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1. Introduction

En appui des travaux de Vygotski et de Bruner, des chercheurs en didactique de l’écriture (Barré-De Miniac, 2000; Dabène, 1991; Reuter, 1996) ont développé un modèle de la compétence scripturale dans une perspective socioconstructiviste des modes d’appropriation du savoir. En prenant en compte le sujet-écrivant (Bucheton, 2014; Lafont-Terranova, 2009), ce modèle permet de penser la complexité de l’écriture et d’envisager son apprentissage comme une véritable acculturation qui nécessite un accompagnement. Ce point de vue ne va pas de soi et, dans le quotidien de la classe, il se heurte à des conceptions (plus ou moins conscientes) qui lui font obstacle, tant chez les élèves que chez les enseignants. Cet article se focalise précisément sur des conceptions mises à jour chez des élèves de fin de primaire dans le but d’explorer «les logiques d’arrière-plan (valeurs, engagement, conceptions de l’apprentissage, connaissances) qu’ils se sont construites», pour reprendre les termes de Bucheton (2014, p. 16). Cette approche se situe dans le courant des travaux sur le rapport à l’écriture (Barré-De Miniac, 2000/2002; Chartrand et Blaser, 2008; Colin, 2014; Penloup, 2000) qui ont montré que les conceptions que les élèves ont de l’écriture, de son apprentissage et de son rôle, en favorisant certains modes de pensée, peuvent être des obstacles à la réussite scolaire. Il est en effet désormais admis, comme le souligne Lebrun, «qu’on ne peut faire l’impasse sur le rapport à l’écriture si l’on souhaite développer les compétences scripturales des élèves» (2007, p. 383). Bucheton rappelle, à juste titre, que «les dynamiques, qui excluent ou au contraire poussent les élèves plus loin, […] se jouent autant dans l’avancée des actions […] que dans les représentations et rapports qui leur préexistent et les orientent» (2014, p. 16). L’objectif de cet article est d’exposer ce que disent des élèves quand on les interroge avec précision sur l’écriture et de tenter d’en déterminer les implications.

Fondé sur les résultats d’une enquête effectuée dans trois secteurs scolaires (rural, urbain, périurbain) du Loiret (France) auprès de 160 élèves de dernière année du primaire (CM2), l’article présente les trois thèmes qu’une analyse de contenu a repérés comme saillants dans les réponses des élèves: le tracé des lettres, l’orthographe et l’accompagnement de la production de texte. Il sera pertinent de se demander, au vu des objets convoqués dans leurs réponses, si les élèves ont construit, au terme de leur scolarité primaire, des conceptions susceptibles de faciliter ou non leur entrée dans les dimensions spécifiques à l’écriture et partant, dans une «littératie étendue», pour reprendre les termes de Bautier (2008).

2. Une enquête effectuée dans trois secteurs scolaires

Les données ont été recueillies au mois de mai, c’est-à-dire en fin d’année scolaire, dans douze établissements (neuf écoles et trois collèges) du Loiret (France). Au total, 245 élèves ont participé à l’enquête: 160 dans sept classes de CM2 et 85 dans quatre classes de 6e. Le présent article repose sur l’analyse de 110 questionnaires de CM2, répartis de façon équilibrée entre les secteurs et entre filles et garçons. Même si la comparaison n’a pas été effectuée ici entre les déclarations des filles et celles des garçons, il a été décidé de tenir compte de cette variable afin de la neutraliser dans cette étude exploratoire.

2.1 Un questionnaire adapté à des élèves de fin de primaire

Des conseillers pédagogiques et des maitres-formateurs du premier degré ont été associés à l’élaboration du questionnaire[1] d’enquête à destination des élèves des trois terrains de recherche, afin d’être au plus près de formulations qui ne fassent pas obstacle. Les enseignants des classes concernées ont assuré la passation du questionnaire dans leur classe respective, passation précédée d’un préambule qu’ils ont mis en mots et en voix à partir des indications suivantes:

  • Expliquer les finalités aux élèves: il s’agit de participer à une recherche de l’université d’Orléans pour aider un groupe d’enseignants à mieux comprendre ce que signifie «écrire» pour les élèves de CM2.

  • Préciser qu’une totale liberté est donnée pour renseigner les rubriques: il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse, mais des avis ou des souvenirs personnels.

  • Le but étant de savoir ce que les élèves pensent, l’orthographe ne doit pas être une préoccupation qui freine les élèves dans leur réponse.

