Article body

Introduction

Principled compromise can combine the best of law with the best of ethics support: to paraphrase Kant, law without ethics is empty, but ethics without law is blind—only through their unison can knowledge arise[1].

Quelle est la portée du droit à l’autonomie de la personne depuis l’affaire Carter c. Canada (PG)[2]? La Cour suprême, unanime, a conclu dans cet arrêt que, nonobstant le caractère sacré de la vie et l’intérêt légitime de l’État de protéger les personnes vulnérables, le législateur canadien ne peut pas interdire de façon absolue aux « personnes capables qui souffrent de problèmes de santé graves et irrémédiables » de recevoir toute forme d’aide à mourir. Il en résulterait en outre une atteinte injustifiable à une valeur fondamentale de notre société démocratique : l’autonomie de la personne. La Cour a ainsi conclu que les dispositions du Code criminel[3] prohibant toute forme d’aide au suicide portaient atteinte à la fois au droit à la vie, la liberté et la sécurité de la personne contrairement à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[4]. Elle s’est toutefois vraisemblablement gardé pour l’avenir la tâche de préciser la portée du droit à l’autonomie, véritable pierre d’assise de l’analyse justifiant les conclusions retenues dans l’arrêt Carter.

Cet arrêt laisse de nombreuses questions en suspens. Comment, dans quelle mesure et en vertu de quels principes le droit constitutionnel canadien pourra encadrer ou limiter la liberté de renoncer au droit à la vie en contexte d’aide médicale à mourir ou plus généralement d’euthanasie volontaire ? Les législateurs québécois et canadien peuvent-ils, tel qu’ils le font actuellement, limiter l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes en « fin de vie »[5] ou dont la « mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible »[6]? Dans quelle mesure peut-on permettre ou interdire l’aide à mourir aux mineurs ou aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou de nature psychologique? La possibilité de consentir à l’avance à une aide à mourir participerait-elle de l’autonomie de la personne ou constituerait-elle plutôt une renonciation à l’autonomie de modifier son choix à tout moment en fin de vie? Quelles mesures de sauvegarde les législateurs peuvent-ils ou doivent-ils prévoir, s’agissant par exemple de l’écoulement d’une période de réflexion plus ou moins longue entre le moment où une personne communique pour une première fois son désir et consentement à mourir et le moment où elle formule à nouveau ce consentement[7]? Le fait que le législateur canadien ne puisse criminaliser de façon absolue toute forme d’aide à mourir signifie-t-il que même les personnes qui ont la capacité de s’enlever la vie elles-mêmes ont un droit de recevoir de l’État une aide à mourir, voire une euthanasie volontaire[8]?

Parmi les différents enjeux que soulèvent toutes ces questions délicates, déterminer la portée normative de l’autonomie de la personne au sens de l’article 7 de la Charte canadienne s’avère une question déterminante, et celle qui sera au coeur de cet article. La jurisprudence a reconnu avec le temps que la « liberté » protégée par cette disposition constitutionnelle va au-delà de la stricte liberté physique[9], mais les contours du « droit à l’autonomie » demeurent imprécis. Tout au plus sait-on que l’article 7 « garantit à chaque individu une marge d'autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa vie privée »[10]. L’autonomie protège donc « le droit de faire des choix personnels fondamentaux »[11], lesquels relèvent « de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles »[12].

La présente contribution a pour objet d’effectuer une analyse approfondie des fondements normatifs du concept d’autonomie de la personne pouvant être dégagé des motifs des juges de la Cour suprême dans l’affaire Carter. Afin de qualifier plus précisément la dimension substantive de ce concept d’autonomie, nous procéderons dans un premier temps à une analyse des différents modèles d’autonomie de la personne retenus en contexte biomédical, lesquels sont élaborés à partir de normes à la fois juridiques et philosophiques. Dans un deuxième temps, nous analyserons les motifs de l’arrêt Carter à la lumière de ces principes afin de décrire et qualifier le concept d’autonomie esquissé par les juges.

Plus particulièrement, nous démontrerons que le concept d’autonomie développé dans l’arrêt Carter ne correspond pas à un simple « libre-choix », c’est-à-dire uniquement à la liberté d’effectuer tout choix (même via un consentement dit « libre et éclairé ») indépendamment des principes ou objectifs poursuivis et des conséquences. L’autonomie décrite dans Carter possède bien une dimension normative substantive à la fois fondée sur des principes objectifs et le respect d’un processus décisionnel rationnel. En effet, la définition du droit à la vie excluant un « droit à la mort » correspond à une norme universelle compatible avec un modèle d’autonomie idéale objective. Lorsque l’autonomie est toutefois saisie spécifiquement sous le prime de l’atteinte au droit à la liberté, la Cour retient aux fins de son analyse ayant pour objet l’adjudication de droits individuels en pratique un modèle d’autonomie idéale subjective visant à ce que chacun puisse se gouverner selon l’ensemble de ses valeurs et de ses convictions quant à la conduite générale de sa vie.

I. Le concept d’autonomie de la personne : fondements philosophiques

L’autonomie de la personne revêt une importance toute particulière en contexte biomédical. Celle-ci est mobilisée par les juristes comme les éthiciens pour fonder notamment les paramètres du consentement libre et éclairé, les mesures de sauvegarde des choix exercés par l’individu ou encore les limites mêmes quant aux différentes options offertes aux patients.

Bien sûr, le concept même d’« autonomie » pourra référer à des normes théoriques comme pratiques fort différentes selon les objectifs poursuivis. Différentes formulations de questions éthiques classiques pourront guider l’analyse menant choisir une définition en particulier de l’autonomie. Par exemple, une personne est-elle véritablement autonome uniquement lorsqu’elle effectue des choix rationnels et, le cas échéant, qu’est-ce qu’un choix rationnel concernant soi-même? La personne autonome est-elle celle qui effectue des choix fondés sur certains principes universels ou objectivables? Suffit-il plutôt que l’individu prenne des décisions en fonction de ses propres vérités subjectives pour être considéré agir de façon autonome? L’autonome désigne-t-elle l’unique capacité de formuler un consentement, lequel pourrait être considéré libre et éclairé sans égard aux raisons qui fondent la décision en cause ou aux conséquences qui en découlent[13]?

Notre analyse de la littérature pertinente nous amène à identifier trois modèles généraux du concept d’autonomie, à savoir (i) l’autonomie idéale objective, (ii) l’autonomie idéale subjective et (iii) l’« autonomie » non idéale subjective ou libre-choix[14]. Alors que l’autonomie idéale objective fonde l’encadrement de la prise de décisions de l’individu supposé rationnel sur des valeurs généralisables, voire universelles, l’autonomie idéale subjective vise plutôt le respect des désirs subjectifs véritables de la personne. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bien de modèles éthiquement défendables du principe d’autonomie. Toutefois, tel qu’il sera démontré ci-après, bien que la liberté de la personne en soit une composante, le pur libre-choix n’est pas une forme d’« autonomie ».

A. L’autonomie objective : fonder la liberté sur des principes généralisables

Le modèle de l’autonomie dite « idéale » objective vise les conceptions de l’autonomie selon lesquelles les décisions biomédicales concernant l’individu doivent correspondre à ce qu’il devrait vouloir en fonction d’un système de valeurs morales généralisables. Une norme est généralisable lorsqu’elle est fondée sur une moralité commune pouvant être rationnellement partagée par une société donnée. La norme objective est dite « universelle » lorsqu’elle peut être rationnellement érigée en principe partagé par la communauté humaine. La norme universelle est donc en quelque sorte la forme la plus aboutie de la norme objective généralisable. Il s’agit là du principe bien connu de la loi morale universelle de Kant.

