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Présentation

L’ouvrage de Pascal Sévérac produit à partir de son habilitation à diriger des recherches (HDR), Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza, propose une réflexion sur le devenir humain sous la forme d’une anthropologie philosophique de l’enfance. À partir des travaux de Vygotski, éclairés par ceux de Spinoza, l’auteur cherche à réconcilier la thèse continuiste et celle de la rupture développementale, à remettre les émotions au centre de l’expérience qui jalonne le développement de l’enfant pour en souligner la puissance affective et ainsi, proposer des avenues possibles pour l’élaboration d’une nouvelle psychologie des émotions ayant pour pierre angulaire la pereživanie. Le livre est divisé en trois parties, chacune posant les fondements de la suivante et permettant à l’auteur de déployer sa pensée par un argumentaire constitué d’un entrelacement de démonstrations et de raisonnements.

La première partie, «Anthropologie de l’enfance: la transformation en question», présente de façon succincte et efficace les bases théoriques nécessaires pour suivre le raisonnement de l’auteur en commençant par celles liées à la notion de développement de son auteur phare, Vygotski. Pour ce dernier, le développement de l’enfant est issu d’un double processus constitué de deux lignes distinctes, mais entrelacées: une ligne continue de nature biologique et naturelle et une ligne brisée ayant des racines historiques et culturelles, tant au niveau phylogénétique qu’ontogénétique. Cet auteur est comparé à plusieurs autres s’inscrivant dans des perspectives développementales de la rupture et de la continuité. Sévérac rapproche la pédagogie de la rupture d’Hegel (1990) de celle Vygotski par la présence de l’automouvement (mouvement interne) et de la médiation sociale, puis met en évidence deux grandes distinctions entre les théories de Piaget et Vygotski. La première est l’importance du langage égocentrique, qui, pour Vygotski, est un instrument de la pensée témoignant de l’internalisation progressive du social dans l’enfant. La deuxième concerne la nature de l’expérience nécessaire au développement qui, d’un côté, est centré sur les actions du corps ayant un effet concret, tangible (Piaget) et, de l’autre, sur une «expérience vécue» (pereživanie) de nature émotionnelle ou affective (Vygotski). Un élément commun aux deux théories est aussi souligné, la notion d’hétéromouvement, soit l’intégration d’éléments socioculturels par l’enfant en réponse à la pression sociale externe. Ainsi, pour Vygotski, le développement est un auto-hétéro-mouvement puisqu’il est codéterminé par l’action de la propre puissance interne de l’enfant, mais aussi par l’action d’une puissance sociale externe sur l’enfant.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, «L’activité cognitive de l’enfant», débutent les rapprochements entre Vygotski et Spinoza. En premier lieu, la complémentarité des auteurs est mise de l’avant concernant la conquête de la liberté par l’enfant décrite par les deux auteurs comme un processus de prise de conscience et de maîtrise de soi-même, associée à une auto-intellectualisation. Sévérac utilise alors Vygotski pour éclairer Spinoza en précisant que la liberté serait «un effort de pensée (volonté) produisant des automatismes de désir et d’action (nécessité) les mieux adaptés aux situations» (p. 69). Autant les motifs de Spinoza que le mécanisme de désir de Vygotski soutiennent une liaison interfonctionnelle entre volonté et intellect; ainsi, toute activité cognitive serait liée à une puissance affective. Spinoza dirait «cause adéquate en demeurant cause causée», Vygotski le qualifierait d’auto-hétéro-détermination.

Par la suite, Sévérac met en lumière plusieurs similitudes entre Vygotski et Spinoza dans leur conception du développement des fonctions psychiques supérieures: la logique de la progression de la pensée en trois stades, l’analogie entre la formation du concept et de la notion commune, l’utilisation du langage comme instrument psychologique médiatisant le développement de la fonction rationnelle qui se veut un changement qualitatif. Néanmoins, ce sont les différences entre les auteurs qui permettent leur complémentarité, plus précisément dans la genèse du raffinement du mode de pensée. D’un côté, la théorie des idées adéquates de Spinoza est épistémologiquement ancrée dans la pédagogie de la rupture dissociant/discernant les idées adéquates et inadéquates, puis résulte en une typologie structurale et ahistorique des genres de connaissance dans laquelle l’enfant progresse par généralisation de singularités. De l’autre, la théorie de Vygotski sur le développement de la pensée par concepts s’inscrit dans une pédagogie de la continuité, ses stades sous-tendant une dynamique évolutive inexorable, elle a une vision historique, génétique, de la formation des concepts, et mène à une typologie temporelle des stades de développement des concepts où l’enfant chemine par généralisations de généralisations.

