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Introduction

Rendus à quelques semaines d’intervalle, le Renvoi relatif à la réforme du Sénat[1] de même que le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6[2] posent des limites importantes à l’action unilatérale d’Ottawa en matière de réforme des institutions, et ce, au nom d’un principe fondamental jouant un rôle matriciel[3] dans l’interprétation de la procédure de modification constitutionnelle : le fédéralisme.

Dans ces affaires, la Cour suprême du Canada a déclaré non conformes à la Constitution la mise en place d’élections sénatoriales consultatives, la réduction de la durée du mandat des sénateurs[4] et l’ajout à la Loi sur la Cour suprême[5] de dispositions interprétatives susceptibles de valider la nomination controversée du juge Marc Nadon[6]. Ce faisant, la Cour a, à juste titre, invalidé les initiatives fédérales opérant — par la voie législative — des évolutions significatives du droit constitutionnel canadien pour lesquelles le consentement des provinces est requis[7]. Dans ces deux avis de 2014 relatifs à la procédure de modification, le principe fédéral s’est imposé comme principal critère permettant de tracer une ligne entre ce qui peut être unilatéralement modifié par le Parlement fédéral et ce qui doit l’être suivant l’une des procédures multilatérales de la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982[8].

En tranchant ainsi les questions qui lui étaient soumises, la Cour a non seulement précisé le champ d’application des procédures multilatérales de modification, mais elle a aussi défendu une conception du fédéralisme qui cherche à protéger la spécificité du Québec. Fondés sur le fait que les provinces et le fédéral constituent des « acteurs égaux »[9], qui doivent négocier et s’entendre préalablement sur toute modification apportée aux « caractéristiques essentielles »[10] des institutions fédérales, les motifs de la Cour suprême dans ces deux renvois tirent enfin les conséquences qui s’imposent du principe fédéral[11]. Ils lui donnent sens en intégrant une réflexion plus explicite et plus formelle sur la dimension consociative[12] du fédéralisme canadien, où la spécificité nationale du Québec et les arrangements spéciaux négociés en conséquence sont protégés, du moins partiellement. De ce fait, le fédéralisme s’impose comme un principe matriciel qui conditionne l’interprétation de la procédure de révision de la Constitution (I), et qui sert de fondement à la reconnaissance de la spécificité nationale du Québec et du caractère consociatif du pacte constitutionnel canadien (II).

I. L’influence du principe fédéral

L’affirmation du principe fédéral dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’est pas en soi un phénomène nouveau. En effet, le fédéralisme a été progressivement reconnu comme une source non écrite du droit constitutionnel[13]. Fondement de plusieurs conventions constitutionnelles[14], il a fourni une cohérence et une rationalité à bien des pratiques politiques[15]. Déjà dans le Renvoi relatif à la résolution pour modifier la Constitution de 1981, les juges dissidents Martland et Ritchie, bien qu’isolés par rapport aux juges de la majorité qui limitaient la portée du principe à la justification de conventions constitutionnelles[16], accordaient au fédéralisme la plus haute importance. Ils affirmaient que :

[l]e principe dominant du droit constitutionnel canadien est le fédéralisme. Les implications de ce principe sont claires. On ne devrait permettre à aucun ordre de gouvernement d’empiéter sur l’autre, que ce soit directement ou indirectement[17].

L’avenir donnant en quelque sorte raison aux juges Martland et Ritchie, le fédéralisme s’est ensuite imposé[18] comme l’un des principes constitutionnels sous-jacents duquel la Cour suprême dérive certaines obligations[19], notamment lors du Renvoi relatif à la sécession du Québec[20]. Toutefois, comme l’a bien démontré Eugénie Brouillet, le principe du fédéralisme a, jusqu’à ce jour, été surtout invoqué « afin de combler les vides du texte constitutionnel et non à titre de guide dans l’interprétation de ses dispositions » [italiques dans l’original][21].

Si la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’a pas toujours su tirer toutes les conséquences d’un principe trop souvent « dilué »[22], les deux renvois de 2014, portant sur les procédures de révision de la Constitution, semblent enfin donner sens à ce principe, du moins en ce qui concerne l’exercice du pouvoir constituant au Canada. La Cour innove dans la manière dont le fédéralisme s’impose, et ce, sur au moins trois plans. Premièrement, la Cour formule des critères permettant de tracer une ligne entre la compétence du Parlement central de légiférer sur les caractéristiques non essentielles des institutions fédérales, et celle du pouvoir constituant qui s’exprime à travers les procédures multilatérales de révision de la Constitution [A]. Il en va de même, deuxièmement, en ce qui concerne l’ordonnancement des normes juridiques adoptées suivant l’une des procédures de la partie V de la LC de 1982 dont la rigidité dépend, en grande partie, du caractère essentiel de ces normes ou de ces institutions au regard du principe du fédéralisme [B]. Troisièmement, le fédéralisme oriente même la définition que la Cour suprême adopte de son propre rôle et statut juridique [C]. Le fédéralisme s’impose ainsi comme véritable guide dans l’interprétation de la procédure de modification et rend, de ce fait, plus cohérent l’ordre constitutionnel canadien.

A. Le fédéralisme comme limite à l’action unilatérale fédérale

Principe au coeur de l’interprétation de la partie V[23], le fédéralisme s’impose comme le principal critère permettant de tracer une ligne entre le domaine de la procédure unilatérale de l’article 44 et celui des procédures multilatérales requérant l’accord d’un certain nombre de provinces. En effet, les projets de réforme institutionnelle mettant en cause les intérêts des provinces nécessitent un degré appréciable de consentement provincial qui varie selon l’objet de la modification. Afin de tracer cette ligne, la Cour suprême écarte de la compétence du législateur fédéral toutes les modifications qui touchent à « une caractéristique essentielle »[24] ou « fondamentale »[25] des institutions centrales, celles qui affectent les « intérêts des provinces »[26], de même que celles qui modifient des « compromis historiques »[27] ou « arrangements spéciaux »[28] chers à une ou plusieurs provinces.