Les normes éthiques et juridiques s’appuyant sur le respect d’une forme d’autonomie objective visent donc à ce que la conduite de l’individu tende à se conformer à un idéal moral objectif pouvant être rationnellement partagé. Ces normes appliquées en contexte biomédical pourront mettre de côté ou refuser certaines options au patient, voire les interdire légalement. La prohibition absolue de toute aide au suicide justifiée uniquement par le principe du caractère sacré de la vie constitue un exemple classique de la mise en oeuvre du modèle d’autonomie objective fondée sur des principes moraux universalisables. Toutefois, nous verrons que toute ouverture à une quelconque forme d’aide au suicide ne s’inscrit pas forcément en faux contre une conception objective de l’autonomie, même fondée sur des lois morales universelles.

Les fondements philosophiques de l’autonomie objective trouvent leur origine dans la pensée de Emmanuel Kant. On peut même affirmer que Kant a en quelque sorte historiquement « inventé » l’idée d’autonomie (purement objective) en étant le premier à poser la morale elle-même comme autonomie[15]. En effet, dans la pensée kantienne, l’individu autonome est celui qui, supposé rationnel, choisit l’action qui s’impose à lui comme un devoir en application de principes moraux conformes à une vertu universelle. L’individu autonome s’autogouverne en tant que son propre législateur de règles morales qui guident ses actions. Ces règles ne peuvent être subjectives en ce sens qu’elles ne doivent pas être guidées par ses simples inclinations personnelles. Elles doivent plutôt correspondre objectivement au bien. La formule de l’autonomie kantienne repose donc sur des impératifs absolus, d’où le fait qu’elle puisse être qualifiée comme constituant un idéal d’objectivité.

En pratique, il en découle forcément une nécessité d’ajustement des idées pures de Kant aux fins de développer des normes véritablement opérationnelles. Il n’en demeure pas moins à la fois incontournable et fort utile de saisir les justifications philosophiques qui mènent à la construction du concept d’autonomie « pur » de Kant. Nous procéderons donc, dans les lignes suivantes, à un sommaire de ces concepts fondamentaux à la pensée kantienne.

La liberté, dans ses dimensions à la fois morale et politique, constitue le fondement de la théorie de la justice kantienne. S’agissant plus particulièrement du concept d’autonomie, il s’agit là pour Kant d’une idée reposant fondamentalement sur une forme de raison universelle, c’est-à-dire sur la « connaissance rationnelle commune de la moralité »[16]. Cette idée signifie deux choses essentielles : l’autonomie ne peut être atteinte que par le biais de la raison et cette raison doit permettre de s’astreindre soi-même par autolégislation à respecter des règles qui puissent être tout autant valables pour soi-même que pour autrui.

Kant soumet que l’autonomie est atteinte par la concomitance de la volonté de l’individu avec une raison pratique universelle. C’est pourquoi toutes les maximes — absolues — que l’individu rationnel s’impose librement à lui-même constituent un règne des possibles de la nature. Une loi universelle qui vaut pour toute personne humaine est autrement dit une loi qui se choisit naturellement par l’individu rationnel faisant preuve de raison pure pratique. Ce choix s’impose en même temps à lui en ce que la loi universelle ne constitue que la seule règle qui soit rationnellement justifiée. C’est là où réside d’ailleurs la source de cet impératif bien connu formulé par Kant : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature »[17].

Considérons isolément le concept kantien de raison. Il est nécessaire pour ce faire de rappeler la prémisse selon laquelle les individus sont présumés être des êtres rationnels pour Kant, même si le philosophe reconnait tout à fait que ceux-ci s’égarent bien souvent de la voie que leur dicte la raison et agissent en suivant leurs inclinations. Ce faisant, ils agissent d’ailleurs de façon non autonome, puisque non rationnelle. Cette présomption de rationalité attribuée à l’être humain est essentielle à la formule d’autonomie kantienne, parce que c’est justement en leur qualité d’êtres rationnels que les personnes peuvent s’imposer à elles-mêmes les impératifs catégoriques de la morale universelle et à la fois être en toute légitimité soumises à ces impératifs en tant qu’êtres autonomes. Si, à l’inverse, l’individu était présumé non raisonnable, le fait qu’il doive s’imposer une règle impérative correspondant au règne naturel (universel) de la raison pour de ce fait exercer son autonomie constituerait une nette antinomie[18].

Le paradoxe apparent entre l’imposition à soi-même en toute liberté d’une loi devant impérativement correspondre à une vérité universelle et la formulation par autolégislation de principes justement universels réside dans le fait que l’individu ne constitue pas pour Kant un sujet de la loi morale, mais plutôt un traducteur (par autolégislation) du règne naturel des fins. Sur ce point, John Rawls explique, après avoir analysé les différentes formulations de cette maxime, que l’idée essentielle se dégageant de la pensée kantienne réside dans le concept d’appartenance à une communauté morale. C’est d’ailleurs pourquoi Kant considère de façon conséquente que l’autonomie de la volonté est l’unique principe — ou principe suprême — de la morale[19].

De ce qui précède découle un principe fondamental à l’autonomie morale selon Kant : la volonté ne peut être soumise, exercée ou autrement influencée par autre chose que la raison pratique. Le seul intérêt ressenti qui puisse constituer une inclination valable du point de vue de l’autonomie morale est justement une inclination envers la morale elle-même. Voilà en quoi cette forme d’autonomie correspond à une morale objective.

Les formulations de l’universalisme, des impératifs catégoriques de la vertu et du règne des fins sont donc essentielles au concept d’autonomie kantien. S’agissant plus particulièrement des questions liées à l’aide au suicide, l’aide médicale à mourir ou l’euthanasie volontaire, Kant pose dans ses Leçons d’éthique certains impératifs catégoriques liés aux devoirs envers soi-même qui sont pertinents à notre analyse. Il s’agit des formulations portant sur le suicide, la liberté, le devoir de conservation de soi et à la dignité humaine discutées ci-après.

L’interdit catégorique de suicide kantien est bien connu. Kant considère que la liberté — qui est aussi raison — est la valeur humaine suprême en ce qu’elle est la « condition de la vie »[20]. C’est donc pour cette raison que la liberté, comprise comme fondement de la vie, ne peut justifier l’action visant à supprimer cette même vie. Il est impératif pour un être libre de pouvoir vivre, et le corps n’est pas simplement contigent à la vie; le corps est une « condition de la vie »[21]. Il en découle qu’une personne ne peut être libre et simultanément prétendre avoir le droit de s’enlever la vie sans raison aucune. Au contraire, l’individu a un devoir de préservation de son corps, puisque c’est à travers ce corps qu’il vit et qu’il peut être libre. Une règle qui formulerait l’idée inverse ne pourrait d’aucune manière être élevée au rang de loi universelle. Le corps de l’individu est lui-même. Or, il n’est pas possible de disposer de soi-même, mais uniquement de son état[22]. Il en découle qu’on ne peut disposer de son état de façon à disposer du même coup complètement de son corps parce qu’alors cela revient à disposer de soi-même et à aliéner sa liberté par liberté, ce qui serait forcément antinomique.

Cependant, une analyse attentive révèle que ce n’est pas l’interdit du suicide qui est un impératif catégorique, mais bien la préservation de soi. Cette nuance signifie que le suicide n’est pas moralement autorisé dans la mesure où vivre permet de se préserver en tant qu’être de raison, de dignité et de liberté. Pour Kant, « [c]’est l’intention de se détruire soi-même qui constitue le suicide »[23], et non le fait que la vie aurait une valeur supérieure au libre arbitre. Au contraire, c’est la liberté qui a une valeur supérieure à la vie. Quant à la moralité, elle serait « de loin supérieure à la vie »[24]. Ainsi, si une personne est condamnée à une vie indigne où elle ne peut être libre, le suicide peut même à l’occasion devenir un impératif. « Il y a en fait plusieurs circonstances dans lesquelles la vie doit être sacrifiée : si je ne puis la conserver autrement qu’en violant les devoirs que j’ai envers moi-même, j’ai en réalité l’obligation de renoncer à ma vie » [nos italiques][25]. En définitive, ce qui est véritablement inviolable pour Kant n’est pas la vie elle-même, mais bien « [l]’humanité en notre personne »[26]. Rawls conclut d’ailleurs de son analyse de la Doctrine de la vertu que pour Kant le suicide n’est pas toujours immoral malgré ce que certains commentateurs laissent entendre. L’idée maîtresse de la pensée kantienne est plutôt qu’une justification morale est toujours nécessaire au suicide[27].