  • Le temps nécessaire est variable selon les classes et les individus. Il est à situer entre 30 et 40 minutes.

  • Prévoir une lecture silencieuse des questions par les élèves, puis une à haute voix par l’enseignant.

  • Le matin est plus propice à la passation du questionnaire.

2.2 Un questionnaire introspectif

Les élèves ont été invités à dire ce qu’ils croient, ce qu’ils pensent et non ce qu’ils savent, ce qui peut paraitre exceptionnel ou nouveau aux yeux de certains. Il s’agissait de recueillir ce qu’ils déclarent faire, principalement en classe, dans le domaine de l’écriture, avec une part importante donnée aux activités et à l’accompagnement pédagogique. Le libellé de la première question Pour toi, bien écrire, qu’est-ce que c’est ? cherchait à instaurer une situation d’échange où l’élève est un individu dont l’avis compte. Le syntagme prépositionnel pour toi placé en tête de phrase vise en effet à interpeler l’élève et à l’inviter à donner une réponse personnelle. Cette question, ouverte et imprécise, avait pour but de laisser s’exprimer différentes conceptions de l’écriture.

Quatre questions, réparties dans l’ensemble du questionnaire, étaient destinées à connaitre la quantité, les moments et la fréquence des activités d’écriture à l’école et en dehors de l’école:

Est-ce que tu écris souvent? pas souvent? beaucoup? pas beaucoup? (Q2); À l’école, dans quelle matière écris-tu le plus? (Q9); À l’école, dans quelle matière écris-tu le moins? (Q10); Est-ce que tu écris en dehors de l’école? Qu’est-ce que tu écris? (Q15).

Les réponses ont permis de recueillir des informations sur la force d’investissement des élèves dans les pratiques d’écriture. L’investissement, une des quatre dimensions du rapport à l’écriture tel qu’il est décrit par Barré-De Miniac (2002), renvoie à l’appétence et à la quantité d’énergie et de temps consacrée à l’écriture. Les questions (2-9-10-15) ont été complétées par une ouverture de l’enquête à tous les supports utilisés, traditionnels ou électroniques: Sur quoi tu préfères écrire? Avec quoi tu aimes écrire? (Q16) et Est-ce qu’en dehors de l’école, tu te sers d’un ordinateur? Pour quoi faire? (Q17). Les réponses à ces questions n’ont pas été exploitées dans le cadre de cet article: elles étaient destinées à mesurer l’impact des pratiques numériques en fin de primaire.

Dans une demande d’anamnèse ouvrant sur l’histoire personnelle, les questions 13 et 14 exploraient une dimension de la relation affective et subjective des élèves à l’écriture: Te rappelles-tu avoir écrit quelque chose que tu as aimé? Qu’est-ce que tu avais écrit? Pourquoi tu as aimé ce que tu avais écrit ? et Te rappelles- tu avoir écrit quelque chose que tu n’as pas aimé? Qu’est-ce que tu avais écrit? Pourquoi tu n’as pas aimé ce que tu avais écrit? Les questions 3 et 4 invitaient à une prise de distance en se centrant sur l’identification des difficultés des élèves par eux-mêmes Qu’est-ce qui est difficile pour toi quand tu écris? en commençant par une note positive Qu’est-ce qui est facile pour toi quand tu écris?

Six questions interrogeaient sur la réécriture, la place et le rôle du brouillon, le rôle de l’enseignant dans l’accompagnement de l’écriture. La question 6 Qu’est-ce que tu utilises pour t’aider à écrire? avait pour objet le matériel (cahier, feuille, ordinateur, affiche etc.) ainsi que les outils d’aide (ouvrages scolaires et parascolaires, dictionnaires, cahiers, fiches etc.). La question 8 Qu’est-ce que tu souhaites que le maitre fasse pour t’aider quand tu écris? demandait un effort de projection, de prospection et de mise à distance. Les questions 11 Quand tu as écrit un texte, est-ce que tu le relis? Pourquoi oui? Ou pourquoi non? et 12 Quand tu écris, est-ce que tu fais un brouillon souvent? pas souvent? jamais? interrogeaient directement le processus d’écriture-réécriture et le rôle du brouillon. Dans la même perspective, les questions 5 Est-ce que tu montres ce que tu as écrit: souvent? pas souvent? jamais? À qui montres-tu ce que tu as écrit? et 7 Est-ce que tu demandes de l’aide à quelqu’un quand tu écris? Si tu demandes de l’aide, c’est à qui? ne limitaient pas le champ à l’enseignant, mais ouvraient les réponses aux possibilités offertes dans la classe par les pairs ou dans la famille par ses différents membres.

