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Introduction

Dans plusieurs pays de tradition civiliste, la question des rapports entre le droit civil et le droit du travail a accompagné l’émergence d’un droit spécifiquement applicable au travail subordonné[1]. Au Québec, cette question s’est d’abord posée au sujet des rapports entre le contrat individuel de travail et la convention collective et, plus généralement, en ce qui concerne l’effet du monopole syndical de représentation établi par la Loi des relations ouvrières[2], puis par le Code du travail (« Ct »)[3], sur la liberté d’un salarié et d’un employeur de convenir d’un contrat de travail. Avec le développement d’un droit directement protecteur des travailleurs salariés, cette question s’est aussi posée à l’égard des rapports entre les obligations du droit civil et celles de l’ordre public du travail, notamment en matière de fin d’emploi[4]. Nous proposons d’examiner une autre manifestation de cette interaction entre le droit civil et le droit du travail, qui concerne cette fois le rôle du contrat en tant que critère d’accès aux lois ayant une vocation de protection en matière de travail humain.

Ces lois, que ce soit directement par l’adoption des normes impératives ou indirectement par l’encadrement de la négociation collective et la reconnaissance légale des règles issues de cette dernière, ont ajouté un « volet statutaire » au rapport de travail, c’est-à-dire un ensemble de droits et d’obligations qui s’imposent aux parties du rapport de travail indépendamment de leur volonté. Dans ce contexte, le recours à la figure contractuelle comme fondement du rapport de travail déterminant l’application de ces lois du travail est-il approprié? Quel est, et quel devrait être le rôle du contrat dans l’accès aux régimes de protection des travailleurs? Quelles sont les conséquences d’adopter une approche civiliste fondée sur le contrat lorsqu’il s’agit d’appliquer un droit à caractère social comme le droit du travail?

Le contexte actuel justifie la pertinence d’examiner ces questions. Les emplois dits « atypiques », en ce qu’ils ne répondent pas à une ou plusieurs caractéristiques du modèle traditionnel de travail subordonné pour un employeur, à temps plein, à durée indéterminée et dans l’établissement de l’entreprise, font maintenant partie de la réalité du monde du travail. Or, les personnes qui occupent ces emplois éprouvent parfois des difficultés lorsqu’il s’agit de bénéficier des protections des lois du travail, comme l’ont illustré plusieurs travaux et rapports[5]. Il en est ainsi pour plusieurs personnes qui effectuent personnellement un travail pour une autre personne moyennant rémunération, et qui n’ont pas accès à la protection des lois du travail lorsqu’elles ne sont pas considérées comme liées à cette personne par un contrat de travail du point de vue du droit des contrats[6]. Cette situation conduit à réexaminer, comme le font ces travaux, les critères caractérisant les rapports de travail qui devraient recevoir la protection du droit du travail : par exemple, devrait-on faire en sorte que toute personne qui travaille personnellement pour autrui moyennant rémunération ait accès aux lois du travail? Devrait-on réserver cet accès à certains rapports de travail, définis en référence aux critères de subordination juridique ou de dépendance économique? Cette situation conduit aussi à s’interroger sur l’autonomie de ces critères par rapport à une lecture contractuelle du rapport de travail. C’est cet aspect particulier que notre article approfondira dans le cadre de l’analyse portant sur la nature du rapport de travail donnant accès aux lois protectrices des travailleurs.

Dans cette perspective, notre objectif est de montrer en quoi les courants qui existent quant au fondement du rapport de travail pourraient contribuer à la réflexion sur l’accès aux régimes du droit du travail, lesquels cherchent à réaliser l’une des finalités dudit droit, soit la protection des travailleurs. Nous traiterons de cette question en deux temps. Premièrement, nous présenterons les fondements de la thèse contractuelle et de la thèse fondée sur la « relation de travail », tels qu’ils ont été traités dans la doctrine de divers droits de tradition civiliste (I). Dans ce contexte, nous étudierons l’incidence des éléments retenus pour définir le rapport de travail sur le champ d’application des lois du travail. Deuxièmement, nous examinerons les effets pratiques de ces deux thèses lorsqu’il s’agit d’établir si une personne peut bénéficier des lois du travail québécoises, et ce, à partir de décisions récentes concernant certaines formes de travail atypique (II). Nous identifierons quelques indices qui se dégagent de cette jurisprudence quant à l’approche à adopter afin de faciliter l’accès aux lois du travail et l’accomplissement de leur finalité de protection, y compris à l’égard des personnes qui travaillent dans des emplois non traditionnels.

I. Le rôle du contrat dans l’accès aux régimes de protection des travailleurs : l’apport de certains droits étrangers à la réflexion théorique

Le rapport de travail ou le « rapport salarial » a déjà été décrit comme une relation « de nature individuelle » dans laquelle le salarié exécute une prestation de travail contre rémunération, sous la dépendance et au profit d’un employeur[7]. Ces parties sont régies par des droits et des obligations qui peuvent provenir de l’accord de volonté intervenu entre elles, mais aussi de la loi ou de la convention collective négociée entre l’employeur et le syndicat accrédité qui lie les salariés de l’unité qu’il représente, le cas échéant[8]. L’ensemble des droits et des obligations s’imposant indépendamment de la volonté des parties est constitutif d’un véritable « statut » de salarié[9].

Cela dit, la question est de savoir comment reconnaître l’existence du rapport de travail auquel se rattache cet ensemble de droits et d’obligations. Deux courants coexistent à cet égard[10]. Pour l’essentiel, la thèse « contractuelle » voit dans l’accord des volontés intervenu entre l’employeur et le salarié le fondement du rapport de travail; pour les tenants de cette thèse, c’est l’élément consensuel qui détermine l’existence de ce rapport[11]. Pour ceux qui soutiennent la théorie de la « relation de travail », c’est l’exécution du travail qui est essentielle, le rapport de travail résultant de cet élément factuel[12]. Ces courants ont donné lieu à de riches débats dans divers droits de tradition civiliste, notamment au Québec. Notons que le législateur québécois fait dépendre l’application de certains régimes en matière de travail de l’existence d’un contrat de travail, tout en prévoyant que l’exécution du travail suffit à cet effet dans d’autres cas, reflétant ainsi un droit du travail peu intégré. En France, où le droit du travail est codifié, le volet statutaire est intégré au contrat de travail : on parle de l’« insertion du statut dans le contrat »[13].

Les courants existant sur les fondements possibles du rapport de travail s’inscrivent dans un débat plus large relatif au réalisme et à l’idéalisme juridique[14], opposant l’idéal et le matériel[15]. Dans une étude publiée en 1950, Savatier, en donnant notamment l’exemple du déplacement du concept juridique du « contrat » au profit de la « relation de travail »[16], se demandait si « [l]e “fait” gagn[ait] aux dépens du “droit” »[17]. L’auteur se penchait sur la place croissante occupée par des « structures de fait » au détriment des « structures juridiques », expliquait le phénomène du remplacement des « sources de droit traditionnelles » par le « fait brut » et indiquait que « le donné réel immédiat [était] en train de se débarrasser du construit » [italiques dans l’original][18]. Les notions juridiques se trouvaient ainsi dissociées du fait auquel elles étaient en définitive rattachées, des effets juridiques étant assignés au « fait brut » lui-même.

Ces courants sur la façon de caractériser le rapport de travail semblent aussi se rattacher à deux traditions juridiques distinctes, soit la culture romaniste et la culture germanique[19], axées respectivement sur l’aspect consensuel et factuel du rapport.

Plusieurs droits européens du XIXe siècle, dont le droit français, exhibaient cet aspect consensuel de la culture romaniste[20]. Ainsi, le Code Napoléon faisait appel à la notion de louage de services provenant du droit romain pour expliquer le rapport de travail[21]. Par la locatio operarum romaine, un homme libre disposait de sa personne au bénéfice d’autrui en se « louant » lui-même. Ce mécanisme répondait au modèle de la locatio hominis, une espèce de louage de choses dans laquelle on louait un esclave[22]. Les droits européens du XIXe siècle fondés sur l’approche romaniste ont donc caractérisé le rapport de travail comme faisant partie du droit des contrats : le travail humain est objectivé et la location de la force de travail est vue comme une « opération d’échange » conclue entre les parties, qui sont sur un pied d’égalité[23].

Pour sa part, la culture germanique trouve sa source dans l’ancien droit germanique, dans lequel une personne se plaçait au service d’autrui par le biais d’un contrat de vassalité, caractérisé essentiellement par la présence de trois éléments : un lien de nature personnelle, un devoir de fidélité et l’appartenance à une communauté[24]. Par opposition à la conception romaniste du rapport de travail, fondée sur le contrat, la culture germanique trouve que l’élément qui détermine l’existence de la relation de travail est l’appartenance factuelle de la personne à une communauté de travail : ce n’est pas la volonté des parties, mais cette situation de fait lui conférant le statut de « membre de la communauté »[25] qui fait naître un ensemble de droits et d’obligations pour le travailleur et l’employeur. Ce courant trouve notamment appui dans la pensée du juriste allemand Gierke, lequel refusait d’appliquer au travail les dispositions concernant les contrats relatifs aux biens. En effet, le « recours à la “relation de travail” pour expliquer le statut juridique du salarié se rattache assez naturellement à une vision institutionnelle de l’entreprise »[26], laquelle constitue une expression de la culture allemande, axée sur l’appartenance à la communauté de travail[27].

En somme, la tradition contractuelle romaniste du rapport de travail « privilégie le rapport des hommes aux choses pour rendre possible l’échange d’un travail ainsi objectivé contre du salaire », tandis que la tradition germanique appréhende « la relation de travail comme une situation d’appartenance personnelle à une communauté, et place ainsi cette relation dans l’orbite du statut des personnes » [italiques dans l’original][28]. L’opposition entre ces deux cultures se manifeste par la façon distincte de concevoir la relation de travail, soit sous l’angle du rapport entre la personne et les choses, dans un cas, soit sous l’angle du rapport entre les personnes, dans l’autre[29].

Bien qu’appartenant à des cultures juridiques distinctes, il semble que tant l’approche dite de la « relation de travail » (axée sur la réalité factuelle et influencée par la culture germanique) que l’approche contractuelle (axée sur l’aspect consensuel et reliée à la culture romaniste) ont eu une influence sur la manière de concevoir la nature du rapport de travail dans divers droits de tradition civiliste (A). D’ailleurs, l’approche de la relation de travail a permis de pallier les limites d’une vision fondée uniquement sur le contrat (B).

A. La nature du rapport de travail dans divers droits de tradition civiliste

Le débat sur le choix entre l’analyse contractuelle et l’approche fondée sur la relation de travail dans la reconnaissance de l’existence du rapport de travail a été abordé en droit québécois (1), en droit français (2) et dans certains pays de l’Amérique latine (3).

1. L’approche du droit québécois

Le Code civil du Québec (« CcQ »), qui comprend un chapitre sur le contrat de travail[30], constitue le droit commun du Québec, conformément à ce qu’exprime sa disposition préliminaire[31]. Relativement aux matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet des dispositions dudit code, « il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger »[32]. Parallèlement au CcQ, il existe une constellation de lois du travail, généralement d’ordre public, qui déterminent leur champ d’application respectif eu égard aux objectifs particuliers qu’elles poursuivent. Ces lois contiennent des dispositions qui ajoutent au droit civil ou y dérogent. Le CcQ peut être utilisé pour combler les lacunes de cette législation spécifique en matière de travail, mais cette législation peut elle-même déroger au CcQ, ce qui peut être le cas en ce qui concerne la référence à la figure contractuelle en tant que critère d’accès à la protection que ces lois accordent.

L’accès à ces lois du travail est en effet réservé aux personnes qui possèdent le statut de « travailleur » ou de « salarié » au sens de ces lois, la définition de ce statut faisant appel, suivant la loi en cause, tantôt à la figure contractuelle, tantôt à l’exécution effective de la prestation de travail pour saisir le rapport de travail[33]. Cela traduit une « certaine ambivalence »[34] du droit québécois quant aux fondements possibles de ce rapport, mais aussi quant au refus du législateur de considérer systématiquement le contrat comme l’assise des rapports de travail régis par le droit du travail[35].

