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La première partie de cette contribution présente le contexte et les grands enjeux méthodologiques et théoriques de notre recherche qui porte sur l’étude des gestes professionnels d’enseignantes et d’enseignants débutants, de la maternelle à la fin de l’école élémentaire en mathématiques et en français, en France[1]. Nous décrivons les conditions de suivi de la cohorte d’enseignantes et d’enseignants et le protocole de recueil de données. La deuxième partie cherche à décrire comment un geste d’enseignante ou d’enseignant apparemment partagé peut pourtant révéler des intentions didactiques témoignant de logiques – profondes et d’arrière-plan – différentes, pouvant potentiellement générer des effets différenciateurs quant à l’apprentissage auprès des élèves. Dans la dernière partie, nous soumettons des pistes de réflexion sur les conditions de professionnalisation des enseignantes et enseignants.

1. Présentation de la recherche

1.1 Enjeux de la recherche

Notre projet ESPE-CARDIE[2] de l’académie de Bordeaux s’intitulait «Suivi longitudinal des gestes professionnels d’enseignant·e·s débutant·e·s» et s’est déroulé de septembre 2015 à juin 2018. L’équipe de suivi était composée de formateurs et formatrices, trois venant de l’ESPE et trois venant du «terrain»[3]. Notre recherche portait sur l’étude de la part du didactique dans la genèse et le développement des gestes professionnels d’enseignantes et d’enseignants débutants. Nous affichions une visée descriptive et formative pour les enseignantes et enseignants de la cohorte, eux-mêmes anciens étudiants des trois formatrices porteuses du projet.

L’étude des conditions du développement professionnel des personnes enseignantes est au coeur de nombreuses recherches dans le domaine de l’éducation et génère souvent des questions vives compte tenu d’une formation des enseignantes et des enseignants en perpétuelle mutation du fait de nombreuses réformes en France, notamment ces dix dernières années.

Dans ce contexte de tensions multiples, s’intéresser à la complexité de l’agir enseignant, à la complexité de l’entrée dans le métier, consistait à nos yeux à faire le pari d’une meilleure connaissance voire d’une meilleure reconnaissance de la professionnalité enseignante.

Cette recherche menée durant trois ans nous fournit au final un ensemble de données denses d’interactions verbales. Cette focalisation assumée et choisie sur la dimension langagière, portant à la fois sur les interactions entre les acteurs et actrices au sein des classes (enseignante/élève[s]) et sur les interactions entre pairs et entre pairs et chercheuses et chercheurs, ouvre des espaces d’analyse d’empans variés. Les résultats constituent ainsi autant d’arguments susceptibles d’étayer des programmes de formation ambitieux, permettant «l’ouverture d’espaces et de temps suffisants pour les débats, les remises en question, l’ouverture et la confrontation de regards disciplinaires différents, de conceptions complémentaires d’ordre sociologique, éthique, didactique, psychologique, linguistique, pour comprendre les phénomènes d’apprentissage» (Bucheton, 2019, p. 40).

1.2 Arrière-plans théoriques quant aux préoccupations didactiques et langagières

Le concept de «geste professionnel», apparu en particulier dans le champ de la didactique du français au détour des années 2000 (p. ex., Jorro, 2002; Bucheton et al., 2005) a été fortement questionné, certains auteurs déplorant «une grande dispersion des références, des mises en relation et des conceptualisations» (Bernié et Goigoux, 2005, p. 3). Nous n’avons pas ici pour ambition de retracer l’ensemble des discussions et débats à ce propos[4] mais nous soulignons que nombre de chercheurs et chercheuses ne mobilisent pas une définition unique du concept de «geste professionnel». Pour autant, en 2005, Bucheton et al. posent explicitement le geste professionnel comme «un geste langagier médiateur de la co-activité maître-élèves[5]», ce qui entre en cohérence avec leurs écrits antérieurs considérant comme centrale dans la classe la médiation enseignante. Et c’est bien là que se situe le postulat partagé par les membres de notre laboratoire: le langage est le lieu d’élaboration de significations, il est indissociable de l’action enseignante.

De ce fait, afin de mieux comprendre les effets potentiels de cette médiation enseignante, il nous paraît indispensable de nous centrer sur ces dimensions langagières. Notre approche réside donc dans la prise en compte de cette dimension langagière tant dans nos cadrages théoriques, avec en particulier un ancrage dans la théorie historico-culturelle (Vygotski, 1934/1984), que dans nos méthodologies sous-jacentes:

  • recueil de données en contexte de classe, riches en interactions de toutes natures, en particulier verbales;

  • conduite d’entretiens avec les professionnelles et professionnels filmés selon les grandes lignes de l’autoconfrontation croisée (Clot et al., 2000);

  • mobilisation d’outils divers pour l’analyse des interactions verbales (François, 1990; Grize, 1998; Jaubert et Rebière, 2021).

Surplombant – ou traversant – l’ensemble, une lecture didactique des interactions s’effectue, avec les arrière-plans théoriques de la discipline considérée.