Même si le dispositif a été organisé pour permettre l’expression libre et sincère des élèves, les limites habituelles d’une recherche fondée sur des discours s’imposent. Le risque est en effet que l’élève interrogé déclare ce qu’il croit que son enseignant ou «l’université» attend. Ce biais existe, mais ce qui importe, ce sont les pensées, les jugements, les idées, les conceptions en présence dans les classes. Les déclarations qui proviennent d’un réajustement au contexte de l’enquête sont aussi parlantes que d’autres, supposées non réajustées. Les liens entre enseignants et élèves, qui entrent dans une sorte d’appropriation-reformulation, sont en soi porteurs de sens.

2.3 Méthode d’analyse du questionnaire

Il a été fait appel à une analyse de contenu qui est un outil privilégié dans l’étude des représentations. Historiquement, l’apparition de la théorie des représentations est d’ailleurs liée à cette méthode, comme le montrent Moscovici (1961/1976) et Bardin (1977). L’analyse de contenu, en premier lieu, se définit comme un ensemble de «procédures systématiques et objectives de description du contenu des énoncés» (Bardin, 1977, p. 43). Progressivement, des instruments méthodologiques de plus en plus fins ont permis à l’analyse de contenu de s’appliquer à des énoncés de plus en plus diversifiés, grâce notamment, à partir des années 1970, aux apports de l’analyse du discours et aux sciences du langage. Quel que soit son degré de raffinement, l’analyse de contenu implique toujours une identification des thèmes qui aboutit à une liste et un décompte fréquentiel, c’est-à-dire le nombre d’apparitions ou d’évocations de chaque thème. Cette approche qualitative permet d’accéder par inférence aux représentations du monde, aux motivations, aux comportements et aux attitudes des personnes interrogées et d’en exposer les différents aspects. La fréquence d’apparition d’un thème est un signe observable d’importance, et pour le dire autrement, d’investissement (intérêt, préoccupation, priorité) de la part du producteur de l’énoncé. Les occurrences des thèmes identifiés correspondent à des segments variables: phrase, proposition, syntagme, lexème. Quand on envisage le matériau textuel comme «support de contenus» et non comme «trace des processus d’énonciation» pour reprendre les termes de Desmarais et Moscarola (2004, p. 3), ni l’unité linguistique ni le volume textuel ne sont pris en compte. Une indexation manuelle a été effectuée pour affecter à chaque segment repéré, en fonction du thème qu’il actualise, un code. Une même thématique pouvant être exprimée de multiples façons, en raison de la diversité même des lexicalisations d’un même thème, le repérage est fait, quelle que soit l’expression choisie pour la formuler.

3. Le tracé des lettres est source de difficulté

Le premier thème saillant est celui de la graphomotricité. Il apparait dans 66 % des réponses des élèves à la première question[2] (Q1) qui porte sur le «bien écrire» et dans 16 % des réponses à la quatrième[3] (Q4) qui porte sur les «difficultés». En Q1, on constate que les élèves périurbains évoquent ce thème dans 80 % de leurs réponses, tandis que ceux des secteurs rural (65 %) et urbain (60 %) l’évoquent un peu moins. Ce résultat peut être mis en relation avec l’intervention des enseignants et des parents en milieu périurbain (classé REP) où le soin et la propreté[4] sont des éléments qui paraissent plus accessibles que la correction de la langue. On peut y voir aussi la manifestation de ce que Bucheton appelle une «posture première» par opposition à une «posture seconde» (2006, p. 32-35). La première renvoie à une posture où l’élève évite l’activité principale pour se réfugier dans la copie, la graphomotricité, l’attention à l’orthographe. La seconde est une posture où l’élève se construit en tant que sujet et se projette dans son avenir.

Dans les réponses à Q1, le tracé des lettres est clairement référé à l’exécution d’un travail manuel. Le geste graphomoteur, la rapidité, l’habileté, la précision sont évoqués 22 fois. Comme l’indique un élève, bien écrire, c’est bien former les lettres et écrire vite (g09). Dans cette même conception, l’aspect normé, la propreté[5] et le soin sont évoqués 17 fois: bien écrire, c’est que mon travail soit propre (g22). La lisibilité est mentionnée 24 fois avec des variantes; pour soi: c’est pour pouvoir bien se relire (a07); c’est pouvoir me relire (f01); pour les autres: pour que les personnes me relisent (a04); comme ça les gens peuvent comprendre ce que j’écris (e12); pour le maitre: bien faire les lettres et que le maitre arrive à me relire (g15); c’est bien pour lire pour la maitresse (f04). Enfin, 18 énoncés associent tracé des lettres et orthographe: bien écrire, c’est ne pas avoir de fautes et écrire propre (e14); c’est écrire propre et ne pas faire de fautes (g03); c’est de ne pas faire de fautes d’orthographe et aussi pas de ratures et de comprendre ce que j’ai écrit (e18).