Bref, l’éthique kantienne ne contient pas d’interdit général de suicide qui puisse agir comme une objection préliminaire à ce qu’une personne puisse décider en toute autonomie de recourir à une forme d’aide à mourir. Il demeure que pour juger de l’autonomie de cette personne face à un tel choix, le test d’universalisme de la règle que la personne s’impose à elle-même doit être satisfait et il doit par conséquent en découler une règle morale objective. Le dilemme de l’autolégislation de règles à la fois dictées obligatoirement par la raison et formulées librement[28] crée une nette hétéronomie dans le concept d’autonomie morale kantien. Il en découle que ce ne sont pas les personnes elles-mêmes qui sont autonomes, mais plutôt les entités abstraites qui construisent le système moral de Kant[29].

Kant pose lui-même l’impasse d’expliquer comment la raison pure peut tout autant être pratique :

Or la liberté est une simple idée, dont la réalité objective [...] ne peut jamais être comprise ni même seulement aperçue. Elle ne vaut que comme une supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d’une volonté, c’est-à-dire d’une faculté bien différente de la simple faculté de désirer […] Or, là où cesse une détermination selon des lois de la nature, là cesse également toute explication, et il ne reste plus qu’à se tenir sur la défensive. [...]

On ne saurait, en effet, nous blâmer de ne pas vouloir [expliquer la suprématie de la raison] au moyen d’une condition [...] car ce ne serait plus alors une loi morale, c’est-à-dire une loi suprême de la liberté. Et ainsi nous ne comprenons pas sans doute la nécessité pratique inconditionnée de l’impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre dans les principes aux limites de la raison humaine [nos italiques][30].

Le concept d’autonomie morale construit par Kant renvoie donc, à la manière d’un étalon de mesure utile à des fins comparatives, à l’expression la plus objective de la liberté humaine fondée sur un idéal universel. Les nécessités pratiques de penser des normes éthiques et juridiques à caractère opératoire et ancrées dans la réalité vécue par les personnes justifient donc de se référer également à un concept d’autonomie qui soit davantage saisissable en pratique. Nous avions d’ailleurs d’entrée de jeu précisé que la norme exigeante de la conformité à la loi morale universelle ne constitue qu’une forme de l’autonomie objective, l’objectivation ou la généralisation d’une norme rationnelle pouvant se rattacher à une communauté humaine, sociale et politique donnée.

Bien sûr, affirmer qu’une norme objective n’est objective que pour une communauté en particulier, c’est déjà admettre une certaine subjectivité inévitable dans le choix d’un concept comme celui de l’autonomie personnelle. Il existe toutefois une distinction théorique claire entre cette forme de subjectivité de la norme d’autonomie objective généralisée à une communauté donnée et une conception de l’autonomie qui soit subjective à la personne elle-même. C’est de ce deuxième modèle d’autonomie morale subjective que nous discuterons ci-après.

B. L’autonomie subjective : situer l’autonomie en pratique

Le modèle de l’autonomie dite « idéale » subjective regroupe les conceptions de l’autonomie selon lesquelles les décisions biomédicales concernant l’individu doivent correspondre à ce qu’il désire véritablement en fonction de l’ensemble de ses valeurs, désirs et objectifs concernant la conduite générale de sa vie. De ce point de vue, l’autonomie a également pour objet l’atteinte d’un idéal, celui-ci étant plutôt subjectif en ce qu’il correspond à la définition personnelle de l’individu de son idéal moral. Non seulement cette conception générale de l’autonomie est-elle davantage saisissable en pratique (sans bien sûr l’être complètement), mais encore celle-ci autorise plus aisément un pluralisme moral quant à la diversité des choix pouvant être effectués par les individus autonomes.

Comme l’explique Onora O’Neill, ce type d’autonomie peut être qualifié d’autonomie rationnelle dans la mesure où il correspond à un processus décisionnel qui soit, bien que subjectif à l’individu, véritablement rationnel. De manière classique, on entend par « processus décisionnel rationnel » le fait de choisir en fonction de ses désirs de second ordre et non uniquement d’effectuer des choix routiniers. Autrement dit, le processus décisionnel doit rationnellement mener la personne à un choix lui permettant de se gouverner en fonction de ses valeurs propres, ses convictions profondes et selon le sens qu’elle souhaite donner à sa propre vie (et non selon le sens universel de la vie). À l’inverse, le processus décisionnel menant à effectuer un choix correspondant à la simple manifestation d’une volonté immédiate est irrationnel et peut de surcroît entrer en contradiction avec les désirs véritables de la personne. L’autonomie subjective rationnelle se distingue donc de la simple indépendance de l’individu comme le qualifie O’Neill, c’est-à-dire d’un processus décisionnel qui, même si le droit strict pouvait le qualifier de « libre et éclairé », ne répond pas à une exigence de rationalité[31]. Or, tel que nous le démontrerons ci-après, un processus décisionnel irrationnel, un choix formulé simplement en apparence de manière indépendante par l’individu, ou autrement formuler le simple libre-choix, ne correspondent pas à une forme d’autonomie véritable.

Défenseur de l’autonomie subjective, Gérald Dworkin distingue de manière similaire l’individu autonome comme étant celui qui se gouverne en fonction de ses désirs de deuxième ordre et non de ses désirs de premier ordre. L’auteur s’est inspiré de différentes conceptions de l’idée d’autonomie afin de dégager ce qui à son avis constitue le concept central d’autonomie morale. Il a supposé qu’au-delà des différentes façons de concevoir comment l’autonomie peut être atteinte (par autolégislation, création de soi ou questionnement en soi par exemple), il était possible de dégager une définition à la fois commune à ces conceptions et distincte d’autres concepts comme la liberté ou la volonté[32]. Le noyau dur de l’autonomie résiderait dans l’autogouvernance de l’individu selon son propre code moral[33].

Selon Dworkin, il n’est pas possible de retenir comme définition de l’autonomie un principe selon lequel l’individu devrait se gouverner en fonction de normes totalement objectives, sans être influencé d’aucune manière par ses parents, ses pairs, sa culture et tous les autres paramètres sociaux et politiques qui caractérisent l’environnement dans lequel il évolue. Cette influence est inévitable. Dworkin n’abdique pas pour autant face à la difficulté pratique de définir le contenu substantif de l’autonomie en concluant, à l’instar des théoriciens déterministes, que l’autonomie comme concept distinct de la liberté n’existe tout simplement pas[34]. Ainsi, un concept valable d’autonomie subjective ne doit pas sacrifier l’importance que celui-ci englobe une valeur substantive au nom de la recherche de sa mise en oeuvre. Il est nécessaire selon Dworkin de reconnaître au concept d’autonomie un fondement en tant que participant au bien moral et au meilleur intérêt de l’individu ainsi qu’à la justice entre les personnes. Autrement dit, des arguments justifieraient qu’être rationnellement (et donc véritablement) autonome est un objectif désirable[35].

De plus, le concept de Dworkin permet d’effectuer des jugements comparatifs à la fois d’un point de vue normatif et pratique, et ce en comparant la mesure selon laquelle différentes situations participent ou favorisent l’autonomie. Les jugements n’ont pas à être posés de façon catégorique comme chez Kant. Il n’existe pas pour Dworkin de bons ou de mauvais jugements, le concept d’autonomie permettant plutôt de distinguer et de positionner des valeurs ou des situations factuelles qui participent plus ou moins de l’autonomie morale de la personne[36].