Dans certains cas, la définition du statut donnant accès à la protection de la loi ne fait aucunement référence à l’existence d’un contrat. C’est notamment le cas de la Loi sur les normes du travail (« Lnt »)[36] et de la Loi sur l’équité salariale (« Lés »)[37] qui prévoient une définition générale du « salarié » qui ne contient pas de référence spécifique au contrat de travail, et qui semble viser un rapport matériel plutôt que contractuel avec l’employeur[38]. Toutefois, la définition de « salarié » de la Lnt fait référence au « contrat » pour élargir l’application de la loi à des situations de travail qui se rapprochent à certains égards de l’entrepreneur dépendant[39].

Il en est également ainsi du Ct, qui fait dépendre l’accès à son régime de représentation et de négociation collective de la qualité de « salarié », défini comme étant « une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération »[40].

Le législateur ne faisant pas appel à la figure contractuelle pour définir la notion de « salarié » dans ces lois, certains auteurs ont conclu qu’elle « correspond à l’approche “relationniste” » et que, dans ce contexte, il n’est pas possible d’« opposer à l’application de la loi l’existence d’un contrat de travail, que la loi n’exige pas, si se réalisent les éléments de la définition légale du salarié », lesquels se rapportent à l’exécution même du travail contre rémunération, c’est-à-dire à l’élément matériel ou factuel[41]. Néanmoins, les tribunaux du travail ont considéré dès 1964 que le terme « salarié », défini dans le Ct, « traduisait l’intention du législateur de maintenir la distinction issue du droit civil de la province de Québec entre “l’employé” et “l’entrepreneur indépendant” »[42] et qu’un lien de subordination au sens du droit civil était requis pour qualifier un salarié au sens de cette loi, même si ce lien a ensuite été évalué plus souplement[43]. C’est pourquoi on estime, compte tenu de cette jurisprudence, que la définition du statut de « salarié » au sens du Ct « reflète la même réalité que le contrat de travail en vertu du Code civil du Québec »[44], bien qu’elle ne fasse aucune référence à l’existence d’un contrat. Cette situation fait toutefois l’objet de plusieurs critiques[45].

À la différence du Ct, de la Lnt et de la Lés, les définitions du terme « travailleur » contenues dans la Loi sur la santé et la sécurité du travail (« Lsst »)[46] — qui a pour objet d’éliminer à la source même les dangers pour la santé et l’intégrité physique des travailleurs — et dans la Loi sur les accidents du travail et maladies professionnelles (« Latmp »)[47] — dont l’objet est la réparation des lésions professionnelles et de leurs conséquences — font expressément référence au contrat de travail. La Lsst définit le « travailleur » comme une « personne qui exécute, en vertu d’un contrat de travail ou d’un contrat d’apprentissage, même sans rémunération, un travail pour un employeur, y compris un étudiant dans les cas déterminés par règlement »[48]. Pour sa part, la Latmp définit le « travailleur » comme « une personne physique qui exécute un travail pour un employeur, moyennant rémunération, en vertu d’un contrat de travail ou d’apprentissage »[49]. Même si les tribunaux réfèrent directement à la définition du contrat de travail contenue dans le CcQ ou, indirectement, à ses principales composantes pour interpréter la notion de travailleur au sens de ces lois[50], les tribunaux supérieurs ont rappelé que cette interprétation doit refléter la finalité de ces lois[51], ce qui peut entraîner une utilisation « prudente » des notions issues du droit civil. S’agissant de la Latmp, la Cour d’appel écrit :

[I]l faut noter que le législateur a non seulement régulièrement ajouté de nouveaux statuts à la LATMP [...], mais a aussi périodiquement modifié la définition de travailleur, tout cela afin que soient prises en compte les réalités changeantes du monde du travail.

[...]

Dès lors, la prudence et la réserve s’imposent dans l’usage de la jurisprudence élaborée sur la notion de salarié, d’employé ou d’entrepreneur en application d’autres lois, notamment du Code civil[52].

La notion de travailleur au sens de la Lsst doit aussi recevoir une interprétation « généreuse »[53]. La Cour suprême du Canada rappelle que la définition de « travailleur » que comprend cette loi « reflète une intention claire d’étendre le plus largement possible la protection en matière de santé et de sécurité du travail »[54] et que

le législateur avait l’intention de rejoindre un ensemble de travailleurs beaucoup plus large que celui qui est visé par la notion d’« employé » dans le Code civil. Cette interprétation plus généreuse de la notion de « travailleur » est non seulement justifiée par le caractère de la Loi, qui est d’ordre public, elle est également permise par la disposition préliminaire du Code, qui prévoit que d’autres lois peuvent « ajouter au code ou y déroger » [notes omises][55].

En somme, bien que ces lois réfèrent expressément à la figure contractuelle pour déterminer les catégories de personnes qui ont accès aux protections qu’elles confèrent, leur champ d’application personnel ne se limite ni à cette vision contractuelle du rapport de travail ni à une interprétation stricte de celle-ci.

La Loi sur les décrets de convention collective (« Ldcc »)[56], qui permet au gouvernement d’élargir par décret l’application d’une « convention collective relative à un métier, à une industrie, à un commerce ou à une profession » aux salariés et aux employeurs professionnels d’un secteur défini dans le décret[57], illustre une autre manière de définir le rapport de travail auquel elle s’applique. La Ldcc comprend une définition de « salarié » de nature factuelle, le salarié signifiant « tout apprenti, manoeuvre ou ouvrier non spécialisé, ouvrier qualifié ou compagnon, artisan, commis ou employé qui travaille individuellement, en équipe ou en société »[58]. Pour certains auteurs, cette définition fait en sorte que l’application d’un décret de convention collective en vertu de la Ldcc ne dépend pas de la conclusion d’un contrat de travail, mais bien d’un critère objectif, soit l’exécution du travail[59]. La Cour d’appel du Québec a récemment eu l’occasion de souligner, dans une affaire pénale, qu’une personne répond à la définition de « salarié » contenue dans la Ldcc « dès qu’elle effectue un travail visé par un décret », tout en écartant la subordination comme critère à considérer pour qualifier une personne de salarié au sens de cette loi[60]. Cette disposition se prête à une interprétation large de la notion de « salarié » qui englobe la personne travaillant en vertu d’un contrat de société ou de service[61].

En somme, le droit québécois est assurément ambivalent en ce qui concerne le fondement du rapport de travail. Notamment, le législateur fait dépendre l’application de certains régimes en matière de travail de l’existence d’un contrat, alors qu’il adopte une définition matérielle dans d’autres cas. Plus encore, la jurisprudence fait appel à l’approche contractuelle dans l’interprétation du statut de salarié au sens du Ct, qui ne le requiert pas, et s’en dégage dans l’interprétation du statut de travailleur selon la Latmp et la Lsst, qui font explicitement référence au contrat. Cette ambivalence reflète l’absence d’intégration formelle et substantielle du droit du travail québécois alors que sa codification autour d’une approche matérielle, esquissée dans le Ct sans jamais avoir été achevée, permettait de faire du droit du travail québécois un droit à part entière et non une simple « excroissance du droit civil »[62]. Ainsi,

s’exprimant lui-même dans une véritable codification, le droit du travail étend[rait] alors sans difficulté l’influence de ses principes directeurs, de son esprit et de ses techniques, non seulement aux situations expressément prévues, mais aussi à toutes celles que l’on peut raisonnablement inclure dans son champ d’application. Toutes ces situations, il les régi[rait] entièrement; le droit commun n’intervien[drait] que dans la mesure où la codification du droit du travail le permet[trait], ou encore, ce qui élargit l’exception, il joue[rait] un rôle proprement supplétif à défaut de portée expresse ou implicite du Code du travail[63].

Cette ambivalence pourrait aussi avoir des effets concrets sur les droits de certains travailleurs, comme nous l’illustrerons dans la deuxième partie du présent texte.

2. L’approche du droit français

En France, le droit du travail est codifié. Le Code du travail de ce pays (« C trav f »)[64] regroupe un ensemble de dispositions de nature légale et réglementaire[65] concernant les rapports individuels et collectifs du travail, la durée du travail, le salaire, la santé et la sécurité au travail, l’emploi, la formation professionnelle et le contrôle et l’application de la législation relative au travail. Le contrat de travail est à la base des règles contenues dans ce corps législatif, lequel précise d’ailleurs, « [l]e contrat de travail est soumis aux règles de droit commun »[66]. Or, même si, comme l’indique la doctrine spécialisée en la matière, « le droit français traite l’embauche comme la conclusion d’un contrat et le rapport entre l’employeur et chacun de ses salariés comme un rapport contractuel »[67], il faut noter qu’il ne s’agit pas du contrat de louage de service découlant de la tradition romaniste, mais d’un contrat qui a acquis un visage nouveau, et qui confère au salarié un « véritable “statut” »[68] en ce qu’il est complété par l’incorporation des éléments de la vision personnelle et statutaire propre à la culture allemande[69]. Le contrat de travail en droit français aurait « opéré la synthèse de ce que les juristes ont perçu jusqu’au milieu de ce siècle comme une antithèse, la synthèse des conceptions romaniste et germanique du rapport de travail »[70]. Il y aurait donc une tendance en droit français, allant du « déclin » au « renouveau du contrat de travail »[71].

Ainsi, avant l’avènement de la législation protectrice des travailleurs, le contrat de louage de service constituait le seul encadrement du rapport de travail; celui-ci était donc régi par le droit général des contrats, guidé par les postulats de la liberté contractuelle et de la force obligatoire de l’accord des volontés[72]. Les critiques à l’égard de ce contrat, nommé depuis le début du XXe siècle « contrat de travail », visaient essentiellement le fait qu’il s’agissait d’un contrat d’adhésion dont l’influence sur l’« aménagement juridique » du rapport d’emploi se voyait limitée face à l’apparition d’une législation conçue pour protéger la partie faible d’une relation de travail caractérisée par l’inégalité[73]. La doctrine fait état d’une évolution dans la façon de comprendre le rapport de travail. En effet, des juristes comme Georges Scelle, d’abord, et Paul Durand, quelques années plus tard, ont proposé des façons alternatives de concevoir cette relation, le premier voyant dans le contrat de travail un « acte-condition » en vertu duquel le salarié acquiert un « statut », et le deuxième considérant l’entrée du salarié dans l’entreprise en tant que « fait-condition » qui donne naissance à une relation de nature « institutionnelle »[74].

Après une période de « déclin du contrat de travail » qui va jusqu’aux années 80, on constate un « renouveau » dudit contrat, lequel n’est pas pour autant un retour à la conception du louage de services, mais la manifestation du « dualisme » de cette convention de nature particulière qu’est le contrat de travail[75]. Il s’agit d’une part d’un « authentique contrat », soumis aux règles générales des contrats, mais aussi d’un « acte-condition, soumettant le salarié au pouvoir que l’ordre juridique reconnaît à l’employeur et l’intégrant à une collectivité de travail » [italiques dans l’original][76]. Le rapport de travail ainsi conçu englobe deux dimensions distinctes, soit une dimension contractuelle proprement dite et une dimension extracontractuelle, cette dernière comportant des droits rattachés « à la qualité de salarié plutôt que des droits contractuels, découlant du contrat et de son régime légal »[77].

L’interaction entre le contrat et l’ordre public du travail a attiré l’attention de la doctrine[78], laquelle a souligné que cette conception « dualiste »[79] du contrat de travail permet de placer cette notion juridique au centre du droit du travail français, dont les règles d’ordre public régissent les divers aspects du rapport de travail. En somme, le contrat de travail, qui « “incorpore” en quelque manière une bonne partie du dispositif légal qui forme le droit du travail » a pour « vertu de doter le salarié d’un véritable “statut” »[80]. Ainsi, comme l’a écrit l’Assemblée plénière de la Cour de cassation française, « la seule volonté des parties [est] impuissante à soustraire [un travailleur] au statut social qui découl[e] nécessairement des conditions d’accomplissement de son travail »[81].