Maximisant la participation des provinces à la modification de la Constitution, le plus haut tribunal a mis fin à une longue controverse quant au rapport entre les articles 38, 42 et 44 de la Constitution en établissant que le consentement des provinces était la règle, et que l’action unilatérale du Parlement fédéral devait demeurer l’exception[29]. Le procureur général du Canada soutenait pourtant que la modification de tout aspect des institutions fédérales dont il n’est pas fait mention à l’article 42 (notamment la durée du mandat des sénateurs) devait relever de l’article 44. Cette interprétation était fondée sur la maxime expressio unius est exclusio alterius, signifiant que « la mention de l’un implique l’exclusion de l’autre »[30]. En appliquant cette maxime à la procédure de modification, les sujets mentionnés à l’article 42 de la LC de 1982 constituaient, selon le gouvernement fédéral, une liste exhaustive des aspects du Sénat devant être modifiés multilatéralement[31], ce qui transformait l’article 44 en une forme de procédure supplétive ou résiduaire concurrente à celle de l’article 38 de la LC de 1982.

La Cour suprême a rejeté sans détour la position fédérale en précisant que la « procédure normale » de modification constitutionnelle était, à la lumière de « [l]’historique, [des] termes et [de] la structure de la partie V », celle prévue à l’article 38, et non celle de l’article 44 de la LC de 1982[32]. Suivant le raisonnement de la Cour, la procédure unilatérale fédérale représente une exception au principe qui se retrouve à l’article 38 selon lequel le consentement des provinces est nécessaire afin d’apporter des modifications constitutionnelles touchant aux intérêts de ces dernières[33].

La Cour suprême a alors réutilisé les arguments qu’elle avait opposés aux autorités fédérales en 1979, lors du Renvoi relatif à la compétence du Parlement relativement à la Chambre haute[34]. Dans des termes semblables, la Cour conclut, en 2014, que l’énumération des caractéristiques essentielles à l’article 42 n’est pas exhaustive. C’est donc dire qu’il existe d’autres caractéristiques essentielles, implicitement protégées par l’article 38, et qui ne peuvent être modifiées par la procédure unilatérale fédérale de l’article 44[35]. Encore une fois, cela découle du principe du fédéralisme qui veut que les questions qui intéressent les provinces ne puissent être modifiées qu’avec la participation de celles-ci. Que certaines de ces caractéristiques aient été explicitement mentionnées aux articles 41, 42 ou 43 de la LC de 1982 ne change rien au fait que la participation requise des provinces à l’article 38 s’impose, par défaut, comme procédure normale de modification — au détriment de la procédure unilatérale de l’article 44 — dès que les intérêts des provinces entrent en jeu.

B. Le fédéralisme comme facteur structurant l’ordonnancement juridique

Au-delà des limites imposées à l’unilatéralisme fédéral, le Renvoi sur le Sénat et celui sur la Cour suprême permettent de mieux structurer l’ordre constitutionnel canadien. Le principe du fédéralisme, qui place hors de l’action unilatérale fédérale toute réforme constitutionnelle touchant aux intérêts des provinces ou à des caractéristiques essentielles des institutions fédérales, donne en effet une plus grande cohérence à la procédure de modification constitutionnelle. Après tout, c’est à travers ce principe que se dessinent les « compromis historiques », les « arrangements spéciaux » et les « caractéristiques essentielles » protégés par des normes supralégislatives dont la modification nécessite l’accord du fédéral et d’un certain nombre de provinces.

Il en ressort une conception du pouvoir constituant fondée sur l’égalité et sur l’absence de subordination entre les membres de la fédération[36] et qui s’articule autour d’un ménage à trois entre les institutions fédérales, les provinces, et l’action combinée de ces deux ordres de gouvernement agissant à titre de pouvoir constituant en remplacement des autorités impériales. Il devient ainsi possible de mieux distinguer les normes constitutionnelles supralégislatives, modifiables par l’une des procédures multilatérales, des normes constitutionnelles souples adoptées par les parlements fédéral ou provinciaux en vertu des articles 44 et 45 de la LC de 1982.

Il faut dire que la qualification des normes constitutionnelles canadiennes, parfois souples, parfois rigides, a toujours oscillé. La coexistence, au sein d’un même ordre juridique, de plusieurs acceptions du mot « constitution » est à la source de cette confusion. Or, à la lumière des deux avis de 2014 relatifs à la procédure de modification, il semble que ce soit dans l’interprétation de la partie V de la LC de 1982 que réside l’un des indices les plus fiables servant à établir le caractère souple ou rigide des dispositions constitutionnelles.

Les deux récents avis rendus par la Cour suprême mettent, en ce sens, fin à un débat doctrinal de longue date concernant le caractère exhaustif de la définition de la « Constitution du Canada » du paragraphe 52(2) de la LC de 1982. Certains auteurs considéraient que le contenu de la Constitution du Canada était limité aux seuls textes énumérés à l’annexe de la LC de 1982[37] alors que d’autres soutenaient plutôt que ce qui était compris dans la Constitution, telle que définie à l’article 52, n’était pas exhaustif[38].

Interrogé à ce sujet par le député Munro lors des auditions du Comité mixte sur la Constitution du Canada, Jean Chrétien, alors ministre responsable du projet de rapatriement de la Constitution, avait déclaré que l’énumération du paragraphe 52(2) n’était pas complète, comme en témoignent à la fois le compte-rendu des travaux du comité[39] et le « briefing book »[40] du ministre déposé aux archives. Quelques années plus tard, lorsque la Cour suprême a été saisie de cette question dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée Législative), la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a avancé l’idée selon laquelle le paragraphe 52(2) « ne se veut pas clairement exhaustif »[41]. Puis, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour, à l’unanimité cette fois, avait encore une fois laissé entendre que le contenu de la Constitution du Canada ne résidait pas uniquement dans la liste de textes se trouvant en annexe de la LC de 1982[42]. Toutefois, cet énoncé ne tranchait pas définitivement le débat dans la mesure où la Cour pouvait faire référence à d’autres textes non mentionnés au paragraphe 52(2) ou seulement aux normes non écrites avec lesquelles elle avait largement composé dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec[43].

Sur ce point, les renvois de 2014 confirment sans détour le caractère non exhaustif de l’énumération du paragraphe 52(2) de la LC de 1982. Reconnaissant que certains contenus de la Loi sur la Cour suprême ne pouvaient être modifiés que par le biais des procédures multilatérales de modification, et ce, même si cette loi ne fait pas partie des textes mentionnés au paragraphe 52(2), la Cour a mis un terme à ce débat en affirmant que « [l]’art. 52 ne définit pas de façon exhaustive le contenu de la Constitution du Canada »[44].

