reconnaissance indiscutable d’un pouvoir normatif conféré au juge, qui ne peut être confiné, en pratique, à un rôle de simple interprète, mais est investi d’un rôle créateur lorsque la norme applicable (ambiguë, laconique ...) nécessite des précisions. L’esthétique des jugements québécois atteste de l’importance accordée aux motifs justificatifs du magistrat qui se distingue d’une formulation lapidaire des arrêts de la Cour de cassation, notamment. On peut y remarquer un infléchissement, sinon un rapprochement, vers la culture judiciaire de la common law où prévaut une approche de judge-made law[183]. L’hybridité du régime juridique québécois, affirmée depuis l’Acte de Québec de 1774, témoigne de cette porosité du droit anglais dans le système de justice québécois[184].

Conclusion

La volonté initiale de sonder la perméabilité des systèmes allemand et canadien avec le droit québécois au sujet de la relativité aquilienne et des instruments qui circonscrivent le champ d’application de la responsabilité civile extracontractuelle personnelle a permis de relever les avantages et les obstacles à la reconnaissance de cette théorie.

Certes, le droit québécois, en raison de la généralité des principes qu’édicte le Code civil, ne dispose pas a priori d’outils aussi efficaces pour faire barrage aux réclamations excessives que les droits allemand et canadien. Ces derniers ont forgé des instruments qui permettent aux tribunaux de limiter le champ des responsabilités et de nuancer la protection des victimes en fonction de la nature de l’intérêt atteint ou du dommage invoqué. Le juge allemand peut écarter des demandes d’indemnisation au motif que la norme juridique méconnue n’était pas destinée à protéger l’intérêt auquel la victime prouve une atteinte[185]. Le juge canadien, pour sa part, peut utiliser une condition de la responsabilité dans le délit de négligence, le duty of care, comme un instrument de limitation efficace du cercle des individus qui peuvent obtenir réparation[186]. Or, de tels mécanismes ne sont pas toujours utilisés à bon escient par les juridictions allemandes et canadiennes. En particulier, le refus partiel d’indemnisation du dommage purement économique[187] n’est pas sans susciter la critique.

En faveur d’un principe général formulé par l’article 1457 CcQ, on peut signaler sa malléabilité et sa faculté d’adaptation aux situations dommageables nouvelles, sans qu’il ne soit nécessaire de faire intervenir le législateur ou de provoquer une évolution majeure jurisprudentielle. L’aptitude de ce texte à appréhender des cas variés et pluraux s’est d’ailleurs manifestée au regard de nouveaux types de dommages engendrés par l’évolution des structures sociales et le développement des techniques de l’information. Cette plasticité garantit à la disposition son efficacité et sa permanence en dépit des transformations sociales, des nécessités économiques et de la variété des cas concrets, puisqu’une désignation précise serait parfois plus nuisible qu’utile[188]. Une telle formulation englobante a également pavé la voie à la reconnaissance de certains droits subjectifs — affirmés ultérieurement par le législateur —, lesquels concourent à une protection accrue de la personne. Tel que l’énonce Geneviève Viney : 

Le principe général de responsabilité pour faute permet non seulement de faire respecter les droits déjà admis à un moment donné, mais aussi de faire apparaître et d’affirmer des droits qui ne sont pas encore reconnus ou formulés. Il apparaît donc comme un moyen efficace de compléter, de perfectionner et de renouveler le système juridique existant[189].

Au Québec, en théorie, le parti pris d’indifférence à l’égard de la nature du dommage[190] ou de l’identité de la victime est néanmoins tempéré par l’existence de certains facteurs propres à restreindre le champ d’application de la responsabilité civile. On a signalé l’émergence du concept d’illicéité à l’alinéa premier de l’article 1457 CcQ, ainsi que la présence des conditions d’admissibilité du préjudice et du lien causal respectivement. Bien plus, se juxtapose l’instauration de régimes spéciaux[191] qui facilitent notamment la réparation du dommage corporel.

Si l’on doit dresser un bilan et fournir une appréciation, aucun des obstacles signalés n’est sans remède. On peut conjuguer la formule de l’article 1457 CcQ avec les intérêts énumérés à la Charte québécoise afin de préciser le devoir de respecter les règles de conduite en conformité avec les droits et libertés fondamentaux que prévoit cette dernière. La protection de certains intérêts de la personne converge en effet vers l’idée qui irrigue la théorie de la relativité aquilienne. Par ailleurs, la souplesse de cette disposition législative accorde aux juges des pouvoirs considérables et leur laisse une importante discrétion. Afin d’éviter les dérives indemnitaires, ils peuvent recourir à une notion étroite du dommage réparable, eu égard à son caractère direct et certain, et en se montrant plus stricts dans l’appréciation de la causalité.

L’ancrage du principe général de responsabilité civile dans la tradition juridique du Québec est trop profond, nous semble-t-il, pour tenter de le déraciner. La technique conceptualiste doit demeurer. Par conséquent, il est préférable d’en corriger les excès par une interprétation jurisprudentielle modératrice — lesquels excès sont tempérés dans les droits allemand et canadien par certains instruments de raisonnement utiles — sans pour autant heurter de front l’un des principes fondateurs du droit québécois de la responsabilité civile. Une indétermination volontaire dans le texte législatif, de par une formulation laconique, permet en somme d’englober le plus grand nombre de situations factuelles possibles et de tenir compte de la diversité humaine et sociale[192].

Moyen d’équité, mais également de comblement des lacunes, il s’agit d’un puits percé « dans la toile du texte législatif par lequel les juges rejoindraient, dans leur démarche interprétative, la nappe phréatique des valeurs collectives »[193]. Comme l’énonce Gérard Cornu avec virtuosité : « Le non-dit fait partie du bien dire, comme les silences de la musique. Et ce n’est pas du non-droit, mais seulement ce droit latent que recèle en attente le silence éloquent des lacunes intentionnelles du droit »[194]. Il est donc vrai que l’art d’écrire est aussi celui de se taire[195].