Dans la recherche décrite ici, nous mobilisons la distinction «geste de métier/geste professionnel» de Jorro (2002). Cette dernière entend par «geste de métier» un ensemble de codes sociaux propres au métier, d’actions stéréotypées (écrire au tableau, corriger des productions d’élèves, etc.) ou d’images emblématiques (froncer les sourcils, poser le doigt sur ses lèvres, etc.), autrement dit des «invariants de situation qui permettent d’identifier les paramètres structurant l’activité» (Jorro, 2006, p. 7). Quant aux «gestes professionnels», ils «intègrent les gestes de métier en les mobilisant d’une façon particulière, leur mise en oeuvre dépend du processus d’ajustement, d’agencement, de régulation» (p. 8). Autrement dit, un geste professionnel prend sens dans un contexte donné et une situation vécue, ce que Bucheton (2009, 2019) traduit par la formulation suivante: «[Les gestes professionnels] sont des gestes langagiers et corporels. Ils sont toujours situés, propres à chaque individu. Ils sont l’actualisation et l’ajustement en contexte des préoccupations complexes de chaque enseignant» (Bucheton, 2019, p. 209).

Nous retenons cette dernière définition pour notre recherche et, considérant que l’action de tout enseignant et enseignante est orientée par une finalité d’apprentissage chez ses élèves, nous convoquons également la notion de «geste didactique»:

[Les gestes didactiques] sont spécifiques aux objectifs de savoirs ou compétences travaillés dans chacune des disciplines: choix de types de problèmes, de tâches, de milieux d’apprentissage, de temporalités, de formes d’étayage et d’évaluation, etc. Ils évoluent et s’ajustent en cours d’année ou de cycle en fonction de l’avancée des apprentissages des élèves.

Bucheton, 2019, p. 209

Ancrée dans la perspective historico-culturelle (Vygotski, 1934/1984) et également dans les champs de l’activité, de l’ergonomie et de la didactique professionnelle (Vergnaud, 1991; Leplat, 1997; Clot, 1999; Pastré, 2006), l’approche théorique développée par Bucheton (2009, 2019) s’appuie sur la distinction centrale entre «tâche» et «activité»[6]. Une modélisation de l’«activité» de l’enseignant est ainsi proposée au travers des préoccupations qui l’animent et prend la forme du «multi-agenda des préoccupations enchâssées» (figure 1) qui s’organise autour de cinq composantes:

  • le pilotage de la leçon (organisation et cohérence de la séance);

  • l’atmosphère (maintien des espaces dialogiques);

  • le tissage (liens explicites entre les diverses connaissances et expériences de l’élève);

  • l’étayage (au sens de Bruner, 1983), autrement dit le développement des conditions nécessaires pour aider l’élève à dire et faire, sans pour autant faire et dire à sa place;

  • les savoirs visés.

L’articulation des quatre premières préoccupations citées, de nature plutôt interactionnelle, se fait toujours en relation avec la cinquième, centrale, c’est-à-dire le savoir à construire; cette dimension didactique est évidemment cruciale dans une recherche qui s’intéresse au développement professionnel des jeunes enseignantes et enseignants. Dans ce cadre, l’organisation dynamique des gestes professionnels détermine des «postures d’étayage» (annexe 1) d’enseignantes et d’enseignants dont certaines peuvent être caricaturales notamment chez les débutants.

Figure 1

Le modèle du «multi-agenda des préoccupations enchâssées» (Bucheton et Soulé, 2009; Bucheton, 2019)

Le modèle du «multi-agenda des préoccupations enchâssées» (Bucheton et Soulé, 2009; Bucheton, 2019)

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Ce faisant, l’analyse de l’activité enseignante prend en compte l’ajustement permanent de celle-ci à celle de l’élève, et réciproquement. Le concept d’ajustement fait l’objet de nombreuses approches théoriques. Nous renvoyons à l’ouvrage de Saillot (2020) pour une revue de littérature. Dans cet article, nous partageons la définition de Bucheton (2019):

[L]a manière dont l’agir langagier et corporel de l’enseignant se règle sur la situation spécifique de la classe et, plus encore, sur l’évolution de cette situation pendant la leçon. Cet ajustement est d’autant plus complexe qu’il est un coajustement avec l’agir d’un à vingt-cinq voire quarante élèves, eux-mêmes en train de s’ajuster tant à l’agir du maître qu’à celui de leurs pairs et à l’évolution du milieu didactique.

p. 208

1.3 Questions de recherche

Les quelques éléments théoriques succinctement posés supra ne nous empêchent pas de garder à l’esprit qu’il existe de nombreuses autres dimensions (ou «composantes», ou «tensions», ou «échelles», selon les références théoriques) pour caractériser la «complexité» ou l’«épaisseur» de l’activité enseignante.

Nous tenons donc pour acquis ce caractère «complexe» de l’activité enseignante, et ce dès l’entrée dans le métier (Charles-Pézard et al., 2012). Certains travaux (Bucheton et Soulé, 2009) ont en effet montré que les enseignantes et enseignants débutants développent plutôt une posture d’étayage de contrôle car ils cherchent avant tout à organiser leur action par rapport au temps et à l’espace, sans prendre en compte l’activité potentielle des élèves; plus largement, la «vigilance didactique[7]» peut, chez ces enseignants novices, être sacrifiée au profit de «la paix scolaire» (Charles-Pézard, 2010). Quant à Jorro (2002), elle souligne le fait que les enseignantes et enseignants débutants cherchent à imiter des représentations stéréotypées qu’ils peuvent avoir du métier, nourris par ce qu’ils ont vu en formation ou vécu eux-mêmes en tant qu’élèves, et à incorporer ces gestes à leur pratique.

