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La version prononcée fait foi

Mesdames, messieurs les juges, public chéri, mon amour,

Le droit est-il une arme?

Il est vaste le magasin de la métaphore et le bel esprit pouvait y puiser encore que le droit est une rapière parce qu’il permet de faire mouche de finesse, une arme nucléaire, selon l’expression consacrée en matière d’injonction Mareva[1], un lance-pierre, aussi, pensant à David et Goliath, parce que le droit est parfois moins impuissant qu’il n’y paraît. On aurait pu aussi se risquer à parler d’arme conventionnelle, pour tout le droit des contrats, ou à dire du droit qu’il est un canon, puisqu’il est canonique, c’est-à-dire normatif.

Sauf qu’il y a un hic, avec cette image de l’arme, une faille radicale. Le loup, même avec des gants de soie, garde la dent longue. Dès lors, l’image de l’arme est perverse en ce qu’elle sape le fondement même du droit en choquant de sa violence l’idée de civilisation et de concorde dont il est, sinon facteur, assurément porteur. On l’a dit ce matin[2], c’est sans armes que le droit tient la force au respect[3].

D’accord. Mais si le droit n’est pas une arme, qu’est-il donc?

D’instinct, on oppose l’arme à l’outil. Là où l’arme divise, l’outil assemble. En admettant que l’arme assure la défense de l’homme, et je n’en suis pas certaine, c’est aussi une fonction de l’outil, qui en plus soutient et abrite. Avec la truelle et le marteau, on bâtit des préaux et des prétoires, des maisons et des musées. Les clés tiennent des voûtes! Les coins sont propices à la réflexion! Sans ciseau, l’ange, hélas, demeure prisonnier du marbre[4]. L’aiguille encore raccommode, peut-être la robe de saint Yves, peut-être des tissus sociaux. Et la règle? Elle apprend à connaître le monde, l’arpente, le sonde, le mesure. Règle de plomb de l’équité[5], règles d’or de l’aspiration.

Certes, tout outil peut devenir une arme, la rose pique, le papier coupe, et quelques crimes déjà ont dénaturé l’anodin en mortifère[6]. Mais je refuse de voir Landru dans tous les fourneaux. Ma main tendue vers vous n’est pas une arme. À telle enseigne, dire du droit que c’est une arme, c’est faire de chaque bâton un épieu plutôt qu’un levier; c’est voir un billot dans chaque bûche plutôt que la chaleur d’un foyer — vous excuserez l’image nordique —, c’est voir sainte Catherine dans toutes les roues, plutôt qu’un symbole de progrès, alors qu’à la roue, il faut mettre l’épaule.

Qui a vu dans l’éclat du silex l’éclat du génie et l’étincelle d’un premier feu a su aussi qu’il devrait y veiller. Mais celui-là a pu voir encore dans la flèche qu’il s’appliquait à tailler, la direction du progrès. Car l’outil, comme le droit, suppose un travail, et de longue haleine. Par contraste, l’arme est à saisir, vivement, il faut s’en emparer; toute guerre est à finir; la culture, elle, tend toujours aux lendemains.

Oui voilà, alors que la civilisation veut rester, les armes, elles, veulent être prises. Dire du droit que c’est une arme, c’est suggérer que l’on puisse se l’approprier. Or, je refuse un droit appropriable, c’est-à-dire un droit réduit à la préhension, à l’appréhension, à la raison du plus fort. Je veux un droit de compréhension, c’est-à-dire que l’on puisse prendre avec et porter en soi.

Un droit d’échanges, pas un droit bouclier. Le droit que je vois n’est pas levé, il élève. Il protège non comme une carapace isole, mais comme un mécène, un tuteur qui guide, montre, qui présente au cénacle. Ma main tendue. Votre main tendue, une poignée de main plutôt qu’un poing brandi, fermé.

Or, le droit est ouvert. Dire du droit que c’est une arme, c’est suggérer qu’il faille le garder hors de la portée des enfants. Je veux un droit auquel puissent venir aussi les petits enfants[7], et par « petits » j’entends chacun de nous, unités fractionnaires du tout social[8], chacun dans sa chacunité, chacun comme médiation de rêves et de défis[9], expression délicate de fantasmes et d’exigences[10]. « Les hommes sont limités », disait Kourouma, « ils ne réussissent pas des oeuvres infinies »[11]. Chacun, peut-être, mais ensemble, leur oeuvre est sans limites. Fraternité, justice, travail[12]. Le droit est ainsi une stratégie concertée pour le possible[13].