Du coup, c’est toute l’interprétation préconisée par le procureur général du Canada et une partie de la doctrine qui s’effondrent[45]. En effet, contrairement à ce que laisse croire le libellé du paragraphe 52(2), il y a, dans la « Constitution du Canada », au sens formel du terme, bien des dispositions rigides qui ne sont pas énumérées à ce paragraphe et qui sont, malgré tout, des normes supralégislatives modifiables conformément à l’une des procédures multilatérales. Au premier chef de celles-ci figurent bien évidemment les dispositions de la Loi sur la Cour suprême qui régissent la composition et les caractéristiques essentielles de cette institution[46].

En outre, l’interprétation donnée par la Cour suprême du paragraphe 52(2) confirme non seulement le caractère non exhaustif, mais aussi, implicitement, la formulation approximative de cette disposition. Après tout, il est faux de prétendre, comme le laisse entendre le libellé du paragraphe 52(2) de la LC de 1982, que la LC de 1867 n’est composée que de normes constitutionnelles rigides et formelles. En vérité, plusieurs dispositions de la LC de 1867 peuvent être modifiées par une simple loi fédérale ou provinciale en vertu des articles 44 ou 45 de la LC de 1982 et représentent, de ce fait, des dispositions constitutionnelles souples qui ne font pas partie de la Constitution formelle, rigide, ou supralégislative au sens du paragraphe 52(2) de la LC de 1982[47]. Cette confusion, entre les normes souples et rigides de la LC de 1867, est encore une fois emblématique des lacunes de cette énumération des plus approximatives qui ne devrait en rien conditionner le champ d’application des procédures multilatérales de modification.

La Cour suprême a donc définitivement rompu avec ce qu’elle désigne comme étant l’approche « trop formaliste » des autorités fédérales qui consistait à restreindre l’application de la partie V aux textes expressément mentionnés au paragraphe 52(2) de la LC de 1982. L’approche mise de l’avant, axée sur la structure de la Constitution et non sur une conception formaliste de la modification constitutionnelle, a, par le fait même, pour effet de saper la thèse du procureur général du Canada, cautionnée par une partie de la doctrine[48], selon laquelle la mise en place d’élections sénatoriales consultatives et l’ajout de dispositions interprétatives à la Loi sur la Cour suprême ne modifiaient en rien l’un des textes constitutionnels énumérés au paragraphe 52(2)[49]. Or, suivant le raisonnement de la Cour dans les avis de 2014, la Constitution protège non pas tant des textes, mais des contenus, des objets, des caractéristiques essentielles qui sont déterminés ou déterminables à la lumière de la procédure de révision constitutionnelle. En d’autres termes, elle ne protège pas tant le véhicule législatif que l’essence des institutions[50]. Refusant de porter son attention sur des textes au détriment des contenus protégés par la procédure de modification, la Cour suprême propose une conception globale du pouvoir constituant et des rapports entre les normes souples et rigides qui peuvent parfois coexister dans un même texte. Ainsi, certains textes, notamment la Loi sur la Cour suprême et la LC de 1867, jouissent d’une protection partielle suivant l’analyse du contenu de ces textes à la lumière des objets protégés par la procédure de modification.

Or, en rejetant l’approche formaliste plaidée par les autorités fédérales, la Cour étend le domaine de la Constitution rigide (ou ce que les Français appellent le « bloc de constitutionnalité ») à toutes les caractéristiques essentielles protégées, encore une fois, en vertu du principe du fédéralisme, sans égard au « véhicule » ou aux textes dans lesquels ces caractéristiques sont contenues.

Pour conclure, la partie V de la LC de 1982 ne se limite pas à fixer des règles de modification constitutionnelle, elle établit aussi ce qui fait ou non partie de la constitution formelle. Son interprétation devient le moyen le plus fiable de déterminer les contours de la constitution rigide dans un système où la coexistence de normes constitutionnelles souples et rigides est l’un des traits marquants de l’expérience coloniale. De cette façon, elle confère une forme de cohérence là où l’influence britannique et les évolutions subséquentes avaient créé une confusion terminologique et conceptuelle entre les conceptions formelles et matérielles de la constitution. Elle substitue à la traditionnelle hiérarchie entre les lois britanniques à valeur supralégislative et les lois coloniales qui y étaient subordonnées, un nouveau ménage à trois entre l’action du fédéral et des provinces agissant à titre de pouvoir constituant et l’action législative du Parlement fédéral et de ceux des provinces. Elle précise la nature et la portée de la protection constitutionnelle, qui s’étend non pas seulement à des textes ou à des actes précis, mais plutôt à certains « contenus » qui renferment les caractéristiques essentielles du fédéralisme canadien.

C. Le fédéralisme comme fondement au rôle et au statut de la Cour suprême

Le fédéralisme influence non seulement « l’architecture » de la partie V de la LC de 1982, mais aussi la perception que la Cour entretient quant à son rôle et à la légitimité de son action. En effet, dans le Renvoi sur la Cour suprême, et, dans une moindre mesure, dans celui sur le Sénat, le principe du fédéralisme est considéré être à la source même de la légitimité du plus haut tribunal canadien. Le rôle et la mission de la Cour y sont définis en fonction des caractéristiques essentielles des tribunaux de dernière instance dans les États fédéraux. Selon les juges de la majorité, « [u]n système fédéral doit nécessairement compter sur un arbitre indépendant qui tranche en dernier ressort les litiges relatifs au partage des compétences »[51]. Suivant cette interprétation, ce sont donc les nécessités du fédéralisme qui ont, en grande partie, forgé le rôle et le statut de la Cour suprême comme ultime arbitre des différends constitutionnels au Canada.