Ce caractère complexe, non stabilisé, «transitoire» pour reprendre les termes de Robert dans Vandebrouck (2008, p. 64) de l’agir des jeunes enseignantes et enseignants n’en est pas moins porteur d’une cohérence en «germe» qu’il nous semble essentiel d’éclairer, tant du point de vue de la recherche que pour les actrices et acteurs concernés. En effet, repérer les gestes professionnels des enseignantes et enseignants débutants dès leur entrée dans le métier, comprendre comment ces gestes se déploient en fonction des disciplines et des objets de savoir, comment ils évoluent au cours du temps et des différents contextes, constituent autant de pistes possibles d’exploration de l’agir des personnes enseignantes novices, dans une visée à la fois compréhensive et formative. L’objectif de notre projet était donc d’essayer d’apporter des éléments de réponse à ces questions afin de mieux comprendre comment agir de façon ciblée sur les conditions de développement des gestes professionnels d’enseignement dès la formation et l’entrée dans le métier des jeunes enseignantes et enseignants, ces deux temporalités étant dorénavant concomitantes en France.

1.4 Présentation du dispositif

1.4.1 Méthodologie générale de la recherche

Notre dispositif peut se résumer de la manière suivante: nous allions filmer une séance de classe menée par une personne enseignante débutante, puis nous menions un entretien d’autoconfrontation, et enfin tous les membres de la cohorte et les formateurs et formatrices se retrouvaient pour une séance «plénière», mettant en lumière une problématique d’enseignement définie à la suite des observations faites durant les deux précédents recueils (dans la classe et l’entretien d’autoconfrontation); il s’agissait de s’appuyer sur le réel de l’activité des enseignantes et enseignants et de confronter entre pairs l’analyse de cette expérience vécue.

1.4.2 Constitution de la cohorte suivie

La cohorte était constituée de douze enseignantes et enseignants débutants:

  • une moitié constituée d’anciens étudiants et étudiantes M2 du master MEEF (deuxième année du master Métiersdel’enseignement,del’éducationetdela formation) mention premier degré[8] durant l’année universitaire 2013-2014;

  • une autre moitié venant de la promotion de l’année suivante 2014-2015.

Les profils de ces enseignantes et enseignants étaient variés en matière d’âge (de 23 à 40 ans) et de sexe (neuf femmes, trois hommes) mais aussi quant à leur cursus initial (droit pénal, biologie, langues et littérature, sociologie, etc.), le champ de leur expérience professionnelle antérieure (simples emplois d’été, ou emplois de plus longue durée dans le privé, dans le domaine associatif, missions d’enseignants à l’étranger…), leur vécu durant les stages de pratique en responsabilité (du cycle 1 au cycle 3), etc.

Entre 2015 et 2018, lors de leurs premières affectations, les enseignantes et enseignants débutants ont souvent enseigné dans des réseaux d’éducation prioritaires (REP) et réseaux d’éducation prioritaires renforcés (REP +) et/ou dans des écoles rurales – voire écoles rurales en REP – girondines. À partir de 2019, le suivi de certains membres de cette cohorte a été poursuivi dans le cadre du projet Région Nouvelle-Aquitaine «Étude didactique et interdisciplinaire des gestes professionnels d’enseignant·e·s du premier degré»; ces néotitulaires étaient alors soit restés dans leur école, soit avaient choisi d’exercer en REP ou REP + en zone urbaine.

1.4.3 Données recueillies

Le recueil de données s’est organisé en trois temps, et entre en résonance temporelle avec le protocole de recherche, comme le montre le tableau de la page suivante.

Les focalisations des séances filmées, en classe ou plénières, sont recensées dans (Bulf, 2019). Citons seulement ici pour illustration: la question des intentions derrière les gestes verbaux produits à destination des élèves, la comparaison de la mise en oeuvre d’une même séance par deux enseignantes, l’exploration de la notion de geste didactique, la mise en oeuvre d’une séance proposée dans un manuel, la médiation langagière enseignante dans un atelier de compréhension d’album en maternelle, etc. Les deux premières focalisations citées ici constituent les substrats que nous analysons dans la présente contribution.

Tableau 1

Description chronologique des données recueillies et du primo traitement

Description chronologique des données recueillies et du primo traitement

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Comme nous l’avons signalé en introduction, le recueil de données filmées est dense: 20 séances de classe, 16 entretiens et 16 séances plénières (sur les 21 vécues).

L’importance que nous accordons aux entretiens et aux séances plénières illustre notre ancrage dans le courant de l’analyse du travail car c’est bien par l’espace dialogique ouvert entre une personne professionnelle et une chercheuse ou chercheur, ou entre pairs et chercheuses ou chercheurs, que la personne professionnelle va faire «entrer le style de ses actions dans une zone de développement potentiel» (Clot et al., 2000, p. 5). Et dans la visée compréhensive qui est celle de notre recherche, nous souscrivons d’autant plus au postulat des travaux émanant de ce champ de l’analyse du travail, postulat rappelé par Bucheton (2019):

Le postulat fondamental de ces méthodologies est que les conduites des acteurs (à l’école: l’enseignant et les élèves) sont des conduites sensées. Elles obéissent à des motifs qu’il convient de comprendre. Le point de vue des acteurs – leur réflexivité – est donc considéré comme indispensable pour éclairer les analyses, celui surplombant du chercheur ne suffit pas.

p. 72 [nous soulignons]

Dans le cadre de cette contribution, nous insistons sur le caractère «exploratoire» de cette recherche à visée compréhensive en nous focalisant sur ce que révèlent les interactions verbales à propos des intentions sous-jacentes qui irriguent des gestes apparemment communs. L’analyse des interactions est menée en particulier selon la perspective de François (1990) dont les composantes méthodologiques retenues seront détaillées dans la section suivante.