Dans les réponses à Q4 où le tracé des lettres est désigné comme source de difficulté, cinq énoncés renvoient à l’aspect physique de cette activité: ça fait mal au poignet (e03); le stylo est dur à tenir (e19); cinq énoncés renvoient à la formation des lettres: c’est dur de bien former les lettres (e20); de bien écrire (d09 et g06); cinq énoncés renvoient à la vitesse: garder le rythme d’écriture (g07); aller vite (g14); écrire vite (b07). Dans leur enquête, Lavoie, Morin et Labrecque constatent que, comme dans d’autres études (Arslan, 2012; Hammerschmidt et Sudsawad, 2004), les enseignants interrogés se soucient davantage de la lisibilité que de la vitesse d’écriture, alors que la vitesse est un aspect important dans le développement des habiletés nécessaires à l’écriture (2016, p. 188).

Armand, de son côté, précise que le tracé des lettres n’est pas assez automatisé à l’entrée du secondaire (6e) pour permettre aux élèves de se concentrer sur autre chose; dans ces conditions, «il est naturel que l’écriture fatigue» (2011, p. 11), ajoute-t-elle. Dans l’étude de Labrecque et al.,

88 % des enseignants [du début du primaire interrogés à partir de questions à réponses proposées] affirment que la plus ou moins grande maitrise de la composante graphomotrice de l’écriture peut avoir un impact sur la longueur de la production, surtout parce que la plus ou moins grande aisance à écrire peut influencer la motivation des élèves («les élèves n’ont pas le gout d’écrire»), ou encore engendrer une fatigue musculaire («ceux qui ont des difficultés graphomotrices ont souvent mal à la main et écrivent peu»).

2013, p. 120

Les enseignants, en fait, ne reconnaissent qu’aux jeunes apprentis scripteurs le coût cognitif du geste graphique que les élèves énoncent ici comme un obstacle durable. Les nouveaux programmes de 2015 insistent d’ailleurs à leur tour sur cette composante: «au cycle 3, l’entrainement à l’écriture cursive se poursuit, de manière à s’assurer que chaque élevé ait automatisé les gestes de l’écriture et gagné en rapidité et efficacité» (Programmes, cycle 3, 2015, p. 109).

La maitrise des gestes graphiques est une habileté technique qui entre dans les composantes de la production de texte. Décomposable en éléments plus fins, elle requiert, entre autres, des apprentissages portant sur le contrôle oculomoteur, la posture, la mémorisation de la forme, la gestion du ductus, la reconnaissance des différentes formes graphiques du caractère et l’inhibition des variantes non significatives, la réalisation des ligatures (Bara et Gentaz, 2010; Zesiger, 1995). Dans la pratique ordinaire du scripteur, ces éléments fonctionnent en interaction et leur articulation doit être prévue dans l’enseignement qui leur est consacré. Lavoie, Morin et Labrecque insistent avec raison sur l’importance des études qui «montrent qu’un certain niveau d’automatisation du geste graphique est atteint vers l’âge de dix ans, mais que les compétences graphomotrices continuent de se développer jusqu’à l’adolescence» (2012, p. 178). Ces études remettent en cause les conceptions les plus répandues chez les enseignants qui considèrent le développement de cette habileté sur une période scolaire plus restreinte, c’est-à-dire au tout début de l’école primaire (Labrecque, Morin et Montésinos-Gelet, 2013), alors que cette automatisation ne se met en place que très lentement à l’école primaire. Lavoie, Morin et Labrecque rappellent que «l’enseignement que les élèves reçoivent influence le développement de leurs habiletés graphomotrices et que les interventions enseignantes peuvent non seulement améliorer les compétences graphomotrices des élèves, mais aussi leurs compétences rédactionnelles» (2016, p. 188). Il a en effet été démontré que la concaténation et l’ajustement intime entre les différents constituants du geste graphique sont des éléments capitaux de l’acquisition du système de l’écrit, et ceci à tous les niveaux (Vinter et Chartrel, 2010). La maitrise des gestes graphiques et celle de l’orthographe sont d’ailleurs mises explicitement en relation dans la perspective de la lisibilité des énoncés écrits pour un destinataire par les textes d’accompagnement des programmes français (MEN, 1996, p. 22). On pourrait ajouter parce que la dimension graphomotrice du mot joue un rôle dans l’apprentissage implicite (ou autoapprentissage) de l’orthographe (Bara et Gentaz, 2010).