Pourtant, le fait que la Cour suprême ait été constituée par une simple loi fédérale adoptée en vertu de l’article 101 de la LC de 1867, tout comme le fait que l’ensemble de ses membres soient unilatéralement nommés par l’exécutif fédéral sans consentement des provinces, contrevient de plein fouet aux exigences du fédéralisme. Après tout, dans un système fédéral, la Cour suprême ne peut apparaître comme un arbitre indépendant aux yeux des provinces si la nomination de ses membres de même que les modalités de sa loi constitutive relèvent du pouvoir exclusif des autorités fédérales[52]. Or, si le problème du mode de nomination des juges persiste encore aujourd’hui, celui de la constitutionnalisation de la Loi sur la Cour suprême s’est progressivement résolu. L’adoption des paragraphes 41d) et 42(1)d) de la LC de 1982 a permis de modifier le rang des normes constitutives de la Cour : d’une simple loi ordinaire modifiable unilatéralement par le Parlement fédéral en vertu de l’article 101 de la LC de 1867, les caractéristiques essentielles de la Loi sur la Cour suprême ont acquis le statut de normes constitutionnelles rigides modifiables conformément aux procédures multilatérales de la LC de 1982.

Bien qu’elle ait confirmé cette constitutionnalisation, la majorité dans le Renvoi sur la Cour suprême a cependant retenu une autre lecture de l’évolution historique du statut de la Cour. Suivant ce raisonnement, les nécessités du principe fédératif s’imposent en droit — dès 1949 — et, s’il le faut, au détriment des compétences attribuées spécifiquement au Parlement fédéral par l’article 101 de la LC de 1867. C’est que l’interprétation préconisée par la majorité de la Cour repose sur une forme de restriction implicite de la compétence fédérale de modifier la Loi sur la Cour suprême qui se serait opérée bien avant l’adoption de la LC de 1982, et ce, par le simple effet de l’abolition progressive des appels devant le comité judiciaire du Conseil privé de Londres[53].

Alors que l’interprétation des textes constitutionnels suggérait, comme le plaidait le procureur général du Québec[54], une constitutionnalisation de la Loi sur la Cour suprême du Canada sous l’effet de la LC de 1982, la majorité dans le Renvoi sur la Cour suprême a plutôt retenu la thèse, nettement plus « créative », du procureur général de l’Ontario[55]. Selon cette dernière, la Cour suprême du Canada bénéficiait d’une protection constitutionnelle avant même l’adoption de la procédure de modification constitutionnelle. Elle aurait, en quelque sorte, implicitement « hérité » des pouvoirs, des prérogatives et du statut constitutionnel du comité judiciaire du Conseil privé au fur et à mesure qu’elle se voyait attribuer le rôle de tribunal de dernière instance. Ainsi, de l’avis des juges majoritaires :

L’abolition des appels au Conseil privé signifiait que la Cour suprême du Canada héritait du rôle du Conseil en vertu de la Constitution canadienne. En conséquence, les pouvoirs et la compétence dont a été investie la Cour n’avaient [traduction] « pas une portée moindre que ceux exercés autrefois par le Comité judiciaire à l’égard du Canada »[56].

Et plus loin :

La nature du pouvoir unilatéral conféré à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 a été modifiée par l’évolution de la Cour dans la structure constitutionnelle, comme le reconnaît la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982[57].

Ce raisonnement des juges de la majorité dans le Renvoi sur la Cour suprême est, de notre point de vue, non fondé. Il s’agit davantage d’une réécriture de l’histoire visant à combler — à la lumière des exigences du principe du fédéralisme — les lacunes de l’ordre juridique canadien que d’une lecture cohérente et rationnelle de l’évolution du droit constitutionnel canadien tel qu’il résulte de l’expérience coloniale. Cette forme de « dévolution » implicite du comité judiciaire du Conseil privé vers la Cour suprême, avant même l’adoption de la procédure de modification en 1982, n’a pu s’effectuer, à notre sens, en raison de la compétence législative fédérale constitutionnellement garantie par l’article 101 de la LC de 1867. En effet, prétendre que les caractéristiques essentielles de la Cour aient été élevées au rang de normes supralégislatives dès 1949, à une époque où l’adoption des normes constitutionnelles rigides relevait du ressort exclusif du Parlement de Westminster, revient à faire complètement fi de la compétence attribuée au Parlement fédéral de 1867 à 1982. Après tout, jusqu’au rapatriement de la Constitution, seul le Parlement britannique agissant « pour le Canada » à titre de pouvoir constituant avait la capacité de limiter le pouvoir législatif du Parlement fédéral de « créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada » qui lui était accordé par l’article 101 de la LC de 1867[58]. C’est d’ailleurs ce qu’il fit, en 1982, par l’adoption des alinéas 41d) et 42(1)d) de la LC de 1982. Imaginer une constitutionnalisation implicite du statut de la Cour opérée sans intervention du Parlement britannique est tout simplement incompatible avec les articles 4 et 7 du Statut de Westminster de 1931. En d’autres termes, c’est bien la LC de 1982 – et non pas le Statut de Westminster de 1931 – qui a implicitement abrogé la portion de l’article 101 relative à la Cour suprême du Canada. Le Statut de Westminster a certes rendu possible l’abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, mais il n’a pas restreint, bien au contraire, la compétence législative du Parlement fédéral quant à la Cour suprême.

Il n’empêche qu’en retenant à tort cette thèse plaidée par le procureur général de l’Ontario, la Cour suprême a pallié certaines lacunes quant à l’indépendance du tribunal de dernier ressort durant la période 1949–1982. Parce que les nécessités du fédéralisme allaient dans le sens d’une constitutionnalisation du statut de la Cour suprême, une majorité de juges dans le Renvoi sur la Cour suprême ont retenu la thèse d’un enchâssement implicite dès 1949. Du même coup, ils ont assimilé l’adoption des alinéas 41d) et 42(1)d) à un simple acte de « reconnaissance » de cette modification implicite résultant de l’abolition des appels devant le comité judiciaire du Conseil privé de Londres. Bien que très créative et peu conforme à l’évolution historique des choses, cette approche a au moins le mérite de minimiser les problèmes d’indépendance de la Cour suprême, qui sont alors confinés à la délicate question du pouvoir exclusif des autorités fédérales de procéder unilatéralement à la nomination de tous ses membres.

En retenant cette interprétation de l’évolution du statut de la Cour, la majorité des juges dans le Renvoi sur la Cour suprême a par ailleurs rejeté, en des termes sans équivoque, une autre interprétation qui lui était soumise, soit la théorie des contenants vides. Cette théorie, préconisée par le procureur général du Canada, avait pour but de faire perdurer la compétence fédérale prévue à l’article 101 de la LC de 1867[59]. En qualifiant les alinéas 41d) et 42(1)d) de la LC de 1982 de « contenants vides », le Parlement fédéral aurait pu légiférer unilatéralement sur toutes les questions relatives à la Cour suprême, même après 1982, et ce, tant et aussi longtemps que le fédéral et les provinces ne se seraient pas entendus sur les modalités d’un enchâssement de la Loi sur la Cour suprême dans la Constitution du Canada[60]. Une telle « constitutionnalisation », suivant la théorie des contenants vides, se serait alors opérée conformément aux procédures des alinéas 41d) et 42(1)d) de la LC de 1982.