Ce particularisme du contrat de travail en France entraîne notamment comme conséquence que, même s’il est soumis aux règles de droit commun comme le prévoit le C trav f, les solutions civilistes sont soit adaptées à la réalité de cette convention, qui a comme trait particulier la subordination de l’une des parties au rapport d’emploi, soit écartées par des règles légales spécifiques contenues dans le C trav f[82]. Ainsi, le professeur Verkindt parle des « déformations »[83] du droit des obligations, motivées par la subordination propre au contrat de travail. Parmi ces déformations, on retrouve un régime de nullité particulier audit contrat, en vertu duquel les dispositions du C trav f continuent de s’appliquer même après l’annulation du contrat de travail. Ceci a pour effet que les salaires dus au travailleur conservent cette nature[84].

Ainsi, même si le C trav f interdit d’embaucher ou de conserver à son service un étranger non muni d’un titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France[85], d’autres dispositions reconnaissent des effets juridiques à cette relation irrégulière. Le C trav f assimile le salarié étranger à un salarié régulièrement engagé lorsqu’il s’agit d’appliquer les obligations de l’employeur concernant les périodes d’interdiction d’emploi prénatal et postnatal et l’allaitement, la durée du travail et les congés, la santé et sécurité au travail et l’ancienneté dans l’entreprise[86]. Il prévoit de plus que le salarié étranger a droit, durant la période d’emploi illicite, au paiement du salaire et des accessoires de celui-ci; en cas de rupture du rapport d’emploi, il a droit à une indemnité forfaitaire égale à trois mois de salaire et, le cas échéant, à la prise en charge par l’employeur de tous les frais d’envoi des rémunérations impayées[87]. Le salarié étranger en situation irrégulière bénéficie aussi des dispositions relatives aux assurances et privilèges de salaires pour les sommes qui lui sont dues[88]. Enfin, le C trav f prescrit le paiement des sommes dues à l’étranger sans titre de travail dans un délai de trente jours[89].

En somme, en droit français, le « couple contrat/statut » constitue le « moyen de saisir l’ambivalence structurelle qui caractérise le droit du travail »[90], ce qui a donné comme résultat une configuration « dualiste »[91] du rapport de travail.

3. Le débat dans certains pays de l’Amérique latine

Le débat portant sur la façon de concevoir le rapport de travail s’est manifesté en Amérique latine par une opposition marquée entre les tenants des courants fondés sur le « contrat », d’une part, et sur la « relation de travail », d’autre part. Barbagelata indique qu’

[e]n Amérique latine la querelle controverse [sic] au sujet du contrat et de la relation de travail atteint une intensité telle que M. de la Cueva — le représentant le plus renommé du relationisme [sic] — a pu parler d’une “bataille” contre le contractualisme » [italiques dans l’original][92].

Barbagelata explique que le « point de départ » de la thèse présentée par le professeur mexicain de la Cueva depuis 1938 est l’indépendance du droit du travail à l’égard du droit civil, et partant, du fondement contractuel qui voit dans la relation d’emploi un louage de services[93]. Selon Barbagelata, de la Cueva décrit la relation de travail « comme une situation juridique objective, indépendante de son origine »[94]. L’auteur mexicain a de plus été influencé par les critiques de Scelle relativement à la nature du louage de services, et de Molitor, lequel distingue l’accord des volontés préalable à la prestation des services de l’exécution effective des tâches lorsque le travailleur fait l’entrée dans l’entreprise d’autrui[95]. D’ailleurs, Barbagelata précise que,

[t]oujours d’après M. de la Cueva, les bénéfices de la doctrine de la relation de travail se manifestent par ses conséquences, notamment, le dépassement des problèmes liés à la nullité des contrats et son effet rétroactif [italiques dans l’original][96].

Dans son ouvrage intitulé Derecho mexicano del trabajo[97], le professeur de la Cueva expose la théorie du « contrat-réalité » (en espagnol contrato-realidad), dans laquelle il distingue le contrat de travail des contrats du droit civil. Il est à noter que, même si l’auteur réfère au « contrat-réalité » dans sa caractérisation du rapport de travail, il s’écarte clairement de l’approche contractuelle comme moyen de justifier l’application du droit du travail[98].

En effet, selon la thèse du professeur de la Cueva, il faut distinguer l’accord des volontés de la prestation effective du service. Le premier est notamment à l’origine de l’obligation du travailleur de « se mettre à la disposition de l’employeur afin que celui-ci utilise la force de travail promise » [notre traduction], mais c’est le deuxième élément qui détermine que le travailleur est couvert par les régimes de protection prévus par le législateur[99]. Selon cette conception, l’« existence d’une relation de travail » est le résultat de la « situation réelle » du travailleur; ce n’est pas l’accord abstrait entre ce dernier et l’employeur visant la prestation d’un service qui permet d’appliquer le droit du travail, mais « la situation objective, dont l’existence est indépendante de l’acte qui conditionne sa naissance » [notre traduction][100], c’est-à-dire l’exécution de la prestation du travail elle-même. Dans ce cadre, de la Cueva est d’avis que la nature du rapport entre les parties ne peut pas être déterminée à partir de ce qui a été convenu par elles, car la convention ne peut pas avoir d’effet si elle n’est pas conforme à la réalité[101].

C’est ainsi que de la Cueva explique que le contrat de travail a été appelé « contrat-réalité », « puisqu’il existe non pas dans l’accord abstrait des volontés, mais dans la réalité de l’exécution du service et que c’est cette exécution et non ledit accord qui détermine son existence » [notre traduction][102]. Dans le même sens, il indique que,

[l]e contrat de travail, dans son acception de relation de travail, est un contrat-réalité, puisqu’il existe dans les conditions réelles de prestation des services, indépendamment de ce qui a été convenu, ces conditions ayant comme limite le fait qu’elles ne pourront pas réduire les privilèges contenus dans la loi, dans le contrat ou dans la convention collective [notre traduction][103].

Le professeur uruguayen Plá Rodriguez a identifié dans la pensée du professeur de la Cueva divers concepts qui se ressemblent d’une certaine façon, mais qui sont en réalité distincts[104]. En tenant compte de plusieurs passages de l’ouvrage de ce dernier, Plá Rodriguez présente essentiellement deux grandes idées qui ressortent de la thèse du professeur de la Cueva. D’une part, il y a l’idée qui est à la base de la théorie de « relation de travail », c’est-à-dire que c’est l’exécution effective de la tâche qui donne accès aux protections du droit du travail, au-delà du contrat, à lui seul insuffisant[105]. Dans ce contexte, l’inexistence d’une convention intervenue entre l’employeur et le travailleur ou le cas échéant, sa nullité n’exclut pas l’application du droit du travail[106]. D’autre part, il y a la place dominante qu’occupe la réalité factuelle dans le domaine du travail par rapport aux accords formels, laquelle se manifeste notamment par le fait qu’en cas de discordance entre les faits et la convention juridique intervenue entre les parties, ce sont les premiers qui vont prévaloir. Autrement dit, la réalité des faits prédomine sur la forme juridique. Cette seconde idée apparaît particulièrement, selon Plá Rodriguez,

dans la phrase qui considère comme “erroné de prétendre juger de la nature d’une relation selon ce que les parties ont convenu, puisque si les stipulations contenues dans l’entente ne correspondent pas à la réalité, elles n’auront aucune valeur” [notre traduction][107].

Plá Rodriguez indique que c’est la première idée, soit celle voulant que l’exécution de la tâche et non le contrat donne accès aux protections du droit du travail, que la plupart des auteurs voient dans la thèse exposée par de la Cueva[108], laquelle représente une façon de concevoir le rapport de travail. Or, il précise que même ceux qui critiquent cette conception acceptent la seconde idée[109], laquelle est analysée par Plá Rodriguez sous l’appellation de « principe de la primauté de la réalité » (en espagnol « principio de la primacía de la realidad »)[110].

La vision présentée par Plá Rodriguez permet ainsi de voir deux éléments dans la thèse du « contrat-réalité » énoncée par de la Cueva. Le premier présente l’exécution du travail comme source de droits et d’obligations puisqu’elle engendre le rapport de travail auquel ceux-ci se rattachent. Le second élément, soit le « principe de la primauté de la réalité », sert d’assise à un moyen ou une méthode d’analyse qui doit nous guider dans l’application du droit du travail. Cette méthode aidera à déterminer si les éléments qui donnent naissance au rapport de travail, que celui-ci soit caractérisé comme « contrat de travail » ou « relation de travail », existent bel et bien dans un cas donné.

Cela dit, il convient de souligner que la thèse de la « relation de travail » a été reçue dans la législation de plusieurs pays de l’Amérique latine. Dans son étude publiée en 1980, Barbagelata mentionne notamment les cas du Mexique, de l’Argentine, du Panama et de la Colombie, dont les lois en vigueur à l’époque reconnaissaient des effets juridiques tant au contrat qu’à la relation de travail, ou contenaient une présomption d’existence du contrat de travail fondée sur l’exécution personnelle des tâches par le travailleur[111]. L’auteur réfère particulièrement à la réception de la thèse de la relation de travail dans la loi mexicaine (intitulée, en espagnol, « Ley Federal del Trabajo »[112]) en ces termes :

D’abord, il faut signaler que cette doctrine est très nettement à la base de la nouvelle LFT du Mexique dont le titre II, intitulé « Relations individuelles de travail », commence par la définition suivante : « L’expression “relation de travail” désigne, quel que soit l’acte dont elle découle, l’exécution personnelle d’un travail sous la direction d’un tiers moyennant le versement d’un salaire »

art. 20

D’ailleurs, si le deuxième alinéa du même article apporte aussi une définition du contrat individuel de travail « quelle que soit sa forme ou dénomination », l’alinéa final se charge de faire la remarque que « l’exécution d’un travail de la manière visée par le premier alinéa sortit [sic] le même effet que le contrat établi ». En outre, l’art. 21 de la LFT mexicaine affirme que l’existence d’un contrat et d’une relation de travail est présumée entre la personne qui exécute personnellement le travail et celle pour laquelle il est exécuté[113].

Plus récemment, la littérature mexicaine a également souligné l’acceptation législative de la théorie fondée sur la relation de travail[114], le contenu actuel des articles 20 et 21 de la Ley Federal del Trabajo[115] étant essentiellement le même que celui décrit par Barbagelata.

On retrouve un autre exemple actuel de la réception de la thèse de la relation de travail dans la législation régissant le travail en Argentine (intitulée en espagnol, « Ley de Contrato de Trabajo »[116], dont nous nous sommes permis de traduire certains articles mentionnés ci-dessous). Le texte de la Ley de Contrato de Trabajo qui, pour ce qui nous intéresse, est essentiellement le même que celui présenté par Barbagelata dans son étude citée plus haut[117], prévoit à son article premier[118] qu’elle s’applique au « contrat de travail » et à la « relation de travail », notions qui sont précisées aux articles 21 et 22, respectivement. Pour définir le « contrat de travail », la loi fait référence à l’engagement d’une personne physique qui « s’oblige à réaliser des actes, exécuter des oeuvres ou fournir des services en faveur d’une autre personne et sous la dépendance de celle-ci [...] contre rémunération » [notre traduction, nos italiques][119]. Pour sa part, la notion de « relation de travail » fait référence à la personne qui

réalise des actes, exécute des oeuvres ou fournit des services en faveur d’une autre personne, sous la dépendance volontaire de celle-ci et moyennant rémunération, quel que soit l’acte qui est à l’origine de cette relation [notre traduction, nos italiques][120].

La loi présume l’existence d’un contrat de travail du fait de la prestation des services[121]. Or, la même loi prescrit que les effets de l’inexécution du contrat de travail avant la fourniture effective du travail soient régis par le droit commun, tout en prévoyant le versement d’une indemnité minimale[122]. On voit ainsi que le législateur a envisagé les notions de « contrat de travail » et de « relation de travail » comme deux concepts distincts qui sont reliés entre eux, en ce sens que la relation de travail présuppose l’existence d’un contrat de travail. Cependant, seulement un de ces éléments semble être déterminant pour l’application de la législation de travail, soit la « relation de travail », la loi étant applicable à partir de l’exécution des services[123].