Ce concept d’autonomie vise à garantir une forme d’idéal moral subjectif et se distingue par conséquent de la liberté. La liberté peut être définie comme la capacité pour l’individu de faire ce qu’il entend sans que ses possibilités d’action ne soient limitées par une cause qui lui est extérieure. Selon cette perspective, la privation de liberté, c’est-à-dire l’interférence externe dans la possibilité de choix d’un individu, constitue également une interférence avec l’autonomie de cette personne en tant que possibilité d’autogouvernance.

Par exemple, dans un contexte biomédical, lorsqu’un patient ne bénéficie pas de l’information complète pour effectuer un choix par exemple, ou encore que l’information communiquée est erronée, la liberté d’action de l’individu n’est pas limitée alors que son autonomie est toutefois clairement restreinte[37]. À supposer que l’individu bien informé et l’individu mal informé disposent dans les faits des mêmes choix, et sont donc également libres de choisir chacune des options offertes, seul l’individu bien informé bénéficie de l’autonomie d’effectuer le choix qui correspond véritablement à ses désirs. Au contraire, l’individu mal informé pourra effectuer un choix qui ne correspond pas à ses désirs, voire un choix qui correspond aux désirs d’une autre personne, et dans tous les cas prendre une décision qui ne pourra pas être qualifiée de « volontaire ». Conséquemment, un choix « libre » n’est pas forcément un choix « volontaire ». De plus, la volonté immédiate de la personne — même bien informée — ne se traduit pas forcément par un choix qui correspond à ce qu’elle souhaite pour elle-même quant à la conduite de sa vie. Pour illustrer cette contradiction possible entre le choix libre et volontaire et l’autonomie, Dworkin procède par l’exemple classique d’Ulysse. Souhaitant éviter que son navire ne s’échoue sur les rochers parce qu’il se serait dirigé vers eux en cherchant à suivre le chant des sirènes, il ordonne à l’avance à son équipage de le ligoter au mât et de refuser de sa part tout autre ordre ultérieur de le libérer. En limitant ainsi lui-même sa propre liberté, Ulysse s’assure en fait la survie, objectif personnel qui lui importe davantage. Le fait que son équipage n’obtempère pas ensuite à ses ordres de le détacher ne peut donc être qualifié comme une privation de son autonomie. Au moment où Ulysse ordonne d’être détaché, il sait qu’il résulterait vraisemblablement du respect de sa volonté immédiate que le navire s’échoue sur les rochers. S’il était libéré de ses liens, il pourrait tout à fait exercer volontairement le choix de diriger le navire de telle sorte qu’il en résulterait logiquement et de façon prévisible son naufrage. Or, cette préférence immédiate qu’il pourrait matérialiser de façon volontaire s’il était à ce moment libre ne correspond pas à sa préférence supérieure quant à la conduite de son existence qui est d’éviter le naufrage pour sauver sa propre vie. Sa volonté immédiate est donc en quelque sorte aliénée à lui-même[38].

Cette illustration allégorique démontre à notre avis tout autant la pertinence que les limites des arguments de Dworkin. En effet, la distinction entre les désirs de premier et de second ordre ne se pose pas toujours clairement en pratique. En outre, certains désirs de premier ordre peuvent entrer en conflit avec des désirs de deuxième ordre uniquement de façon imparfaite. Nous entendons par là le fait que, du point de vue du désir en soi et non pas de ses conséquences, une action ou un choix en particulier pourrait englober des désirs à la fois de premier et de second ordre. De plus, les désirs de deuxième ordre peuvent forcément changer[39]. Les nouveaux désirs de deuxième ordre pourront correspondre éventuellement à ceux de premier ordre ou encore à d’autres désirs distincts jamais exprimés auparavant. Bref, il apparaît qu’il sera parfois justifié de libérer Ulysse… au nom des mêmes principes qui justifient en d’autres circonstances l’action contraire.

Tout comme le modèle d’autonomie idéale objective, le modèle d’autonomie idéale subjective comporte également des limites. Comment sortir de cette impasse ? Doit-on se résoudre à adopter un concept d’autonomie fondé à toutes fins pratiques sur une forme de « libre-choix » de l’individu ?

C. Le « libre-choix », une forme d’autonomie ?

Le modèle de l’« autonomie » non idéale subjective regroupe les conceptions de l’autonomie selon lesquelles l’individu autonome se gouvernerait et pourrait effectuer des choix en fonction de tout désir ou inclination. Un tel choix pourrait ne pas être compatible avec un principe moral universel ou encore les valeurs, désirs et objectifs de l’individu sans que cela n’affecte la dimension autonome de la décision d’un point de vue moral. C’est pourquoi il s’agit d’une forme d’autonomie « non idéale » puisqu’elle ne correspond ni à un idéal objectif partagé ni à l’idéal subjectif de l’individu lui-même. Ce modèle inclut ainsi les théories qui fondent l’autonomie sur le concept du pur libre-choix ou encore sur le principe du seul consentement libre et éclairé, dans la mesure où ce consentement peut être formulé suivant toute inclination ou désir.

Nous avons déjà exposé précédemment en quoi les concepts de pure « liberté » et de « volonté » ne peuvent fonder une forme d’autonomie idéale subjective. Nous pousserons néanmoins l’analyse plus loin afin d’identifier s’il existe des raisons de fonder autrement le principe d’autonomie par l’entremise d’un modèle « non-idéal subjectif ». Le concept de liberté qui s’approche à notre avis le plus de celui d’autonomie est sans doute celui bien connu de « liberté positive » développé par Isaiah Berlin. Libertés négative et positive sont intrinsèquement liées pour Berlin et, par conséquent, théoriquement différenciées et opposées uniquement afin de mieux comprendre les deux dimensions d’un même concept. Alors que la liberté négative réfère à la possibilité pour l’individu de ne pas être limité par une quelconque contrainte externe dans sa capacité à se gouverner soi-même, la liberté positive réfère à une dimension additionnelle de cette autogouvernance. Berlin insiste sur la possibilité que doit avoir l’individu de se définir comme son propre sujet, et non comme un objet qui serait simplement libre d’agir. L’individu serait son propre instrument qui choisit son rôle joué en tant que personne, en tant qu’être humain. La liberté positive de Berlin signifie essentiellement être gouverné par soi-même, par ses propres règles, et non par une quelconque nature externe[40].

Cela dit, la notion théorique de liberté positive développée par Berlin ne peut être comprise qu’en ce qu’elle réfère à une conception très particulière du soi et de ce qui relève de sa nature interne. Elle ne permet pas de distinguer clairement sur quoi se fonde et se construit cette forme de liberté en question : s’agit-il du fruit de décisions individuelles, de règles, de valeurs ou de motivations ? Et s’agissant de notre objectif de se pencher plus particulièrement sur l’autonomie morale, dans quelle mesure le soi libre de Berlin se construit-il sur un fondement moral ou d’une quelconque autre nature[41]?

À tout évènement, l’idée n’est pas ici de faire de la recherche de la dimension substantive de l’autonomie une pure question de vocabulaire. La liberté positive de Berlin en tant que composante d’un concept de liberté tout à fait unique et original constitue d’une certaine manière un concept d’autonomie. Au-delà des mots, la théorie de Berlin permet de mettre en lumière toute la pertinence de questionner dans quelle mesure les concepts de liberté et d’autonomie sont véritablement distincts l’un de l’autre.

La liberté et l’autonomie sont liées à la fois de façon contingente et non contingente. Une interférence dans la liberté de la personne interfère également avec la motivation de cette personne, la façon dont elle perçoit sa vie et souhaite se gouverner. Une telle interférence affecte conséquemment l’autonomie de la personne. La liberté, ici conceptualisée comme le pouvoir et le contrôle sur sa propre vie, se distingue en conséquence de l’autonomie, tout en étant une condition nécessaire pour que les valeurs et désirs de l’individu soient effectivement mis en pratique[42].