Sévérac tente de rapprocher les deux auteurs en soutenant une nécessité structurale dans la théorie vygotskienne (p. 76-77), en s’efforçant d’établir la continuité dans les genres de connaissances de Spinoza (p. 85) ou même en arguant une rupture entre la nature de l’enfant et celle de l’adulte chez Vygotski (p. 88). Ces conciliations débouchent sur ses propres dénouements, dont l’obligation d’«articuler chronologie et morphologie des formes de connaissances, historicité et éternité du développement de l’enfant» (p. 77), puis à affirmer que les deux théories ne sont pas antinomiques puisqu’aucune d’entre elles n’est «incompatible avec l’idée de lois fondamentales de l’activité de l’enfant (p. 88).

La dernière partie de l’ouvrage, «La puissance affective de la pensée», met de l’avant l’idée de la centralité de l’affectivité dans les rapports interfonctionnels. Elle débute en présentant l’interrelation entre mots, concepts et affects présentés en termes de ressemblances, de distinctions et d’interdépendance et aboutie sur la conclusion que, pour comprendre la pensée, il faut étudier «la manière dont la pensée d’un mot conduit l’esprit à penser une chose» (p. 139). L’étude de cette puissance du langage débute par la distinction entre affirmation verbale et mentale découlant de celle entre volonté et intellect que Vygotski nomme liaison interfonctionnelle des activités volitive et cognitive dans lequel un double rapport doit être considéré: penser produit et est produit par une expérience vive, le concept produit et est produit par l’affect. En d’autres mots, la pensée naît dans la sphère de la motivation en lien avec les intérêts et besoins: le geste indicatif d’indication, permettant l’attention conjointe et dont l’arc de cercle est le premier jalon, naît d’un désir (affect), il est une puissance de l’enfant pour agir sur autrui, notamment sa mère. Par la suite, la pensée doit nécessairement être réorganisée pour être exprimée par le langage. La signification des mots servant de médiation entre la pensée et son expression verbale, le langage a dès lors une puissance de restructuration et d’organisation de la pensée, produisant de nouveaux affects et de nouvelles pensées. Bref, il ne peut y avoir d’affect sans idées ni de pensée sans volitions.

C’est ici où le recours aux théories vygotskienne et spinoziste permet d’éclairer une perspective nouvelle de la relation entre intellect et affect par l’identification, à l’aide du raisonnement et de la comparaison, des écueils et lacunes des théories des émotions existantes, par la déconstruction et le réarrangement des liens entre les émotions et sensations physiques, puis entre émotions et personnalité. Sévérac en arrive à la proposition qu’une «psychologie des émotions qui étudie les rapports entre le psychisme et la vie affective doit s’entendre comme l’expression de la personnalité dans l’émotion; l’affect doué de sens étant un microcosme de la personnalité humaine» (p. 171). La personnalité, comme point de départ de toute psychologie, est alors envisagée sous l’angle de la description des expériences subjectives de la conscience dont la combinaison engendre des successions de causes et d’actions. Relier ces éléments sous forme de connexions causales permettrait de ne plus considérer la personnalité comme étant unique et singulière, mais comme une configuration affective qui explique la conduite d’une chose singulière, un ingenium.

À ce stade, Sévérac avance que la psychologie spinoziste que Vygotski a tenté de construire est unitaire (unité de la causalité des affects et des manifestations physiques; union du corps et de l’esprit), moniste (doit être étudiée dans son unité comme un tout, car l’être est irréductible) et puise sa source de l’explication causale des émotions dans l’identité psychophysique.