Cette façon particulière de concevoir le rapport de travail est complétée par un régime spécial de nullité du contrat de travail[124]. En effet, la loi argentine prévoit que le contrat de travail ne peut avoir pour objet la prestation de services illicites et de services prohibés[125] et que la nullité du contrat de travail dont l’objet est prohibé ou illicite doit être déclarée d’office par le juge[126]. Le législateur distingue cependant les effets de ces deux types de nullité : le contrat dont l’objet est illicite ne produit pas de conséquences entre les parties[127], tandis que celui dont l’objet est prohibé n’affecte pas le droit du travailleur à recevoir les rémunérations ou les indemnités résultant de l’extinction du contrat[128]. L’objet contraire à la morale et aux bonnes moeurs est considéré comme illicite, sauf si les lois, les règlements municipaux ou les règlements de police le tolèrent ou le réglementent[129]. Lorsque des dispositions de nature légale ou réglementaire interdisent l’emploi de certaines catégories de personnes, ou la réalisation de certaines tâches, l’objet du contrat sera considéré comme prohibé, mais cette prohibition visera toujours l’employeur[130].

B. L’approche matérielle : une solution pour pallier les limites d’une approche contractuelle

De l’ensemble des développements précédents, il nous semble possible d’extraire deux propositions connexes, mais distinctes. La première est que le rapport de travail qui donne ouverture à l’application de diverses lois protectrices des travailleurs peut être fondé soit sur un « contrat de travail », soit sur une « relation de travail », cette dernière notion ne faisant pas appel à la figure contractuelle. La législation québécoise présente des manifestations de ces deux approches. La seconde proposition concerne le fait que le recours au critère factuel permettrait d’élargir le spectre des personnes protégées par le droit du travail. Ce dernier aspect touche un sujet plus large que celui de la nature juridique du rapport d’emploi : il vise les frontières mêmes du droit du travail.

Or, ces deux propositions sont en interrelation. En effet, le recours au critère factuel permettra d’inclure des personnes qui ne sont pas liées par un contrat de travail dans le champ de protection du droit du travail, mais la mesure de cette inclusion sera déterminée par les éléments matériels qui seront considérés pour conclure à l’existence d’une relation de travail. Si, comme dans les législations latino-américaines étudiées plus haut, la relation de travail est conçue comme le « pendant factuel » du contrat de travail et donc composée des mêmes éléments que celui-ci — soit essentiellement la prestation de travail, la rémunération et la subordination juridique —, le choix de considérer l’existence d’une relation de travail ainsi définie comme le critère qui détermine l’application du droit du travail aura des conséquences principalement sur le terrain formel, et plus particulièrement dans les cas de nullité du contrat de travail[131]. Par contre, si l’on considère qu’une relation de travail existe, par exemple, dès l’exécution d’un travail moyennant rémunération, alors on pourra considérer comme incluses dans le champ d’application de la loi des personnes qui ne sont pas liées par un contrat de travail, sans avoir même à qualifier leur rapport du point de vue contractuel. En somme, les effets de l’approche dite de la relation de travail sont doubles :

[L]a solution de la relation de travail peut assurer l’application d’une loi relative au travail là où parfois le contrat de travail n’y parviendrait pas : soit, de façon tout à fait exceptionnelle, qu’un vice de formation atteigne la validité d’un tel contrat, soit, d’une manière beaucoup plus importante d’un point de vue systémique, que le législateur entende que sa loi atteigne non seulement des salariés au sens traditionnel du terme, mais également d’autres catégories de personnes dont le travail ne correspond pas à la prestation classique visée dans le contrat de travail [notes omises, nos soulignements][132].

Ces effets dits « systémiques » de l’approche de la relation de travail, en ce qu’ils vont au-delà des situations de nullité du contrat, tiennent d’une part au fait que cette approche suppose une méthode d’analyse particulière[133] lorsqu’il s’agit, par exemple, de reconnaître un rapport de travail donnant accès à la protection d’une loi du travail, alors que ce rapport est susceptible de qualifications juridiques variées du point de vue du droit civil des contrats[134]. Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, le fait d’avoir recours au contrat de travail pour définir le rapport visé par le droit du travail n’empêche aucunement de faire appel à une méthode réaliste pour examiner la situation réelle au-delà de la forme contractuelle choisie par les parties. Les tenants d’une complémentarité entre le droit du travail et le droit civil au Québec estiment d’ailleurs que cette méthode est nécessaire[135]. Il reste que l’inclusion dans la loi d’une définition du rapport de travail, basée sur la constatation de certains éléments factuels, éviterait toute ambiguïté sur la méthode d’analyse qui doit prévaloir : on devrait commencer par examiner les faits et, si ceux-ci démontrent qu’il s’agit d’une situation visée par la loi, leur donner effet sans avoir à déterminer l’existence d’un contrat liant les parties, ni la qualification d’une telle entente, le cas échéant. Peu importe si deux figures contractuelles sont possibles ou si les régimes juridiques de ces deux catégories de contrats sont compatibles ou non au regard du droit civil : dans un contexte où l’application d’un régime de protection est déterminée par l’existence d’un rapport de travail qui n’est pas défini à partir du contrat de travail, ces questions n’auraient pas de place dans l’analyse.

Ces effets systémiques de l’approche de la relation de travail tiennent, d’autre part, au fait que cette approche permet d’intégrer des personnes qui ne sont pas liées par un contrat de travail au champ de protection du droit du travail, même si la mesure précise de cet effet d’inclusion dépend des éléments retenus par le législateur pour définir la relation de travail. Il y a certaines personnes, comme les entrepreneurs dits dépendants, qui ne correspondent pas aux caractéristiques du salariat traditionnel, mais auxquelles on pourrait vouloir étendre l’application des lois du travail. Dans cette hypothèse, l’absence d’une référence exclusive au contrat de travail caractérisé par la « subordination » s’impose nécessairement.

Les recommandations du Rapport Bernier[136], déposé au Ministère du Travail du Québec en 2003, vont dans le sens des effets systémiques rattachés à l’approche de la relation de travail que nous venons d’exposer. D’une part, ce rapport propose de définir les notions de « salarié » et de « travailleur » à partir d’un critère matériel qui permettrait d’atteindre un plus grand nombre de personnes qui travaillent personnellement pour autrui, moyennant rémunération. Il s’agirait du critère de la dépendance économique, plus inclusif que celui de la subordination juridique propre au contrat de travail[137]. D’autre part, le Rapport Bernier propose d’établir clairement qu’une personne est salariée dès lors qu’elle travaille personnellement pour une autre personne moyennant rémunération et est sous la dépendance économique de cette autre personne, et ce, qu’elle « soit salariée ou non en vertu d’un contrat de travail »[138]. Cette dernière mention a pour effet de garantir l’autonomie juridique de la définition de « salarié » et de l’affranchir de toute référence au droit civil. Les recommandations d’un autre rapport préparé en 2002 pour la Commission du droit du Canada vont aussi dans le sens de ces effets systémiques[139]. Les auteurs de ce rapport indiquent que pour répondre à la question « À qui le droit du travail devrait-il s’appliquer? », on ne devrait pas avoir à examiner si la personne travaille en vertu d’un contrat de louage de service ou d’un contrat de service[140]. Au lieu de chercher à identifier les caractéristiques qui distinguent le travail salarié du travail indépendant dans l’établissement du champ de protection du droit du travail, ils recommandent une solution plus inclusive qui serait en lien avec les objectifs de l’Organisation Internationale du Travail concernant l’agenda du travail décent, et qui tiendrait compte des transformations opérées dans le monde du travail, soit « que tous les travailleurs dépendant de la vente de leur capacité de travail soient protégés, à moins qu’il existe des raisons d’intérêt public convaincantes pour créer une définition plus étroite »[141]. Dans le cadre d’une telle proposition, le critère factuel doit à sa face même prévaloir.

L’interprétation de la notion de « salarié » au sens de la Ldcc qu’a récemment retenue la Cour d’appel du Québec démontre qu’une approche matérielle peut être plus inclusive et peut éliminer la prise en compte des critères propres au contrat du travail. Cette décision illustre concrètement les effets systémiques de l’approche de la relation de travail quant à la méthode d’analyse, mais aussi en ce qui concerne l’application des lois du travail à des personnes qui ne répondent pas aux critères constitutifs de la notion classique de « salarié » en droit civil :

En l’espèce, le fait que les chauffeurs se considèrent comme des travailleurs autonomes et en possèdent même certains attributs n’est pas un obstacle à ce qu’ils soient considérés comme des salariés au sens de la Loi sur les décrets de convention collective. Une personne est qualifiée de salarié au sens de la Loi sur les décrets dès qu’elle effectue un travail visé par le décret. Qu’il y ait présence ou absence de subordination n’y change absolument rien [italiques dans l’original][142].

En somme, même si elle se manifeste différemment, l’influence de l’approche de la relation de travail est indéniable dans certains droits du travail de tradition civiliste. En plus de remédier aux limites d’une analyse contractuelle du rapport de travail en cas de nullité du contrat et de proposer une méthode d’analyse sensible à la réalité des situations de travail, le recours à cette approche s’avère utile pour repenser les frontières du droit du travail dans le contexte des transformations du travail et de l’entreprise[143].

II. Le rôle du contrat dans l’accès aux régimes de protection des travailleurs au Québec : un droit en mutation

Même si, comme nous l’avons vu, divers droits de tradition civiliste ont, de manières différentes, intégré certaines caractéristiques de l’approche de la relation de travail à leurs lois en la matière, il reste que la situation du droit québécois est singulière à cet égard. Celui-ci est composé de plusieurs lois du travail distinctes, ayant leur propre champ d’application personnel, défini parfois par des critères matériels, parfois par référence au contrat de travail. L’approche de la relation de travail y a aussi une influence, mais celle-ci n’est ni systématique ni constante, même pour des lois comme le Ct dont le champ d’application est défini sans référence explicite au contrat de travail[144]. On peut même penser que l’influence de l’approche de la relation de travail en droit québécois varie suivant le décideur plutôt que suivant la loi en cause, avec les effets qui pourraient en découler pour la prévisibilité de l’interprétation de son champ d’application et la sécurité juridique des parties.

Or, toutes les lois du travail que nous avons étudiées ont une caractéristique commune : elles sont d’ordre public[145] et doivent recevoir une interprétation généreuse qui assure l’accomplissement de leur objet[146]. S’il paraît clair qu’une interaction existe entre le droit civil et le droit du travail québécois, cela ne veut pas nécessairement dire que les critères du droit civil doivent déterminer l’accès aux mécanismes légaux destinés à protéger les personnes qui travaillent. Au contraire, les interprétations trop axées sur la forme juridique et qui restreignent les droits des personnes que ces lois visent à protéger devraient être écartées.

L’étude de la jurisprudence démontre que l’application des critères du droit civil des contrats, sans considération de la réalité factuelle ou d’autres critères, restreint l’accès aux lois protectrices des travailleurs et affaiblit, par ce fait même, la possibilité que celles-ci puissent remplir leurs finalités, notamment auprès de ceux qui occupent des emplois atypiques[147] et qui ont aussi besoin de cette protection (A). Ceci explique l’émergence d’une approche, incarnée dans quelques décisions récentes, fondée sur la réalité factuelle, les particularités du travail en cause et les objectifs des lois d’ordre public pour répondre au problème soulevé par l’interaction entre le droit civil et le droit du travail en ce qui concerne l’accès à la protection des lois du travail (B).

A. L’accès des travailleurs atypiques à la protection des lois du travail : illustrations jurisprudentielles

Les travailleurs qui occupent des emplois atypiques éprouvent diverses sortes de difficultés lorsqu’il s’agit d’avoir accès aux protections de la législation du travail[148]. Ces problèmes sont souvent liés à la question de savoir si la personne qui réclame les avantages de la loi répond ou non à la définition de « travailleur » ou de « salarié » qui détermine l’application de la loi. Nous avons choisi de nous concentrer sur des décisions récentes portant sur cette question et qui mettaient en cause des personnes occupant des emplois à durée déterminée ou occasionnels (1), ou encore des emplois dits autonomes (2). Notre objectif n’est pas de faire une recension exhaustive de la jurisprudence sur ces formes d’emploi, mais simplement d’illustrer, à partir d’exemples choisis mettant en cause des lois différentes, les conséquences que les approches basées sur le droit civil des contrats ou sur la réalité du travail peuvent avoir sur l’accès de ces travailleurs aux protections du droit du travail.