2. Résultats

2.1 En quoi un même geste d’enseignement peut-il temoigner d’intentions didactiques différentes et/ou avoir des effets potentiellement differenciateurs?

Dans la première sous-partie, nous nous attardons sur l’étude d’un geste dit d’affichage, geste de métier partagé par un grand nombre d’enseignantes et d’enseignants quelle que soit la discipline. Ici, les données sources faisant l’objet des interactions entre les enseignantes et enseignants novices à propos de ce geste ont été recueillies lors d’une séance de mathématiques (numération). Puis, dans une autre sous-partie, nous décrivons un exemple de geste d’ajustement survenu dans deux classes différentes lors de la mise en oeuvre d’une même séance de mathématiques (géométrie), préparée conjointement par les deux enseignantes.

2.2 Ella: le geste d’affichage

Nous nous intéressons ici au geste d’affichage, pratique courante chez nombre d’enseignantes et enseignants de l’école élémentaire, dès lors qu’ils proposent à leurs élèves une situation problématisée à résoudre par un travail en groupe[9]. Dans le cadre de cette contribution, nous désignons comme «situation problématisée» toute situation qui met les élèves face à une difficulté ou un obstacle, pour laquelle ils ne possèdent pas une réponse immédiate; une situation dans laquelle ce sont les interactions entre pairs, provoquées par des divergences de réalisations et de points de vue, interactions orchestrées par le rôle médiateur de l’enseignante ou de l’enseignant, qui vont élaborer peu à peu le sens de l’activité et conduire, en particulier lors du temps de mise en commun[10], à une délimitation partielle de l’objet de savoir.

2.2.1 Description de la situation de classe (temps 1) et éléments d’analyse a priori[11]

Le contexte de classe, présenté au groupe d’enseignantes et d’enseignants novices par visionnage lors de la séance plénière consiste en une séance de numération, dont l’objectif affiché dans les outils de préparation est énoncé ainsi: «Donner du sens aux mots “dixième”, “centième” et établir les relations mutuelles entre “unité”, “dixième” et “centième”.» Cette séance implique les huit élèves de CM1 d’un double cours CM1/CM2 (élèves de 9-10 ans) dont l’enseignante, prénommée Ella, assume la responsabilité lors de sa première année de titularisation. Les élèves disposent d’une bande de papier graduée en centièmes et ont deux tâches-problèmes à résoudre: y placer le 1 de l’unité et un petit curseur représentant 1/10 (sur étiquettes mobiles).

Ce jour, il y a trois groupes de travail. Une fois le temps de travail en groupe écoulé, l’enseignante affiche les trois bandes les unes sous les autres. Il se trouve que les trois résultats sont identiques et corrects.

Lors de la séance de classe, on fait le constat suivant: le geste d’affichage est réalisé par accrochage des productions, tandis que, de manière concomitante, l’enseignante (PE[12]) l’accompagne verbalement, («166. PE – voix profonde, emphatique – c’est l’heure du verdict»), le terme «verdict» sous entendant (ou annonçant aux élèves) que la confrontation préfigure l’accès à la solution.

Or, comme les résultats sont identiques, le risque est que les élèves considèrent que le travail est «juste» et qu’ils ne s’engagent pas dans les échanges. Comme l’enseignante Ella témoigne lors de l’entretien d’autoconfrontation que ce temps de mise en commun a bien pour enjeu l’explicitation des procédures (ELLA 61 - «ben ça fait partie //// mais c’est l’enjeu de la séance qu’ils expliquent la manière dont ils ont procédé»), elle va alors devoir mettre en doute (PE 174) le fait que les élèves considèrent comme un indice de validité le consensus observé dans leurs réponses (E 173): «173. un E c’est bon c’est tout juste. 174.PE. c’est parce que vous avez fait la même chose que vous avez tout juste //[…]».

2.2.2 Élaboration des significations au fil de la plénière à propos du geste d’affichage

En focalisant particulièrement sur le temps 3 (séance plénière), nous recherchons, au-delà de la définition commune du «geste d’affichage» comme la simple action d’afficher, le sens que lui donnent les enseignantes et enseignants débutants de la cohorte, en particulier celui que lui donne l’enseignante Ella, dont la pratique est analysée lors de cette séance plénière. Méthodologiquement, nous considérons que ce sens, (ou plutôt ces sens) se révèlent au fil de «schématisations» (Grize, 1998), qui, au contraire des modèles ou des définitions, sont «ouvertes sur le monde culturel et vécu» (p. 23). Ces points de vue, ces manières de «tourner autour» de l’objet de discours qui s’institue par le biais des interactions, sont autant de manières d’éclairer, par exemple, les macropréoccupations qui sous-tendent les éléments de la pratique mis en discours. Parallèlement, nous mobilisons, dans le cadre de cette exploration, certains éléments méthodologiques de l’approche de François (1990): la notion de «saynète» nous permet de délimiter l’épisode signifiant que nous présentons ici; les changements de monde et les phénomènes de rupture/continuité dans les échanges témoignent de la dynamique interactionnelle qui structurent ladite saynète du début à la fin et signalent l’élaboration de divers points de vue sur l’objet de discours.