Selon l’auteur, l’objectif d’une nouvelle psychologie des émotions serait d’articuler l’objectivité des relations causales et la détermination historico-sociale des liaisons interfonctionnelles constitutives de la conscience. Bref, il s’agirait de mettre en relation à la fois la présence de récurrence dans les relations de cause à effet relativement à la constitution de la conscience individuelle et le fait que les liaisons interfonctionnelles (relations entre les différentes fonctions psychiques) possibles dépendent du contexte historico-social dans lequel elles se produisent. Plusieurs écueils à l’étude de la conscience sont éclairés par Sévérac dont son caractère irréductible, la nature de l’esprit en tant que modalité ayant un double rapport à l’attribut et l’objet de la pensée, et le contenu des pensées provenant en partie du corps, soit d’une affection ou d’une constituante. En évitant ces écueils, Sévérac démontre que le cogito de Descartes est en fait une expérience commune à tous les hommes et affirme qu’il serait plus juste de dire: «nous savons que nous pensons» (p. 186), marquant de ce fait qu’«en vérité nous ne pensons jamais seuls» (p. 186) et que ce n’est pas le sujet qui produit la pensée, mais la pensée qui produit le sujet. Par la suite, il recourt alors à Spinoza pour étayer l’importance du phénomène physique dans la conscience et «je pense» devient «je pense une affection corporelle», signifiant que le corps affecté par d’autres est la source de la pensée et que la pensée n’est dès lors plus personnelle, mais collective. Concluant, comme Vygotski, que le sujet pensant est biologiquement et culturellement déterminé.

Le concept de conscience comme structure du comportement est par la suite exploré en tant qu’une succession de réflexes et de réactions entraînant une prise de conscience progressive des interactions entre les systèmes impliqués dans le mécanisme du réflexe en action. Plus un réflexe serait moteur, plus il serait conscient; le degré de conscience variant selon la mesure dans laquelle les expériences vécues sont accessibles volontairement en tant qu’objet pour être utilisé comme excitant. Ainsi, la «conscience est l’expérience vécue, d’expériences vécues» (Vygotski, 2017, cité dans Sévérac, 2022, p. 201), une pereživanie au carré pour Sévérac. La pereživanie, emprunté à Vygotski, est le concept central employé par Sévérac dans son opérationnalisation de la conscience. Il s’agirait d’une expérience au cours de laquelle un concept a été formé et intégré au réseau conceptuel, qui continue d’orienter la pensée future même après l’achèvement de l’action dans l’environnement. Elle aurait deux dimensions, émotionnelle (sentir, ressentir) et cognitive (se représenter, avoir conscience du milieu), et serait «l’unité d’ensemble de la personnalité et du milieu social, et l’unité de base de la conscience entendue comme contact social avec soi-même» (Vygotski, 2017, cité dans Sévérac, 2022, p. 203). Le concept serait fondé sur deux principes. D’abord, ce serait la façon dont l’environnement est vécu par l’enfant, son interprétation affective et sa relation avec son milieu, qui détermine son développement psychologique plutôt que les caractéristiques objectives de son environnement. Ensuite, que non seulement l’environnement agit sur l’enfant en modifiant son activité, mais que l’enfant, par son action, modifie la causalité environnementale en retour.

Ainsi présenté, celui-ci permet à Sévérac d’en souligner la correspondance avec l’affect au sens spinoziste, une modification de la puissance d’agir de l’individu causée simultanément par une chose extérieure et par celui même qui est affecté. Cette nouvelle lentille spinoziste permet de relier l’environnement à la personnalité dans un double rapport de causalité réciproque en réinterprétant des exemples à partir des configurations affectives de Spinoza, notamment le consternatio. La pereživanie nécessite un certain niveau de conscience pour pouvoir relier l’émotion à l’événement, et peut dès lors prendre pour objet non pas la situation en tant que telle, mais le vécu de la situation elle-même, désigné sous le terme pereživanie de ses pereživanies. Ainsi, la pereživanie simple, une conscience passive, peut se transformer en pereživanie de ses pereživanies, une conscience active qui devient une ressource pour agir et modifier la situation.