1. Le travail à durée déterminée ou occasionnel

Le travail à durée déterminée ou occasionnel suppose une certaine intermittence dans l’exécution de la prestation de travail, soit parce que celle-ci est prévue pour une durée prédéterminée, soit parce qu’elle a cours de manière imprévisible, suivant les besoins de l’employeur. Dans de telles circonstances, ainsi que l’illustre la jurisprudence, l’exigence d’une condition de forme nécessaire à la formation d’un contrat valide peut entraîner le refus d’accès à d’autres régimes législatifs de protection. Deux arrêts seront examinés dans cette perspective : l’arrêt de la Cour d’appel du Québec Commission scolaire crie c. Association des employés du Nord québécois (CSQ)[149], portant sur le droit d’un enseignant faisant du remplacement pour des périodes déterminées de saisir un arbitre de grief et de bénéficier des conditions de travail prévues à la convention collective applicable aux enseignants (a), et l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des Patriotes[150], dans lequel la Cour suprême du Canada se penche sur le droit au retrait préventif, en vertu de la Lsst, d’une enseignante suppléante occasionnelle (b).

a. L’arrêt Commission scolaire crie

Dans cette affaire, la validité du contrat d’engagement d’un enseignant en l’absence d’une formalité imposée par une loi d’ordre public[151] était en cause, ainsi que le droit de cet enseignant de recourir à la procédure de grief et de bénéficier de la convention collective. Or, cette décision nous apparait intéressante en raison de l’approche analytique retenue par la Cour d’appel, laquelle tient essentiellement compte de la réalité du rapport de travail et des effets de la position de l’employeur, laquelle priverait un enseignant de la procédure de grief et des conditions de travail applicables aux enseignants alors que l’objet de l’exigence d’ordre public invoquée par l’employeur était respecté.

Dans cette décision, rendue en 2012, la Cour d’appel devait décider si l’arbitre pouvait se saisir des griefs relatifs à un enseignant-remplaçant, M. Vien, en l’absence d’une résolution adoptée par l’employeur portant sur son engagement, conformément à ce que prévoit la Loi sur l’instruction publique pour les autochtones cris, inuit et naskapis (« Lipac »)[152]. En vertu de cette loi, l’engagement d’un enseignant ou d’une personne occupant une fonction pédagogique ou éducative est généralement prévu pour une année scolaire[153], en vertu d’un contrat dans lequel la commission scolaire est représentée par son président. Comme prérequis pour l’engagement d’un enseignant, l’article 202 Lipac impose la forme écrite et l’adoption d’une résolution par la commission scolaire.

Avant l’affaire qui nous occupe, deux arrêts de la Cour d’appel avaient établi que cette disposition de la Lipac était d’ordre public, que son respect était nécessaire pour la validité du contrat d’engagement et qu’en l’absence d’un contrat valide, la convention collective ne pouvait pas s’appliquer au salarié, qui n’avait donc pas le droit de recourir à la procédure de griefs. En 1999, dans Syndicat des professionnelles et professionnels en milieu scolaire du Nord-Ouest c. Commission scolaire crie[154], un banc de trois juges de la Cour d’appel avait approuvé le raisonnement du juge de première instance, qui avait conclu qu’un écrit et une résolution étaient requis pour la formation même du contrat d’engagement. Le juge de première instance avait notamment tenu compte du fait que la commission scolaire pouvait conclure des contrats selon les conditions établies dans sa loi constitutive, ainsi que du caractère impératif et d’ordre public des dispositions de la Lipac. Le juge avait également fait référence aux règles du CcQ prévoyant qu’une loi peut imposer le respect d’une forme particulière comme condition de formation d’un contrat, que le contrat qui ne respecte pas cette condition peut être frappé de nullité et que la nullité est absolue lorsque la condition de formation en question vise la protection de l’intérêt général[155]. Pour le juge Chamberland, qui a écrit le jugement de la Cour d’appel dans cette affaire, les exigences de la Lipac sont des « dispositions impératives et d’ordre public, et non de simples formalités; le[ur] respect [...] est une condition sine qua non à la validité de l’engagement » [notes omises][156].

Trois ans plus tard, dans Association de l’enseignement du Nouveau-Québec (C.E.Q.) c. Commission scolaire Kativik[157], la majorité de la Cour d’appel avait suivi le même critère, mais le juge Fish avait rédigé des motifs dissidents. Le juge Letarte, écrivant pour la majorité, était d’avis qu’en l’absence de la résolution adoptée par la commission scolaire, il n’y avait pas eu d’engagement. L’enseignant en cause n’était donc pas un salarié pouvant recourir à la procédure de grief et, par conséquent, l’arbitre était sans compétence[158]. Pour sa part, le juge Fish, qui à la différence de ses collègues avait examiné la décision arbitrale à la lumière de la norme de la raisonnabilité et non de la décision correcte, aurait infirmé le jugement de la Cour supérieure et rétabli la sentence arbitrale ayant conclu, à partir des faits du dossier, à l’existence d’un lien d’emploi visé par la convention collective[159].

En 2012, devant se pencher à nouveau sur la portée de l’exigence contenue à l’article 202 de la Lipac, la Cour d’appel, au vu de l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême en matière de norme de contrôle, applique, comme le juge Fish en 2002, la norme de la raisonnabilité à la décision de l’arbitre qui s’était déclaré compétent pour décider des griefs concernant M. Vien. La différence de la norme de contrôle applicable a ouvert la porte à un changement d’approche de la Cour d’appel, qui est passée d’une solution misant sur les formalités nécessaires à la formation du contrat de travail entre la commission scolaire et le salarié à une solution qui tient compte de la réalité de l’engagement, de l’objet de la règle d’ordre public en question et de la mission de l’arbitre de griefs « de s’assurer que les salariés qui y sont assujettis bénéficient des droits que leur reconnaît la convention collective de travail »[160]. Ainsi, même si la formalité en cause dans cette affaire dépasse le champ du droit civil, c’est la partie de la décision mettant en évidence les avantages d’une approche fondée sur la réalité de la relation d’emploi par rapport à une analyse axée sur les conditions de forme et de validité du contrat qui nous apparait intéressante aux fins de l’accès aux mécanismes du droit du travail.

M. Vien avait été engagé en 2001 par la Commission scolaire crie comme enseignant remplaçant. N’ayant pas obtenu une place de garderie pour son enfant, il avait dû remettre sa démission en janvier 2004, laquelle avait été refusée par la commission scolaire, qui avait assimilé sa démission à une rupture de contrat dans une résolution datée du 21 janvier 2004. Malgré cette situation, en juillet 2005, M. Vien a été inscrit sur une liste de candidats pour un poste d’enseignant et, en janvier 2006, il a été appelé par la directrice d’une école qui lui a offert un poste de remplacement jusqu’à la fin de l’année scolaire. M. Vien a commencé à travailler et un contrat d’engagement a été signé quelques mois plus tard entre lui-même et la directrice de l’école, ainsi que par le président du conseil de la commission scolaire. En juin 2006, la directrice a avisé M. Vien qu’il allait probablement recevoir une offre d’emploi pour l’année scolaire suivante et au début du mois d’août, elle lui a demandé de se présenter à l’école, ce que M. Vien a fait. Il a participé à une réunion d’enseignants, a reçu son horaire et a travaillé pendant trois jours. Le jour de la rentrée scolaire, le 14 août 2006, M. Vien a toutefois été avisé que le comité exécutif de la commission scolaire avait adopté une résolution en vertu de laquelle elle avait décidé de ne pas l’engager pour les années scolaires 2005–2006 et 2006–2007, en s’appuyant sur la démission de l’année 2004.

Trois griefs ont été déposés par le syndicat représentant M. Vien. Une objection a été soulevée par la commission scolaire, qui alléguait l’absence de compétence de l’arbitre, fondée sur le fait que M. Vien ne serait pas un « enseignant » au sens de la convention collective puisqu’une formalité essentielle à la validité de son contrat d’engagement n’a pas été respectée, soit la résolution prévue à l’article 202 Lipac. L’arbitre a rejeté l’objection préliminaire et a accueilli les griefs. Il a notamment tenu compte du fait que la commission scolaire a appliqué les conditions de travail contenues à la convention collective au salarié durant plus de six mois et que, ce faisant, elle a accepté que cette convention régisse la situation du salarié. La Cour supérieure a refusé d’intervenir, décision qui fut confirmée par la Cour d’appel, qui a rejeté le pourvoi.

La juge Thibault, au nom de la Cour d’appel, a conclu au caractère raisonnable de la sentence de l’arbitre, ce dernier ayant considéré que la commission scolaire ne pouvait pas invoquer l’absence de la formalité prévue à l’article 202 de la Lipac qu’« elle a volontairement et abusivement omis d’accomplir »[161] afin de priver M. Vien des conditions de travail prévues dans la convention collective et de l’accès à la procédure de grief.

La Cour d’appel précise que l’arbitre a conclu à l’existence d’un contrat implicite valide en tenant compte de la réalité de l’engagement, du contrat signé et de la prestation effective du travail, tout en ajoutant que la décision contestée n’aurait pas pour effet de porter atteinte à l’ordre public de la Lipac, dont l’objet a été respecté[162]. Elle s’écarte ainsi du raisonnement antérieur fondé sur les conditions particulières de formation et de validité du contrat d’engagement. Le changement d’approche concernant la norme de contrôle applicable lui a permis de donner toute son importance à l’expertise du tribunal spécialisé en droit du travail et de mettre l’accent sur la réalité du rapport de travail, l’objet de la norme d’ordre public de la Lipac, qui n’a pas été nié, et le résultat de la décision permettant à la personne visée par le régime de rapports collectifs du travail d’en bénéficier.

Même si cette décision ne concerne pas spécifiquement la notion de « salarié » au sens du Ct, mais celle d’« enseignant » en vertu de la convention collective, le raisonnement suivi par la Cour d’appel est facilement transposable au cas de la personne qui revendique le statut de salarié.

b. L’arrêt Commission scolaire des Patriotes

L’affaire Commission scolaire des Patriotes illustre l’incidence qu’une approche fondée uniquement sur le droit civil des contrats peut avoir sur l’accès aux protections d’une loi d’ordre public du travail. La Commission des lésions professionnelles (CLP), la Cour supérieure et deux juges de la Cour d’appel du Québec ont conclu que Mme Dionne, une enseignante suppléante enceinte, n’avait pas droit aux protections relatives au retrait préventif de la Lsst[163] en se fondant sur l’absence d’un contrat de travail, tel que défini dans le CcQ[164]. Un juge de la Cour d’appel, dissident, et la Cour suprême du Canada, à l’unanimité, ont pris comme point de départ de leur analyse les objectifs de la Lsst et les termes de cette législation. Dans ce cadre, ils ont examiné le contrat de travail en cause, tel que modifié par l’ordre public du travail, pour venir à la conclusion que la décision de la CLP était déraisonnable, puisque contraire aux objectifs dudit régime légal, qui vise précisément à éviter les risques pour la santé et la sécurité au travail, entre autres, pour les femmes enceintes.

Après avoir obtenu son baccalauréat en éducation en décembre 2005, Mme Dionne s’est inscrite, au début de l’année 2006, sur la liste d’enseignants suppléants occasionnels maintenue par la Commission scolaire des Patriotes. La tenue de cette liste était prévue dans la convention collective et la commission scolaire devait y recourir pour pourvoir à ses besoins de remplacement. L’inscription sur la liste ne conférait à Mme Dionne aucun droit de rappel ni une priorité d’emploi, la commission scolaire pouvant appeler l’enseignant(e) de son choix apparaissant sur cette liste. Depuis son inscription sur la liste au début de l’année 2006, Mme Dionne avait fait 88,15 jours de suppléance durant le reste de l’année scolaire 2005–2006, c’est-à-dire qu’elle avait travaillé presque à temps plein pendant approximativement la moitié de cette année[165].