Lors des premiers échanges de la séance plénière, que nous ne détaillons pas ici, le geste d’affichage produit par l’enseignante Ella s’inscrit, aux yeux de l’ensemble des personnes participantes, dans une sorte d’évidence partagée: le geste d’affichage est motivé par une mise à disposition des procédures de tous à l’ensemble des élèves en lien avec la nécessité que soit produite une «explication», véritable «enjeu de la séance».

La chercheuse CHE3 renforce cette dimension partagée du geste en 249 en adressant collectivement le propos suivant à tous les membres de la cohorte (CHE3-249: «vous le faites tous», répété une fois), le pronom «le» renvoyant au geste d’affichage.

Ainsi, méthodologiquement, pouvons-nous considérer ce geste d’affichage comme un geste de métier, car:

  • il est partagé dans la communauté, ici tout au moins celle des enseignantes et enseignants débutants sortant de formation initiale, comme faisant partie des

  • «[…] gestes codifiés, répertoriés dans la mémoire du métier» (Jorro, 2002, p. 40) et il porte en lui un effet structurant;

  • il relève d’une macro préoccupation de pilotage (Bucheton et Soulé, 2009) dans sa dimension matérielle et temporelle, macropréoccupation partagée par tous les enseignantes et enseignants, en particulier les débutants.

Pourtant, lors de la séance plénière, un énoncé produit par la chercheuse CHE3 (337) à propos de ce geste d’affichage va faire événement et inaugurer une nouvelle saynète, séquence interactionnelle d’environ cinquante tours de parole. Cette intervention, à visée synthétique, porte sur les intentions, présumées partagées, sous-tendant la réalisation du geste d’affichage.

Figure 2

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Se constitue par cet énoncé une trame descriptive générique du geste selon CHE3, que nous réordonnons ci-après chronologiquement: l’enseignante ou l’enseignant anticipe les procédures, puis observe celles produites effectivement par les élèves, présentées sur les affiches de groupe, les reconnaît, les sélectionne en fonction de ses propres choix didactiques, les affiche pour amener à la confrontation. La dimension générique du propos renvoie le geste d’affichage au geste de métier (souligné gras ci-dessus) dont la visée est celle d’une confrontation des procédures et/ou solutions.

Or, l’enseignante Ella réagit, non pas sur la question de l’intention (de confrontation) à laquelle, selon ce que nous avons dit précédemment, elle adhère pleinement, mais sur un des aspects du geste d’affichage, celui de la sélection préalable par l’enseignante ou l’enseignant de certaines affiches:

Figure 3

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L’intervention d’Ella reprend certains aspects présentés par CHE3 alors que d’autres sont ignorés. La question de la sélection des affiches (en souligné dans CHE-337) est reprise par des mécanismes cognitivo-langagiers multiples:

  • une saisie de l’implicite «on n’affiche pas tout», porté par l’énoncé de CHE3, saisie qui se révèle ici par une reformulation adressée: «tu dis on choisit» alors même que CHE3 ne l’a pas formulé ainsi;

  • une récusation, verbale, «c’est tout le monde ou personne», avec un implicite sous-jacent: Ella ne sélectionne pas;

  • une récusation langagière non verbale: le geste catégorique de la main.

La prise de parole d’Ella apparaît comme très impliquée («je», «moi») et signale un changement de monde (François, 1990): de la généralisation, portée par les énoncés de CHE3 à l’expérience personnelle, vécue, d’Ella.

Les énoncés des interlocuteurs suivants, en continuité avec le propos d’Ella, (CHE3-339 «ben parce que tu as:: § trois groupes» et CORA-340 «peu de groupes») introduisent un premier point de vue qui postule un lien causal entre le nombre de groupes et le geste d’affichage intégral produit[13].

Ce rapport causal n’est pas explicite du fait de l’absence de la négation restrictive en 339 («parce que tu as trois groupes» au lieu d’un énoncé plus complet du type «parce que tu n’as que trois groupes»). Cependant, la valeur illocutoire de l’acte de langage est décodée par les actrices et acteurs présents, en s’appuyant sur une culture partagée, le sous-entendu étant que plus il y a d’affiches à disposer, plus l’espace du tableau sera encombré, plus la quantité de lecture sera grande – d’autant plus si les solutions sont multiples – et plus la complexité de la mise en commun augmentera. La préoccupation relève alors soit d’un pilotage matériel, soit d’un étayage par focalisation du regard des élèves.

Ella (342) récuse alors catégoriquement l’idée de relier la sélection des affiches au nombre de celles-ci (répétition du «non»), récusation appuyée par la convocation de son expérience, lors de l’année antérieure avec un grand nombre d’élèves:

Figure 4

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Ainsi Ella éclaire-t-elle, pour partie, ce choix d’un affichage intégral par un argument relevant a priori de l’atmosphère, l’implication des élèves («sinon […] moi j’les perds»); il semble que cela puisse également témoigner de la volonté d’assurer, pour ce temps de mise en commun, un engagement suffisant de tous pour que l’objet de savoir ait une chance d’être exploré au mieux au travers de multiples interactions verbales. Au-delà encore de cette préoccupation de pilotage à visée didactique, nous envisageons que ce choix révèle une logique plus profonde, témoignant d’un respect et d’une reconnaissance du travail accompli par les élèves.