Le savoir-graphier est défini, à juste titre, par des didacticiens (Lafont-Terranova, 2009), comme incluant l’orthographe. Faute d’être clairement affirmée dans le modèle d’Hayes et Flower (1980), l’importance des composantes graphomotrice et graphémique, très souvent citées comme source de difficulté (Alamargot et Chanquoy, 2004; Pontart et al., 2013), n’est pas identifiée comme telle par les maitres de la fin du primaire. Il est vrai qu’en France, dans le champ didactique, le modèle princeps de Hayes et Flower (1980) s’étant imposé, celui de van Galen (1991) a été moins diffusé en formation des enseignants. Ce modèle envisage le tracé des lettres comme un des trois processus fondamentaux de la production d’écrit, parallèles et en compétition:

  1. la conceptualisation (les intentions, la créativité sémantique, l’organisation);

  2. la mise en mots (les dimensions lexicales, syntaxiques et orthographiques);

  3. le geste graphique.

Dans cette perspective, le mot est conçu dans toute la complexité de ses différentes dimensions (sémantique, phonologique, orthographique et graphomotrice), ce qui peut constituer un solide levier didactique pour un renouveau des pratiques. Comme le signale Alamargot,

il convient, dans les années à venir, d’opérer une synthèse de l’approche psycholinguistique et de l’approche cognitive et sociocognitive de la production écrite pour mieux comprendre, en contexte, le fonctionnement des opérations impliquées dans la graphomotricité, l’orthographe et la rédaction.

2015, p. 119

4. L’orthographe

L’enquête présentée ici confirme la tendance profonde que différentes études ont montrée: pour les élèves interrogés, écrire correspond toujours à «ne pas faire de fautes» (Etienne, 2011, p. 4). En Q4, ce sont les élèves des classes urbaines (76 % de leurs réponses) et périurbaines (70 %) qui évoquent le plus l’orthographe comme source de difficulté et ceux du secteur rural (55 %) sensiblement moins. Il est rare d’observer dans le corpus étudié une proximité des secteurs urbains et périurbains. S’ils sont proches, ce n’est sans doute pas pour les mêmes raisons: les premiers sont conscients de l’importance de l’orthographe, des difficultés qu’elle représente pour eux, de l’image de soi qu’elle donne; les seconds sont dans un rapport plus anxieux et plus angoissé avec l’orthographe qui va jusqu’à inhiber leur écriture. Six élèves emploient le mot «fautes» sans complément[6] comme si «d’orthographe» était une précision inutile, voire pléonastique, dans le contexte scolaire; quatorze «fautes d’orthographe» et un seul élève emploie le mot «erreur». L’analyse des réponses donne à penser que, pour les élèves, l’orthographe est plus lexicale que grammaticale, à l’inverse des programmes qui insistent sur l’orthographe grammaticale. Par ailleurs, les enseignants regrettent «le manque de vocabulaire» de leurs élèves[7], la didactique qualifie le vocabulaire de «parent pauvre de l’enseignement», alors qu’au début/au bout de la chaine, on trouve des élèves qui ne savent pas écrire les mots: ma difficulté, c’est les mots que je ne sais pas écrire (g25); c’est l’orthographe des mots (f03).

Les élèves interrogés sont des novices dans le domaine de l’écriture. Aussi leur posture est-elle massivement scolaire. Aussi leurs préoccupations sont-elles centrées sur des habiletés qu’ils ne maitrisent pas encore: le tracé des lettres, la rapidité et la précision dans l’écriture d’une part; la gestion de l’orthographe[8] des mots (avant celle des accords) d’autre part. Les élèves qui ont des réponses plus fournies en volume textuel évoquent plus que les autres l’orthographe, comme si le volume textuel produit correspondait à une prise de risque plus grande. Par ailleurs, les élèves du secteur périurbain se distinguent des autres, d’une part, par leur mode de verbalisation, d’autre part, parce qu’ils amplifient les phénomènes souvent plus diffus ailleurs. Ces observations rejoignent celles de Bernardin qui explique que les élèves se répartissent en deux ensembles: le premier a compris l’écriture et ses enjeux; le second, qui a «un discours de normativité sur le plan de la forme», retient, pour définir l’écriture, «la calligraphie», la copie, l’orthographe, la propreté. Pour ces élèves, précise Bernardin (2011), l’écriture tourne à vide.