En septembre 2006, Mme Dionne a appris qu’elle était enceinte. Deux certificats de retrait préventif faisant état des risques de son lieu de travail pour sa santé et/ou celle de l’enfant à naître ont été émis par son médecin. Dix offres de suppléances ont été faites à Mme Dionne et acceptées par elle entre le 13 et le 30 novembre 2006, sans qu’elle soit réaffectée à d’autres tâches. Estimant qu’un contrat de travail avait été conclu le 13 novembre 2006, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) a informé Mme Dionne qu’elle avait droit aux protections de la Lsst et a confirmé cette première décision à l’occasion d’une révision administrative.

Saisie par l’employeur, la CLP a annulé la décision rendue par la CSST et a conclu que Mme Dionne n’était pas une travailleuse au sens de la Lsst. Par conséquent, elle ne pouvait bénéficier du droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte prévu dans cette loi[166]. Puisque la notion de « travailleur » contenue dans la Lsst réfère à la personne qui travaille en vertu d’un contrat de travail[167], la CLP a tenu compte de la définition de l’article 2085 CcQ[168], ainsi que des règles générales du droit des obligations, et a considéré que « pour qu’il y ait formation d’un nouveau contrat, il faut que la personne soit en mesure de s’obliger à effectuer un travail sous la subordination d’un employeur et qu’elle soit rémunérée en conséquence »[169]. Comme Mme Dionne n’était pas en mesure de fournir le travail requis en raison du danger pour sa santé ou celle de son enfant à naître, la CLP a conclu

[qu’]il manque une cause essentielle à ce contrat, soit une prestation de travail. Ainsi, les dix fois, en novembre 2006, où [Mme] Dionne accepte une offre de suppléance, il n’y a pas formation de contrat puisque aucune prestation de travail n’est offerte ou ne peut être offerte par elle[170].

La CLP a également écarté l’argument fondé sur la discrimination.

La Cour supérieure a rejeté la demande en révision judiciaire de cette décision. La majorité de la Cour d’appel, sous la plume du juge Wagner (alors de cette Cour), a aussi considéré que la décision de la CLP était raisonnable et a rejeté le pourvoi, avec une forte dissidence du juge Dalphond. La majorité de la Cour a été d’avis qu’il n’existait aucun lien d’emploi. Elle a indiqué que Mme Dionne a refusé les suppléances « en raison de l’exercice du droit au retrait préventif »[171] et que « l’appelante a choisi d’offrir ses services à l’intimée sachant qu’elle ne voulait pas en réalité accepter les suppléances qui lui seraient offertes »[172]. Les juges majoritaires ont ajouté que l’affectation à d’autres tâches était « par définition impossible » en raison de la nature du travail, et que Mme Dionne « n’a même jamais tenté d’exiger une réaffectation »[173].

Pour la Cour suprême, la conclusion de la CLP va à l’encontre des objectifs de la Lsst et pénalise les femmes enceintes, lesquelles doivent ainsi choisir entre leur travail et leur santé, ce qui rend la décision déraisonnable. La juge Abella, écrivant pour la Cour, examine d’abord l’objet de la loi, qui vise à protéger la santé et la sécurité des travailleurs ainsi qu’à éliminer les causes d’accidents de travail et de maladies professionnelles sur le lieu du travail[174]. Elle se penche ensuite sur les mécanismes prévus par le législateur pour atteindre cet objectif, parmi lesquels se trouve le droit de refuser d’exécuter un travail dangereux[175].

Plusieurs éléments importants ressortent de l’analyse de la Cour, dont le fait que le droit de refuser d’exécuter un travail dangereux constitue une condition de travail qui « est automatiquement incorporé[e] dans le contrat de travail entre un employeur et un travailleur puisque la Loi est d’ordre public »[176], que « le refus d’exécuter un travail dangereux n’est pas considéré comme un refus d’exécuter le contrat de travail, mais plutôt comme l’exercice d’une protection législative »[177], et qu’« un certificat constitue automatiquement une demande d’affectation à une tâche sans risque »[178]. La Cour souligne également que le législateur a tenté de répondre aux besoins des femmes enceintes en matière de santé et de sécurité au travail en prévoyant le droit de celles-ci d’être affectées à d’autres tâches ou, si cela est impossible, le droit de cesser de travailler en recevant une indemnité de remplacement de revenu, protégeant ainsi leur santé au travail et leur sécurité financière[179]. De plus, la Cour fait référence au lien entre la protection de la santé au travail et la discrimination des femmes enceintes, en indiquant que c’est précisément pour éviter la discrimination des femmes enceintes que « le régime protège non seulement leur droit de travailler, mais aussi leur droit de travailler dans un milieu sécuritaire, en présumant qu’elles sont disponibles pour travailler tout autant que le sont les travailleuses non enceintes »[180].

Une fois le contexte législatif précisé, la juge Abella examine la notion de « travailleur », définie à l’article premier de la Lsst, laquelle reflète l’intention du législateur de protéger « le plus largement possible » la santé et la sécurité du travail des personnes qui travaillent, y compris celles qui le font sans rémunération[181]. Tout en soulignant que la loi fait référence à l’existence d’un contrat de travail dans la définition du « travailleur » au sens de la loi et que la prestation de travail est un élément essentiel dudit contrat, la juge Abella met l’accent sur le fait que « cette exigence doit être interprétée d’une manière qui lui donne un véritable sens dans le contexte d’un régime conçu pour permettre aux travailleurs de se retirer d’un lieu de travail dangereux »[182]. Il faut donc considérer que les éléments constitutifs du contrat de travail énoncés à l’article 2085 du CcQ ont été modifiés par le législateur afin d’atteindre les objectifs de la Lsst, comme le permet en définitive la disposition préliminaire du CcQ, qui prévoit que les autres lois peuvent « ajouter au code ou y déroger »[183]. Ainsi, à la différence du droit civil, dans le contexte de la Lsst, la rémunération n’est pas exigée. De plus, une autre composante du contrat de travail, soit la prestation de travail, peut être absente du moment que la Lsst confère à la travailleuse enceinte le droit de ne pas fournir une prestation du travail qui entraîne un risque pour sa santé ou celle de son enfant à naître. Selon la juge Abella, « le retrait préventif n’est pas une omission ou une incapacité d’exécuter le travail : [...] il est réputé remplacer le travail » [italiques dans l’original][184]. Le fait que Mme Dionne invoque le certificat de retrait préventif

ne signifie pas qu’elle ne voulait pas travailler; il signifie plutôt qu’elle ne voulait pas s’exposer ou exposer son enfant à naître à des risques pour la santé dans le lieu de travail. La conclusion de la CLP [...] n’a pas tenu compte du fait que Mme Dionne était réputée, aux termes de l’art. 14 de la Loi, être « au travail » lorsqu’elle était en retrait préventif, et l’obligeait de ce fait à choisir entre son travail et sa santé. Il s’agit d’un raisonnement qui recrée le noeud gordien que le régime légal est censé trancher [notre soulignement][185].

Il est possible de dégager diverses conclusions de cet arrêt relativement aux rapports entre le droit civil et le droit du travail. D’abord, l’analyse visant à déterminer le droit d’une personne à recevoir les bénéfices d’un régime de protection des travailleurs doit être guidée par l’objectif que le législateur cherche à accomplir en instituant ce régime, ainsi que par la logique qui soutient les mécanismes choisis pour sa mise en oeuvre. La décision qui compromet la réalisation de l’objectif législatif est déraisonnable. Ensuite, même si, compte tenu de la définition de la notion de travailleur dans la Lsst, la qualification du rapport de travail visé par cette loi ne peut être faite de façon totalement autonome par rapport au droit civil, il faut néanmoins tenir compte du fait que l’ordre public du travail est susceptible de déroger au droit civil concernant le contrat de travail. Ainsi, il faudra considérer les effets de l’ordre public du travail sur les droits et obligations des parties au rapport de travail et sur le droit civil. Pour reprendre les mots de la juge Abella, l’intention du législateur a été de « rejoindre un ensemble de travailleurs beaucoup plus large que celui qui est visé par la notion d’“employé” dans le Code civil »[186]. Enfin, l’interprétation de la notion de « travailleur » qui donne accès aux avantages de la Lsst est indissolublement liée aux droits reconnus dans cette loi.

En somme, on doit se garder d’assimiler le statut de « travailleur » au sens de la Lsst à celui de « salarié » visé par le CcQ. Lorsqu’il s’agit d’appliquer les lois du travail, c’est la logique qui leur est propre et leur spécificité qui doivent prévaloir.

Notons que la CLP a récemment eu l’occasion de se pencher sur la portée de l’arrêt Commission scolaire des Patriotes dans l’affaire Aubé c. Commission scolaire des Navigateurs[187]. Cette décision se préoccupait du cas d’une enseignante à temps partiel inscrite sur une liste de priorité d’emploi, qui avait reçu des indemnités de remplacement du revenu prévues à la Lsst lors d’un retrait préventif, et ce, jusqu’à la fin de son contrat d’engagement, mais qui s’est vue refuser le droit à ces indemnités après cette date. La CLP, qui confirme que la requérante n’a pas droit aux indemnités réclamées, tient compte de divers éléments pour décider ainsi[188], dont l’absence de contrat de travail à la suite de la fin du contrat d’engagement. Même si cette décision ne concerne pas la notion de « travailleuse », la partie de la décision qui examine les notions de contrat de travail et de lien d’emploi nous apparaît intéressante aux fins de notre analyse.

La CLP conclut essentiellement à l’absence d’un contrat de travail, car « il n’y a pas eu d’offre de travail de la part de l’employeur » durant la période litigieuse, tout en ajoutant que « la notion de “lien d’emploi” entre la requérante et l’employeur résultant de l’application d’une liste de rappel ne permet pas d’inférer qu’il y a un contrat de travail entre les parties  »[189]. Elle souligne également que dans Commission scolaire des patriotes, la Cour suprême a redéfini la notion de contrat de travail dans le cadre de la Lsst, mais qu’elle « n’a cependant pas défini la notion de “fin d’un contrat de travail” dans le cas d’une travailleuse enceinte appelée à effectuer des contrats de remplacement successifs, dont la durée est variable »[190].

L’interprétation qu’offre la CLP de la notion de contrat de travail, qui exclut de cette figure la période comprise entre deux contrats d’engagement pris individuellement, ne nous semble pas tenir compte de la réalité du rapport de travail en cause. Les commentaires incidents du juge Dalphond, dissident en appel dans l’affaire Commission scolaire des patriotes, démontrent qu’une autre interprétation, qui tient compte des caractéristiques du travail des enseignants qui font du remplacement, est possible. En faisant référence à la nature du lien unissant l’enseignante suppléante (un statut plus précaire que celui de l’enseignante avec une priorité d’emploi) et la commission scolaire retenue par la CSST, le juge Dalphond estime qu’il est raisonnable de conclure à l’existence d’un contrat de travail entre les parties :

En l’espèce, les deux paliers de la CSST ont opté, comme il se doit, pour une interprétation généreuse de la LSST, en concluant que l’appelante pouvait, aux fins de la LSST, être considérée comme partie à un contrat de travail avec la commission scolaire dont l’une des modalités est la fourniture d’une prestation par l’employée, sur appel, et une autre, l’obligation pour l’employeur d’effectuer des remplacements occasionnels avec des enseignant(e)s qui sont sur cette liste sans discrimination à l’égard de celles qui sont enceintes. Était-il alors déraisonnable de conclure, comme l’a fait la CSST, que l’appelante est une travailleuse sur appel aux fins de la LSST? Clairement, non [notes omises, nos soulignements][191].

D’ailleurs, la majorité de la Cour d’appel a reconnu la continuité du lien d’emploi des enseignants à temps partiel inscrits sur une liste de priorité d’emploi au-delà du caractère intermittent et éphémère du contrat d’engagement qui, pour reprendre les mots de la Cour d’appel dans l’arrêt Syndicat de l’enseignement de Champlain c. Commission scolaire des Patriotes[192], tient plus d’un rappel d’une employée que d’un contrat d’embauche. La Cour fait référence aux particularités du lien d’emploi qui lie les enseignants à l’employeur et souligne la nécessité de mettre à jour la terminologie utilisée dans le milieu de l’enseignement pour refléter la réalité actuelle du rapport de travail[193] :

Le temps est peut-être venu pour les intervenants et le législateur de faire une mise à jour terminologique qui reflète la réalité actuelle, à savoir que le lien d’emploi débute avec l’engagement de l’enseignante et se termine avec son départ volontaire ou forcé (incluant la résiliation du lien d’emploi pour un motif prévu à la convention collective). Pour une enseignante régulière, le contrat d’engagement à durée déterminée (10 mois), que l’on dit renouveler tacitement au début de chaque année scolaire, n’est en réalité qu’une confirmation d’affectation pour l’année en question (tâches, endroit, etc.). De même, pour l’enseignante à temps partiel sur la liste de priorité d’emploi, le contrat d’engagement n’équivaut pas au contrat d’embauche d’une personne qui a postulé pour l’emploi, mais plutôt à un rappel d’une employée bénéficiant d’un droit à cet effet dès que le besoin existe.