Il est essentiel à ce titre de distinguer le critère des désirs de second ordre propre au concept d’autonomie de la question de l’indépendance procédurale de l’individu qui effectue un choix en fonction de désirs de premier ou de second ordre. Les différentes façons dont un choix peut être influencé peuvent correspondre plus ou moins un principe d’indépendance procédurale. Pour déterminer si cette dernière norme est rencontrée, il faut déterminer si la décision prise par l’individu l’a été de manière libre (c’est-à-dire indépendante) et éclairée (c’est-à-dire en étant suffisamment informée).

Or, le seul critère du consentement libre et éclairé n’est pas déterminant du fait qu’une personne ait effectivement pris une décision en fonction de ses désirs de second ordre. Par exemple, un patient peut renoncer à sa liberté de choisir selon ses préférences immédiates en agissant sous l’influence et les conseils de son médecin traitant en qui il a confiance. Si l’objectif est alors d’effectuer un choix qui corresponde à ses valeurs personnelles, son sentiment de dignité et ses objectifs de vie dûment communiqués à son médecin, la personne agit alors précisément afin de protéger son autonomie. À l’inverse, une personne peut agir « librement » et effectuer des choix qui la dirigent, dans les faits, dans la direction opposée au respect de ses valeurs et convictions supérieures[43]. Il est d’ailleurs bien connu que la personne humaine a évidemment différentes motivations et qu’une motivation en particulier, qu’elle soit de nature psychologique ou socioéconomique, par exemple, pourra entrer en conflit avec ses convictions profondes quant à la conduite de son existence.

En définitive, nous ne trouvons pas de raison permettant d’écarter notre conclusion précédente selon laquelle l’autonomie est davantage que la liberté, le libre arbitre, le seul consentement libre et éclairé conceptualisé sans égard aux principes fondant le choix exprimé, à ses objectifs ou conséquences. Seuls les concepts d’autonomie idéale objective, fondée sur des principes généralisables, voire universalisables, et d’autonomie idéale subjective, visant le respect d’un processus rationnel de décision menant l’individu à choisir ce qui correspond à ses désirs de second ordre, peuvent à juste titre être qualifiés de modèles véritables d’autonomie morale.

Notre présentation sommaire de ces modèles a pour objet dans un deuxième temps de nous permettre de mieux analyser le concept d’autonomie développé par la Cour suprême dans l’arrêt Carter. Notre hypothèse est que la philosophie morale, et plus particulièrement l’éthique en contexte biomédical, nous aidera à mieux cerner les contours et la portée du concept — notamment juridique — d’autonomie de la personne.

II. L’arrêt Carter c. Canada : quels fondements philosophiques en pratique ?

L’autonomie est au coeur des motifs de la Cour suprême dans l’affaire Carter. Cette deuxième étape de notre analyse a pour objectif de caractériser plus en détail ce concept d’autonomie tel qu’esquissé par les juges à la lumière des principes philosophiques précédemment décrits. Nous démontrerons que différents principes et fondements philosophiques correspondent au principe juridique d’autonomie élaboré selon les autres droits et valeurs avec lesquels l’autonomie ou la liberté en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne est mise en relation. Lorsqu’elle définit la sphère du droit à la vie, la Cour adopte une conception corrélative de l’autonomie correspondant avec la norme généralisable relevant du modèle de l’autonomie idéale objective. Lorsque l’autonomie est ensuite saisie sous le prime de l’atteinte au droit à la liberté, la Cour retient aux fins de son analyse ayant pour objet l’adjudication de droits individuels en pratique un modèle d’autonomie idéale subjective.

A. Le droit à la vie : correspondances avec l’autonomie objective

La définition du droit à la vie effectuée par la Cour suprême présente des correspondances certaines avec le modèle d’autonomie objective. Non seulement les principes fondant la définition retenue procèdent-ils d’une logique objective en ce qu’ils sont généralisables, mais encore ceux-ci sont en ligne avec les lois morales universelles kantiennes. Tel que nous l’illustrerons ci-après, la conclusion selon laquelle la loi criminelle ne peut complètement interdire toute aide à mourir est tout à fait compatible avec la présente analyse.

Les juges ont reconnu le principe selon lequel la sphère du droit à la vie ne comprend pas un droit à la mort. À la lumière de la preuve pertinente en l’espèce, et à l’instar de la juge de première instance, les juges ont opiné que le droit à la vie entrait en jeu en ce que l’interdiction d’aide médicale à mourir pousse des personnes à s’enlever la vie prématurément. Cette conclusion de mort prématurée comme atteinte au droit à la vie révèle de ce fait la définition retenue par la Cour de ce que constitue ce droit, c’est-à-dire un droit de ne pas mourir[44].

La Cour a expressément rejeté l’argument selon lequel le droit à la vie inclurait dans sa sphère un droit de mourir dans la dignité ou un droit de décider de s’enlever la vie[45]. La nuance entre ces deux propositions est la suivante. Selon une première prétention soumise aux juges, le droit à la vie ne protégerait pas que la vie elle-même, mais également la qualité de vie. Le juge Cory, dissident dans l’affaire Rodriguez, avait d’ailleurs justifié son opinion en ce sens en mentionnant que « la mort fait partie intégrante de la vie »[46]. Du point de vue qualitatif, le droit à la mort en tant que partie intégrante du droit à la vie ne réfèrerait donc pas simplement, ou plus généralement, à un droit de s’enlever la vie, mais plutôt à un droit de mourir dans la dignité. Selon une deuxième prétention, le droit à la vie protégerait l’autonomie personnelle et il en découlerait une liberté ou un droit de décider de mourir. La dignité comme valeur entre également en jeu dans un tel argumentaire, mais davantage en ce que la liberté de choisir de mourir ou vivre serait en elle-même une composante de l’autonomie, et conséquemment de la dignité.

En ne retenant pas l’aspect qualitatif du droit à la vie, la Cour suprême a rejeté une composante subjective de la définition de la sphère de ce droit en particulier. Si la qualité de vie a bien été considérée par les juges, elle ne l’a été qu’uniquement en relation avec les droits à la liberté et à la sécurité[47]. Quant à la protection de la vie elle-même, la Cour a renouvelé sa position passée à l’effet que celle-ci entre objectivement en jeu lorsqu’une mesure a pour effet de causer la mort ou un risque de décès significatif[48]. De même, en refusant de reconnaître que le droit à la vie comprend une idée d’« autonomie » de choisir de vivre ou de mourir, la Cour a implicitement reconnu une valeur objective à la vie qui n’implique pas intrinsèquement de pouvoir choisir entre la vie et la mort. Il est donc désormais clair que le droit à la vie ne comprend pas un « pendant négatif » comparable à certaines libertés fondamentales[49].

La reconnaissance de la dimension objective du droit à la vie est directement liée au modèle de l’autonomie idéale objective et à l’impératif kantien de préservation de soi-même en tant que personne humaine. Le corps de la personne n’est pas inviolable puisqu’il existe des circonstances où la violation de son propre corps est nécessaire pour la conservation de la vie[50]. C’est le cas, par exemple, de l’amputation d’un membre malade. Pour Kant, c’est l’humanité, laquelle est une idée de raison, qui est inviolable[51]. La protection de l’humanité n’est-elle pas d’ailleurs la première fin des droits fondamentaux autrement qualifiés de droits humains? Suivant le paradigme des droits humains, vivre est forcément une condition préalable nécessaire pour accomplir la fin universelle d’humanité. Par conséquent, la mort, comprise comme destruction de la vie, ne peut faire partie de la vie elle-même. Celle-ci conserve sa pleine valeur dans la mesure où elle relève en effet de l’humanité. Ce principe consacrant la valeur universelle de la vie se trouve tout à fait dans la construction juridique du droit à la vie exposée par les juges dans l’affaire Carter.