Comme le souligne à juste titre la majorité dans le Renvoi sur la Cour suprême : « [c]et argument est dépourvu de fondement. Il signifierait que les auteurs du texte constitutionnel ont constitutionnalisé l’exclusion de la Cour suprême de toute protection constitutionnelle » [italiques dans l’original][61]. Autrement dit, l’adoption, en 1982, des alinéas 41d) et 42(1)d) n’aurait que précisé la manière dont il faudrait s’y prendre, selon les tenants de la théorie des contenants vides, afin de restreindre cette compétence législative fédérale héritée de la LC de 1867.

Par la force des choses, la majorité dans le Renvoi sur la Cour suprême a pesé de tout son poids en faveur d’une interprétation du statut de la Cour qui soit la plus cohérente possible avec les exigences du fédéralisme. Retraçant ce passage vers le rôle de tribunal de dernière instance, les membres de la Cour ont favorisé une interprétation largement conditionnée par le principe du fédéralisme, mais aussi par une conception particulière de celui-ci. Cette conception est fondée sur la reconnaissance du caractère plurinational de l’État ou, à tout le moins, sur la reconnaissance de la spécificité du Québec et de la nécessité de préserver les « arrangements spéciaux » ayant à l’origine permis sa participation à la fédération canadienne.

II. La dimension consociative du fédéralisme

Si le fédéralisme est au coeur des motifs de la Cour suprême dans les deux renvois de 2014, il reste à identifier quelle conception de ce principe est préconisée par la Cour. Cette dernière se livre non seulement à la promotion de rapports d’égalité et d’absence de subordination entre le fédéral et les provinces, mais aussi — et c’est peut-être là l’innovation la plus importante — à la prise en compte de la dimension consociative de ce fédéralisme qui protège les caractéristiques essentielles aux yeux de chaque composante de l’État.

La Cour compose donc avec les clivages démotiques[62] qui distinguent le droit constitutionnel canadien et les conséquences institutionnelles de ces clivages, et ce, de multiples façons. D’abord, elle reconnaît, surtout dans le Renvoi sur la Cour suprême, la spécificité du Québec et, de ce fait, le caractère plurinational et bijuridique du fédéralisme canadien [A]. Ensuite, elle prend acte des « compromis historiques » qui découlent d’une union associant plusieurs communautés nationales au sein d’une même fédération en accordant une protection accrue tant aux caractéristiques essentielles de la fédération [B] qu’aux « arrangements spéciaux » qui ne touchent que certaines provinces [C]. La Cour se montre ainsi favorable aux particularismes et aux préoccupations propres à chaque composante du pacte fédératif par une interprétation de la procédure de modification qui tient compte des clivages démotiques et du caractère asymétrique du fédéralisme canadien.

A. Le caractère plurinational du fédéralisme canadien et la spécificité du Québec

La reconnaissance explicite de la spécificité du Québec figure depuis longtemps parmi les revendications constitutionnelles de la seule province majoritairement francophone[63]. Ignorée lors du rapatriement de la Constitution de 1982, avortée au cours des tentatives de modification des années 1980 et 1990[64], cette reconnaissance s’était jusqu’à présent limitée à une simple résolution de la Chambre des communes sur le fait que les Québécois — et non le Québec comme entité politique — forment une nation dans un Canada uni[65].

Avant les avis de 2014, la Cour suprême avait été très réservée par rapport à la spécificité du Québec[66]. En 1982, appelée à reconnaître les nombreux précédents qui militaient en faveur d’un droit de véto à la seule province majoritairement francophone, elle avait refusé de se prononcer sur le principe de la « dualité ». Certes, elle avait reproduit des extraits très convaincants du mémoire du procureur général du Québec, mais pour aussitôt juger cette question superflue et rejeter la thèse soutenue par le gouvernement québécois[67].

Puis, en 1986, le juge Dickson (alors Juge en chef) a reconnu, dans Société des Acadiens c. Association of Parents, l’importance de la dualité linguistique canadienne, mais sans établir de lien entre cette dualité et la spécificité du Québec[68]. La juge Wilson, dissidente dans MacDonald c. Ville de Montréal, a utilisé, quant à elle, le principe de dualité linguistique non pas comme une caractéristique du fédéralisme canadien, mais comme une simple réalité sociologique interne au Québec[69].

Cette réticence de la Cour suprême à se prononcer sur les questions démotiques, en général, et sur le caractère national du Québec, en particulier, atteint, en quelque sorte, son zénith dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. Alors que la question du droit du Québec de décider par référendum de son avenir implique, en toute logique, une réflexion préalable sur la nature du demos qui s’exprime à l’occasion de ce référendum, la Cour se refuse à trancher la question de savoir si le Québec forme un peuple ou une nation à part entière. Considérant que la réponse à cette question n’est pas indispensable à la résolution des questions soumises par le gouvernement fédéral, la Cour affirme :

Même si la majeure partie de la population du Québec partage bon nombre des traits (par exemple une langue et une culture communes) pris en considération pour déterminer si un groupe donné est un « peuple », à l’instar d’autres groupes à l’intérieur du Québec et du Canada, il n’est pas nécessaire d’étudier cette qualification juridique pour répondre de façon appropriée à la question 2. De même, il n’est pas nécessaire pour la Cour de déterminer si, à supposer qu’il existe un peuple québécois au sens du droit international, ce peuple englobe la population entière de la province ou seulement une partie de celle-ci. Il n’est pas non plus nécessaire d’examiner la situation de la population autochtone au Québec. Comme le démontrera notre analyse de la portée du droit à l’autodétermination, quelle que soit la juste définition de peuple(s) à appliquer dans le présent contexte, le droit à l’autodétermination ne peut, dans les circonstances présentes, constituer le fondement d’un droit de sécession unilatérale[70].