Quoi qu’il en soit, en l’absence de données plus précises, nous allons considérer qu’une des préoccupations sous-jacentes au geste d’affichage relève chez Ella de l’atmosphère et la conduit à un affichage intégral alors que, chez nombre de ses pairs, cet affichage intégral est récusé du fait d’une préoccupation de pilotage (encombrement matériel de l’espace) ou éventuellement, conjointement ou non, d’étayage (gestion facilitée des comparaisons).

S’ensuit au fil de la plénière une trentaine d’interactions qui développent les diverses difficultés de ce temps de confrontation, à la fois en ce qui concerne la matérialité de l’affichage (taille de l’affiche, encombrement, nombre d’affiches), l’organisation (nombre de groupes, nombre d’élèves par groupe), les différentes postures d’élèves sur ce temps de mise en commun et également la spécificité didactique selon les disciplines; des liens sont opérés entre toutes ces difficultés, chacun des choix retentissant sur une autre préoccupation du multi-agenda (Bucheton et Soulé, 2019), illustrant la complexité de l’agir et la dimension enchâssée des préoccupations.

Puis une clôture de l’épisode «intentions du geste d’affichage chez ELLA» semble s’amorcer, par une prise de parole de la chercheuse, CHE1: «372. CHE1 c’est intéressant d’en avoir discuté parce que moi j’étais persuadée que/tout était affiché parce qu’ils étaient huit».

Mais un nouveau rebondissement surgit dans la dynamique interactionnelle car un énoncé d’ELLA va à nouveau déstabiliser la représentation que nombre de pairs avait élaborée du geste d’affichage qu’elle pratiquait (voir figure 5).

L’énoncé d’Ella rouvre ainsi l’espace des interactions par une nouvelle prise de parole, de nature descriptive, adossée au réel de sa classe: elle énonce qu’en situation, elle produit un regroupement des affiches semblables («c’est juste qu’onaregroupé […]»), et qu’ainsi elle opère, en creux, une catégorisation («elles sont pareilles») puis une sélection d’un prototype de solution ou de procédure («on va garder celle-là»). La préoccupation de pilotage signalée auparavant réapparaît ici puisque l’espace du tableau se trouve alors libéré, préoccupation assortie d’une possible volonté d’étayage: en effet, l’attention des élèves peut se focaliser sur des éléments devenus plus saillants du fait de l’élimination des affiches trop semblables.

Figure 5

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Cette précision finale apportée par Ella conforte, voire réconforte les participants qui réagissent par des «ah:::» collectifs, ou des «ah:: c’est plus pareil», et ce car elle met en cohérence le geste d’Ella avec leur propre intention irriguant le geste d’affichage sélectif: opérer un choix et ne garder que des productions différenciées. C’est bien ainsi qu’Erin, autre enseignante de la cohorte, interprète le geste d’affichage de sa collègue Ella: «381. ERIN voilà y a un tri».

Les interactions entre pairs s’orientent ensuite vers d’autres objets de discours et la séance plénière se poursuit. La description de l’objet de discours «intention du geste d’affichage» apparaît aux yeux des personnes participantes suffisamment complète au regard de l’événement langagier qui lui a donné naissance, pour ne plus susciter de réactions.

L’intervention de CHE1-388 («heureusement qu’on est allé au bout de la conversation parce que/on t’imaginait tous avec une espèce de forêts d’affiches […]») révèle ce lien entre d’une part l’événement qui a créé la surprise, la «forêt d’affiches», désignant métaphoriquement l’encombrement possible du tableau lors d’un affichage intégral, et d’autre part la clôture de la saynète interactionnelle («on est allé “au bout de” la conversation») alors que semblent avoir été résolues les incompréhensions dans la représentation de la pratique de classe d’Ella quant aux arrière-plans de ce geste.

En conclusion, il nous apparaît que c’est au travers de l’ensemble des interactions verbales entre pairs, dans le foisonnement des préoccupations qui ont été mises à jour, que s’est révélée une variabilité des intentions derrière un geste de métier, apparemment partagé, que constitue le geste d’affichage. Pour autant, au final, dans le réel de la classe, et pour tous les membres de la cohorte, l’intention majeure et unanimement partagée de ce geste d’affichage reste bien de nature didactique: celle d’une nécessaire confrontation entre élèves, confrontation amenant à une explicitation de procédures. La variabilité mise à jour renvoie à une «stylisation» du geste chez Ella (Clot et al., 2000), de nature personnelle, conférant à ce dernier le statut de geste professionnel, au sens de Jorro.

2.2 Maya et Émilie: dilemme spécifique au cours d’une mise en commun générique

Dans cette partie, nous cherchons à envisager au travers de deux études de cas en quoi certains gestes de métier, très génériques, se heurtent à des logiques spécifiques liées à la didactique disciplinaire, ici la géométrie. En particulier, nous montrons en quoi une conduite de la mise en commun au travers de gestes de métier reconnaissables peut engendrer comme dilemme lié notamment aux tensions entre «géométrie physique» et «géométrie théorique»[14] au sens de Mathé et al. (2020) ou Perrin-Glorian (2024).

Maya et Émilie, deux enseignantes de la cohorte, ont préparé ensemble une séance de géométrie visant la reproduction d’un carré (figure 2), séance qu’elles ont ensuite chacune menée dans sa classe de CE2 (élèves de 8-9 ans).