Suivant toujours les principes universels kantiens, si la mort ne peut faire partie de la vie elle-même, la liberté ne pourra pas être utilisée à l’encontre de sa propre vie… dans la mesure où cela est effectivement contraire au principe d’humanité. En effet, l’appel à une reconnaissance de la valeur universelle de la vie ne signifie pas pour autant une incompatibilité avec toute aide au suicide. Tel que discuté précédemment, une justification morale au suicide peut être compatible avec le principe de la suprématie de la raison si la personne ne peut répondre à ses devoirs moraux envers elle-même en choisissant de vivre plutôt que de mourir.

D’une part, il est vrai que ne pourrait pas être une règle universelle compatible avec les fins de l’humanité que de considérer dans l’absolu que la vie — nécessaire condition de l’exercice de la liberté — contient en elle-même sa possibilité de destruction. La vie peut par exception devenir incompatible avec l’humanité. La vie est plus généralement une condition de l’humanité, en tant que condition préalable à la liberté humaine, ce qui explique qu’elle ne peut se définir logiquement comme incluant tout autant son existence que sa destruction. La mort, ou l’absence de vie, ne peut appartenir au règne des fins humaines[52].

Autrement dit, si vivre implique nécessairement de mourir tôt ou tard, un droit à la vie ne peut impliquer comme fin universelle un droit ou une liberté de mort. La Cour suprême a d’ailleurs souligné que « [l]e caractère sacré de la vie est une des valeurs les plus fondamentales de notre société [et que l’article 7 de la Charte canadienne] émane d’un profond respect pour la valeur de la vie humaine » [nos italiques][53]. C’est ce principe universel compatible avec l’autonomie idéale objective que la Cour a ainsi mis en évidence en refusant de considérer que le droit à la vie implique le droit de mourir.

D’autre part, une aide à mourir fondée sur une volonté de renoncer à la vie peut être compatible avec la valeur universelle de la vie. Considérons sur ce point l’argumentaire formulé par le juge en chef Finch, dissident en appel dans l’affaire Carter, en appui avec la proposition précédente à l’effet que le droit à la vie impliquerait un droit à la mort : « Déterminer le stade où la vie perd son sens, où ses avantages sont réduits à un point tel qu’elle ne vaut plus rien, [...] constitue une décision éminemment personnelle que “chacun” a le droit de prendre pour soi » [nos italiques][54]. Cet argument de la perte de sens saisie de façon strictement subjective n’a pas convaincu la Cour suprême d’inclure un droit à la mort dans la sphère du droit à la vie. À notre avis, cet argument plutôt du point de vue de la liberté également protégée sous l’article 7 de la Charte canadienne que la possibilité de décider doit être inclus. Cette possibilité de déterminer si sa propre vie a un sens ou n’en a plus relève de la liberté d’exercer ce choix fondamental, et non de la sphère du droit à la vie.

La Cour suprême a considéré que le droit de ne pas mourir ne signifie pas que « la formulation existentielle du droit à la vie exige une prohibition absolue de l’aide à mourir, ou que les personnes ne peuvent “renoncer” à leur droit à la vie. Il en résulterait une “obligation de vivre” plutôt qu’un “droit à la vie” » [nos italiques][55]. D’ailleurs, nous sommes d’avis que l’argument du juge Finch n’équivaut pas à affirmer que si la vie n’a plus de sens, les individus ont alors le droit de mourir. Le juge indique plutôt, même si c’est en appui à la proposition selon laquelle le droit à la vie implique un droit à la mort, que c’est bien l’acte de déterminer quand la vie n’a plus de sens qui est une décision imminemment personnelle, laquelle relève conséquemment de l’autonomie et de sa liberté de faire des choix fondamentaux quant à sa personne[56].

Nous concluons donc que la formulation du droit à la vie, et non du droit à la liberté de mourir, comme n’emportant pas une obligation absolue de vivre est compatible avec un concept d’autonomie objective reconnaissant la valeur universelle de la vie. Tel qu’exposé précédemment, en vertu de l’éthique kantienne, la vie ne peut inclure la mort, mais la liberté a préséance sur la vie. Ce n’est pas la vie qui est absolue, mais bien l’autonomie et la raison. Le droit à la vie n’a donc pas à être absolu pour Kant puisque la vie elle-même n’a pas davantage de valeur absolue. Ce sont les concepts d’humanité comme fin en soi et de la liberté de l’être humain doué de raison qui définissent la valeur de la vie.

Enfin, nous considérons que constitue également une correspondance avec le modèle d’autonomie objective le principe plus général qui se dégage des motifs de l’arrêt Carter selon lequel la valeur de la vie puise son sens de la dignité et à la liberté de la personne. Cette dernière proposition est corrélative aux analyses précédentes. Le droit à la vie ne peut inclure le droit à la mort selon l’éthique kantienne puisque la vie comme permettant généralement l’exercice de la liberté, et comme participant intrinsèquement à l’existence de l’humanité, ne peut comprendre comme principe universel sa propre destruction. Toutefois, comme ce n’est pas la vie elle-même qui est une fin suprême en soi, elle ne peut être absolue si bien qu’il ne serait pas possible d’y renoncer. Par conséquent, ce sont les valeurs supérieures à la vie qui doivent définir la valeur de celle-ci, à savoir la dignité humaine et la liberté de l’être humain, composantes intrinsèques de son humanité.

La question de la définition de la valeur de la vie est également corrélative à celle de l’atteinte au droit à la liberté de renoncer au droit à la vie et sera conséquemment abordée davantage au point suivant. Tel qu’il sera exposé plus en détail, la définition de la liberté dans ce contexte relève d’une conception subjective de l’autonomie de la personne puisque la Cour suprême a reconnu qu’il revient à chaque individu de déterminer si vivre ou mourir au regard de sa condition participe davantage de sa dignité. Toutefois, l’idée précise selon laquelle ce sont des considérations liées à l’humanité et à la liberté de la personne qui définissent la valeur de la vie — et non l’inverse — correspond clairement à la philosophie universaliste kantienne, plus particulièrement aux principes d’égale dignité et de supériorité de l’humanité sur la vie considérée isolément.

En somme, par sa définition du droit à la vie reconnaissant une dimension généralisable, voire universelle à celui-ci, la Cour suprême dans l’affaire Carter a reconnu une composante objective du concept de l’autonomie de la personne en contexte d’aide à mourir. Cela dit, dès que le droit à la vie est mis en relation avec le droit à la liberté d’y renoncer, une composante subjective de l’autonomie a également été reconnue par la Cour.

B. La liberté de renoncer au droit à la vie : une véritable autonomie subjective

Si la Cour suprême a reconnu le caractère universel du droit à la vie, nous réitérons qu’elle a également conclu que le droit de ne pas mourir ne signifie pas que « la formulation existentielle du droit à la vie exige une prohibition absolue de l’aide à mourir, ou que les personnes ne peuvent “renoncer” à leur droit à la vie » [nos italiques][57]. À notre avis, l’arrêt Carter a effectivement reconnu une liberté de renoncer au droit à la vie en certaines circonstances, ce qui se distingue d’un droit à la mort rejeté par la Cour, laquelle est protégée dans la sphère du droit à l’autonomie garanti par l’article 7 de la Charte canadienne. Du point de vue spécifique de ce droit à la liberté de faire des choix fondamentaux quant à sa personne, une analyse des motifs de la Cour permet de dégager des correspondances avec une véritable forme d’autonomie idéale subjective, et non un simple libre-choix.

La dimension substantive de l’autonomie saisie sous l’angle de la liberté de renoncer au droit à la vie se traduit dans les motifs de la Cour suprême lorsqu’elle se penche sur l’atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité. Les juges ont conclu que la prohibition absolue d’aide médicale à mourir constituait une atteinte à la liberté en ce que cela prive la personne capable de la « possibilité de faire un choix »[58], lequel choix participe de la dignité de la personne et est compatible avec ses valeurs et désirs quant à la conduite de sa vie. L’atteinte au droit à la liberté a été considérée indistinctement de l’atteinte au droit à la sécurité comme protégeant la dignité humaine. Elle a également été mise en relation avec la finalité de la vie comme référant à une conception subjective englobante des valeurs et de la manière dont la personne souhaite gouverner sa vie. Il est d’ailleurs révélateur que tout en prenant soin de souligner que la liberté et la sécurité de la personne sont des droits qui protègent des intérêts distincts, la Cour a choisi d’examiner l’atteinte à ces deux droits par l’entremise d’une seule analyse, alors qu’elle avait procédé à une analyse distincte pour la question de l’atteinte au droit à la vie[59].