Ce refus de reconnaître la spécificité du Québec se conjugue avec l’empressement de la Cour à affirmer l’existence « d’une seule et même nation » au Canada. En effet, dès le début de son célèbre avis, la Cour se livre à un long exercice de nation building autour du récit de l’histoire de la Confédération canadienne. Elle y formule, entre autres, l’énoncé suivant :

La Loi constitutionnelle de 1867 était un acte d’édification d’une nation. Elle était la première étape de la transformation de colonies dépendant chacune du Parlement impérial pour leur administration en un État politique unifié et indépendant où des peuples différents pouvaient résoudre leurs divergences et, animés par un intérêt mutuel, travailler ensemble à la réalisation d’objectifs communs [nos italiques][71].

Sur le plan du droit constitutionnel démotique, la Cour suprême présume donc de l’existence d’une seule nation au Canada composée d’une diversité de peuples, et ce, bien qu’elle refuse de se prononcer explicitement sur la question de savoir si le Québec représente l’un de ces peuples. Concernant l’aspect socioculturel, la Cour suprême admet cependant que le « Québec, où la majorité de la population est francophone […] possède une culture distincte »[72]. Tout au plus, la Cour attribue des conséquences institutionnelles et politiques à ce constat lorsqu’elle affirme : « [l]a réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d’une structure fédérale pour l’union canadienne en 1867 »[73]. Réticente à qualifier clairement la nature du demos qui s’exprime lors d’un référendum québécois, la Cour semble avoir plus de facilité à convenir de l’édification d’une nation unique au Canada qu’à reconnaître le pluralisme national qui le caractérise.

L’avis de la Cour dans le Renvoi sur la Cour suprême marque à cet égard une évolution importante. Plutôt que de construire leur décision sur des motifs qui esquivent la question de la spécificité nationale du Québec, les membres de la Cour vont, dans ce renvoi, non seulement reconnaître cette spécificité, mais également s’appuyer sur celle-ci dans leur interprétation relative à l’alinéa 41d) de la LC de 1982. Appelée à définir l’objectif de sélectionner trois juges québécois parmi les avocats de plus de dix ans d’expérience ou parmi les juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure du Québec, la juge en chef McLachlin affirme, au nom de la majorité :

L’objectif de l’art. 6 est de garantir que, non seulement, des juristes civilistes expérimentés siègent à la Cour, mais également que les traditions juridiques et les valeurs sociales distinctes du Québec y soient représentées, pour renforcer la confiance des Québécois envers la Cour en tant qu’arbitre ultime de leurs droits. Autrement dit, l’art. 6 protège à la fois le fonctionnement et la légitimité de la Cour suprême dans sa fonction de cour générale d’appel pour le Canada. Le professeur Russell a décrit succinctement cet objectif plus général en des termes que l’histoire justifie :

[traduction] … l’antipathie pour l’idée que des juges d’une tradition juridique étrangère interprètent le Code civil du Bas-Canada ne reposait pas simplement sur une préoccupation à l’égard de la pureté ou de la justesse du droit. Elle découlait plus souvent de la prémisse plus fondamentale que le système de droit civil du Québec constituait un ingrédient essentiel de sa culture distinctive et devait par conséquent, de droit, être protégé par des juges empreints des pratiques judiciaires et des valeurs sociales inhérentes à cette culture [italiques dans l’original][74].

En faisant sienne l’interprétation de Peter Russell, la juge en chef McLachlin insiste sur la nécessité de tirer les conséquences de cette « culture distinctive » qui caractérise le Québec. Ici encore, le choix des mots employés compte et entraîne trois avancées étonnantes.

Il y a, premièrement, la référence aux « valeurs sociales »[75]. Allant bien au-delà de ce qui était nécessaire pour la résolution du litige, la juge en chef s’appuie sur les « valeurs sociales distinctes du Québec » [76] comme justification de son interprétation. À la tradition civiliste, fondement du bijuridisme canadien et trait constitutif du droit québécois, s’ajoutent donc des « valeurs sociales » dont la spécificité, au même titre que la langue, l’histoire ou la culture, est soudainement reconnue et valorisée par le plus haut tribunal canadien. Bien plus qu’une réalité sociologique, la spécificité du Québec, suivant le Renvoi sur la Cour suprême, s’impose comme une considération juridique essentielle devant conditionner l’interprétation de la Constitution.

Puis, deuxièmement, la juge en chef et le juge Moldaver prennent acte des clivages démotiques et du caractère consociatif du fédéralisme canadien en se préoccupant directement de la « perception » et de la « confiance », non pas tant du public canadien à l’endroit de la Cour, mais bien des Québécois en particulier. Soucieux de s’adresser à l’auditoire québécois, les membres du plus haut tribunal considèrent que la présence de trois juges civilistes issus du cette province vise à « renforcer la confiance des Québécois envers la Cour en tant qu’arbitre ultime de leurs droits » [nos italiques][77]. C’est dans cette optique que sont employés, à de multiples reprises, les termes « préserver »[78], « renforcer »[79] ou « susciter »[80] [...] « la confiance des Québécois envers la Cour »[81].

Enfin, troisièmement, la juge en chef McLachlin engage la majorité de la Cour dans une réflexion sur la délicate question de la « légitimité » de la Cour suprême. D’un point de vue québécois, il est en effet facile de douter de la neutralité et de l’indépendance d’une cour dont les membres sont unilatéralement nommés par les autorités fédérales afin d’interpréter une Constitution dont la pièce maîtresse, la LC de 1982, a été imposée à la seule province majoritairement francophone. C’est peut-être pour cette raison que la juge en chef se montre très soucieuse de l’acceptabilité et de la perception de la Cour au Québec. Elle emploie à quatre reprises le terme « légitimité »[82] et à sept reprises celui de « confiance »[83], et elle en fait des considérations essentielles de l’avis qui conditionnent l’interprétation de la Constitution. Cette prise en compte de la légitimité de la Cour au Québec[84], par opposition à sa légitimité dans le reste du Canada, se veut conforme aux théories consociatives, où la légitimité s’apprécie ou se dédouble en fonction de chaque segment ou composante de l’ensemble plurinational.