Point de vue

L’ouvrage de Sévérac s’adresse à un public d’initiés aux théories du développement. Néanmoins autant les néophytes que les connaisseurs de Vygotski et Spinoza y trouveront leur compte grâce à l’impressionnant pouvoir de synthèse de l’auteur. Celui-ci lui permet de tisser des liens multiples et pertinents en ayant recours à plusieurs auteurs différents dont il présente clairement et fidèlement les principaux concepts et raisonnements. La présence judicieuse de conclusions à la fin de chaque chapitre est utile à la compréhension du lecteur, même s’il semble parfois y avoir des sauts dans les idées. Cette impression se résout à la lecture de la menue conclusion qui vient habilement agencer toutes ces idées restées difficilement interreliées.

Concernant la méthode, Sévérac tente le tour de force de concilier les deux modes de pensée distincts des deux auteurs, le premier recourant à la pensée dialectique, mais pas le second. Cette méthode donne lieu à des précisions, la notion de liberté des deux auteurs apparaît complémentaire; à des confrontations, les notions d’historicité et d’éternité peuvent-elles vraiment être mises en relations considérant la prémisse théologique chez Spinoza; mais aussi à des questionnements, entre autres sur la possibilité d’appliquer et de transférer le concept de mort à Vygotski, ce qui semblerait nécessiter une réification de sa perspective historique. Ainsi, comment penser la mort de façon dialectique? Alors que certains parallèles entre Vygotski et Spinoza semblent à la limite de la pensée des deux auteurs, la réconciliation d’une théorie continuiste du développement avec celle de rupture de Spinoza nécessite parfois une certaine créativité dans l’interprétation des concepts ou de leurs relations pour les faire s’emboîter. Alors que, pour Vygotski, le développement ne s’observe pas de manière directe et ne peut être reconstruit qu’à partir de traces, pour Sévérac, la notion de développement intègre celle de transformation (p. 56).

À ce sujet, la distinction et la relation entre développement et transformation est particulièrement difficile à saisir; or il s’agit de concepts centraux aux propos de l’auteur. Alors qu’aux pages 27 et 56 la transformation est enchâssée dans le développement: «Il est même nécessaire de penser le développement comme enveloppant de la transformation (voire des transformations)» (p. 27); «le développement de l’enfant enveloppe ainsi une lente et progressive transformation» (p. 56), plus loin on apprend qu’il s’agit en fait de deux processus parallèles quoiqu’interreliés: «[C]e qui nous conduit à considérer le développement comme structuration du psychisme, et la transformation […] comme immanente à sa maturation» (p. 92).

La démarcation floue de plusieurs concepts centraux, tout comme leurs relations, entraîne parfois des confusions. En effet, les liens et les distinctions entre les concepts ne sont pas toujours noués. Le rapport entre les termes affect, émotion et sentiment, parfois utilisés de façon interchangeable d’autres fois de façon différenciée, mériterait d’être clarifié de façon explicite de façon à emboîter le pas à l’auteur, et ce, même si Vygotski lui-même fait peu de différence entre ces termes. L’obscurité de certains passages semble exacerbée par la difficulté à identifier l’auteur des idées et pensées dans plusieurs passages du livre. Lorsqu’une idée est avancée par l’auteur, il est souvent difficile de dire s’il en est l’auteur, si l’idée provient de Vygotski, de Spinoza ou de tout autre auteur évoqué dans l’ouvrage. Cette confusion de la provenance ajoute à celle de la signification des termes qui varie vraisemblablement selon les auteurs.

Néanmoins, l’apport indéniable de Sévérac concerne sa conception de la fonction psychique supérieure par excellence qu’est la conscience de ses propres émotions. Il associe le fait d’avoir conscience de notre expérience émotionnelle, de la façon dont elle nous affecte et nous fait avancer en matière de développement comme étant une pereživanie de ses pereživanies. Cette avancée permet d’expliquer la singularité comportementale à des stimuli semblables, la modulation de la puissance de vie de l’enfant (agir) et d’intégrer l’influence de la personnalité, d’ingenuim. Le recours au concept d’ingenium est particulièrement avisé, permettant de comprendre la capacité à se déterminer soi-même tout en étant déterminé par des situations, il semble prometteur pour rendre compte de l’interactionnisme social. La lecture de l’ouvrage et sa façon de revisiter le concept de vécu vivant fait émerger plusieurs nouvelles avenues, dont l’intuition que la pereživanie, en liant différents concepts entre eux, pourrait, en fait, être une activité médiatisante.