Et pour cela, l’image de l’outil, si elle reflète mieux l’impulsion de civilisation du droit, n’est pas complètement satisfaisante. L’image est plus juste que celle de l’arme à deux titres, d’abord parce qu’elle exprime la polyvalence des fonctions du droit — l’outil transformé en arme, c’est déjà plus que l’arme —, ensuite parce que la conversion[14] de l’outil en arme reflète le rôle de la volonté de l’homme, suppose une intention, un choix, et donc, traduit son libre arbitre. Cependant, l’image se heurte aux mêmes limites matérielles. L’outil est une extension de l’homme, peut-être, mais non son dépassement.

Or, le droit est un trait entre le matériel et l’aspiration[15], entre ce qui peut et ce qui doit, entre l’ange et le marchand, entre les valeurs-idéaux et les valeurs-prix, entre la tête qui pense et la panse qui gronde ou, plus subtil, entre le coeur qui bat et le bras qui besogne.

Le droit est un corps complexe, écheveau de volontés, d’intérêts, de rapports et de règles. Le droit est un réseau. Le droit est un transport. Le droit est un acte de sortir-de-soi.

Celui qui met en joue est sûr de son droit. Il s’est soustrait au doute en s’emparant d’un fusil. Devant un droit bigarré et pluriel, cette certitude détonne[16].

Si l’homme se savait infaillible, il ne communiquerait pas. Mettons Descartes sur table, le fondement du discours, c’est le doute. Apostrophes et répliques, questions et réponses sont les balises de la circulation des idées, de la route qui mène à l’intelligence, comprise ici au sens de bonne entente. Le droit, c’est l’accord indispensable entre des propositions polyvoques, qui les stabilise dans l’harmonie. Errantes qu’elles étaient, elles se fixent et deviennent, in-errantes, inhérentes, c’est-à-dire, par définition, essentielles et nécessaires[17].

Et la voilà l’image.

Le droit est un espace. Habité, meublé, travaillé par l’homme. Oeuvre et trame de nos débats, tantôt enflammés, tantôt sereins, c’est une place publique, un carrefour, un espace libre. Espace en quatre temps.

Le droit est d’abord un espace politique, un acte de volonté législative, de manière évidente dans les traditions de droit écrit, mais aussi, je l’ai dit, un geste discursif, à la fois expression d’une communauté[18] et tremplin d’une multitude d’exposés. Comme le disait Portalis, « les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu’elles ont été écrites; les hommes, au contraire, ne se reposent jamais; ils agissent toujours »[19].

Le droit, ensuite, est un espace commun. Le Code en est l’archétype. Le mien, le Code civil du Québec, le dit d’ailleurs lui-même et d’entrée de jeu, il établit, non pas le droit privé mais bien le droit commun[20]. En légiférant des matières pratiques et ordonnées — personnes, familles, successions, biens, obligations — il inscrit le respect de tous et la primauté de chacun, établit l’égalité devant la loi et dans les rapports humains et consacre l’autonomie et la liberté[21]. Ce n’est pas peu, c’est même beaucoup.

Le droit, encore, est un espace infini, infini comme celui de la bibliothèque de Babel qui, entre ses quatre murs, contiendrait un nombre infini de livres, qui pourraient avoir un nombre infini de pages[22], qui porteraient un nombre infini d’histoires. Infini et incommensurable, tantôt intime, qui parle de consentement et des liens du sang, et, tantôt surdimensionné, herculéen[23], qui organise la république et qui épouse la primauté du droit. La page du livre de loi en a peut-être long et large, mais le droit en a aussi profond. C’est cela, l’esprit des lois.

Enfin, le droit est un espace carré, carrant. Il structure, il ossature, il armature. Un espace carré, c’est-à-dire aménagé, par des conceptions, sociales, morales, philosophiques, culturelles, économiques même[24]. C’est un espace modelé, stylé, élégant[25], en l’occurrence, ici, il a le style de notre tradition juridique commune et l’élégance de notre langue en partage. Le droit est encore une aire de jeu, un espace de ludicité, solide et solidaire, syncrétique. Le droit est un espace de partage, une plate-forme essentielle, une passerelle propice. Le droit est un trait, disais-je, le droit est un pont[26]. Le droit est un arbre vivant[27]. Le droit est un jardin public[28], peut-être, où tout peut fleurir et où chacun peut oser. En somme, ♪ c’est un jardin extraordinaire. ♫ Il suffit pour ça d’un peu d’imagination[29].

Et Giraudoux nous aura rappelé à nous, juristes, combien le droit, en est « la plus puissante des écoles »[30]. L’imagination, c’est le possible, c’est oeuvrer de hardiesse; c’est que le droit est intrépide[31]. Le droit est-il une arme? Non, le droit est, désarmant.