B. La constitutionnalisation des « compromis historiques » et arrangements consociatifs

À cette reconnaissance de la spécificité du Québec s’ajoute la préoccupation constante et plus ancienne de la Cour en faveur de la protection des compromis négociés entre les composantes du pacte fédératif. Interprétant le texte de la Constitution comme un objet profondément enraciné dans l’histoire politique canadienne, les membres du plus haut tribunal perçoivent celui-ci comme l’expression de « compromis historiques » dont ils se veulent les interprètes et les gardiens[85]. De tels compromis seraient, en quelque sorte, inhérents à ce fédéralisme consociatif, négocié entre les élites des colonies impliquées lors de l’élaboration de la LC de 1867.

Ce raisonnement de la Cour s’inscrit d’ailleurs en continuité avec sa jurisprudence. Le caractère supralégislatif des compromis conclus entre les différentes composantes nationales à l’origine de la fédération y a été maintes fois réaffirmé, notamment en matière de partage des compétences[86], de protection des droits linguistiques[87], d’écoles confessionnelles[88], d’organisation du pouvoir judiciaire[89] et, bien évidemment, pour tout ce qui concerne la modification de la Constitution[90]. Par exemple, il ressort de la jurisprudence entourant le pouvoir de modification unilatérale des provinces, au premier chef des arrêts Blaikie et SEFPO, que toute modification étroitement liée au compromis fédératif canadien échappe au domaine des procédures unilatérales de modification[91]. De plus, lors du premier Renvoi relatif à la Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute de 1979, c’est sur la base des « caractéristiques fondamentales »[92] du Sénat et de l’analyse des compromis historiques[93] qui découlent de son adoption que le plus haut tribunal avait tracé une ligne étanche entre le domaine d’application de l’ancien paragraphe 91(1) de la LC de 1867 et le domaine de la Constitution rigide et formelle.

Dans le Renvoi sur la Cour suprême, la juge en chef s’engage encore un peu plus dans cette voie : elle y développe une lecture « continue » de ces compromis entre les élites du Québec et du Canada qui ne se limite plus aux seules négociations préconfédératives. En effet, elle puise, dans des textes plus récents, l’expression de préoccupations essentielles du point de vue de la nation minoritaire que constitue le Québec. Elle propose également une interprétation de la Constitution soucieuse de respecter les compromis préalables à la création de la Cour, même si cette dernière n’a pas fait l’objet, en 1875, d’une négociation formelle comme celles ayant précédé l’adoption de la LC de 1867. Elle écrit :

En effet, l’art. 6 exprime le compromis historique qui a mené à la création de la Cour suprême. Tout comme la protection des droits linguistiques, religieux et scolaires de minorités constituait une considération majeure dans les négociations qui ont mené à la Confédération (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi sur la sécession »), par. 79-82), la protection du Québec par un nombre minimum de juges du Québec constituait un enjeu majeur de la création de la Cour. Une interprétation téléologique de l’art. 6 doit refléter la conclusion de ce compromis et non saper celui-ci [nos italiques][94].

Dans cet extrait, le compromis de 1875 entourant la création par simple loi fédérale d’une cour générale d’appel[95] se hisse au même rang que les autres compromis de 1867 liés à la protection des minorités. Conséquence inhérente du fédéralisme consociatif, l’ensemble de ces « compromis » guide l’interprétation de la Constitution. Ainsi, tout ce qui touche à une considération essentielle de l’une des composantes du pacte constitutionnel canadien est systématiquement soustrait du domaine d’application de la procédure unilatérale fédérale de l’article 44.

Cet intérêt de la Cour suprême pour les préoccupations historiques des différents segments ou composantes du pacte consociatif s’étend également aux négociations portant sur des modifications constitutionnelles qui n’ont finalement pas été adoptées. D’abord, dans le Renvoi sur la Cour suprême, la juge en chef discute des incidences des accords du lac Meech et de Charlottetown sur la « sauvegarde des intérêts du Québec à la Cour suprême »[96]. Puis, dans les deux avis de 2014, les membres du plus haut tribunal s’appuient sur les notes explicatives de l’Accord constitutionnel : projet canadien de rapatriement de la Constitution de 1981, dit « Accord d’avril »[97]. Cet Accord avait été conclu par les huit provinces qui s’opposaient aux propositions de rapatriement des autorités fédérales, afin, entre autres, de témoigner de « l’intention de limiter le pouvoir unilatéral du Parlement »[98].

Rejetant l’interprétation de l’alinéa 41d) de la LC de 1982 préconisée par le procureur général du Canada, la juge en chef utilise le raisonnement suivant : « le Québec, qui a signé l’Accord d’avril, n’aurait certainement pas consenti à cela, et les autres provinces non plus »[99]. C’est là une manière étonnante de prendre en compte, non pas tant l’intention du pouvoir constituant (l’Accord d’avril 1981 n’ayant jamais été formellement adopté), mais bien plutôt les préoccupations légitimes des représentants du Québec, alors considéré comme une composante distincte de la fédération. Du coup, la Cour opère une interprétation d’un texte constitutionnel rejeté par le Québec, la LC de 1982, en tenant compte du point de vue de cette nation minoritaire. En raisonnant ainsi, la Cour cherche à préserver les intérêts du Québec face à des dispositions qui lui ont été imposées par la force du plus grand nombre.

Le critère du « compromis historique » a donc pour effet de retirer de la sphère de compétence unilatérale fédérale l’ensemble des considérations essentielles aux yeux du Québec au moment de l’adoption de la Loi sur la Cour suprême et de la LC de 1982. Ce critère entraîne du même coup une reconnaissance des préoccupations légitimes de chaque communauté nationale qui compose le Canada et renforce, à juste titre selon nous, le caractère consociatif du pacte constitutionnel canadien.

C. La protection des arrangements spéciaux et la nature asymétrique de la Constitution

Les compromis négociés par les acteurs politiques à l’origine des textes constitutionnels de même que la situation particulière du Québec comme composante de cette fédération plurinationale favorisent une lecture à la fois plus segmentée des différents arrangements spéciaux et plus propice au fédéralisme asymétrique. Or, parmi l’ensemble des compromis historiques protégés, la Cour suprême en identifie un type particulier : les arrangements spéciaux visés par l’article 43 de la LC de 1982[100]. Ce sont des compromis historiques qui n’impliquent que certaines provinces et qui participent, de ce fait, à renforcer le caractère asymétrique du fédéralisme canadien.