La privation du choix de recourir ou non à une aide à mourir constitue une atteinte au droit à la liberté en ce que ce choix peut s’avérer être d’une très grande importance quant au « sentiment de dignité » de la personne. Plus particulièrement, l’atteinte réside dans l’impossibilité résultant de la prohibition absolue pour les personnes d’effectuer « un choix “compatible avec les valeurs qu’elles ont eu toute leur vie et qui reflète leur vécu” » [nos italiques][60]. Effectuer ce choix en conformité avec leurs valeurs personnelles et les principes selon lesquels elles ont choisi de gouverner leur vie « revêt une grande importance pour leur sentiment de dignité et d’autonomie »[61]. De façon similaire, la Cour réfère également aux propos du juge Binnie dans l’affaire A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille)[62] qui avait opiné que la volonté de l’individu souhaitant obtenir une aide médicale à mourir repose sur « une croyance profondément personnelle et fondamentale sur la façon de vivre sa vie, ou de mourir » [nos italiques][63].

Ces différents motifs des juges illustrent la dimension substantive du concept d’autonomie qui transcende leurs motifs dans Carter. Autrement formulé, la liberté de renoncer au droit à la vie en certaines circonstances n’est pas définie par les juges comme ayant uniquement une dimension procédurale correspondant à l’unique consentement, même « libre et éclairé » Le concept d’autonomie esquissé par la Cour ne saurait correspondre en tout point à une norme purement objective, c’est-à-dire à un concept d’autonomie fondé uniquement sur un idéal universel. Certes, référer à la dignité comme principe qui sous-tend la nécessité de liberté de la personne est compatible avec la formulation universelle d’humanité kantienne. Toutefois, c’est bien à un idéal également subjectif que les juges réfèrent quand ils opinent que l’autonomie doit permettre aux personnes de terminer leur vie de la même manière qu’ils ont vécu, dans le respect de leurs valeurs et leurs croyances.

Il nous apparaît clair que les juges ont accordé une grande importance à la finalité essentielle de l’autonomie idéale subjective, à savoir la possibilité pour l’individu de prendre des décisions quant à sa personne qui reflètent ses valeurs et principes quant à la conduite générale — et non seulement immédiate — de son existence. Nous relevons ici une correspondance avec le concept d’autonomie rationnelle de Dworkin selon lequel l’autonomie réside dans la capacité de prendre des décisions conformément à ses désirs de second ordre et non uniquement de premier ordre.

Deux arguments peuvent s’opposer à la conclusion selon laquelle le droit à la liberté dans l’affaire Carter réfère à un concept substantif d’autonomie idéale dite subjective. Il pourrait d’abord être souligné que la finalité du droit à la liberté de l’individu de décider de vivre ou de mourir n’est pas clairement associée au respect de ses valeurs et convictions personnelles quant à la conduite générale de sa vie en ce qu’il ne s’agit pas du seul motif discuté par les juges. En outre, la Cour traite du « droit de “décider de son propre sort” »[64] dans le contexte particulier de l’individu qui subit une « douleur et [...] des souffrances aiguës » [nos italiques][65], des « problèmes de santé graves et irrémédiables qui [lui] causent des souffrances persistantes et intolérables » [nos italiques][66]. De même, l’alinéa 241(b) et l’article 14 du Code criminel ont été jugé comme portant atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne notamment en ce que la prohibition d’aide médicale à mourir affecte la personne qui souffre de « problèmes de santé graves et irrémédiables, y compris une affection, une maladie ou un handicap, lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition » [nos italiques][67]. L’argument qui pourrait être avancé en mettant en évidence ces passages est que l’autonomie viserait surtout à permettre d’éviter ces souffrances — sans égard à tout autre désir supérieur ou valeur de la personne — et non à traduire une volonté plus générale quant à la conduite de la vie de cette personne.

Or, ce motif des souffrances intolérables comme justifiant le droit de pouvoir recourir à l’aide médicale à mourir ne peut justement pas être analysé isolément des autres motifs des juges. Premièrement, l’arrêt ne laisse pas entendre que l’aide médicale à mourir est une option justifiée pour éviter toute souffrance que l’individu ne souhaite pas subir. En insistant sur le caractère grave de la condition médicale de l’individu dont la liberté est brimée par la prohibition absolue et les souffrances intolérables qui peuvent en découler, la Cour établit un lien avec l’atteinte à la dignité humaine de l’individu comme composante à la fois du droit à la sécurité et à la liberté. L’existence de telles souffrances intolérables comme motif à l’appui que la prohibition légale constitue une atteinte au droit à la liberté doit donc être comprise en conjonction avec les autres motifs précédemment discutés selon lesquels il y a privation de liberté en ce que la personne ne peut choisir de se gouverner en toute dignité selon ses valeurs et sa conception profonde de la vie. La souffrance n’est pas en soi un motif justifiant l’atteinte à la liberté, mais son caractère grave et intolérable qui « condamn[e] » littéralement à « une vie de souffrances aigües et intolérables » [nos italiques][68] emporte une atteinte à la dignité comme valeur et composante des droits à la liberté et à la sécurité. La Cour n’appelle donc clairement pas à concevoir l’autonomie comme justifiant de se gouverner selon ses simples inclinations immédiates ou désirs de premier ordre conditionnés par la souffrance.

Deuxièmement, il apparaît que la Cour place au contraire la question de la souffrance et de la perte de dignité dans un contexte temporel selon lequel l’individu est effectivement amené à prendre la décision de renoncer à vivre à la lumière de désirs de second ordre. En effet, les juges réfèrent à la question du temps lorsqu’ils posent le choix imposé par la prohibition légale : vivre une vie de douleurs ou mettre fin à leurs jours prématurément alors qu’ils ont encore la capacité de le faire[69]. Pour la Cour, l’ouverture du droit à une possibilité d’aide à mourir peut se justifier dans certaines circonstances par un objectif de prolongation temporelle de la vie. Les juges expliquent qu’à leur avis, le choix de l’aide médicale à mourir peut être effectué par des personnes « qui ont le désir réfléchi, rationnel et constant de mettre fin à leur propre vie »[70]. Dans ces cas, ce choix reflète le prolongement normal de la façon dont la personne souhaite vivre et mourir. Cette question du temps a d’ailleurs été déterminante de la conclusion à l’effet que la restriction porte atteinte au droit à la vie, puisque les juges ont retenu la preuve de décès prématuré. Bien sûr, contrairement au cas soumis à la Cour suprême dans Carter, soulignons qu’aucune preuve ne permet de conclure que dans tous les cas ouverts, l’individu qui demandera une aide à mourir aura eu l’occasion de réfléchir longtemps avant d’exprimer ce choix, d’où l’importance fondamentale des paramètres légaux et éthiques agissant comme mesures protectrices. Cela dit, nous devons dégager le concept d’autonomie élaboré par la Cour à la lumière du contexte factuel précis qui était alors le sien. Suivant ce contexte, l’analyse globale des juges milite clairement en faveur d’une interprétation selon laquelle la Cour suprême s’est fondée sur un concept d’autonomie qui considère d’une grande importance les désirs de second ordre par rapport aux désirs de premier ordre.