En somme, en milieu syndiqué, le contrat d’engagement tient plus de l’affectation annuelle que d’une nouvelle entente créant un lien d’emploi pour une période déterminée. En réalité, tant l’enseignante régulière que l’enseignante à temps partiel sur la liste de priorité d’emploi bénéficient d’un lien d’emploi continu. Dans le premier cas, la convention collective garantit un plein salaire, année après année (continuité de revenu), alors que dans le deuxième cas, la convention donne droit à un salaire uniquement dans la mesure des besoins de l’employeur, année après année (plus l’enseignante acquiert d’ancienneté, plus ce droit garantit une continuité de revenu) [notes omises, nos soulignements][194].

Cette jurisprudence confirme que, lorsqu’il s’agit de déterminer si on est en présence d’un contrat de travail, il faut aller au-delà de la dénomination et tenir compte de la réalité du rapport du travail, tout en considérant que diverses variantes du contrat de travail sont possibles.

2. Le travail autonome

Un raisonnement fondé sur le droit civil peut-il être appliqué à la détermination du statut de « salarié » permettant d’accéder aux protections de la Lnt? Au-delà des faits particuliers de l’espèce, la décision de la Commission des relations du travail (CRT) dans Paquin c. Services financiers Groupe Investors inc.[195] — maintenue par la Cour supérieure[196], qui a rejeté la demande en révision judiciaire, la Cour d’appel ayant à son tour rejeté la requête pour permission d’appel[197] — nous paraît utile pour explorer les effets qu’une telle approche peut avoir sur l’accès aux normes du travail.

Dans cette affaire, la question était de savoir si le plaignant, M. Paquin, était un salarié au sens de la Lnt ou un travailleur autonome ayant conclu un contrat de service. M. Paquin, conseiller financier et directeur de division chez Services financiers Groupe Investors inc., avait déposé deux plaintes pour harcèlement psychologique et congédiement sans cause juste et suffisante en vertu de la Lnt[198]. La CRT a conclu que M. Paquin n’était pas un « salarié » au sens de la Lnt[199] et qu’il ne pouvait se prévaloir de ses dispositions. Même si la définition générale du « salarié » dans la Lnt ne comporte pas de référence explicite au contrat de travail[200], la CRT s’est appuyée notamment sur les principes énoncés par la Cour d’appel dans l’arrêt Dicom Express inc. c. Paiement[201], qui concernait une action de droit civil dans laquelle la Cour avait interprété la notion de « salarié » au sens de l’article 2085 CcQ pour justifier sa décision. Ni la Cour supérieure[202] ni le juge Gagnon de la Cour d’appel, qui a rejeté la demande de permission d’appel[203], n’ont jugé déraisonnable le recours par la CRT aux principes élaborés dans Dicom. À cet égard, le juge Gagnon écrivait :

Finalement, le fait que la commissaire se soit appuyée sur l’arrêt de notre Cour rendu dans Dicom, dont l’objet portait principalement sur l’application de l’article 2085 du Code civil du Québec et non sur une disposition spécifique de la LNT, n’affecte en rien le caractère raisonnable de sa décision.

À cet égard, la commissaire n’a pas manqué d’apporter les distinctions qui s’imposent en reconnaissant que l’arrêt Dicom ne visait pas au premier chef à circonscrire la définition de salarié au sens de la LNT. Toutefois, dans l’exercice de sa compétence, elle a estimé qu’il lui était difficile d’ignorer l’assertion qui se dégage de cet arrêt portant sur l’incompatibilité entre le statut simultané d’employeur et de salarié. La juge de première instance a souligné cet aspect de la décision pour ensuite conclure que le raisonnement de la commissaire était justifié, transparent et intelligible. Avec égards pour l’opinion du requérant, je ne vois aucune faiblesse apparente dans le raisonnement suivi par la juge sous ce rapport[204].

Ce n’est pas tant la réponse de la CRT que les motifs de sa décision, fondée sur le CcQ et sur l’arrêt Dicom, qui nous intéressent aux fins du présent article. Certains auteurs soulignent que les principes élaborés dans le cadre de litiges en vertu du CcQ sont de plus en plus appliqués par la CRT[205] et que cette référence au droit civil pourrait s’expliquer par le fait que, malgré l’absence d’une définition unique du terme « salarié » dans les différentes lois du travail, « les critères analysés par les tribunaux, lorsque vient le moment de se prononcer sur l’existence d’une relation d’emploi, se rejoignent, et ce, peu importe le régime juridique analysé »[206]. À notre avis, une telle analyse ne tient compte ni des différences de rédaction législative des définitions des notions de « salarié » ou de « travailleur » — qui témoignent de l’ambivalence du législateur québécois quant aux fondements possibles, contractuels ou non, du rapport du travail donnant accès aux lois du travail, ni du refus du législateur de considérer systématiquement le contrat comme l’assise des rapports de travail régi par le droit du travail[207] — ni même des finalités des lois en cause, d’ordre public, comme le rappellent la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Commission scolaire des patriotes[208] et la Cour d’appel dans certains arrêts[209]. C’est dans cette perspective qu’il convient d’examiner l’utilisation que fait la CRT de deux principes issus de l’arrêt Dicom dans la décision Paquin.

Le premier principe concerne la notion de dépendance économique. Après avoir souligné qu’un lien de subordination doit exister pour qu’une personne puisse être considérée comme un salarié au sens de la Lnt[210], la CRT s’appuie sur les règles énoncées dans l’arrêt Dicom pour établir la portée de la subordination juridique, « inhérente au statut de salarié », et pour distinguer celle-ci de la notion de la dépendance économique, jugée insuffisante pour conférer un tel statut[211]. Pourtant, le Tribunal du travail avait déjà tenu compte de la dépendance économique comme indice permettant de « détecter » un lien de subordination constitutif du statut de salarié au sens du Ct dans des jugements mettant en cause des personnes dont les conditions de travail s’apparentaient à celles d’entrepreneurs dépendants[212], mais cette jurisprudence n’est pas mentionnée par la CRT. Surtout, il nous semble que la CRT n’a pas — comme l’ont fait la Cour d’appel dans l’arrêt Agropur[213] et la Cour suprême dans l’arrêt Commission scolaire des Patriotes[214] à l’égard de la Latmp et de la Lsst, respectivement — tenu compte des objectifs de la Lnt, du caractère d’ordre public de ses dispositions et de l’intention du législateur d’élargir le champ d’application de la Lnt, révélée par une définition se voulant plus inclusive du statut de salarié[215]. Ces caractéristiques auraient à tout le moins pu conduire la CRT, comme l’a rappelé la Cour d’appel au sujet de la Latmp, à faire preuve de « la prudence et la réserve [qui] s’imposent dans l’usage de la jurisprudence élaborée sur la notion de salarié, d’employé ou d’entrepreneur en application d’autres lois, notamment du Code civil »[216].

Le deuxième principe concerne l’incompatibilité des statuts de salarié et d’employeur. La CRT rappelle, toujours en s’appuyant sur l’arrêt Dicom, qu’une même personne ne peut cumuler ces statuts dans l’exécution d’une même tâche, ce qui faisait obstacle à la reconnaissance du statut de salarié de M. Paquin, qui avait embauché une adjointe pour l’assister dans ses fonctions. Même si la CRT indique que « selon les circonstances, une aide occasionnelle n’affecterait pas le statut de salarié »[217], se conformant ainsi aux principes issus d’un jugement antérieur du Tribunal du travail qui n’est toutefois pas cité dans la décision[218], elle affirme quelques lignes plus bas qu’elle adhère à la proposition de la Cour d’appel dans Dicom concernant « l’incompatibilité entre les statuts d’employeur et de salarié »[219], faisant fi de la jurisprudence selon laquelle

le statut de salarié peut coexister, chez la même personne et au regard d’une même activité économique ou professionnelle, avec d’autres, comme celui d’actionnaire ou d’administrateur de l’entreprise, celui d’entrepreneur indépendant ou même celui d’employeur [notes omises][220].

Une affirmation d’incompatibilité formulée en termes absolus semble donner préséance à la forme au lieu d’encourager l’examen de la réalité du rapport de travail en cause pour établir si, dans les faits, la personne réunit les critères propres au statut de salarié au sens de la Lnt. Cette dernière approche, réaliste, paraît d’ailleurs être l’orientation suivie récemment par la Cour suprême à l’occasion d’un examen visant à déterminer si un associé d’une société de personnes peut être un employé visé par le Human Rights Code de la Colombie-Britannique[221]. La juge Abella, au nom d’une Cour unanime, indique qu’elle ne peut pas accepter « la conclusion [de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique] voulant qu’un associé ne puisse jamais être un employé relevant du champ d’application du Code »[222], tout en précisant dans son analyse qu’il faut examiner la substance réelle de la relation de travail plutôt que faire appel à une approche formaliste qui tient seulement compte du concept juridique de la société des personnes :

Bien que, en raison de la structure et des protections normalement associées aux sociétés de personnes, il y ait rarement relation d’emploi entre ces sociétés et leurs associés participants visée par les lois sur les droits de la personne, cela ne signifie pas qu’il faille laisser la forme l’emporter sur le fond. Dans le cas qui nous occupe, par exemple, la Cour d’appel semble s’être attachée exclusivement à la société de personnes en tant que concept juridique, au lieu d’examiner la substance de la relation qui existait dans les faits ainsi que la mesure dans laquelle les facteurs de contrôle et de dépendance jouaient un rôle[223].

En somme, la méthode réaliste permet de reconnaître le statut de « salarié » ou de « travailleur » au sens des lois du travail de personnes qui remplissent les conditions qui y sont prévues et qui peuvent aussi être qualifiées comme entrepreneurs ou associés du point de vue du droit commun.

B. Une approche fondée sur la réalité factuelle, les caractéristiques particulières du rapport de travail et les objectifs des lois d’ordre public en matière de travail

La jurisprudence étudiée ci-dessus démontre que le recours au droit civil pour décider de l’accès aux protections des lois du travail soulève parfois des difficultés, surtout dans le contexte d’emplois qui ne répondent pas à la notion classique de « salarié » sur laquelle le droit du travail s’est développé. Or, cette même jurisprudence nous donne également des indices quant à l’approche à adopter dans ce contexte.

Nous avons vu plus haut que Plá Rodriguez a énoncé deux idées qui ressortent de la pensée du professeur de la Cueva[224], principal tenant de la thèse « relationniste » dans la doctrine latino-américaine. La première idée porte sur la façon de concevoir le fondement du rapport de travail au-delà de la convention formelle et à partir de la réalisation effective du travail. La deuxième a trait au « principe de la primauté de la réalité », lequel semble plutôt se rapporter à la méthode d’analyse qui doit guider l’application du droit du travail. Cette méthode impose de tenir compte de la réalité factuelle pour déterminer si l’on est en présence du rapport visé par la législation du travail, mais à la différence de la première idée, elle ne traite pas des fondements — contractuels ou non — dudit rapport. Ainsi, peu importe l’approche retenue quant à ces fondements, la méthode basée sur la réalité est susceptible de s’appliquer.