Figure 6

Extraits bruts de la fiche de préparation commune rédigée par Maya et Émilie.

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Nous nous focalisons sur la phase de structuration de connaissances menée par chacune des enseignantes durant la mise en commun, et prévue sous la forme de «dictée à l’adulte[15]», comme indiqué dans le document de la figure 2 (temps 1 du protocole).

Émilie et Maya engagent toutes deux une phase collective d’instructions dictées par les élèves concernant les étapes de construction du carré: trois côtés du carré sont tracés au tableau à l’aide de la règle graduée (pour mesurer les côtés) et de l’équerre (pour tracer deux angles droits) (figures 7a et 7b).

Figures 7a et 7b

Captures d’écran des séances de classe de Maya et Émilie face à un même dilemme: une fois que trois côtés du carré sont déjà tracés au tableau, a-t-on besoin de l’équerre pour terminer la construction? (temps 1 du protocole). Les traits ont été ici repassés en rouge (extrait 7a) pour davantage de lisibilité.

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Les deux enseignantes posent ensuite la même question aux élèves: «A-t-on besoin de l’équerre pour finir la construction?», question spontanée pour chacune puisque, d’après leurs fiches de préparation et leurs entretiens, ni Maya ni Émilie ne l’avaient anticipée. Cette question va mettre ces deux enseignantes face à un même dilemme mais dont l’ajustement sera bien différent (voir figure 8).

En effet, dans la classe de Maya, les trois côtés du carré déjà tracés sont en position prototypique et de grande taille (figure 7a). Lorsque Maya interroge les élèves, Nicolas, qui est un élève en grande difficulté scolaire, suggère de tracer le dernier côté directement avec la règle. Les autres élèves réagissent aussitôt et verbalisent qu’«il faut l’équerre». Maya se trouve face à un dilemme: d’un côté la majorité des élèves répondent qu’il faut l’équerre car ils ont sûrement bien compris les enjeux de la situation et le contrat (malgré la position prototypique du carré) et, d’un autre côté, la proposition de Nicolas est correcte d’un point de vue mathématique; il n’échappe pas à Maya que cela pourrait être l’occasion de valoriser cet élève, même si ce dernier a probablement été influencé par la position verticale du côté qu’il reste à tracer. Maya finit alors la construction en «essayant à l’équerre» comme elle le formule elle-même auprès des élèves et finalise le tracé obtenu en prolongeant à la règle graduée. Elle concède ensuite: «La proposition de Nicolas aurait marché dans la mesure où on a trois côtés de même longueur et deux angles droits.» En effet, trois côtés étant déjà tracés, le quatrième peut l’être seulement avec une règle non graduée. Cette formulation renvoie aux conditions nécessaires et suffisantes pour la construction d’un carré mais cette assertion théorique, ainsi formulée par Maya, est hors de portée d’élèves à ce niveau scolaire. Durant l’entretien, Maya déclare que c’est le geste de métier qui est de maintenir l’implication des élèves en les interrogeant de façon soutenue oralement, qui l’a conduite à cette position délicate, menaçant le contrat négocié:

Figure 8

Extrait de l’entretien d’autoconfrontation de Maya

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Dans sa classe, Émilie va également s’appuyer sur les propositions orales des élèves pour se sortir du même dilemme mais va s’ajuster différemment à l’activité des élèves. Une élève suggère «t’as déjà tracé les deux côtés qui vont te servir à relier», (figure 3b) ce à quoi Émilie rétorque aussitôt «oui et j’ai plus qu’à relier…» en produisant des gestes ostensifs désignant les dits côtés. Émilie trace ainsi le dernier côté sans rien ajouter oralement. On en reste à un traitement dans le registre graphique dans une «géométrie des tracés» au sens de Perrin-Glorian (2024), sans rompre le contrat de la séance (les tracés des trois côtés ont été validés dans une géométrie des tracés car les instruments ont permis de vérifier les propriétés géométriques d’égalité de longueur et d’angles droits), autrement dit sans faire allusion à une «géométrie théorique» (Perrin-Glorian, 2024) tout comme Maya. Durant l’entretien, Émilie reconnaît également ne pas avoir anticipé la réponse à cette question et reconnaît le dilemme que cela pose:

Figure 9

Extrait de l’entretien d’autoconfrontation d’Émilie

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Durant la séance plénière (temps 3), les réactions face à ce dilemme venant de la question, «A-t-on besoin de l’équerre pour finir la construction?», suscite le débat et des réactions diverses:

Figure 10

Extraits des réactions des enseignants de la cohorte face au dilemme «fermer le carré», séance plénière

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Ces interventions d’enseignantes et d’enseignants lors de la séance plénière permettent de reconnaître des indices de logiques profondes contrastées qui renseignent à la fois sur leur propre rapport à la géométrie, encore très ancré pour certaines dans une «géométrie physique» au sens de Perrin-Glorian (2024), ou à leur façon d’inscrire (ou non) l’activité des élèves (et la leur) dans une «géométrie des tracés», dont la validité des tracés passent par les propriétés géométriques portées par les instruments. Nous constatons ici que ces logiques profondes auraient donc aussi sûrement orienté de façon bien différente et singulière les ajustements de ces différentes personnes enseignantes face à ce même dilemme.