Troisièmement, la Cour a conclu que les souffrances vécues peuvent participer à l’atteinte au droit à la liberté dans le contexte où la privation de toute liberté de choisir une aide à mourir peut causer une atteinte à la sécurité s’il en découle que l’individu doit continuer de subir des souffrances intolérables. Les juges réfèrent également à la liberté face à soi-même comme impliquant de pouvoir prendre des décisions concernant son « intégrité corporelle »[71], ce qui réfère plus généralement au principe du droit à la « maîtrise »[72] de son propre corps. Il en découle que ce à quoi réfère ici la Cour suprême constitue une condition préalable ou une composante de l’autonomie et non la substance de l’autonomie.

Comme l’explique Dworkin, la liberté est distincte de l’autonomie, mais elle constitue avec le pouvoir et le contrôle quant à soi-même et aux aspects importants de sa vie une condition nécessaire à la réalisation de l’autonomie[73]. La substance de l’autonomie réside dans la possibilité pour les individus de se gouverner selon leurs désirs, valeurs et objectifs. Cela est impossible sans la simple liberté. Considérer que les motifs liés à une condition de l’autonomie définissent la finalité du concept substantif d’autonomie dans l’arrêt Carter serait donc illogique.

D’autre part, il pourrait également être avancé à l’encontre de notre conclusion que le droit à la liberté en cause dans l’affaire Carter ne réfère pas à une conception de l’autonomie morale rationnelle au sens où l’entendent Dworkin ou O’Neill, car la Cour ne réfère pas spécifiquement à l’idée de préséance de désirs de second ordre sur les désirs de premier ordre en cas de conflit. La Cour n’affirme pas expressément qu’il serait par exemple légitime, en ce que cela ne constituerait pas une atteinte au droit à la liberté ou une restriction à l’autonomie, de refuser une aide médicale à mourir à une personne capable d’exprimer un consentement éclairé conforme à son désir immédiat, mais contraire à l’ensemble de ses valeurs ou désirs. Qui plus est, la Cour suprême emploie même l’expression « libre choix »[74] lorsqu’elle traite de la reconnaissance en droit canadien du « droit de “décider de son propre sort” »[75] en exprimant un « consentement éclairé »[76] en matière de décisions d’ordre médical.

Or, cet argument relève à notre avis du consentement à l’aide médicale à mourir et non du concept d’autonomie lui-même. Une telle objection a cependant comme avantage de mettre en lumière que les motifs de la Cour suprême réfèrent au droit à la liberté de choisir une aide médicale à mourir à la fois dans sa dimension substantive et dans sa dimension procédurale. Pour déterminer si la liberté de renoncer au droit à la vie faisait l’objet d’une atteinte injustifiée, encore fallait-il examiner la preuve au dossier quant aux garanties pertinentes en matière de consentement existant déjà dans le milieu médical canadien. L’examen de ces garanties était requis pour déterminer dans quelle mesure l’objectif de la restriction au droit à la liberté — à savoir la protection des personnes vulnérables — pouvait légitimement justifier la prohibition absolue d’aide médicale à mourir en laissant craindre qu’on ne puisse protéger ces personnes.

Il importe donc de replacer dans son contexte précis l’utilisation de termes comme « libre choix » et de ne pas confondre en effectuant une interprétation littérale les motifs qui réfèrent à la dimension procédurale de l’autonomie de ceux qui réfèrent à sa dimension substantive. La conclusion de la Cour à l’effet que l’autonomie de la personne signifie qu’un tel choix de fin de vie reflète l’ensemble des valeurs et convictions des individus visés, c’est-à-dire leurs désirs de deuxième ordre, est autrement plus révélatrice de la portée normative du concept d’autonomie dans Carter. Les considérations liées à la maîtrise de soi, aux souffrances et à la préservation de sa dignité doivent être lues à la lumière de cette idée essentielle.

Conclusion : L’autonomie au-delà du libre-choix

Notre hypothèse de départ était celle que la philosophie morale, et plus particulièrement l’éthique en contexte biomédical, nous serait utile pour mieux éclairer les contours du concept d’autonomie de la personne au coeur de l’arrêt Carter. Notre analyse nous a donné raison et a démontré que c’est une compréhension beaucoup plus riche et complète de l’autonomie comme valeur et comme droit constitutionnel qui émerge du dialogue entre normes juridiques et éthiques. Le concept d’autonomie dans l’arrêt Carter correspond bien à un véritable principe d’autonomie morale et non à une simple forme de « libre-choix ». Il combine une dimension subjective, liée à la nécessité d’un processus décisionnel rationnel permettant à l’individu de réaliser ses objectifs quant à la conduite de son existence, avec une dimension objective fondant le principe d’autonomie en fin de vie sur des principes moraux communs quant à la protection et le respect de la vie et la dignité humaine.

Dans un premier temps, nous avons présenté trois modèles généraux d’« autonomie » reconnus par la littérature en contexte biomédical, à savoir l’autonomie idéale objective, l’autonomie idéale subjective et l’« autonomie » non idéale subjective ou libre-choix. Nous avons par la même occasion défendu la thèse selon laquelle seuls les deux premiers modèles peuvent se justifier à la lumière de fondements philosophiques à titre de concepts d’autonomie morale. Si la liberté est bien une condition préalable à l’autonomie, en outre puisque la personne doit pouvoir exprimer un consentement libre et éclairé, elle ne constitue que la dimension procédurale de la personne qui demande par exemple une aide à mourir.

Dans un deuxième temps, nous avons défendu notre thèse principale à l’effet qu’indépendamment du fait que le libre-choix puisse être caractérisé de principe d’autonomie ou non, le concept d’autonomie issu de l’arrêt Carter correspond bien à la fois au modèle d’autonomie idéale objective et à celui de l’autonomie idéale subjective. La définition du droit à la vie excluant un « droit à la mort » ou un « droit de mourir dans la dignité » correspond à une norme universelle relevant du modèle d’autonomie idéale objective. L’application pratique d’un idéal d’autonomie dans le contexte spécifique de l’atteinte au droit à la liberté de renoncer au droit à la vie a ensuite été effectuée par la Cour en s’appuyant sur les principes d’un modèle d’autonomie idéale subjective.

Notre analyse du concept d’autonomie dans l’arrêt Carter aura révélé des conclusions que pouvaient logiquement nous laisser présager nos analyses préliminaires des fondements théoriques et philosophiques du principe d’autonomie. Tel que l’a reconnu la Cour suprême, le droit à la vie possède bien un noyau essentiel partagé reposant sur une valeur universelle d’humanité. Ce partage du droit universel à la vie ne signifie toutefois pas au sens de l’article 7 de la Charte canadienne que l’individu ne possède aucune autonomie de gouverner ses choix en fin de vie en fonction de ses propres aspirations. L’autonomie de la personne sied mal en théorie comme en pratique à une analyse cherchant aux confins de la raison humaine une seule option sur la manière de vivre et de mourir. C’est pourquoi les dimensions objectivement universelles et subjectivement personnelles de l’autonomie sont complémentaires.

Bien plus qu’une simple question de vocabulaire, saisir la dimension substantive de l’autonomie et la distinguer de la simple « liberté » procédurale de formuler un consentement valable permet de mieux situer la portée normative de la valeur d’autonomie. L’autonomie d’une personne envisageant la mort pour mettre fin à ses souffrances ne peut être prise pour acquise. À notre avis, une telle analyse contribue nécessairement à fonder en pratique les règles et normes permettant de déterminer la mesure selon laquelle une personne peut effectuer un choix véritablement autonome, pensons notamment aux questions liées à la possibilité de formuler un consentement à l’avance en matière d’aide à mourir, ou plus généralement encore aux limites qui devront être posées par les législateurs comme les juges quant au « droit » de demander une aide à mourir à l’aune de l’article 7 de la Charte canadienne. En dépit qu’elle ne constitue qu’un jalon dans l’analyse des différents enjeux menant à déterminer comment aménager la liberté de renoncer au droit à la vie, nous soumettons que notre analyse justifie donc que le droit constitutionnel prenne la juste mesure de ce que signifie protéger l’autonomie de la personne au-delà du libre-choix.