Les énoncés des élèves du type Bien écrire, c’est ne pas faire de fautes d’orthographe, de vocabulaire et de conjugaison (g18); Bien écrire, c’est écrire sans faute d’orthographe (e14); Bien écrire, c’est ne pas faire plus de trois fautes (g17); ou encore, de façon positive, Bien écrire, c’est avoir une bonne orthographe (d01); Bien écrire, c’est avoir le sens de l’orthographe (b18), semblent fonctionner comme la confirmation des préoccupations de l’enseignant concernant la correction de la langue. Dans son enquête, Bosredon constate en effet que les enseignants déclarent considérer la maitrise de la langue comme très importante. 41 % la mentionnent dans leur conception d’un écrit réussi. 73 % considèrent que l’acquisition de la maitrise de la langue en production d’écrit constitue une des principales difficultés des élèves de cycle 3 (2014, p. 6).

Les réponses des élèves, de type déclaratif, ont très certainement une valeur injonctive. Le fait de représenter-rapporter les paroles du maitre oblige à passer d’une modalité d’énonciation à une autre. Les élèves s’en tiennent à la parole de ce qui fait autorité[9], à savoir la parole des enseignants, parole qui devient ordre. Le rapport à l’écriture des élèves serait ainsi fortement déterminé par les paroles du maitre. L’apprentissage des élèves dépendants de cette parole d’autorité pourrait, à terme, se révéler moins aisé.

En conclusion de ce passage, je soulignerai que savoir tracer des lettres et savoir orthographier présentés conjointement sont étroitement associés dans les discours prescriptif et didactique. Les enseignants opèrent une sélection dans leur reformulation-appropriation des programmes et instructions en se focalisant sur certains aspects plus que sur d’autres. À l’inverse de didacticiens comme Gourdet et Cogis (2014)[10], qui insistent pour que l’orthographe soit envisagée dans une approche globale d’acculturation à l’écrit/ure, les enseignants considèrent le plus souvent l’orthographe comme un domaine à part entière, un «en soi». Leurs attentes n’y sont pas réellement mesurées et les progrès des élèves, d’année en année, ne sont pas identifiés, créant ainsi la croyance en une stagnation. Les zones de difficultés orthographiques ne semblent pas être traitées en termes d’obstacles à vaincre ou à dépasser pour servir les besoins langagiers des élèves en situation. Une piste serait sans doute de concevoir un programme d’enseignement de l’orthographe qui ne soit pas un enseignement de la grammaire, mais qui soit articulé aux activités de production, comme le proposent Gourdet et Cogis (2014). Par ailleurs, Fabre (1990) a mis en évidence qu’une des caractéristiques principales des ratures[11] recensées dans les brouillons d’élèves est le grand nombre d’opérations portant sur la graphie. Doquet (2004) insiste sur les conclusions de Fabre: il n’est pas pertinent de reléguer les préoccupations orthographiques à un second plan pour privilégier des changements de portée plus large, car ce qui est fondateur, dans le métalangage du jeune élève, ce sont les variantes du niveau orthographique. Il y a là un point de rencontre possible entre élèves, maitres et didacticiens.

5. L’écriture-réécriture est axée sur la correction de la langue

Pour identifier les conceptions et les représentations des élèves de dernière année de primaire (CM2) concernant ce processus, ont été prises en compte les réponses aux trois questions[12] centrées sur les démarches de réécriture, d’usage du brouillon et d’accompagnement (Q5, Q7, Q8)[13]. Sur les 107 élèves qui apportent une réponse à la question 7 (Est-ce que tu demandes de l’aide à quelqu’un quand tu écris? Si tu demandes de l’aide, c’est à qui?), 24 indiquent ne pas demander d’aide: 10 élèves urbains, 8 ruraux et 6 REP. Les élèves périurbains, dans une plus grande insécurité scripturale, sollicitent, plus que les autres, une aide.