Même si la première idée ne fait pas l’unanimité, Plá Rodriguez indique que la seconde est généralement acceptée par la doctrine et appliquée par la jurisprudence dans de multiples situations. Il en est ainsi au Québec, où l’approche réaliste est utilisée par les tribunaux ordinaires ou spécialisés[225], même si on a vu dans les affaires étudiées ci-dessus que cela n’est pas toujours le cas. De plus, la Cour suprême a récemment appliqué cette approche dans l’affaire McCormick[226]. Même si, dans cette affaire, il s’agissait d’établir si un associé d’une société de personnes pouvait être un employé pour les besoins du Human Rights Code de la Colombie-Britannique, les considérations exprimées par la juge Abella relativement à la nécessité de tenir compte de la substance de la relation d’emploi dans les faits au lieu de donner préséance à la forme sociétale adoptée par les parties nous apparaissent facilement transposables au droit de l’emploi au Québec. Même face à un choix clair du législateur de viser le rapport fondé sur le contrat de travail, le second volet de la thèse de la relation de travail identifié par Plá Rodriguez — axé sur la méthode — pourra s’avérer utile notamment lorsque plusieurs qualifications juridiques du contrat sont possibles.

Toutefois, lorsque le problème juridique soulevé par une affaire concerne le défaut d’un élément essentiel à la formation du contrat de travail visé par la notion de « salarié » ou de « travailleur », nous sommes d’avis que l’approche réaliste doit être bonifiée par une méthode « contextuelle » tenant compte non seulement de la réalité du travail et des objectifs et des mécanismes des lois d’ordre public, mais aussi des conséquences que la solution adoptée entraînerait sur l’accès aux protections des lois du travail.

L’arrêt Commission scolaire des Patriotes[227] nous donne des indications qui vont dans ce sens. Rappelons que dans cette affaire, la Cour suprême tient compte des objectifs de la Lsst, ainsi que des mécanismes prévus par le législateur pour les atteindre, dont le droit de refuser d’exécuter un travail dangereux et le droit au retrait préventif des femmes enceintes. La Cour conclut que l’exercice des droits reconnus dans la Lsst ne fait pas obstacle à la formation du contrat de travail, lequel a été modifié par l’ordre public de la Lsst. La Cour est d’avis que la loi doit s’appliquer. Il ressort du contexte décrit par la Cour que l’enseignante, qui était inscrite sur une liste de suppléantes, avait effectivement travaillé durant une grande partie de l’année scolaire antérieure. Or, l’enseignante n’avait pas été réaffectée à d’autres tâches, malgré le fait qu’elle avait accepté les offres de suppléances de la commission scolaire tout en invoquant ses deux certificats de retraits préventifs qui, en soi, constituaient une demande d’affectation à un travail sans danger. Selon la Cour, en exerçant son droit de refuser d’exécuter le travail dangereux, l’enseignante était réputée être au travail. Pour la Cour suprême, une interprétation de la loi qui empêche la réalisation de l’objectif législatif ne peut être maintenue.

L’arrêt Commission scolaire crie[228] va aussi dans cette direction, la Cour d’appel ayant tenu compte de la réalité de l’engagement et du travail effectivement réalisé par un enseignant remplaçant, de l’objet de la disposition d’ordre public de la Lipac qui n’a pas été nié en l’espèce et du fait que la décision arbitrale permettait à « un “enseignant”, d’être assujetti à la convention collective applicable aux “enseignants” et, en conséquence, de bénéficier des conditions de travail applicables aux “enseignants” »[229]. Nous avons vu précédemment que la Lipac ajoute une exigence formelle aux conditions de formation du contrat de travail au sens du CcQ, comme celui-ci le permet. Or, ce qui nous intéresse aux fins du présent texte est la logique fondée sur la réalité du rapport de travail, l’objectif des dispositions d’ordre public en cause et les conséquences sur l’accès au droit du travail.

En somme, lorsqu’on aborde la question des rapports entre le droit civil et le droit du travail, et plus particulièrement du rôle du contrat dans l’accès aux régimes de protection des travailleurs qui ne répondent pas au standard classique de salarié, le recours à la méthode réaliste aura certainement un rôle à jouer. Dans certaines situations, l’analyse fondée sur la réalité factuelle du rapport de travail, au-delà de la forme juridique adoptée, permettra d’établir si une personne peut être qualifiée de « salarié » ou de « travailleur » au sens des lois du travail. Une analyse plutôt contextuelle s’imposera dans d’autres cas. Le contexte à analyser sera composé de la réalité du rapport du travail, mais aussi des buts et objectifs des lois du travail en cause, afin d’établir si l’ordre public de celles-ci autorise à déroger aux solutions du droit civil, comme le permet d’ailleurs la disposition préliminaire du CcQ.

En ce sens, il convient de rappeler la portée de la disposition préliminaire du CcQ, qui ouvre la porte à la qualification autonome de certaines situations visées par le droit du travail, comme l’indique Bisson :

Là où la Disposition préliminaire apparait en droit du travail, elle est généralement citée sans antipathie. Et, qu’il s’agisse par exemple d’interprétation des conventions collectives ou des contrats de travail, de protection des droits en cas de cession d’entreprise, de délais pour porter plainte pour congédiement illégal, du calcul des intérêts sur l’indemnité accordée pour congédiement illégal ou encore de la question récurrente de la norme de contrôle à exercer sur les juridictions inférieures du travail, on fait produire à la Disposition préliminaire les effets qu’elle admet elle-même : on recourra volontiers au droit commun pour ajouter substantiellement à la législation du travail ou en combler les lacunes, mais on n’hésitera pas non plus à l’écarter dans les cas où l’on estimera que la lettre, l’esprit, les finalités de la législation du travail confèrent à celle-ci un caractère dérogatoire ou autorisent une qualification autonome des situations par rapport au Code civil [notes omises][230].

À la lumière de la jurisprudence précédemment étudiée, il semble clair que lorsqu’un décideur spécialisé doit interpréter et appliquer une loi du travail qui fait référence aux notions de droit civil, il doit considérer ces dernières en tenant compte des modifications introduites par l’ordre public du travail. Autrement dit, il est possible d’affirmer que la spécificité des lois du travail impose des solutions qui s’y adaptent. C’est en définitive l’orientation suivie par la Cour suprême dans Commission scolaire des Patriotes[231], affaire dans laquelle elle a conclu que, dans le cadre de la Lsst, il faut tenir compte de la notion de contrat de travail définie à l’article 2085 CcQ, explicitement visée par la loi, mais telle que modifiée par l’ordre public de la Lsst, pour déterminer l’accès au régime de protection qu’elle prévoit.

Par ailleurs, l’aval donné par la Cour d’appel à la solution fondée sur la réalité du rapport de travail retenue par l’arbitre de griefs dans Commission scolaire crie[232] confirme la validité de cette approche et écarte, par ce fait même, l’idée que la logique axée sur les conditions de forme et de validité du contrat doit primer pour décider de l’application des lois du travail. L’évolution de la jurisprudence imposant l’application de la norme de contrôle déférente à l’égard des solutions adaptées au droit du travail retenues par les instances spécialisées assure à ces dernières la souplesse nécessaire pour élaborer des décisions qui répondent mieux aux particularités des situations visées par les lois du travail.

Conclusion

Tel que présenté précédemment, il n’y a pas une seule façon de concevoir le rapport de travail lorsqu’il s’agit d’établir si l’on est en présence d’une relation (contractuelle ou autre) visée par les lois protectrices des travailleurs. L’adoption d’une approche unique, qui tiendrait compte à la fois de la réalité de la relation de travail dans les faits et de l’ordre public du travail, faciliterait l’accomplissement de la finalité poursuivie par le législateur en instituant ces régimes. Dans le cadre d’une telle approche, les effets restrictifs que pourrait entraîner la formule faisant appel à la forme contractuelle pour donner accès aux lois du travail se verraient substantiellement amoindris.

Trois aspects essentiels ressortent des développements précédents et donnent des pistes de solutions aux questions que soulève le recours à la figure contractuelle pour déterminer l’accès aux régimes de protection des travailleurs.

Le premier aspect concerne le principe de la réalité. Le droit du travail ayant été élaboré à partir de la réalité du travail subordonné que le droit civil était incapable de saisir, il est imprégné d’une logique matérielle. Que l’on fasse appel à l’appareil contractuel ou que l’on considère le fait du travail lui-même pour définir le rapport visé par les lois protectrices des travailleurs, la méthode d’analyse basée sur la réalité devrait prévaloir. Cela revient à accepter que dès que les éléments qui caractérisent le rapport de travail visé par la loi sont présents, il faut leur donner effet, sans égard à la forme juridique adoptée par les parties ni à la volonté de celles-ci.

Le second aspect à considérer est le caractère d’ordre public des lois du travail. Il est impossible de faire fi de l’ordre public du travail pour déterminer l’accès aux protections établies par le droit du travail. L’ordre public du travail joue un rôle fondamental non seulement en ce qui concerne le contenu obligationnel des rapports visés par les lois du travail, mais aussi dans la définition même du champ d’application de cette législation. Ainsi, la référence au contrat de travail dans la définition des notions de « salarié » ou de « travailleur » qui déterminent l’accès aux lois du travail ne doit pas être vue comme un renvoi pur et simple aux règles de droit civil et à la logique qui leur est propre, puisque l’ordre public du travail imposera parfois la qualification autonome de la relation de travail en cause par rapport au droit civil. Il est reconnu que les lois d’ordre public du travail doivent recevoir une interprétation large qui assure l’accomplisse-ment de leur objet. Lorsqu’elles font référence aux notions du droit civil, il faut donc en tenir compte tout en respectant les objectifs recherchés par le législateur en édictant la législation du travail.

Autrement dit, la logique du droit civil n’est tout simplement pas transposable aux lois du travail. Il faut étudier le concept du droit civil auquel réfère la loi à la lumière du contexte du régime conçu par le législateur pour réaliser la finalité de protection des salariés et des travailleurs. La jurisprudence récente de la Cour suprême confirme que le législateur peut exiger l’existence d’un contrat de travail pour qu’une personne soit qualifiée de « travailleur », tout en ayant « l’intention de rejoindre un ensemble de travailleurs beaucoup plus large que celui qui est visé par la notion d’“employé” dans le Code civil »[233]. La Cour précise également que

[c]ette interprétation plus généreuse de la notion de « travailleur » est non seulement justifiée par le caractère de la Loi, qui est d’ordre public, elle est également permise par la disposition préliminaire du Code, qui prévoit que d’autres lois peuvent « ajouter au code ou y déroger » [notes omises][234].

Le troisième aspect concerne la nécessité d’inclure dans les définitions législatives de « salarié » et de « travailleur » des critères matériels, d’une part, et d’écarter les éléments qui, comme la subordination juridique, pourraient conduire à l’exclusion de certaines catégories de travailleurs atypiques, d’autre part. Il n’y a nullement besoin de référer au contrat de travail, mais de toute façon, il ne faut pas oublier qu’une telle mention doit être interprétée en tenant compte des modifications apportées par l’ordre public du travail qui peut vouloir atteindre un plus grand nombre de travailleurs que ceux visés par la définition dudit contrat énoncée à l’article 2085 CcQ. Dans un contexte où la jurisprudence affirme l’insuffisance de la dépendance économique comme critère d’application de la Lnt et exige la présence de la subordination juridique qui caractérise le contrat de travail, une modification législative semble nécessaire si l’on désire rejoindre l’ensemble des travailleurs qui éprouvent des besoins que le législateur cherche à combler.

En somme, on ne peut pas ignorer le particularisme des lois du travail lorsqu’il s’agit de les appliquer. Les tribunaux spécialisés possèdent la marge de manoeuvre nécessaire pour rendre des décisions qui en tiennent compte. Le recours aux notions du droit civil n’implique aucunement que l’approche formelle propre à celui-ci doit dès lors prévaloir. Tout en reconnaissant que les principes et les règles du CcQ peuvent combler les lacunes des lois du travail, il ne faut pas oublier qu’ils devront être écartés lorsque l’ordre public du travail y déroge. Le recours aux concepts du droit civil exigera souvent qu’ils soient adaptés au contexte des lois à vocation protectrice des travailleurs et aux particularités de diverses formes de travail pour autrui afin de ne pas faire échec à la finalité de cette législation. Parallèlement à l’approche jurisprudentielle, il revient au législateur d’élargir les notions de « salarié » et de « travailleur » de façon à fournir un cadre juridique explicitement plus inclusif qui assurera la capacité du droit du travail à remplir sa fonction de protection.