L’analyse de cet événement éclaire notre questionnement de départ portant sur des gestes de métier qui, apparemment comparables, relèvent en réalité d’intentions différentes, et présentent des effets potentiellement différenciateurs. En effet, Maya et Émilie ont sciemment à coeur d’impliquer tous les élèves en les questionnant beaucoup oralement sur ce qu’ils font, et ce dans un but réflexif, de mise à distance, intentions dont témoignent leurs entretiens. Or, ce geste de métier confronte enseignantes et élèves à une des complexités spécifiques aux différentes géométries co-existant dans les premier et second degrés: «la géométrie physique», «la géométrie de tracés» et «la géométrie théorique». En effet, la justification à la question «Est-ce que j’ai besoin de l’équerre pour finir la construction du carré?» peut se révèler hors de portée de l’élève si l’on se positionne dans une «géométrie théorique», quant aux conditions nécessaires et suffisantes (trois côtés de même longueur et deux angles droits suffisent pour en déduire que le quadrilatère est un carré) «alors» que le contrat construit avec les élèves au cours de la séance porte sur le rôle porté par les instruments en matière de propriétés géométriques dans une «géométrie dite des tracés». Dans la classe de Maya, la valorisation produite du propos – pertinent – d’un élève ordinairement en grande difficulté, préoccupation relevant de l’atmosphère, a pu provisoirement brouiller le contrat aux yeux de certains, un des enjeux en étant notamment d’utiliser l’équerre pour tracer des angles droits, tandis que, dans l’autre classe, Émilie a choisi de privilégier les enjeux du contrat en laissant implicite une justification plus théorique. L’ajustement produit, d’une grande variabilité comme nous venons de le décrire dans cette partie, en raison des préoccupations nombreuses qui peuvent surgir de façon concomitante sur un bref moment, peut donc s’avérer être à l’origine d’une rupture de contrat (cas de Maya) ou feindre une forme de consensus (cas d’Émilie).

3. Élements de conclusion et discussion

Pour nous intéresser au développement du sujet dans le cadre de son activité enseignante, nous empruntons, avec précaution[16], à Samurçay et Rabardel (2004 cités par Vinatier et Altet, 2008), le concept d’activité comme une pièce à deux faces, l’une productive, tournée vers l’effet sur le réel, l’autre constructive, qui agit de fait sur le sujet lui-même en le transformant. C’est sur cette face constructive que nous focalisons ici notre attention, dans le cadre du dispositif de notre projet.

Nous partageons tout d’abord, avec Vinatier et Altet (2008), l’idée que non seulement le sujet enseignant se transforme lui-même au fil de son activité mais qu’il se développe au travers d’une «posture réflexive orientée vers l’identification des compétences […] productives et constructives» (p. 14-15) dont le repérage «possède une valeur heuristique pour l’intelligence du développement d’une activité professionnelle» (p. 15), ce que nous avons pu observer à travers le dispositif méthodologique mis en place. Mais encore, nous les suivons quant à l’importance que recèlent, dans la dimension constructive de l’activité professionnelle, les éléments identitaires, biographiques, éthiques du sujet. En cela, nous retrouvons ce que Bucheton désigne sous le terme de logiques profondes (Bucheton, 2019), logiques qui irriguent, de manière plus ou moins consciente, les gestes professionnels.

Il nous semble que c’est seulement par le biais d’interactions verbales, entre pairs, avec des chercheuses et chercheurs ou formateurs ou formatrices, ou entre pairs et chercheurs que ces logiques sont parfois partiellement mises à jour, mises en mots par les acteurs et actrices mêmes. Les dispositifs d’entretiens ou de séances de travail, adossés à des analyses de pratique apparaissent ainsi féconds pour éclairer à la fois les sujets sur leurs grammaires personnelles, au-delà d’une posture réflexive souvent tournée vers la seule face «productive», mais également les chercheuses et chercheurs s’intéressant à l’agir enseignant et au développement professionnel.

Notre travail et les éléments d’analyse présentés ici nous semblent ainsi contribuer à l’avancement des connaissances portant sur l’analyse du travail des enseignantes et enseignants débutants, car ils cherchent à montrer en quoi d’une part, du point de vue des chercheuses et chercheurs, une analyse en matière de gestes professionnels peut être un grain d’analyse intéressant pour déplier une part de la complexité de l’agir enseignant prenant davantage en compte ses intentions sous-jacentes: la chaire UNESCO[17], par exemple, a proposé une journée d’étude le 5 février 2016 intitulée «Les gestes professionnels des enseignants comme objet d’étude et objet de formation?». D’autre part, du point de vue des actrices ou acteurs engagés dans la formation des enseignantes et enseignants, notre travail permet de rappeler les enjeux liés à la nature des savoirs enseignés dans la genèse des gestes professionnels d’enseignement et invite donc à la prudence quand l’on cherche à étendre leur portée. En effet, même si l’espace de parole ouvert aux points de vue des enseignantes ou enseignants, ici novices, permet d’élargir la nature des informations quant à l’activité enseignante en y intégrant non seulement le réalisé mais les intentions sous-jacentes des personnes professionnelles, il n’en demeure pas moins que nous sommes conscientes que la dimension très contextualisée de nos recueils de données, ainsi que le choix de nous intéresser à des corpus oraux riches en interactions langagières par essence de nature unique et singulière, pose la question de la généralisation et nous incite à prôner une plus grande humilité dans l’activité interprétative de l’agir enseignant.