Au total, 86 réponses sont donc à prendre en considération pour identifier qui est sollicité pour apporter de l’aide à l’élève en situation d’écriture et à quelle fréquence. Globalement, 46 % des élèves n’ont pas répondu sur ce point de la fréquence. La cause est sans doute en partie à chercher dans la formulation en cascade de la question. Par secteur, les proportions varient: 60 % pour le secteur périurbain contre 44 % pour le rural et 38 % pour l’urbain. L’élève urbain apparait ici comme montrant davantage de compétence attentionnelle pour répondre aux questions. Seuls 37 élèves sur les 86 précisent donc la fréquence à laquelle ils demandent de l’aide quand ils écrivent: 3 rarement (8 %), 32 pas souvent (87 %) et 2 souvent (5 %). On peut s’étonner de ce résultat ou bien considérer que les élèves n’ont pas à demander d’aide parce qu’ils estiment en recevoir suffisamment.

Parmi les élèves qui déclarent demander de l’aide, 34 % indiquent à leur famille; 44 % à leur maitre; 17 % donnent une autre réponse (adultes sans précision; un pair, camarade, ami, voisin de table). Un élève de secteur urbain, non sans humour, répond: le dictionnaire.

Parmi les 82 élèves qui répondent à Q8 (Qu’est-ce que tu souhaites que le maitre fasse pour t’aider quand tu écris?): 21 déclarent ne pas demander d’aide (8 périurbains, 7 ruraux et 6 urbains); quatre précisent que leur maitre en fait déjà suffisamment: Je ne peux rien demander de plus. M. C. m’aide beaucoup (g20) ou Qu’il m’aide à comprendre mes erreurs sans me donner la réponse, mais il le fait déjà (d02); sept déclarent demander une aide, mais sans la préciser: Si je lui pose une question, qu’il m’aide (g17); sept demandent une explication supplémentaire et personnalisée; sept attendent une aide d’ordre affectif de type encouragement et réassurance (trois du secteur urbain, trois du périurbain et un du rural); deux souhaitent une aide au niveau textuel[14] (b02 et d10); 33 demandent une aide en orthographe (15 du secteur urbain; 12 du secteur périurbain et 6 du secteur rural). L’attente la plus exprimée (57 %) se trouve donc dans le champ de l’orthographe. D’autres études montrent que, lorsqu’ils évoquent la révision, les élèves de fin de primaire évoquent surtout l’orthographe et, dans une bien moindre mesure, la ponctuation et la conjugaison (Bosredon, 2014). Ces différents éléments confirment les conceptions déjà relevées: le primat de la correction sur toutes les autres préoccupations et la peur d’écrire parce qu’on a peur de «faire des fautes». Au résultat, les élèves interrogés attendent de leur maitre une aide massivement centrée sur la correction de la langue. Je rejoins, à ce propos, les conclusions de Bosredon:

Les problèmes de lecture de certaines productions d’écrit hors des normes de l’écrit conduisent des enseignants à redonner davantage d’importance à des savoirs linguistiques et notamment à l’orthographe. Il parait aussi possible d’avancer que certains enseignants renoncent devant la complexité et la diversité des objets d’enseignement intervenant dans l’écriture et devant celles des modalités de correction et d’évaluation. Ils reviennent alors au modèle traditionnel qui conduit à ne corriger que ce qui relève de la maitrise de la langue et essentiellement de l’orthographe et donc à lui accorder une part très importante de l’évaluation.

2014, p. 81

Pour les élèves, montrer ce qu’ils écrivent fait partie de la pratique scolaire et le maitre est là pour répondre à leurs demandes individuelles. La relation maitre-élèves est privilégiée au regard des relations entre pairs qui sont peu évoquées. Dans les déclarations, des nuances apparaissent selon les secteurs, confirmant l’importance de cette variable sociologique: les élèves périurbains, d’une part, sollicitent plus que les autres, une aide et, dans leurs demandes, se tournent, plus systématiquement que les autres, vers le maitre. Si le maitre est la personne-ressource dans les écoles périurbaines (47 % des réponses), il l’est beaucoup moins dans les écoles urbaines (30 % des réponses) où les parents offrent autant de garanties intellectuelles que le maitre. De plus, les enseignants considèrent avoir fait le nécessaire pour que leurs élèves maitrisent les règles et ils déplorent que les élèves ne transfèrent pas leurs connaissances, alors même qu’ils leur donnent des outils (grilles de relecture, dictionnaires, cahiers de règles, etc.) en situation de production de textes.

La spécificité du brouillon et la réécriture, qui s’est développée dans les classes, restent encore trop peu formalisées et trop peu explicitées auprès des élèves pour être de véritables leviers didactiques. Mais, dans cette conjonction des enseignants et des programmes, le brouillon existe, il est reconnu, ce qui reste un point d’appui pour l’évolution des pratiques.