Il en est question dans le Renvoi sur le Sénat lorsqu’il s’agit d’interpréter les paragraphes 23(3) et 23(4) de la LC de 1867 portant sur les exigences relatives à la propriété des sénateurs[101]. En l’espèce, aucune des parties au renvoi ne s’était opposée à ce que le Parlement fédéral puisse modifier seul l’exigence relative à l’avoir net des sénateurs prévue au paragraphe 23(4), pas même le Québec. Ce dernier, soutenu par le sénateur Joyal[102] et les amici curiae[103], a toutefois revendiqué un droit de véto spécifique concernant l’abrogation du paragraphe 23(3)[104]. Une telle abrogation aurait une incidence particulière pour les sénateurs du Québec qui, en vertu du paragraphe 23(6) doivent être domiciliés ou posséder leur qualification foncière dans le collège électoral dont la représentation leur est assignée[105]. Faisant siens ces arguments, la Cour suprême a conclu que le paragraphe 23(6) prévoyait un « arrangement spécial » applicable à une seule province et, par conséquent, que sa modification entrait dans le champ d’application de l’article 43 de la LC de 1982[106].

Cette reconnaissance d’un droit de véto pour le Québec en ce qui concerne les dispositions constitutionnelles qui lui sont spécifiquement applicables représente une innovation importante qui renforce le caractère consociatif de la procédure de modification. Souvent qualifiée de « procédure bilatérale »[107], de « procédure de l’unanimité sélective »[108] ou de « some-but-not-all provinces procedure »[109], la procédure de l’article 43 a été rebaptisée dans le Renvoi sur le Sénat. Insistant sur le caractère asymétrique de ces dispositions de la Constitution, applicables à certaines provinces seulement, la Cour désigne désormais l’article 43 comme la « procédure relative aux arrangements spéciaux »[110].

Cette nouvelle qualification a pour conséquence d’élargir considérablement le domaine d’application potentielle de l’article 43 de la LC de 1867. D’abord, l’utilisation des termes « arrangements spéciaux » se veut plus englobante que les modifications « applicables exclusivement à certaines provinces » auxquelles faisait souvent référence la doctrine[111]. Ce domaine ne se limite pas aux seules questions analogues à celles mentionnées aux alinéas a) et b) de l’article 43. En ce sens, le Renvoi sur le Sénat favorise une conception large de l’article 43. Selon les termes de la Cour, celui-ci « entre en jeu, à tout le moins, lorsqu’une modification constitutionnelle touche une disposition de la Constitution du Canada qui prévoit un “arrangement spécial”, applicable uniquement à une ou à certaines des provinces » [nos italiques][112]. Elle semble donc concevoir que cette procédure puisse s’appliquer à d’autres situations que les arrangements spéciaux. Du reste, la Cour ne mentionne à aucun moment l’exigence, trop formaliste à notre sens, selon laquelle l’article 43 ne viserait que les dispositions existantes de la Constitution et qu’il ne permettrait pas d’enchâsser de nouveaux objets[113].

Enfin, la fonction plus « défensive » de ce droit de véto, bien affirmée dans le Renvoi sur le Sénat, semble confirmer l’effet cumulatif de l’article 43 avec les autres procédures de modification. Cet argument, soutenu par une partie de la doctrine, se résume ainsi : dans une situation où une modification visée expressément par la procédure du 7/50 remet en question un « arrangement spécial » pour une province, les procédures se cumulent[114]. Par conséquent, la ou les provinces concernées par l’arran-gement spécial doivent nécessairement faire partie des sept provinces qui donnent leur accord. Ces provinces se voient donc attribuer une sorte de véto circonstanciel au nom de la protection des arrangements spéciaux, ce qui renforce, encore une fois, le caractère consociatif et asymétrique du fédéralisme canadien.

Conclusion

Les avis de 2014 ont, de toute évidence, donné un nouveau souffle au principe du fédéralisme qui, tant dans le Renvoi sur le Sénat que dans celui sur la Cour suprême, joue un rôle de premier plan. Celui-ci permet de tracer une ligne entre la compétence fédérale de légiférer sur certains aspects plus secondaires des institutions centrales et celle du pouvoir constituant qui s’étend à l’ensemble des caractéristiques essentielles protégées par les procédures multilatérales de révision de la Constitution. Entre, d’une part, le domaine des lois matériellement constitutionnelles et, d’autre part, celui des normes supralégislatives, s’articule un ordonnancement juridique plus cohérent où la rigidité dépend en grande partie de l’importance d’une norme ou d’une institution au regard du principe du fédéralisme.

Outre l’influence du fédéralisme sur l’architecture de l’ordonnance-ment juridique canadien, l’innovation la plus importante réside dans l’approche consociative ou plurinationale du fédéralisme que semble désormais adopter la Cour suprême, du moins, en ce qui concerne l’interprétation de la partie V. Prenant acte des clivages démotiques, la Cour tire enfin les conséquences qui s’imposent de la spécificité du Québec, soit le caractère plurinational et bijuridique du fédéralisme canadien. La Cour se montre ainsi soucieuse de respecter les particularismes et les préoccupations propres à chaque composante du pacte fédératif par une interprétation qui tient compte des clivages démotiques et du caractère asymétrique du fédéralisme canadien.

Si cette conception plurinationale du fédéralisme qui se dégage des deux avis de 2014 représente une avancée pour l’équilibre des pouvoirs au Canada, il reste à espérer qu’elle saura maintenant rayonner au-delà du contentieux relatif à la révision de la Constitution pour s’étendre aussi à celui du titre VI de la LC de 1867 relatif au partage des compétences législatives. Le principe du fédéralisme pourra-t-il, à terme, s’imposer comme principe matriciel ou ne sera-t-il que l’instrument d’une politique circonstancielle conduite par la Cour suprême ? Au-delà du fédéralisme, reconnaître une large portée aux procédures multilatérales de modification, c’est aussi un moyen pour la Cour d’accentuer son emprise sur les institutions. En assurant la suprématie de la Constitution, elle renforce, du même coup, la suprématie du juge qui en est l’interprète ultime. C’est néanmoins à juste titre, selon nous, qu’elle condamne l’acharnement du fédéral à vouloir procéder unilatéralement à la réforme des institutions et qu’elle en appelle aux autorités fédérales et provinciales afin de conduire de réelles négociations constitutionnelles. C’est maintenant aux acteurs politiques de se montrer à la hauteur de ce défi !