6. L’écriture: un espace à conquérir

Dans les différents énoncés produits par les élèves en réponse au questionnaire, l’oral et l’écrit ne sont pas thématisés comme deux modes de communication différenciés. Séparée de l’activité verbale, l’écriture parait bien floue dans les manières de dire des élèves et leur attachement au tracé des lettres, qui, en fait, se substitue à la profération des sons, manifeste leur attachement à ce qui reste de corporel dans l’écriture. Prenant comme appui les travaux de Peytard (1970) sur la spécificité de l’ordre du scriptural, Dabène insistait lui aussi sur l’importance du lien corporel en montrant qu’écrire, c’est utiliser autrement un langage que l’individu «a acquis dans la relation immédiate avec l’autre et de façon intimement liée à l’expression corporelle» (1998, p. 49). Les élèves ne conçoivent pas l’écriture comme faisant de la parole une réalité nouvelle détachée de son contexte et diffusable à d’autres. L’écriture, en faisant passer de l’ouïe à la vue, est en soi une forme de secondarisation qui représente, pour ces élèves en fin de primaire, un palier cognitif difficile. C’est un élément important que cette enquête met une nouvelle fois en avant.

La dimension épistémique de l’écriture, prescrite par les programmes de 2015, aura-t-elle, pour reprendre une formule de Chiss, assez «de poids face au maintien dans l’idéologie scolaire de la primauté accordée à ses fonctions expressive et communicative» (2004, p. 44)? La fonction communicative, considérée comme la fonction première, originelle et fondamentale de l’écriture, est d’ailleurs très présente dans les discours prescriptifs depuis les programmes de 1972 et les enseignants y sont attachés. Il ne faudrait pourtant pas limiter l’écriture à cette unique fonction, ne pas l’y enfermer et surtout ne pas enfermer les élèves dans cette conception. Dans l’observation des pratiques, les didacticiens identifient peu d’éléments qui témoignent de la prise en compte de l’écriture «comme un agent de transformation de son usager, dans le sens d’un développement accru de sa potentialité réflexive» (Etienne, 2011, p. 5). La notion de littératie est arrivée sur le devant de la scène didactique au moment de la prise de conscience de l’ambigüité, voire de l’insuffisance, d’une conception de la communication que l’univers pédagogique assimile peu ou prou à l’expression (Chiss, 2008, p. 166). Il y a là un levier d’évolution à prendre en considération.

7. Conclusion

Les déclarations des élèves ne peuvent être confondues avec leurs pratiques et leurs performances effectives qu’il serait intéressant d’étudier dans une visée de confrontation. Ces déclarations ne peuvent être non plus confondues avec de réelles activités métacognitives qui engagent l’individu à prendre conscience de sa manière d’apprendre ou de produire un texte dans le but d’exercer un contrôle sur celle-ci. Cet article s’est focalisé sur les représentations des élèves, les croyances qui les guident, les principes qu’ils ont intériorisés, dans le but d’en signaler l’importance dans le développement de leurs compétences. En effet, comme l’explique Kaufmann, d’un côté, le réel est perçu par les individus et, d’un autre côté, la manière dont ils le disent influence leur perception (2011, p. 58). Et ce phénomène joue un rôle déterminant dans les activités d’apprentissage et d’enseignement.

Si l’objectif est de «modifier les représentations des élèves qui ne considèrent pas l’écriture comme un travail s’élaborant progressivement et qui n’y entrent pas vraiment» (Bosredon, 2014, p. 97), si l’objectif est de permettre au plus grand nombre d’entrer dans une littératie étendue, la perception que les élèves ont de l’écriture doit être connue et prise en compte. C’est dans cette optique qu’est présenté cet article. En effet, «dans un contexte didactique où l’attention est de plus en plus portée sur l’écriture et les écrits en tant qu’ils participent à la construction de la pensée et des connaissances dans les différentes disciplines» (Lahanier-Reuter et Reuter, 2002, p. 113), dans un contexte institutionnel qui en a pris acte en introduisant cet objectif: «recourir à l’écriture pour réfléchir et pour apprendre» (MEN, 2015, p. 97), l’on ne peut réduire la maitrise de l’écriture au respect de différentes normes et laisser les élèves ne parler d’écriture qu’en termes de propreté, de lisibilité et d’orthographe. Et cela, même si leur importance est indéniable à différents niveaux et même si elles constituent la préoccupation majeure des élèves.